Marie-Élise GARDEL Bruno JAUDON & Sylvain OLIVIER
DE RIVIÈRE À LASTOURS HISTOIRE D’UN VILLAGE LANGUEDOCIEN (XIIIe-XXe SIÈCLES)
HISTOIRE LOUBATIÈRES
Les Nouvelles Éditions Loubatières remercient l’Amicale laïque de Carcassonne, les Archives départementales de l’Aude, l’association Patrimoines, Vallées des Cabardès et la mairie de Lastours pour leur soutien à la publication de cet ouvrage.
Les auteurs remercient M. Max Brail, Mme Maryline Cicuto, Mme Claudine Rives, Mme Yolande Roger, M. Jean-Louis Teissié, le GRAF et les habitants de Lastours.
En raison de la nature des documents cités ici, produits dans l’aire occitane et qui ont été rédigés du XIIIe au XXe siècle, l’orthographe n’a pas été modernisée, afin de respecter cette grande diversité. Les lettres mises entre parenthèses l’ont été par nos soins pour développer les abréviations d’époque.
LA « GUERRE DU VICOMTE » ET SES CONSÉQUENCES (1240-1269) « Le lundi suivant les octaves de la naissance de la Vierge Marie, la Cité de Carcassonne fut assiégée par celui qui se nomme vicomte et ses complices… » 5
Ainsi écrit en octobre 1240 le sénéchal de Carcassonne, Guillaume des Ormes, à sa reine Blanche de Castille. Ainsi sont désignés comme usurpateurs, voire même comme criminels, les seigneurs qui avaient tenu le Midi languedocien jusqu’à la Croisade de Montfort ! Ils avaient presque tous repris en main leurs possessions vers 1220, puis avaient été de nouveau exclus par la croisade du roi Louis VIII (1226-1228). Les derniers soubresauts de résistance, et aussi les plus meurtriers, sont observés dans les années 1240-1244 : le siège de Carcassonne fin 1240, la destruction de plusieurs castra, et finalement le siège et le bûcher de Montségur en 1244 n’en sont pas les moindres symptômes… Les passions s’y sont exacerbées, l’hostilité et le fanatisme aussi et l’on assiste alors à une grande phase de répression. Comment approcher, pour une communauté villageoise de cette époque, l’impact et les conséquences qu’ont eu ces événements sur la population, sur l’habitat, sur le contexte socio-économique ? La spécificité même des sources pose en effet problème. Les historiens, plus intéressés par les événements de la Croisade, se sont surtout concentrés sur les faits, d’ailleurs poussés en cela par la forte proportion de sources inquisitoriales consacrées à l’hérésie ou narratives consacrées au récit des événements et aux hommes qui en sont les acteurs. Et pour les événements des années 1240, si le récit du siège de Carcassonne par Trencavel a été commenté dès 1851 par L.-N. Bonaparte 6, puis tout au long du XIXe et du XXe siècles 7, il n’en est pas de même pour ses conséquences qui restent assez confuses. Pourtant, il s’agit d’une période charnière où les destructions opérées de part et d’autre ont modifié la physionomie de l’habitat en de nombreux endroits. Après le siège dont il sort vainqueur, écoutons encore Guillaume des Ormes, soulagé mais vindicatif: « Sachez, Madame, que nos ennemis incendièrent les castra et les villages qu’ils rencontrèrent dans leur fuite 8… »
La guerre Cabaret, important castrum de la Montagne Noire, n’échappe pas à ce processus… Pour comprendre quelle a été la destinée de sa population, 9
De Rivière à Lastours : Histoire d’un village languedocien
les changements qui ont affecté l’habitat et son finage, l’ampleur de la mutation qui s’opère, il convient d’être très prudent quant à l’utilisation des sources disponibles. En Languedoc, autour de 1240, la situation se durcit, et ce mouvement va aller crescendo avec le massacre d’Avignonet en 1242, puis le célèbre bûcher de Montségur en mars 1244. Depuis 1229, les populations du Midi sont presque partout victimes d’abus de pouvoir de la part des nouveaux administrateurs. Pour le Biterrois, Monique Bourin a souligné les « extorsions de cheptel, de grains et d’argent, sous prétexte de