1209-2009, cathares, une histoire à pacifier

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1209-2009, cathares : une histoire à pacifier ? actes du colloque international tenu à Mazamet les 15, 16 et 17 mai 2009 sous la présidence de Jean-Claude Hélas

Anne Brenon Thomas Butler Annie Cazenave Lidia Denkova Natalyia Dulnyeva Jean Duvernoy Carles Gascón Chopo Ylva Hagman Gwendoline Hancke Pilar Jiménez-Sanchez Guy Lobrichon Franco Morenzoni Daniela Müller Claudine Pailhès Roland Poupin Marjolaine Raguin Julien Roche Travis Stevens Galia Valtchinova Ruben van Luijk Francesco Zambon David Zbíral HISTOIRE LOUBATIÈRES


ISBN 978-2-86266-629-7 © Nouvelles Éditions Loubatières, 2010 10 bis, boulevard de l’Europe – BP 50014 31122 Portet-sur-Garonne cedex contact@loubatieres.fr www.loubatieres.fr


1209-2009 CATHARES : UNE HISTOIRE À PACIFIER ?

actes du colloque international tenu à Mazamet les 15, 16 et 17 mai 2009 sous la présidence de Jean-Claude Hélas

textes rassemblés par Anne Brenon

Loubatières


Jean Duvernoy lors du colloque de Mazamet, le 17 mai 2009


REMERCIEMENTS

À la ville de Mazamet, qui nous a généreusement donné les moyens d’organiser et tenir ce colloque, Et aux bénévoles de l’Association pour la Valorisation du Patrimoine Mazamétain, qui ont pris en charge avec tant de gentillesse et de compétence toute l’organisation matérielle de ces intenses journées de mai 2009. Nous dédions cette publication au souvenir de Jean Benoît, président de la Société archéologique de Mazamet, et de son ami Michel Bourguignon, maire de la ville, tous deux initiateurs du projet de la Maison des Mémoires de Mazamet et fondateurs du musée Mémoire du catharisme occitan – qu’ils souhaitaient voir ouvert à la vie de la recherche. Nous dédions également ce volume à la mémoire de Jean Duvernoy, qui fut lui aussi, au sein de son équipe scientifique, l’un des artisans du musée Mémoire du catharisme occitan, avant de collaborer à l’organisation intellectuelle de la rencontre de 2009, et d’y prendre part personnellement. Il vient de nous quitter, en août 2010, à l’âge de 93 ans, avant de la voir publiée. Dans les pages qui suivent, nous retrouverons tous, avec une grande émotion, un peu de sa présence. Merci à Monsieur Duvernoy – qui, par son travail exemplaire et généreux, a proprement rendu le phénomène cathare au champ de l’histoire critique et dégagé, pour les historiens de bonne volonté, les perspectives d’un débat vivant mais respectueux et pacifique.


Avant propos

CATHARES : UNE HISTOIRE A PACIFIER ? L’étude d’une dissidence depuis des siècles disparue dans les remous de l’histoire n’est pas chose facile, tant, par nature, les documents qui en conservent trace sont artificieux, « monuments du pouvoir » selon les mots de Georges Duby, reflétant la perpétuelle raison du plus fort, ses constructions infiniment piégées, ses certitudes en trompe-l’œil. À plus forte raison lorsqu’il s’agit d’une hérésie, phénomène qui en son temps a concentré sur lui les regards malveillants du politique et du religieux. Que nous le voulions ou non, à des degrés divers, nous sommes tous les héritiers de vieux présupposés, que seul le travail historien peut débusquer et déminer, en l’analysant. Depuis les décennies que le chantier de l’histoire laboure le champ de l’hérésie médiévale – quels que soient les noms qu’on lui donne – c’est peut-être la pratique d’un commun langage qui a le plus manqué aux chercheurs. Le travail en chantier a pourtant énormément progressé, donnant matière, en cette année (2009) de commémoration des événements de la Croisade contre les Albigeois, à un colloque de large envergure, susceptible de rassembler et confronter les mille pistes de ses avancées. Nous remercions les spécialistes, de par le monde, de la dissidence religieuse conventionnellement désignée comme cathare, qui ont accepté cette invitation à mettre en commune réflexion le fruit de leur recherche. Leurs apports sont divers, comme divers sont les types de sources sur lesquelles ils ont travaillé, ainsi que les questionnements qu’ils leur ont posés. En commun, ils partagent leur méthode de travail, respectueuse et critique par rapport aux textes. L’unanimité n’existe pas en histoire, on pourrait même dire qu’elle tue l’histoire – en la gravant sur marbre. En ce sens, dieu merci, l’histoire du catharisme n’est pas morte. Les points de vue sont multiples, parfois divergents. Ne craignons pas les contradictions – qui sont les pistes de l’histoire de demain. Mais cherchons ensemble le langage d’une histoire qui dialogue en paix. Le comité d’organisation : Jacques Beaulieu, Régine Benoît, Sonia Benoît, Anne Brenon, Annie Cazenave, Jean Duvernoy, Jean-Claude Hélas, Monique Paillon, Julien Roche.


SOMMAIRE Remerciements, Avant propos ..................................................................6

La construction de l’hérésie Retour sur la construction historiographique des origines orientales du catharisme (Pilar Jiménez-Sanchez)...............11 Origine et originalité de l’hérésie (Lidia Denkova).................................25 La charte de Niquinta et le rassemblement de Saint-Félix, état de la question (David Zbíral) ..................................31 Édition critique de la charte de Niquinta selon les trois versions connues (David Zbíral).......................................45 Innocent III et la rhétorique contre l’hérésie (Travis Stevens)..............53 Hérésie et hérétiques dans la Chanson de Guilhem de Tudela (Marjolaine Raguin) ..............................................65 Sur la présence cathare en Val d’Aran (Carles Gascón Chopo)................81 Hérésies et hérétiques dans la prédication parisienne de la première moitié du XIIIe siècle (Franco Morenzoni) .......................91 Les « chrétiens » bosniens (Thomas Butler) ............................................109 Table-ronde animée par Guy Lobrichon .............................................117

Théologie et ecclésiologie de la dissidence Les historiens et la question de la vérité historique. L’Église cathare a-t-elle existé ? (Daniela Müller) ..................................139 7


L’interprétation cathare des paraboles évangéliques : les deux arbres, la brebis et la drachme perdues (Francesco Zambon) .............................155 Les fondements de la lecture cathare du prologue de l’Évangile de Jean (Natalyia Dulnyeva & Andrèi Pechenkine – Tula)....171 La Brevis summula contra herrores notatos heretichorum et le point de vue des Églises cathares concernant les diverses sortes d’esprits (Ylva Hagman).......................179 À propos des tuniques d’oubli (Roland Poupin)....................................193 Débat autour des interventions ...............................................................205 Table ronde animée par Daniela Müller ..............................................211

