Douze chercheurs en quête d’auteurs
NOUVELLES LOUBATIÈRES
ISBN 978-2-86266-648-8 © Nouvelles Éditions Loubatières, 2011 10 bis, boulevard de l’Europe – BP 500014 31122 Portet-sur-Garonne Cedex www.loubatieres.fr
Photographie de couverture : © Patrice Nin, Mairie de Toulouse
Douze chercheurs en quête d’auteurs
NOUVELLES LOUBATIÈRES
Remerciements
Les organisateurs de la Novela tiennent à remercier les chercheurs qui ont accepté de consacrer du temps aux écrivains et aux classes, les écrivains de leur disponibilité, de leur enthousiasme et de leur talent, les jeunes et leurs enseignants d’avoir su traduire l’aventure de la recherche, les responsables de l’action culturelle du rectorat de l’Académie de Toulouse qui ont œuvré pour les rapprochements entre classes et chercheurs et l’association Science Animation d’avoir porté ce projet original de diffusion de la culture scientifique. Merci aux enseignants et aux classes qui ont participé : Frédéric Fath, professeur de SVT, Laurence Mirandon, professeur de Français, et les 22 élèves de la classe de sixième du collège Stendhal, Toulouse, ont travaillé avec Adeline Loyau, Écologie, Salah Malki, professeur de SVT, et les 36 élèves de première S du lycée Ozenne, Toulouse, ont travaillé avec Anna Kruczynski, Cancer/Santé, Claire Dreyfus, professeur d'histoire et géographie et les 11 élèves de sixième du collège Reynerie, Toulouse, ont travaillé avec Annie Leszkowicz, Santé/Alimentation, Malena Adrada, professeur des écoles et les 17 élèves de CM1/CM2 de l’école Daurat, Toulouse, ont travaillé, dans le cadre du Parcours culturel gratuit de la Mairie de Toulouse, avec Audrey Dussutour, Cognition animale, Monia Laborde, enseignante de sciences physiques et chimie et les 29 élèves de quatrième du collège Prévert, Saint-Orens-deGameville, ont travaillé avec Christophe Drouet, Matériaux, 4
Jean-Michel Biros, professeur des écoles et les 31 élèves du CM2 de l’école Fabre, Toulouse, ont travaillé, dans le cadre du Parcours culturel gratuit de la Mairie de Toulouse avec HenriClaude Boisson, Mécanique des fluides, Étienne Vigouroux, professeur de lettres modernes et les 32 élèves de seconde du lycée Toulouse-Lautrec, Toulouse, ont travaillé avec Jean-Paul Métailié, Géographie, Sylvie Bellecourt, professeur de mathématiques et les 27 élèves de troisième du collège Fermat, Toulouse, ont travaillé avec Maryvonne Spiesser, Histoire des mathématiques, Fabienne Jausseme, professeur de SVT et les 35 élèves de seconde du lycée Fermat, Toulouse, ont travaillé avec Max Lafontan, Santé/Obésité, Sylvie Cousinié, professeur de physique-chimie, Gail Tidey, professeur de lettres modernes et les 30 élèves de quatrième du collège Croix-Daurade, Toulouse, ont travaillé avec Stéphan Astier, Solaire-énergie. La mise en relation entre chercheurs et auteurs a été conçue avec le renfort de le Centre régional des Lettres, le Marathon des mots, le Prix du jeune écrivain de Muret, la librairie Ombres Blanches, la direction de la communication du CNRS. La Novela en 2010 a reçu le soutien de Conseil Régional de Midi-Pyrénées Conseil Général de la Haute-Garonne Caisse des Dépôts et Consignations Club d’Entreprises Toulouse Ambition 21 SFR 5
Table des matières Objet de recherche Alain Monnier ................................................................ 9
Lô Ingrid Astier ................................................................ 23
À chacun son désert Ricardo Lemaure .......................................................... 35
Les quatre opérations Paul Fournel ................................................................ 47
Fourmis Jean-Noël Blanc ........................................................... 59
À la recherche d’une issue Boualem Sansal ............................................................ 69
Zones de turbulence Jérôme Prieur ............................................................... 79
La liste des courses Marie Didier ................................................................. 89
La cellule graisseuse supporte parfaitement l’armagnac Yvon le Men .................................................................. 97
Subito presto Gérard Mordillat ...................................................... 109
Vous avez dit euprocte ? Hélène Duffau ............................................................ 125
La part du feu Florence Thinard ...................................................... 137 6