réquisitions, biens injustement saisis, maisons pillées… 9», qui ont, selon Jean-Louis Biget, « certainement contribué pour beaucoup à la révolte des castra en 1240, qui paraît avoir été très large, sinon totale ¹0 ». Pour comprendre ce qui a pu se passer à cette époque à Cabaret, revenons quelques instants sur les événements de Carcassonne. Depuis 1229, l’ancienne vicomté des Trencavel, rattachée au domaine royal est divisée en deux sénéchaussées royales : Carcassonne et Beaucaire. Mais la population reste hostile à l’« occupant ». C’est à cette époque que l’on place aussi traditionnellement les premiers travaux d’adaptation ¹¹ de la fortification, mais cette datation n’est pas complètement assurée. C’est durant cette période de latence que Raymond, le fils de Raymond Roger Trencavel, exilé à la cour de Jacques Ier d’Aragon, rassemble avec l’appui des comtes de Foix et de Comminges, une armée dirigée par les seigneurs dépouillés. Parmi eux, Olivier de Termes, Jourdain de Saissac, Guiraut d’Aniort. Guillaume de Peyrepertuse, Pierre de Mazerolles, Chabert de Barbaira, qui s’étaient pourtant soumis, se rallient à leur tour, ainsi que les castra de Montréal, Laurac, Saissac, Montolieu, Azille et la ville de Limoux. Dans la nuit du 8 au 9 septembre 1240 ¹², les habitants des bourgs de Carcassonne introduisent des hommes de Trencavel dans la ville et 33 prêtres sont assassinés Porte du Salin. Les combats commencent le 17 septembre et dureront 25 jours. Puis le siège s’enlise : Trencavel décide le 30 septembre de donner l’assaut à la Barbacane du château et les pertes sont surtout du côté des assaillants. Le soir du 11 octobre, on annonce que l’armée de Jean de Beaumont, chambellan du Roi, approche. Raymond Trencavel décide alors de lever le siège. Dans la nuit du 11 au 12 octobre, les abords de la Cité s’embrasent : il a ordonné l’incendie des maisons du bourg, du couvent des Frères mineurs et de l’église Sainte-Marie. Jean de Beaumont assiège ensuite Montréal, où le vicomte s’était réfugié, mais ce dernier s’échappe avant la reddition et se réfugie en Catalogne. Il cède définitivement ses droits au Roi de France en 1246 et brise l’année suivante son sceau à Paris, après avoir demandé le pardon du roi pour les habitants de la sénéchaussée. Ainsi s’achève l’histoire de la vicomté de Carcassonne. 10
La « guerre du Vicomte » et ses conséquences (1240-1269)
Quels sont les faits dans la vallée de l’Orbiel ? Un certain Guillaume Villanière, de Salsigne, dans sa déposition devant l’Inquisition signale qu’à l’automne 1240 sa mère a hébergé le parfait Pierre Paulhan et son socius. Pendant ce temps, lui-même participait avec d’autres de Salsigne et des villages voisins à la « garde de Cabaret au temps où l’on mange figues et raisins », vers la mi-septembre, donc. L’opération de garde militaire a duré trois semaines ¹³, ce qui semble correspondre aux trois dernières semaines du siège de Carcassonne. De plus, une enquête de 1265-66 mentionne le « siège de Cabaret » (obsidione castri de Cabareto) comme ayant eu lieu « il y a environ quinze ans ¹4 », donc en 1240 ou 1241… Qui assiégeait qui ? Les textes ne permettent pas d’élucider cette question, mais il est clair que les hostilités qui ont eu lieu autour de la Cité ont eu des répercussions sur son satellite habituel (politique) : Cabaret. Les seigneurs de Cabaret ne sont jamais mentionnés parmi les faidits qui ont prêté main forte à Trencavel dans son sursaut de bravoure. Déjà possession royale, cette place forte n’est pas mentionnée - et pour cause - dans les castra qui prennent son parti : elle devrait être pourvue d’une garnison royale depuis 1229. Les habitants de Salsigne mettent-ils donc, comme le pense E. Griffe, le siège devant Cabaret pour empêcher la garnison royale d’aller prêter main forte au sénéchal à Carcassonne ? Il faut rester prudent, mais c’est une hypothèse plausible. En 1242, année du massacre d’Avignonet, les seigneurs méridionaux ne croient pas encore à une défaite définitive. Une déposition devant l’Inquisition relate que Pierre de Laure et Pierre Roger, anciens coseigneurs de Cabaret, revenus dans la région, rencontrent deux hérétiques près de Montolieu et leur déclarent qu’« ils devraient se réjouir car ils sont en train de récupérer tout le pays ¹5 ». LA DESTRUCTION DU CASTRUM