Causes et conditions de la disparition du catharisme Les comtes de Foix et l’hérésie (Claudine Pailhès).................................223 Le faydit, l’épouse et la concubine : le destin ordinaire de la famille de Mazerolles entre hérésie, croisade et Inquisition (Gwendoline Hancke).................241 Jordan de Saissac (Jean Duvernoy) ............................................................261 Les années 1230-1245 : premiers jalons d’une déprise du catharisme en pays d’oc ? Exemple de deux seigneuries de la Montagne Noire (Anne Brenon) .....................................................267 Genus hereticorum (Annie Cazenave).........................................................287 Débat autour des interventions ...............................................................305 Table ronde animée par Julien Roche...................................................311 Synthèse et conclusions par Jean-Claude Hélas ...................................319 Les auteurs, présentation........................................................................329


La construction de l’hérésie



RETOUR SUR LA CONSTRUCTION HISTORIOGRAPHIQUE DES ORIGINES ORIENTALES DU CATHARISME Pilar Jiménez-Sanchez Depuis leur parution au XIIe siècle, les premiers témoignages accusant et condamnant comme hérétiques les adeptes de la dissidence dite cathare ont eu tendance à situer cette naissance dans l’Orient lointain et ancien. Les théologiens et polémistes catholiques n’ont pas cessé de renforcer cette opinion dans leurs traités de réfutation aux XIIIe et XIVe siècles. Ce sont principalement ces traités tardifs qui ont servi à la construction de l’hypothèse traditionnellement admise défendant la double importation orientale du catharisme, opinion qui prendra corps surtout aux XIXe et XXe siècles. Cette contribution au colloque propose un retour sur ces textes, afin de mieux comprendre les raisons ayant poussé les polémistes à situer les origines du catharisme hors de la chrétienté occidentale. our cette année de commémoration du 800e anniversaire du début de la Croisade contre les Albigeois, le sujet proposé par les organisateurs du présent colloque me paraît assez pertinent. En posant la question de savoir si l’histoire du catharisme est une histoire à pacifier, les organisateurs sous-entendent des tensions existantes au sein des historiens de la dissidence, tensions soulevées par des opinions différentes s’étant affrontées lors des dernières décennies. Le sujet sur lequel je propose de revenir est un des premiers à avoir soulevé de fortes réactions il y a déjà bien longtemps. Il faut remonter au débat historiographique des années 1950-1960 autour de l’origine et de la nature des premières manifestations de l’hérésie dans la chrétienté occidentale, au début du xie siècle. Il a constitué un jalon fondamental pour l’approche et l’étude postérieure de l’hérésie médiévale. Dans ce débat s’affrontèrent deux tendances historiographiques. La traditionaliste, représentée par le Père dominicain Antoine Dondaine qui, puisant ses références chez les polémistes médiévaux, défendait l’hypothèse de l’importation d’un dualisme en Occident par le biais des émissaires bogomiles venus de la chrétienté orientale, dès les débuts du xie siècle. L’autre tendance, qu’on pourrait qualifier de progressiste, était incarnée par le médiéviste italien Raffaello Morghen qui affirmait que le dualisme des hérétiques de l’an Mil était essentiellement moral et d’inspiration évangélique et nullement métaphysique comme on l’affirmait pour le dualisme bogomile oriental. D’après lui, il fallait retarder au xiie siècle la pénétration de ce dernier dans la chrétienté occidentale 1.

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la construction de l’hérésie

Si ce débat historiographique ne remit pas en cause l’origine orientale du catharisme, son apport fut fondamental pour l’étude précise de l’origine et de la nature doctrinale du catharisme, à laquelle j’ai ensuite contribué. Dans des précédents travaux, j’ai insisté sur les différents niveaux ou couches historiographiques ayant participé à la construction de l’hypothèse sur les origines orientales du catharisme 2. Si le sujet est, certes, délicat, je ne prétends pourtant pas réactiver l’ancienne polémique historiographique mais plutôt tenter d’aborder sereinement, avec le recul, cette problématique. Car, si l’histoire du catharisme, surtout depuis le milieu du xxe siècle, s’est élaborée dans la controverse et le débat d’opinion, parfois assez musclé, nous devons le reconnaître, ce débat me paraît pourtant nécessaire en matière d’écriture de l’Histoire. Je dirais même qu’il me paraît révélateur de l’état de bonne santé dans lequel se trouve la recherche contemporaine sur ce sujet longtemps délaissé. Tout d’abord, je propose un rapide état de la question historiographique, pour revenir ensuite sur les sources médiévales qui ont servi à la construction des supposées origines orientales du catharisme. I. BREF RAPPEL SUR LA CONSTRUCTION HISTORIOGRAPHIQUE

Le premier texte à faire mention des hérétiques nommés « cathares » remonte au milieu du xiie siècle et il fait déjà référence à leur supposée origine orientale. Il s’agit des Sermones contra catharos du moine Eckbert de l’abbaye de Schönau, près de Cologne. Ce polémiste catholique, à l’aide des écrits rédigés par saint Augustin contre les manichéens, au ive et ve siècles, présente les « cathares » comme les descendants des hérétiques anciens, donc comme de « nouveaux manichéens ». Auparavant, vers 1147, le Prémontré Evervin de Steinfeld affirmait dans sa lettre à Bernard de Clairvaux au sujet des hérétiques découverts également près de Cologne, que l’hérésie soutenue par ceux avec lesquels il s’était entretenu était demeurée cachée jusqu’à nos jours depuis le temps des martyrs et qu’elle s’était maintenue en Grèce et en d’autres terres 3. À partir du xiiie siècle, les polémistes anti-hérétiques s’attachent à situer les cathares dans une profondeur historique, les présentant au travers d’un enchaînement d’événements et de l’élaboration d’une filiation historicodoctrinale convaincante. Si la reconstruction avait déjà commencé un siècle plus tôt, les polémistes affinent davantage leur filiation au fur et à mesure que le xiiie siècle avance, toujours à l’aide des répertoires contre les anciens hérétiques élaborés jadis par les Pères de l’Église. J’y reviendrai. Nous devons attendre le xviie siècle pour voir identifiés comme cathares ou néo-manichéens les hérétiques de l’an Mil. En effet, c’est Jacques-Bénigne Bossuet qui, en 1688, dans son Histoire des variations des églises protestantes 4 distingue pour la première fois les hérétiques vaudois des cathares. Il identifie, certes abusivement, les hérétiques qualifiés de « nouveaux manichéens » dans les sources de l’an Mil avec les dénommés « cathares » ou « néo-manichéens » réfutés par Eckbert de Schönau dans ses sermons plus d’un siècle plus tard, au milieu du xiie siècle. C’est donc Bossuet qui, par un abus de langage, avance chronologiquement la présence de cathares au début de l’an Mil. 12


Retour sur la construction historiographique…

Mais, la consolidation de cette construction historiographique affirmant les origines orientales des cathares se produit surtout aux xixe et xxe siècles. Si l’image des polémistes catholiques demeure toujours dominante, la filiation historico-doctrinale directe entre manichéens anciens et cathares sera contestée pour la première fois par le théologien protestant Charles Schmidt. Il propose une origine gréco-slave du dualisme cathare, issu de quelque couvent de la Bulgarie au xe siècle et pénétrant l’Occident au début du xie siècle. C’est à Schmidt qu’on doit également l’hypothèse de l’existence de deux tendances dualistes chez les cathares, une radicale ou absolue, qu’il croyait être la tendance originelle, et une modérée ou mitigée qui aurait pénétré plus tard en Occident, vers 1167, lors du rassemblement cathare à Saint-Félix de Caraman, dans le Toulousain. En s’appuyant sur ce document, mais aussi sur les sources antihérétiques tardives (principalement De heresi catharorum et Somme de Rainier Sacconi), Schmidt est le premier à interpréter les différentes ordinations pratiquées par les représentants des communautés orientales sur les représentants des communautés cathares italiennes comme le résultat d’un schisme survenu au sein des premières. Il est ainsi le premier spécialiste à voir des partis doctrinaux différents, voire opposés dans les Ordres ou Églises orientales mentionnés par les polémistes tardifs 5. Depuis Charles Schmidt, et surtout après que l’historien des Religions Ignace von Döllinger, en 1890, eut fini par inverser l’ordre chronologique de la double introduction du dualisme oriental voire bogomile auprès des communautés cathares, d’abord la tendance mitigée et ensuite la radicale, l’hypothèse sur la double origine orientale devient dominante. Son succès est dû au Père Antoine Dondaine et plus précisément à son travail pour authentifier le document dit Charte de Niquinta, fort controversé depuis sa première publication au xviie siècle. D’après le dominicain, ce document témoignait de l’importation de la tendance radicale du dualisme bogomile en Occident 6. Avec la découverte et la publication, en 1949 et 1950, de deux nouveaux documents provenant de la polémique anti-cathare en Italie (le De heresi catharorum in Lombardia et le Tractatus de hereticis attribué à l’inquisiteur Anselme d’Alexandrie), Antoine Dondaine renforçait l’opinion sur les origines orientales du catharisme avec l’interprétation qu’il donnait de ces textes. Depuis le milieu du xxe siècle, l’histoire du catharisme a été l’objet de plusieurs thèses doctorales qui ont continué de défendre l’hypothèse des origines orientales du catharisme et qui ont profondément marqué les futures recherches. Parmi ces thèses, il faut surtout noter celles d’Arno Borst, de Raoul Manselli et de Christine Thouzellier, puis d’autres plus récentes élaborées dans les dernières décennies du xxe siècle, cas d’Alesandra Grecco en Italie ou des historiens des religions ou théologiens comme Daniela Muller, Ylva Hagman ou Roland Poupin 7. En schématisant sur la position défendue dans ces travaux, c’est l’apparition d’une contre-Église médiévale à deux ailes, une orientale ou bogomile et l’autre occidentale ou cathare qui est proposée, autant par ceux qui voient des proto-cathares dans les hérétiques du xie siècle 8 que par ceux qui retardent l’apparition du catharisme à la première moitié 13


la construction de l’hérésie

du siècle suivant. Pourtant, cette image de contre-Église est aussi élaborée par les polémistes médiévaux qui ont déformé les croyances cathares dès leurs premières dénonciations. Ce sont eux les premiers à avoir présenté le catharisme comme un mouvement dangereux qui, plongeant ses racines dans l’Orient, d’où il aurait importé « le poison » des croyances dualistes, aurait assailli la chrétienté latine 9. Pour finir, je me permets de rappeler ma contribution à la question des origines de la dissidence cathare. En suivant l’exemple de Raffaello Morghen, pour qui il était nécessaire d’aborder l’apparition des hérétiques de l’an Mil dans leur contexte, j’ai placé la naissance de cette dissidence dans le temps et dans l’espace de la chrétienté occidentale de l’époque qui l’a vue surgir : la période qui suit la réforme ecclésiastique conduite par la Papauté tout au long du xie siècle, et parmi les effets de cette réforme sur l’Occident chrétien, au début du xiie siècle. Par ailleurs, et comme je l’ai déjà rappelé, l’hypothèse défendant les origines orientales du catharisme repose sur les affirmations des polémistes catholiques médiévaux, les mêmes qui ont combattu les dissidents dans leurs traités de réfutation. Il faut reconnaître que ces affirmations n’ont jamais été corroborées par les dissidents eux-mêmes, jamais avouées dans leurs écrits. Je propose donc un retour sur ces documents et sur l’interprétation qui en est faite a posteriori. II. RETOUR SUR LES SOURCES MÉDIÉVALES

Nous venons de l’évoquer, l’hypothèse des origines orientales du catharisme, résultat d’une double importation bogomile, s’appuie sur les sources de la polémique anti-cathare remontant au xiiie siècle. La liste de ces textes est longue, raison pour laquelle, après une étude attentive de l’ensemble, nous retiendrons uniquement ceux qui contiennent des références aux échanges ou aux contacts ayant existé entre les communautés cathares et les communautés dissidentes orientales. Suivant un ordre chronologique, celui de la date hypothétique de leur élaboration, nous avons recensé les textes suivants : le De heresi catharorum in Lombardia, le Liber contra Manicheos, la Summa de Catharis et Leonistis seu Pauperibus de Lugduno de Rainier Sacconi, le Tractatus de hereticis et la Brevis Summula. Parmi ces textes, le plus ancien est le De heresi catharorum in Lombardia datant des environs de 1210. Il propose un récit en deux parties sur les origines historico-doctrinales de la dissidence cathare en Italie qui, d’ailleurs, a servi avec la Summa de catharis de Rainier Sacconi, rédigée vers 1250, à la construction de l’hypothèse de Charles Schmidt. Je la rappelle. D’après lui, il y aurait eu deux tendances dualistes chez les cathares, résultat d’un schisme survenu à l’intérieur des Églises orientales 10. À ces deux récits, il faut ajouter celui du Tractatus de hereticis, attribué à l’inquisiteur de la Lombardie Anselme d’Alexandrie, texte découvert et publié avec le De heresi par le Père Dondaine, à la fin des années 1940 11. Un dernier texte doit être ajouté. Il aborde les origines historiques de la dissidence cathare en Italie et vient conforter l’interprétation du Père Dondaine au sujet de l’importation orientale du dualisme cathare. 14