On observe donc bien, semble-t-il, un rapport entre Carcassonne et Cabaret à l’automne 1240, qui pourrait aussi indiquer la date de la destruction de ce castrum, plus ou moins contemporaine de celle des bourgs de la ville ¹6. Car l’insurrection de 1240 a des conséquences bien plus importantes que ne pourrait l’indiquer une historiographie qui, si l’on excepte Montségur, est restée à ce jour un peu limitée. L’échec de Trencavel devant Carcassonne va-t-il, pour cette région du moins, tout apaiser ? Même si l’ambiance politique semble se stabiliser, la conséquence sur cette décennie est un durcissement très net du pouvoir face à la population et l’instauration d’un régime de terreur qui aura pour vecteur essentiel la destruction des bourgs entourant la Cité et celle de plusieurs castra 11
De Rivière à Lastours : Histoire d’un village languedocien
qui avaient soutenu le mouvement, et donc l’expropriation d’une partie non négligeable de la population locale. Les répercussions auront un écho jusqu’à la fin du siècle. Le premier historien de Carcassonne, Guillaume Besse, raconte quatre siècles plus tard : « le Roy ayant fait punir les traîtres, le rasement des murailles de tous les bourgs et généralement celuy de toutes les maisons fut une des moindres marques de son indignation ¹7 ». Selon J.-L. Biget, « après 1240, la dépossession affecte un caractère systématique et brutal au niveau de l’aristocratie, surtout au voisinage de Carcassonne ¹8 ». La probable destruction de Cabaret s’inscrit donc dans un contexte global et non comme un événement isolé. Les témoins archéologiques ne contredisent pas l’hypothèse d’une désertion à cette date ¹9. On peut la comparer avec celle d’autres castra, eux aussi détruits vers 1240-45 et dont la destruction est mieux connue par les textes : à la même époque a lieu la démolition complète et la destruction « du castrum et de tout le village de Montolieu sur ordre du Roi et des siens », exemple dans lequel les parcelles sont de surcroît « passées à la charrue » (aratro immisso), particulièrement intéressant ici car les faits ont lieu également dans la Montagne Noire ²0. Il semble donc que Carcassonne et les castra situés dans ses environs immédiats soient réprimés immédiatement après le siège. Il est probable qu’après Carcassonne, les premiers castra détruits furent ceux qui s’étaient ralliés à la cause du vicomte Trencavel, comme Montréal, Montolieu, Saissac ou Azille. La ville de Limoux subit le même sort. Mais certains villages fortifiés pouvant servir de base ou de refuge en cas de nouvelle insurrection ont dû être détruits par précaution. De plus, cela va dans le sens des prescriptions canoniques de 1229 ²¹, prônant la confiscation des biens des hérétiques… T.-A. Bouges parle de « démolition générale », selon Poux « longue et pénible »… Il faut imaginer le chantier de démolition de toute une ville et la désolation qui en découle : imaginons la Cité de Carcassonne entourée d’un gigantesque champ de ruines. L’impact psychologique sur la population, même sans incendie, ou sans bûcher, est forcément immense et pour qu’il soit encore plus grand, des habitants sont réquisitionnés dans toute la sénéchaussée pour venir accomplir des corvées ²². L’émotion est grande : vingt ans après, des témoins évoquent encore ce grand désastre ²³… Le cas de Limoux est assez confus, mais on peut en retirer l’idée que cette période est propice à d’importantes restructurations de l’habitat urbain. Plus au sud, Montségur (1244) a valeur d’exemple, mais une partie des forteresses d’Ariège est détruite et leur habitat déplacé quelques années plus tard, à partir de la mise en place de la frontière en 1258. À Montaillou, on assiste à l’élimination pour hérésie de la famille d’Alion ; l’habitat aristocratique est abandonné ²4 et le château transformé en forteresse militaire vers 1260. Le castrum de Roquefixade subit le même sort que Cabaret, puis est érigé en châtellenie ²5. 12