retour sur la construction historiographique…

Il s’agit de la Brevis Summula, texte élaboré autour de 1250-1260 et issu probablement de la plume d’un autre inquisiteur 12. Je propose la lecture de ces différents récits dans l’ordre chronologique de leur élaboration afin de mieux saisir les modifications que les auteurs ont apportées avec leur interprétation de l’hérésie. Celles-ci – modifications et interprétations – sont fondamentales car elles permettent de distinguer les différentes strates sur lesquels repose l’hypothèse défendant les origines orientales du catharisme. Les récits des polémistes en cause Commençons par le récit le plus ancien, des environs de 1210, sur les origines historiques des cathares en Italie, proposé par le De heresi. Il dit ainsi : « Au commencement de l’expansion de l’hérésie des cathares en Lombardie, le premier évêque qu’ils eurent s’appela Marc, et sous son commandement se trouvaient tous les hérétiques de la Lombardie, de la Toscane, et de la Marche de Trévise. Ce Marc avait reçu l’Ordre – ordinem – de Bulgarie. Puis, parvient de Constantinople en Lombardie un nommé papas Nicétas qui commence à objecter sur l’ordre – ordinem – de Bulgarie, que Marc avait reçu. Ainsi, Marc avec les siens, après quelques hésitations, abandonne l’Ordre – ordinem – de Bulgarie et reçoit l’Ordre – ordinem – de Dragovitie par le nommé Nicétas. Il (Marc) reste un certain temps avec ses complices dans cet Ordre de Dragovitie. Plus tard arriva d’outre-mer un nommé Petracius avec son compagnon, pour leur annoncer la nouvelle concernant Symon, l’évêque de Dragovitie de qui Nicetas avait reçu l’ordination. Ce Petracius leur dit que le dit Symon avait été surpris dans une chambre avec une femme, ce qui est défendu 13. » Pour sa part, le Tractatus de hereticis, traité plus tardif (vers 1270-1275), décrit d’abord l’origine bogomile-orientale du catharisme, qu’il fait remonter à Manès. Il envisage ensuite son entrée en Occident. D’après l’auteur, les croisés français parvenus à Constantinople sont séduits par la secte manichéenne et finissent par créer l’évêché des Latins. Lorsque les Latins rentrent chez eux, ils créent l’évêché de France, ses missionnaires répandent l’hérésie jusqu’aux provinces méridionales où les évêchés de Carcassonne, d’Albi, de Toulouse et d’Agen seront institués. L’introduction de la secte en Italie est dûe, elle aussi, aux missionnaires français, après leur périple languedocien, et l’auteur la situe dans la période succédant aux événements de la quatrième croisade (1204), datation de toute évidence anachronique 14. Après cette esquisse des origines, l’auteur raconte la visite de Nicétas en Lombardie, recoupant sur ce point le récit plus ancien du De heresi. Voici son commentaire : « […] Alors vint celui qui est appelé papas Nicétas, évêque de ceux de Constantinople qui leur dit : “Vous êtes assez nombreux et il serait bon que vous ayez un évêque”. Ainsi, ils élurent Marc comme évêque, à qui obéissaient tous ceux – cathares – de Lombardie, de Toscana et de la Marche. Et ce Marc, papas Nicétas le confirme. Plus tard, Marc apprit que papas Nicétas avait mal fini sa vie et il voulut se rendre outre-mer pour recevoir l’ordination épiscopale de l’évêque de Bulgarie 15. » 15


la construction de l’hérésie

Si, le De heresi et le Tractatus de hereticis ne font aucune allusion à des rites ou à des croyances distinctes qui seraient apportés par les visiteurs orientaux représentants des ordres de Bulgarie et de Dragovitie, le qualificatif « dualiste » n’étant pas employé pour qualifier ces ordres orientaux ni les cathares italiens qui les reçoivent, le commentaire du Père Dondaine est révélateur de l’interprétation abusive qu’il réalise au sujet de la venue de Nicétas en Italie : « Cet évêque (Marc), appartenait à l’ordre dualiste de Bulgarie. Or, advint de Constantinople un hérésiarque du nom de Papanicétas, de l’ordre de Drugonthia, qui prêcha contre l’ordre de Bulgarie. Après quelque hésitation, Marc accepta la nouvelle orthodoxie […] 16. » Passons maintenant en revue les récits se référant aux origines doctrinales. Dans la deuxième partie du De heresi catharorum, le texte le plus ancien, sont recueillies les différentes croyances des cathares italiens, les croyances particulières à chaque communauté puis les croyances communes à tous les cathares. Cet exposé doctrinal 17 était déjà connu par deux autres manuscrits, l’un d’eux étant incomplet 18. Une analyse comparative du récit du De heresi avec les fragments des trois recensions principales 19, permet au Père Dondaine de conclure à l’antériorité du De heresi par rapport aux autres. Le plus tardif était selon lui le fragment de la Brevis Summula, texte élaboré probablement par un inquisiteur autour de 1250-1260. Comparons les deux récits doctrinaux, celui qui semble être le plus ancien, le De heresi, avec le plus tardif, celui de la Brevis Summula. Le fragment concernant les croyances des cathares de l’Église de Desenzano, d’après le De heresi, s’exprime de la sorte : « Celles-ci sont les croyances d’une partie des hérétiques. Marchisius de Soiano, évêque de ceux de Desenzano, et Amezo leur fils majeur, prélats d’une partie des cathares qui reçoivent leur ordination de Dragovitie, croient et prêchent l’existence de deux dieux, sans principe et sans fin, l’un bon et l’autre extrêmement mauvais 20. » Le texte de la Brevis Summula, quant à lui, propose ceci : « Les hérétiques qui tirent leurs erreurs de Dragovitie, et qui sont nommés albigenses (albanenses), affirment, croient et prêchent qu’il existe deux seigneurs, sans principe et sans fin […] 21. » À propos des croyances communes aux cathares de la communauté de Concorezzo et à ceux de Mantoue, le De heresi affirme : « Celle-ci est l’opinion ou la croyance d’une autre partie des hérétiques. Caloiannes, évêque d’une partie des hérétiques qui ont reçu l’Ordre de Sclavonie, et Garattus, évêque de l’autre partie des adultères de la doctrine de Christ, qui reçoivent leur Ordre de Bulgarie, croient et prêchent qu’il existe un seul Dieu, bon et tout puissant, sans principe, qui a créé les anges et les quatre éléments 22. » Dans la Brevis Summula, on peut lire : « Les hérétiques de Concorezzo qui détiennent leur hérésie de Sclavonie, et les autres hérétiques qui la détiennent de Bulgarie, croient et prêchent qu’il existe un seul Dieu, bon et tout puissant, sans principe 23. » 16


retour sur la construction historiographique…

Au regard de ces deux récits, élaborés probablement à une cinquantaine d’années de distance, on peut constater que l’information apportée par le plus ancien, le De heresi, au sujet des croyances des cathares de la communauté de Desenzano et de l’Ordre oriental dont ils auraient reçu l’ordination épiscopale, celui de Dragovitie, subit dans l’énoncé du texte proposé par la Brevis Summula un glissement de sens. Ce dernier présente en termes de rapport de cause à effet l’information qu’il copie très probablement d’un texte plus ancien. D’après lui, les cathares « qui tirent leurs erreurs de Dragovitie » – les albanenses – croient en deux principes. Il sous-entend ainsi que les croyances (les erreurs) de Dragovitie, parmi lesquelles celle des deux principes, les cathares de Desenzano les auraient acquises avec l’ordination. Le sacrement d’Ordre de Dragovitie apparaît donc comme la cause des erreurs des albanenses. De même, les cathares de la communauté de Mantoue et ceux de Concorezzo qui, selon le De heresi, « auraient reçu leur ordre de Sclavonie et de Bulgarie », « tireraient », selon la Brevis Summula, « leurs erreurs de Bulgarie et de Sclavonie ». Les origines orientales. Une construction Pour l’auteur de la Brevis Summula, mais surtout pour celui du Tractatus de hereticis, probablement tous deux inquisiteurs et écrivant à peu d’années de distance dans la deuxième moitié du xiiie siècle, le temps était venu de faire remonter aux époques anciennes la filiation des origines historiques et doctrinales des cathares qu’ils combattaient. En effet, pour l’auteur du Tractatus, les origines des cathares remontaient à Manès, leurs erreurs ayant demeuré en Orient et ayant été transmises en Occident par les biais des croisés 24. C’est dire si l’évocation de supposées origines historiques anciennes des hérétiques italiens est tardive, datant de la deuxième moitié du xiiie siècle. Elle n’avait jamais été évoquée ni dans les premiers textes de la polémique anti-cathare en Italie et encore moins dans ceux qui ont été ou pu être élaborés par des cathares convertis. C’est probablement le cas, d’après moi, du De heresi catharorum, mais aussi du traité de Rainier Sacconi, ancien cathare de la communauté de Concorezzo converti et devenu inquisiteur pour la Lombardie 25. Son traité ou Somme contre Cathares et Pauvres de Lyon, rédigé vers 1250, représente probablement la limite chronologique séparant les récits ne faisant pas jusqu’alors référence aux origines anciennes des cathares et ceux qui le font par la suite. D’après Sacconi, « les Églises cathares sont au nombre de seize (ce sont elles qui s’appellent Églises, dit-il) : Église albanense ou de Desenzano, Église de Concorezzo, Église de Bagnolo, Église Vicentine ou de la Marche, Église Florentine, Église du Val de Spoleto, Église de France, Église toulousaine, Église carcassonnaise, Église albigeoise, Église de Sclavonie, Église des Latins de Constantinople, Église des Grecs de Constantinople, Église de Philadelphie en Romanie, Église de Bulgarie, Église de Dragovitie. Et toutes tirent leur origine, (devons nous entendre l’ordination) des deux dernières – de Bulgarie et de Dragovitie 26. » Le même Sacconi, lorsqu’il présente les croyances ou opinions propres (parfois il les qualifie d’« erreurs ») à chaque communauté cathare italienne 17


la construction de l’hérésie

(à savoir celles des albanenses, celles de la communauté de Concorezzo, de Bagnolo, puis à la fin celles des cathares toulousains, albigeois et carcassonnais) ne fait jamais allusion à une possible filiation ou fond commun de cellesci avec les communautés orientales. Par ailleurs, une information faisant référence explicite aux contacts existants, et déjà évoqués dans son traité par Rainier Sacconi, entre cathares et communautés d’outre-mer, est apportée par un document non issu de la polémique anti-cathare. Il s’agit d’une lettre adressée par le légat pontifical Conrad de Porto aux prélats français, vers 1224, où il affirme qu’il existe un « antipapam dans les confins des Bulgares, de la Croatie et de la Dalmatie, vers lequel affluent les Albigeois pour le consulter […] Et qu’un certain homme de sa corruption nommé Barthélemy de Carcassonne agit en son nom » dans les régions du Midi 27. Cette lettre décrivait très probablement la situation des communautés dissidentes à l’époque où elle a été rédigée, les années 1220. Elle confirme l’information du De heresi à propos des consultations des cathares italiens, ainsi que des ordinations reçues par ceux-ci des mains des émissaires des Ordres d’outre-mer, à savoir de Bulgarie, de Dragovitie et de Sclavonie. Ces ordinations semblent confirmées par Sacconi lorsqu’il fait référence, quelques années plus tard, à l’origine des Églises cathares, bien que, rappelons-le encore, l’ancien cathare ne présente pas non plus ces échanges comme étant la conséquence des origines historiques et doctrinales communes à tous. À la même époque, c’est-à-dire aux environs de 1225, l’auteur d’un autre traité de polémique anti-hérétique, le Liber contra Manicheos attribué à Durand de Huesca, fait mention des trois « obédiences » auxquelles se rattachaient alors les cathares, à savoir des Grecs, des Bulgares et des Dragovitiens 28. L’auteur exprime sa désolation devant la division existante entre les hérétiques mais il ne fait pas non plus l’amalgame ou confusion entre Ordre, c’est-àdire filiation épiscopale, obédience, d’une part, et doctrine ou orthodoxie, de l’autre. Comme il a été dit plus haut, c’est donc à partir de 1250 que l’identification, mais aussi confusion, entre les termes Ordre (ordination) et orthodoxie (corpus de croyances) a été commise par les polémistes catholiques. Cette démarche médiévale se voit encore renforcée au xxe siècle par la lecture des sources réalisée par le Père Dondaine. S’il confirme l’antériorité et la souplesse de l’exposé du De heresi par rapport à celui de la Brevis Summula, Dondaine reconnaît que la recension de ce dernier texte, parce que plus tardive, « s’est enrichie de quelques menus détails d’ordre doctrinal que l’on aurait tort de négliger 29 ». Dondaine qualifie de « menus détails d’ordre doctrinal » les filiations historico-doctrinales que le polémiste médiéval avait tirées à partir de l’exposé plus ancien des croyances. Ce sont ces filiations tardives, énoncées à partir de la deuxième moitié du xiiie siècle en Italie, qui ont permis de fonder l’hypothèse, soutenue depuis le xixe siècle par Schmidt et Döllinger, d’un supposé schisme doctrinal survenu au sein des Églises orientales. Le schisme se serait produit à son tour chez les cathares au moment de la 18