La « guerre du Vicomte » et ses conséquences (1240-1269)
Comme d’autres, cet ensemble castral majeur semble avoir été victime d’une triple influence négative : la proximité géopolitique de Carcassonne, les mines convoitées qui entourent ces forteresses 26, et le fort ancrage de l’hérésie dans cette partie de la Montagne Noire. Ici, aux alentours de 1240, l’administration royale n’a pas hésité à faire détruire non seulement les trois châteaux seigneuriaux mais aussi les maisons, les rues, et surtout les citernes, qui auraient pu favoriser la survie sur le site, et même les outils de production que constituaient les forges. Mais qu’advint-il des habitants après la destruction du village castral ?
Base du noyau castral de Cabaret.
Le rapprochement entre les documents d’archives, les fouilles et les photographies aériennes permet d’ores et déjà d’émettre l’hypothèse suivante : dans la deuxième moitié du XIIIe siècle, les habitants chassés du castrum ont été au moins partiellement autorisés à s’installer sur les bords de l’Orbiel (d’où le nom de « Ripparia » attribué au nouveau village), alors que les trois noyaux d’habitat entourant les anciens donjons étaient détruits. Il n’est pas impossible que d’autres villages du Cabardès aient subi le même sort, l’hérésie étant attestée presque partout, mais c’est très probablement Cabaret, le centre de la seigneurie, qui a été détruit en priorité… On peut en tout cas rapprocher ce processus volontaire de celui qui a été appliqué à la même époque à Carcassonne, Limoux et Montolieu. 13
De Rivière à lastours : histoire d’un village languedocien
Ces destructions s’accompagnent d’expropriations. En ville, selon certains historiens, « en quelques mois la terre presque toute entière changea brusquement de mains ²7 ». Mais ce n’est pas tout : à la campagne aussi, des extorsions et des vexations précèdent et accompagnent selon la plupart des historiens cette destruction immobilière. Il en est ainsi à Cabaret ²8. « L’an du seigneur 1247, au mois de décembre, à vous seigneurs Inquisiteurs pour le Roi de France dans ces parties [du royaume], moi, Raimonde, épouse de feu R. Abbas de Cabaret, je souhaite dénoncer un fait certain : Lucas de Cabaret, au temps de la guerre du vicomte, m’a extorqué injustement et sans raison douze bêtes à laine et neuf chèvres. De même, durant la même guerre, R. Leret et Rederge prirent trois bêtes, deux chèvres et une brebis. De même, ledit Lucas m’a extorqué injustement et sans raison, du temps de ladite guerre, douze setiers de blé, cinq vases et trois coffres. De même, je dis en vérité que R. Beciard de Sallèles me prit cinq oreillers et deux couvertures de laine, quatre pièces de lin et deux toiles, deux coussins, ma pelisse, quinze livres de laine et cinq livres de lin, et puis quatre douzaines de fromages. Tout cela, ledit R. Beciard le sortit de la maison d’Auger de Sallèles. De même, je dis que P. Maurell m’a pris injustement et sans raison au temps de la guerre tous mes petits dessus de lit. Je renonce à tous ces biens pour l’amour du Roi et de la Sainte Église, à mon corps tailladé et mon visage blessé gravement par une baguette. Mais pour tout cela, je vous supplie humblement, seigneurs, de trouver s’il vous plaît à ces nombreux et graves préjudices le dédommagement le plus juste possible ²9 ».