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venue de Nicétas puis de Petracius. À ce propos, d’après Dondaine, le changement de rite accepté par Marc constituerait « le point de départ des schismes qui éclateront au temps de Garattus 30 ». Car, d’après lui, chaque réordination des cathares supposait un changement de rite, d’orthodoxie, pour les nouveaux ordonnés. Ce serait donc à la suite des réordinations différentes que les cathares italiens se seraient divisés en plusieurs tendances. Cette lecture éminemment dogmatique de sources proposant une origine extérieure de la dissidence cathare n’a pas envisagé comme possible cause des divisions au sein des cathares italiens une éventuelle rivalité entre personnes, voire entre écoles qui auraient pu détenir des opinions différentes. Ainsi faisant les polémistes médiévaux, puis après eux les historiens de tradition catholique, ont continué de situer le germe de la discorde, voire le mal représenté par l’hérésie des cathares, à l’extérieur de l’Occident. De même, les historiens de l’Orient chrétien, bogomile, ont adopté cette lecture de sources occidentales proposée par les médiévistes pour affirmer l’existence de plusieurs Églises bogomiles 31. Pour ma part, j’ai envisagé des causes internes à l’Occident pour expliquer, non seulement la naissance de la dissidence mais aussi l’existence des écoles ou des communautés cathares différentes, parfois opposées entre elles. À l’origine de celles-ci a pu planer le soupçon sur la validité du sacrement d’ordination reçu, argument ayant servi à éliminer quelque candidat indésirable au regard d’une partie de la communauté. Des divisions à l’intérieur des communautés cathares Certes, c’est à partir des années 1220-1230 que la plupart des traités de la polémique anti-cathare en Italie mentionnent les disputes doctrinales qu’entretiennent, souvent de manière acharnée, les deux communautés cathares de Concorezzo et de Desenzano. Cette information, contrairement à celle des origines orientales de la dissidence, est aussi confirmée par les cathares italiens eux-mêmes qui se font l’écho des schismes produits, vers 1230, à l’intérieur des deux communautés. Celle de Concorezzo voit l’ensemble de ses adeptes, les concorezenses, partagés en deux groupes, les uns suivant leur évêque Nazarius, les autres leur fils majeur, Desiderius. De même, la communauté de Desenzano, dont les membres sont déjà appelés albanenses (dénomination inconnue avant 1210), se divise-t-elle entre les partisans de son évêque Belesmanza, et ceux de son fils majeur puis évêque, Jean de Lugio. C’est à travers le traité rédigé par ce dernier, ou par un de ses élèves, que nous sommes au courant des disputes affrontant ces communautés cathares italiennes. Elles sont également rapportées dans son traité par un autre témoin d’exception, Rainier Sacconi 32. Ancien cathare qui serait resté dix-sept ans dans la secte de Concorezzo avant d’abjurer et de devenir inquisiteur pour la Lombardie, Sacconi apporte une information importante au sujet des croyances des cathares de Desenzano. Leurs anciennes opinions sont celles de Belesmanza et remontent à 1200. Elles étaient communes à tous les cathares de cette communauté jusqu’en 1230, moment où Jean de Lugio provoque la scission de ses membres 33. 19


la construction de l’hérésie

L’auteur du Liber supra Stella, probablement un moine de Cario qui œuvre vers 1235, affirme que l’opposition et la division des cathares entre eux résulteraient d’une évolution doctrinale puisqu’à l’origine les cathares (italiens) professaient tous les mêmes croyances. Actuellement, ajoute-t-il, et malgré les nombreux essais de réconciliation, albanenses et concorezenses se condamnent mutuellement 34. Il est en effet permis de penser que les disputes entre communautés cathares italiennes, mais aussi à l’intérieur de celles-ci, entre membres défendant des opinions différentes, ne soient véritablement ouvertes et publiques qu’à partir de 1230. L’exposé doctrinal du De heresi n’en fait pas mention. Un autre texte de la polémique cathare en Italie, la Confession dite de Bonacursus, probablement un des plus anciens, rédigé avant 1200, évoque l’apparition de divergences entre les cathares, bien que l’auteur, probablement un cathare repenti, insiste plutôt sur les croyances partagées encore, selon lui, par la plupart des hérétiques : « Ils (les hérétiques) affirment que Dieu est le créateur de tous les éléments, et bien qu’il (l’hérétique qui est en train d’abjurer) avoue que certains parmi eux assurent que ces éléments furent créés par le diable, la plupart d’entre eux croient que ce fut le diable qui avait divisé les éléments 35. » De même, la somme attribuée à Prévostin de Crémone, qui date de la fin du xiie siècle, ne fait aucune référence à l’existence de différentes communautés cathares et encore moins à des divergences doctrinales qui auraient pu exister au moment où le traité était élaboré 36. En résumé, si des divergences d’école, d’opinion, ont pu être à l’origine de la division et de la rivalité de personnes au sein des communautés cathares italiennes, ces divergences ont, d’après moi, surgi à l’intérieur des communautés occidentales. Elles sont probablement le résultat de la participation de nos dissidents aux réflexions et aux débats existant dans l’Occident médiéval autour de la doctrine, des sacrements et de certaines pratiques cultuelles. La naissance même de la dissidence cathare peut aussi s’expliquer dans le contexte de la réflexion et des discussions menées depuis deux siècles 37. Par ailleurs, il faut rappeler que le supposé schisme survenu à l’intérieur des communautés orientales n’est pas attesté par les sources byzantines, les historiens de l’Orient chrétien renvoyant systématiquement pour l’attester sur les sources de la polémique anti-cathare 38. L’exploration historiographique de l’hypothèse affirmant les origines orientales du catharisme a montré qu’elle s’est fondée, outre sur la Charte de Niquinta, sur l’interprétation des sources polémiques tardives, voyant dans le renouvellement d’ordre de Nicétas l’origine des divergences cathares 39. Si ces documents méritent d’urgence de nouvelles analyses plus attentives, il ne faudrait pas cependant tomber dans l’hypercritique, refusant catégoriquement le contenu de ces sources médiévales sous prétexte qu’elles « se conforteraient les unes les autres, en rapportant à peu près le même historique » 40. Certes, l’objectif ultime de cette abondante production a été de combattre la dissi20


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dence. Présenter une image déformée, voire faussée de celle-ci a pu devenir une arme redoutable, surtout à partir du moment où les inquisiteurs commencent à élaborer les récits sur les origines historiques et doctrinales où vont se mêler invention et historicité dans les événements racontés. Pourtant, si nous devons reconnaître à quel point les anachronismes commis par les auteurs de récits historiques tardifs, tels que la Brevis Summula ou le Tractatus, ont pesé dans l’élaboration d’une histoire doctrinale du catharisme encore dominante, refuser catégoriquement l’ensemble des sources de la polémique catholique contre l’hérésie peut aussi être excessif. Cette opinion, non seulement ne correspond pas vraiment à la réalité car, nous l’avons constaté, tous ces textes ne se recoupent pas forcément ni ne rapportent le « même historique ». De plus, elle pousserait à l’extrême l’hypothèse du complot, mettant en cause l’historicité même de l’hérésie envisagée uniquement comme résultat de la construction idéologique de ceux qui la combattent. Pour finir, je souhaiterais revenir sur la question posée par les organisateurs du colloque. Comme je l’affirmais dans l’introduction, la question sousentend des tensions au sein des historiens, soulevées, certes, par les différentes prises de position à propos de l’origine, de la nature et de l’existence même de l’hérésie. Pour résumer, on pourrait même dire des prises de position concernant l’écriture de l’histoire de la dissidence cathare, car c’est elle qui se trouve en toile de fond des débats qui, rappelons-le, ne sont ni exclusifs, ni réduits au thème cathare. La confrontation d’opinions et de points de vue est nécessaire, on pourrait dire intrinsèque, à l’écriture de l’Histoire. C’est grâce aux échanges, aux discussions et aux débats que les idées, mais aussi les courants de pensée, les doctrines et, pour cause les dissidences, naissent, se construisent et s’élaborent ! L’individu lui-même se construit ainsi, dans la confrontation. Les divergences contribuent aussi à la résolution du problème, à la recherche de solutions. Elles sont donc nécessaires en matière d’écriture de l’Histoire car elles inspirent et motivent la formulation des hypothèses. Le recul est aussi nécessaire autant à l’écriture de l’Histoire (surtout pour des périodes comme le Moyen Âge), que pour l’historien puisqu’il permet de mieux évaluer l’apport des hypothèses ayant eu cours en son temps.

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1. R. Morghen, Medioevo cristiano, Roma, 1951, rééd. Laterza, 1991, p. 211. 2. P. Jiménez, « La vision médiévale du catharisme chez les historiens des années 1950 : un néo-manichéisme », dans Catharisme, l’édifice imaginaire, col. Heresis, n° 7, 1998 , p. 6596; id., « Le catharisme : une origine orientale à deux tendances ? » Slavica occitania, Toulouse, 16, 2003, p. 207-227 ; P. Jiménez, Les Catharismes. Modèles dissidents de Christianisme médiéval (XIIe-XIIIe s.), éd. PUR, Rennes, 2008, p. 27 et sq., et p. 53 et sq. à propos du débat historiographique. 3. Sermones contra catharos, col. 16-17, éd. PL 195 ; Lettre d’Evervin de Steinfeld, col. 680 et sq., éd. PL 182, trad. A. Brenon, « La lettre d’Evervin de Steinfeld à Bernard de Clairvaux de 1143 ; un document essentiel et méconnu », Heresis n° 25, 1995, p. 9-13. 4. J.-B. Bossuet, Histoire des variations des églises protestantes, Paris, 1688, rééd. Lachat, Paris, 1963. 5. Ch. Schmidt, Histoire et doctrine des cathares ou albigeois, 2 vol., Paris-Genève, 1840 ; réimp. Bayonne, 1983, t. I, p. 73 et sq. 6. A. Dondaine, « Les Actes du concile albigeois de Saint-Félix de Caraman. Essai de critique d’authenticité d’un document médiéval », Studi e Testi, 125, Roma, 1946, p. 324-355. À propos de la polémique soulevée par le document et contestant l’approche de Dondaine, voir P. Jiménez, « Relire la Charte de Niquinta I et II », Heresis, 22 et 23, 1994, p. 1-26 et 1-28. 7. L’étude et l’ensemble des références dans ma thèse sur Les Catharismes, op. cit., p. 36 et sq. 8. Qualifiant de proto-cathares les manifestations d’hérésie du début du xie siècle, M. Lambert, Heresy Medieval, change d’attitude dans son dernier ouvrage : The cathars, Blackwell, Oxford-Masachusetts, 1998. 9. Il s’agit de la vision dominant l’historiographie catholique. Elle s’est vue renforcée depuis Antoine Dondaine par d’autres historiens, tels Arno Borst, Christine Thouzellier ou Raoul Manselli. 10. Ch. Schmidt, Histoire, op. cit., p. 56. Le texte sur les origines historiques et doctrinales du catharisme en Italie connu par Schmidt était celui de N. Vignier, Recueil de l’Histoire de l’Église, Leyde, 1601. Rainier Sacconi, Summa de catharis et leonistas de Lugduno, éd. F. Sanjek; « Raynerius Sacconi O.P. Summa de Catharis », Archivum Fratrum Praedicatorum, vol. XLIV, 1974. 11. A. Dondaine, « La hiérarchie cathare en Italie : De heresi catharorum in Lombardia (I) », Archivum Fratrum Praedicatorum, vol. XIX, 1949, p. 280-312 ; « Tractatus de hereticis (II) », AFP, vol. XX, 1950, p. 234-324. 12. Brevis Summula, éd. C. Douais, La Somme des Autorités à l’usage des prédicateurs méridionaux au XIIIe siècle, Picard, Paris, 1896, p. 114-129. 13. De heresi, éd. A. Dondaine, p. 306. 14. À propos des différents fragments composant ce texte : J. Duvernoy, La Religion des cathares,Toulouse, 1989, p. 333. 15. Tractatus, p. 309, éd. A. Dondaine. 16. De heresi, p. 284 et 292, éd. A. Dondaine. 17. Le texte du De heresi est celui du ms. Bâle, C.V. 17, fol. 87 rb, éd. A. Dondaine, op. cit., p. 306-312. 18. Le texte édité par J. D. Mansi, Stephani Baluzii … Miscellanea novo ordine digesta…, t. II, p. 581, Lucae, 1761, est celui, incomplet, du ms. Lucques, Comunale, cod. 2110, fol. 77va ; l’autre texte est celui de la Brevis Summula contra erroreres notatos hereticorum, ms. Paris, BN, Lat. 13151, fol. 347ra – 347 va, éd. C. Douais ; La Somme des Autorités, op. cit., p. 114143. Le texte publié par J. D. Mansi appartient à la tradition du ms. Bibliothèque Vaticane, Lat. 715, fol. 1ra-rb., cf. A. Dondaine, « La hiérarchie cathare en Italie (I) », p. 281-282, 298299. 19. Outre le manuscrit de Lucques, publié par J. D. Mansi, puis celui de la Brevis Summula à partir du ms. Paris, BN. lat. 13151, on dispose d’une troisième recension, ms. BN. 14.927, fol. 7 rb-8vb, cf. De heresi, op. cit., p. 299, éd. A. Dondaine. 20. De heresi, p. 308, éd. A. Dondaine. 21. C. Douais, La Somme des Autorités, op. cit., p. 121. C’est moi qui corrige le nom d’albigenses de la Brevis Summula par albanenses car de toute évidence l’auteur fait référence aux adeptes de la communauté cathare italienne de Desenzano qualifiés d’albanenses par Rainier Sacconi. Sur l’origine de ce nom, il parait venir d’un des évêques de cette communauté italienne appelé Albanus : P. Jiménez, Les Catharismes, op. cit., p. 204 (cf. à Salvo Burci, Liber suprastella, Istituto storico italiano per il Medio Evo, Roma, 2002, éd. C. Bruschi). 22. De heresi, op. cit., p. 310. 23. C. Douais, La Somme des Autorités, p. 123. 24. Un inquisiteur lyonnais, Etienne de Bourbon, rédige son Traité des diverses matières à prêcher à la même période, vers 1250-1260, et fait aussi remonter à Manès les origines des