Ainsi s’exprime devant le tribunal de l’Inquisition Raimonde, qui habitait à Cabaret, avec humilité, mais avec l’assurance d’être dans son droit… Les spoliations et les brutalités n’ont pas épargné Cabaret. Les faits qu’elle expose datent de « la guerre du Vicomte », c’est-à-dire du dernier trimestre 1240. À ce propos, on peut émettre les hypothèses suivantes. Les voleurs semblent être des sergents de la garnison royale : ils ont des noms d’importation qui proviennent du nord de la France ou de Catalogne : Lucas, Béciard, Maurell… La répression des insurrections de 1240 est menée par l’armée du roi, directement concernée. Cette répression met en œuvre des pillages et des violences physiques, partout dans la sénéchaussée : à Cabaret, mais aussi à Sallèles, appartenant naguère à la même seigneurie. Elle précède probablement la démolition de maisons, préalablement vidées de leurs habitants, expropriés par le roi. Étrangement, si sa maison avait déjà été détruite, il semble que Raimonde le mentionnerait parmi les préjudices (c’est le cas des plaignants de Carcassonne, lors des enquêtes royales…). Cependant, pour Cabaret, nous avons un étrange silence documentaire pendant la décennie 12401250, alors que pour Montségur, la documentation abonde : serait-ce un signe d’absence de population, suite à la destruction du castrum ?… 14
La « guerre du Vicomte » et ses conséquences (1240-1269)
Les familles Abbas, Leret, Rosergue sont parmi les « nantis » de Cabaret vers 1240. D’ailleurs, trente ans plus tard, G. Rosergue (père ou fils ?) a toujours un hospicium, une belle maison, dans le village reconstruit… Mais en fait, en quoi consiste cette reconstruction ?
La reconstruction des châteaux À Carcassonne, deux conséquences architecturales et urbanistiques majeures marquent la période post-insurrectionnelle : la réorganisation de la défense de la Cité et la création d’un nouveau bourg, d’abord situé sur la rive droite, puis sous la forme d’une bastide sur la rive gauche de l’Aude. On n’a pas de jalon précis concernant les travaux de construction de la deuxième enceinte et du château comtal. On sait seulement que la Tour de la Vade, ouvrage important situé sur le point culminant du front oriental, était achevée en 1245 ³0. Même si l’ensemble des travaux ne peut contenir en si peu de temps, il est probable que des ouvrages essentiels comme cette tour de surveillance tournée vers les Corbières et l’Espagne (d’où sont venus les insurgés) et la muraille du château comtal avec son châtelet d’entrée assez caractéristique du milieu du XIIIe siècle, ont été construits dans la décennie qui suit le siège. On peut d’ailleurs comparer l’appellation ancienne de la Tour de Constance à Aigues-Mortes (construite entre 1244 et 1248) et celle de la Tour de la Vade à Carcassonne, toutes deux appelées « Turris nostrae », qui signifie « notre tour » : la Tour royale. Or, on constate que l’une des tours de Cabaret est appelée dans un premier temps « Turris novae », la Tour neuve, puis « Turris reginae », la Tour de la reine, qui évoque la première appellation de ces deux prestigieuses « tours sentinelles ³¹ ». De plus, par sa structure et ses archères à étrier, Tour Régine peut être comparée d’un point de vue architectural à certaines tours du château comtal. Enfin, certains éléments caractéristiques comme la coupole en limaçon de la Tour Saint-Paul à Carcassonne et celle de Tour Régine à Lastours, même si la facture est plus rustique dans cette dernière, permettent d’émettre des dates de construction voisines, situées entre 1240 et 1248 ³². Il est donc probable qu’une partie de la campagne de reconstruction des tours de Cabaret, dont l’architecture comporte de nombreux points communs, a eu lieu dans la décennie 1240. À cette époque, d’autres villes des environs subissent aussi des remaniements. Des travaux récents montrent que Limoux est l’objet d’une « urbanisation volontaire entre 1228 et 1240 ³³ ». Certains quartiers de la ville sont installés sur d’anciens terrains exclusivement agricoles jusque-là : le roi de France est seigneur du quartier de la Blanquerie, au plan évoquant 15
De Rivière à lastours : histoire d’un village languedocien
Tour Régine : ses accès aux hourds, sa double rangée de trous de boulins et ses archères à étrier évoquent les tours de l’enceinte du château comtal de Carcassonne.