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retour sur la construction historiographique…

cathares qu’il poursuit dans la province ecclésiastique de Lyon et en Bourgogne, cf. P. Jiménez, Les Catharismes, op. cit., p. 178 et sq. 25. Benedetti, Inquisitori lombardi del duecento, Temi et Testi, 66, p. 39-73, Roma, 2008. 26. Ecclesia Albanensium vel de Donzenacho. Ecclesia de Concorreso. Ecclesia Baiolensium, sive de Baiolo. Ecclesia Vincentina, sive de Marchia. Ecclesia Florentina. Ecclesia de Valle Spolitana. Ecclesia Francie. Ecclesia Tholosana. Ecclesia Carcasonensis. Ecclesia Albigensis. Ecclesia Sclavonie. Ecclesia Latinorum de Constantinopoli. Ecclesia Grecorum ibidem. Ecclesia Philadelfie, in Romania. Ecclesia Bulgarie. Ecclesia Duguuithie. Et omnes habuerunt originem a duabus ultimis, cf. Rainier Sacconi, op. cit., p. 49-50. 27. La Lettre de Conrad de Porto, éd. J.-L. Biget, dans L’Histoire du Catharisme en discussion. Le « concile » de Saint-Félix (1167), (sd.) M. Zerner, col. Centre d’Etudes Médiévales de Nice, Nice, 2001, vol. III, p. 266-269. 28. Liber contra Manicheos, éd. Ch. Thouzellier, Louvain, 1964, p. 138-139: « Nam multas scimus habuisse corruptiones et etiam divisi sunt in tres partes et unaqueque pars iudicat aliam et condempnat. Nonnulli eniam eorum obediunt Grecis hereticis, alii autem Bulgariis et alii Drogovetis ». 29. A. Dondaine, Tractatus, p. 301-304, il évoque, entre autres, l’apparition des noms propres dans le premier texte, absents dans les autres, car vers « 1250 les noms de ces hérésiarques étaient bien oubliés ». Des erreurs de filiation épiscopale, inexistantes dans le De heresi, sont aussi attestées dans les autres manuscrits, ce qui permet de croire dans l’ancienneté du premier. 30. De heresi, p. 291 : « Ceux de Concorezzo et de Mantoue-Bagnolo professaient comme les bogomiles un dualisme mitigé, tandis que les cathares de Desenzano croyaient en deux principes comme les pauliciens puis les bogomiles de l’Église de Dragovitie ». Dans cette perspective, le témoignage de Rainier Sacconi, selon lequel toutes les églises cathares tiraient leur origine (entendons l’ordination des évêques) de deux Églises (de Bulgarie et de Dragovitie), continuait d’être interprété par Dondaine à la manière de Charles Schmidt : « c’est au sein de ces deux Églises orientales que le schisme doctrinal se serait produit en premier ». 31. P. Jiménez, Les Catharismes, p. 60 et sq. 32. Un des chapitres du traité rédigé vers 1230 par Jean de Lugio, le Livre des deux principes, éd. Ch. Thouzellier, Sources Chrétiennes, p. 362-389, est consacré à la réfutation des garatenses, les cathares de l’Église de Concorezzo qui reçoivent leur nom de leur évêque, Garattus. Rainier Sacconi, op. cit., p.50. 33. Rainier Sacconi, éd. Sanjek, p. 51 : « De opinionibus Belesinanze. Prima pars tenet oppiniones antiquas quas omnes Cathari et Albanenses habebant in annis Domini currentibus MCC usque ad annos currentes MCCXXX ». 34. Salvo Burci, Liber suprastella, op. cit., p. 5 : « Manifestum est quod Albanenses et Concoritii pluries convenerunt in unum et conscilia plurima fecerunt, tractando quomodo possent in unam fidem convenire, volentes tam Albanenses quam Concoritii obmittere de eo quod predicabani, propter credentes eorum tam Albanensium quam Concorrentium, qui inter se scandalizabantur ex eorum predicatione ». Le Père Dondaine a fait reculer cette information qui répondait certainement à des événements des années 1230, au temps des divisions et des premiers efforts de la communauté cathare de Lombardie pour se rassembler, faits exposés dans le récit historique du De heresi et qui remonteraient, au plus tôt, aux années 1170-1180. 35. Manifestatio Bonacursus, éd. Migne, P.L. 204, col. 775 : « Nam quidam illorum dicunt Deum creasse omnia elementa, alii dicunt illa elementa diabolum creasse ; sententia tamen omnium est, illa elementa diabolum divisisse ». 36. Summa contra haereticos, éd. J. Garvin and J. A. Corbett, p. 4 : « Contra quam proponit hereticus falsitatis sententiam, dicens Deum omnipotens sola incorporalia et invisibilia creasse, diabolum vero, quem deum tenebrarum appellat, corporalia et visibilia fecisse, addens preterea duo esse principia : unum boni, Deum omnipotentem ; alterum mali, diabolum ». 37. P. Jiménez, Les Catharismes, op. cit., p. 75-122. 38. P. Jiménez, Les Catharismes, op. cit., p. 60-63. 39. A. Dondaine, « La hiérarchie cathare en Italie (I) », p. 292 : « Il ne faudra donc pas voir simplement dans les divisions qui vont naître au sein du catharisme italien des rivalités de personne, voire même d’écoles ; il s’agira d’intérêts spirituels beaucoup plus graves. Les dissidences naîtront du trouble jeté dans les âmes sur la validité du moyen essentiel de leur salut, moyen pour lequel les cathares ne concevaient aucune suppléance possible, le consolamentum. Si Papanicétas a pu entraîner Marc à son orthodoxie, c’est qu’il a jeté des soupçons sur l’ordre de Bulgarie ; […] ces suspicions continuelles devaient faire leur œuvre de division. Quand Marc passa de l’ordre de Bulgarie à celui de Drugonthia, le changement d’orthodoxie n’avait pas moins d’importance que n’en aurait de nos jours le passage de l’Église russe à l’Église romaine ou bien à une Église réformée. Or d’une secte à l’autre (du moins entre les dualistes absolus et les dualistes mitigés), les cathares ne reconnaissaient pas la validité du consolamentum ; le changement de rite supposait nul le consolamentum reçu antérieurement. » 40. J. L. Biget, « Les bons hommes sont-ils les fils des bogomiles ? », Slavica, op. cit., p. 157.


1209-2009, cathares : une histoire à pacifier ? actes du colloque international tenu à Mazamet les 15, 16 et 17 mai 2009 sous la présidence de Jean-Claude Hélas textes rassemblés par Anne Brenon

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ISBN 978-2-86266-629-7

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ucun chantier historique n’est jamais clos, puisque l’Histoire s’inscrit elle-même dans l’Histoire, et que chaque génération d’historiens pose au matériau documentaire un questionnement renouvelé. Ainsi du phénomène hérétique médiéval, en particulier de l’histoire des groupes dissidents aujourd’hui conventionnellement désignés comme « cathares ». Depuis Jean Duvernoy, nous savons désormais que les cathares étaient des chrétiens médiévaux, représentatifs du débat intellectuel et spirituel du tournant des XIIe et Xiiie siècles, et selon des développements sociaux divers, bien au-delà des seuls pays d’oc. En mai 2009, à Mazamet, un colloque international a permis à une vingtaine de spécialistes de toutes disciplines – de l’histoire médiévale à celle des religions ou à la philologie romane – d’exposer et de confronter, en amical et respectueux débat, les avancées de leur recherche sur les « cathares ». Les communications s’organisaient selon trois grands thèmes : la construction de l’hérésie ; théologie et ecclésiologie de la dissidence ; causes et conditions de la disparition du catharisme ; chaque partie étant suivie d’une table ronde entre les chercheurs et avec le public. Tel est l’ensemble qui se trouve ici retranscrit. Images et concepts de « l’hérésie », 800 ans après la croisade contre les Albigeois, ressortent aujourd’hui précisés, clarifiés – tendent enfin à s’exorciser. Et on se prend à respirer le grand bol d’oxygène d’une recherche neuve, rajeunie.


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