Tour Régine : sa coupole en limaçon rappelle, en plus rustique, celle de la tour Saint-Paul à Carcassonne.
16
La « guerre du Vicomte » et ses conséquences (1240-1269)
une bastide, et dont la vocation artisanale (la tannerie) dénote l’attraction de plus en plus forte qu’exerce le fleuve sur l’habitat et la volonté d’impulsion économique qui se renforce au début du XIVe siècle. En ce qui concerne notre site, il y a deux points, peut-être distincts : la restauration ou reconstruction des châteaux et la re-création d’un habitat… Bien qu’il s’agisse d’une copie du XVIe siècle, le document qui mentionne qu’en 1238, l’administration royale, représentée par le sénéchal Jean d’Escrennes, forme le projet de « construire le château de Cabaret » semble fiable. Pourquoi ce terme ? S’agit-il de restauration, de reconstruction ? D’après le terme employé, « bâtir », il est certainement question d’un nouveau projet d’édifice et cela coïncide avec nos observations sur le terrain : le château de Cabaret, d’après les fouilles que nous y avons menées, est entièrement reconstruit sur la crête vers le milieu du XIIIe siècle, souvent avec des matériaux de remploi. Le sénéchal de Carcassonne demande pour cela au Chapitre cathédral de Carcassonne de lui « prêter des habitants d’Aragon, du Mas et de Villeneuve ³4 », main-d’œuvre sous mainmise ecclésiastique. Cela rappelle les corvées qui ont servi, au même moment, à détruire le bourg de Carcassonne… Mêmes méthodes, mêmes commanditaires ? De nouveaux châteaux, de dimensions assez réduites, sont donc édifiés au sommet de la crête. Trois d’entre eux ont repris les noms des anciennes tours seigneuriales : Cabaret, Surdespine et Quertinheux. Tour Régine désigne le quatrième édifice, comblant l’espace entre Cabaret et Surdespine. Quelle était donc au XIIIe siècle, la morphologie de l’ensemble formé par les quatre nouveaux édifices construits sur « le Pech de Cabaret » ? Les textes manquent, mais l’observation du bâti des quatre châteaux et les fouilles effectuées dans le dans le logis et la Tour nord du château de Cabaret permettent de tenter de restituer leur aspect. Cette démarche est soutenue par un texte qui fournit leurs superficies en 1272. Il s’agit à cette époque de simples tours, déjà munies d’une citerne d’assez grande contenance (13 à 15 m3), et munies d’un logis pour le châtelain, sur au moins deux niveaux. La motivation des implantations sur la crête dénote le souci récent de tenir éloignées les forteresses des engins de guerre, de plus en plus utilisés. L’usage de matériaux de remploi, mais aussi de matériaux nouveaux, comme le calcaire blanc, non local ³5, nécessite une main-d’œuvre spécialisée, l’ouverture à grand frais de nouvelles carrières extérieures… Nous avons aussi, grâce aux textes, des indices sur leur superficie à la fin du XIIIe siècle, ce qui nous permet de constater que le château le plus imposant à cette époque n’était pas Cabaret, mais le château le plus haut perché : Surdespine. En effet, grâce à un texte transcrit par P. Viguerie ³6, il apparaît qu’en 1260 le montant des gages des châtelains 17
De Rivière à lastours : histoire d’un village languedocien
est calculé en fonction de la superficie de chaque château : ainsi, c’est Surdespine dont la superficie était la plus étendue, soit 286 cannes (512 m²). Viennent ensuite celle de Cabaret qui est de 130 cannes (soit 233 m²), et celle de Quertinheux assez voisine (108 cannes, soit 193 m²). Enfin, la superficie de la Tour Neuve est nettement plus faible : 64 cannes (114 m²). Les courtines enveloppantes seront ajoutées à l’Époque moderne, pour transformer ces tours médiévales en forts modernes, adaptés aux armes à feu. Leur plan est adapté au socle rocheux sur lequel ils sont construits ³7, ce qui expliquerait qu’il s’agisse d’édifices d’assez petite taille. Mais pour compenser ce défaut, les ingénieurs royaux ont probablement essayé d’en faire des forteresses en « trompe-l’œil », de loin très impressionnantes, renforçant ainsi leur rôle défensif. Nous sommes manifestement en présence d’un vaste ensemble cohérent d’architecture militaire, du milieu du XIIIe siècle. Les parties du château de Cabaret, datées du XIIIe siècle grâce aux fouilles, donnent un bon exemple de cette architecture défensive. Les trois autres châteaux sont à cette époque construits selon les mêmes techniques. Le plan général est polygonal et orienté nord-sud. La construction est assise sur le rocher. Situé au nord de l’ensemble, il se compose de trois parties : – un donjon polygonal, au sud-est, – un corps de logis semi-rectangulaire, qui s’adosse au nord du donjon, – on distingue, au nord, une tour ³8 carrée. Les pierres sont liées par un mortier blanchâtre fait de chaux et de sable. L’appareil irrégulier est constitué de moellons de dimensions moyennes à peine ébauchés et aux joints incertains. Seules les chaînes d’angle, les ouvertures et les ogives du donjon comportent des pierres soigneusement taillées. Les murs sont maçonnés en blocage. Leur épaisseur n’est pas tellement variable : 0,80 m à 1 m pour l’enceinte, le logis et les réduits : 1,50 m pour le donjon et la pièce nord. De nombreux appuis de charpente alignés dans la maçonnerie du logis permettent d’avancer l’hypothèse d’un étage. Le donjon comporte trois ouvertures : une qui permet la liaison entre la tour et le logis ³9 et deux pour la cage d’escalier (au rez-de-chaussée et à l’étage), de plus petites dimensions. Une porte principale donne accès au logis 40. Celle-ci était peut-être protégée par une avant-porte 4¹. Elle est située nettement au-dessus du niveau du sol de la cour. Une très belle fenêtre en plein cintre est conservée à l’étage supérieur du donjon, dans le mur ouest. Seuls trois voussoirs sont encore visibles, la restauration les mettant bien en valeur 4². Enfin, on devine la trace d’une fenêtre située dans le mur nord de la construction carrée sise au nord du château. Dans le donjon, les sept archères visibles sont de belles fentes simples et assez étroites, bien appareillées 18
La « guerre du Vicomte » et ses conséquences (1240-1269)
Le château royal de Cabaret sur sa crête rocheuse.
en calcaire blanc. L’une d’entre elles, au rez-de-chaussée, n’est qu’un « jour en archère » qui s’ouvre dans le mur ouest. Sont à rattacher à ce type les trois archères du logis murées postérieurement par l’escalier d’accès à l’enceinte et probablement aussi celle de la construction nord, percée après l’obstruction de la fenêtre. Dans le logis, une archère beaucoup plus rudimentaire est appareillée moins soigneusement et couverte à l’intérieur d’un linteau de schiste. Le premier étage du donjon est couvert d’une voûte d’ogives à cinq quartiers rayonnants. Les voussoirs sont en calcaire blanc taillé. Les ogives reposent sur des culots simples non historiés, de section polygonale, à profil en quart-de-rond. La brèche qui défigure en partie le donjon n’en laisse plus voir que quatre. Les portes extérieures du donjon et du logis, ainsi que la fenêtre ouest de l’enceinte sont couvertes d’un arc segmentaire bloqué au mortier. Les portes inférieures du donjon comportent un linteau en calcaire ou en schiste. Comme ouvrages défensifs, seule une bretèche sur deux consoles à ressaut en quart-de-rond, surmontait la porte d’entrée du logis. La bretèche a maintenant disparu : il ne reste que les consoles. Deux citernes sont conservées : l’une dans le logis, près du donjon ; l’autre à l’extrémité nord du château, probablement postérieure, entre la « tour » carrée et la chemise 4³. Toutes deux sont couvertes en berceau brisé et enduites d’un mortier de tuileau rose étanche. Enfin, une latrine, surplombant le vide, est visible dans l’angle sud-est du logis. On devait y accéder par un escalier venant du chemin de ronde. 19
Marie-Élise Gardel, Bruno Jaudon & Sylvain Olivier
DE RIVIÈRE À LASTOURS
HISTOIRE D’UN VILLAGE LANGUEDOCIEN (XIIIe-XXe SIÈCLES) Il existe en Languedoc, sur le versant sud de la Montagne Noire, un village appelé « Lastours », du nom occitan des quatre tours qui le dominent, sur un éperon abrupt. Mais cette agglomération n’a pas toujours porté le même nom : appelée d’abord « Cabaret », elle prit le nom de « Rivière » au bas Moyen-Âge. Finalement, son nom usuel « Las Tors », évoquant ses fortifications, l’emporte au cours du xviiie siècle… Les longues recherches archéologiques entreprises sur ce site pour la période médiévale débouchent ainsi sur la question de l’occupation humaine considérée dans la longue durée : de 1240, au moment de la révolte du vicomte Trencavel, lorsque les autorités – promptes faiseuses d’exemples –, décidèrent de raser les trois castra qui avaient fleuri autour des châteaux jusqu’à la reconnaissance de ce site exceptionnel, visité chaque année par des dizaines de milliers de visiteurs. L’étude de cas basée sur cette petite commune de la Montagne Noire, permet d’évoquer l’histoire politique, sociale et économique des régions montagneuses du Languedoc, dont les immenses ressources naturelles, notamment minières, ont largement influencé, parfois, l’histoire événementielle.
ISBN 978-2-86266-634-1
Photographie de couverture : Marie-Élise Gardel
21 €
9 782862 666341
www.loubatieres.fr
Bruno JAUDON est professeur en collège à Mende (48), mais aussi chargé de cours et doctorant à l’université Paul Valéry-Montpellier III (équipe Crises EA 4424 du CNRS). Auteur d’une trentaine de publications, il se sert de l’échelle languedocienne afin d’étudier les rapports entre l’État, le territoire et la société sous l’Ancien Régime. Agrégé d’histoire, Sylvain OLIVIER est professeur au lycée Jean-Mermoz de Montpellier (34) et chargé de cours à l’université de Perpignan. Auteur de nombreux articles et chapitres d’ouvrages d’histoire des campagnes languedociennes, il prépare une thèse sur les paysages ruraux de cette région à l’époque moderne (CRHQ-université de Caen, UMR 6583). Il a notamment coordonné la rédaction du livre Le Genêt textile. Plante sauvage, plante cultivée, (Lodève, Les Cahiers du Lodévois-Larzac, 2009). Marie-Élise GARDEL, docteur en histoire médiévale et archéologue, dirige depuis 1980 les fouilles programmées du site de Cabaret à Lastours (Aude). Spécialiste de l’habitat médiéval, elle a dirigé une première synthèse sur les fouilles de Cabaret en 1999 et en prépare une deuxième. Auteur de nombreux articles et d’un premier livre sur Lastours, Vie et mort d’un castrum (2004), elle a aussi participé à plusieurs ouvrages parus aux Nouvelles Éditions Loubatières.