Avant-propos La recherche est une aventure ! Le chercheur veut repousser les frontières de la connaissance : cette quête de l’inconnu nous fascine ! La littérature ouvre notre imagination à des espaces nouveaux, à des situations que nous ne vivrons jamais. Chercheurs et écrivains ont forcément des choses à se dire, à nous dire : partant de ce constat, la Novela a lancé l’idée – au premier abord un peu folle – de provoquer douze rencontres entre des écrivains et des chercheurs toulousains, de tous âges, de toutes disciplines, également partagés entre femmes et hommes. Le pari a été tenu puisque des écrivains comme Ingrid Astier, Jean-Noël Blanc, Marie Didier, Hélène Duffau, Paul Fournel, Ricardo Lemaure, Yvon Le Men, Alain Monnier, Gérard Mordillat, Jérôme Prieur, Boualem Sansal et Florence Thinard ont joué le jeu en écrivant chacun une nouvelle inspirée par cette rencontre. Les nouvelles ont été lues en public durant la Novela de 2010 et lors du Marathon des mots du printemps 2011. Aujourd’hui les voici rassemblées. Notre volonté était aussi de prolonger cette rencontre en organisant des « jumelages » entre les chercheurs et des classes des écoles primaires, des collèges, des lycées toulou7
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sains et de la grande métropole. Prenant exemple sur l’exercice de création des écrivains, il était demandé à ces jeunes avec leurs enseignants, de créer et de présenter sous la forme qu’ils jugeaient la plus appropriée (théâtre, poésie, musique, dessin, posters…) ces échanges avec le chercheur. Cette restitution a donné lieu à une journée de rencontres. C’est avec des actions de cette nature que prend corps la métropole de la connaissance que nous voulons voir s’affirmer à Toulouse
Pierre Cohen Député-maire de Toulouse.
Objet de recherche Alain Monnier
À Madame Anna Kruczynski Laboratoire d’oncologie – NG Lab. Madame, Je suis seul et je vis modestement dans un petit appartement depuis de nombreuses années grâce au RMI et à mes gentils voisins du dessous à qui j’essaie souvent de rendre service quand je peux. Je me permets de vous écrire parce qu’il paraît que votre laboratoire est très important dans la recherche contre le cancer et que justement j’ai le cancer, celui du poumon bien que j’aie jamais fumé de ma vie ou alors à vingt ans pour faire comme les autres et séduire les filles, sauf que pour moi ça n’a pas bien marché. Je vis seul, sans épouse pour la vie, depuis toujours et j’en profite pour vous dire que la solitude est aussi une maladie douloureuse même si on en parle moins et si elle est pas remboursée par la Sécurité sociale. Demain je fais la chimiothérapie à l’hôpital comme tous les mardis, avec de jolies infirmières qui sont très dévouées et qui s’occupent bien de moi malgré le gros travail qu’elles ont et tout ce qu’elles voient de triste durant la journée. C’est elles qui m’ont dit que votre laboratoire fabriquait de bons remèdes qui soignent mais je voudrais vous dire que des fois ils donnent envie de vomir très fort, avec les ongles qui démangent et le mal de tête aussi. C’est normal d’avoir mal quand on est malade, mais si vous pouviez faire que ça gêne moins, ce serait bien 9
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parce que pour une fois que j’ai la télévision dans ma chambre comme tout le monde grâce aux infirmières qui se sont cotisées, je voudrais bien pouvoir en profiter sans avoir l’estomac retourné et la tête dans le vrac. Il paraît aussi que vous préparez de nouveaux médicaments pour le cancer, et je trouve que c’est très bien car on est nombreux à attendre dans la salle d’attente. D’après René qui répète tout ce que dit Gogole, il y a eu 29 856 condamnés à mort du cancer l’an dernier et ça pourrait bien être pareil cette année, et c’est pour ça que vous devriez vraiment faire vite. Si vous êtes trop occupée à la maison, je peux venir vous faire les courses, aller chercher vos enfants à l’école, et passer l’aspirateur, sauf le mardi et le mercredi parce que j’ai chimio, et si vous êtes pas trop difficile avec la poussière parce qu’il y en a qui font toujours des histoires avec la poussière. Je tiens à vous dire que je ne connais pas personnellement les 29 856 malchanceux dont parle Gogole et que de toute façon je n’ai jamais eu d’amis même si j’aurais bien aimé. Et maintenant, c’est trop tard, car les gens ne deviennent pas amis avec les malades du cancer vu qu’ils n’ont pas envie de parler de tout ça et qu’il leur faudrait en plus aller à l’enterrement. Personne n’a envie d’aller au cimetière. À ce sujet je veux aussi vous dire que si vous avez le nouveau médicament qui sauve et qui empêche le cimetière, je veux bien l’essayer même s’il n’est pas tout à fait fini parce que je vous fais confiance et que je sais que vous travaillez avec sérieux et application. D’ailleurs vous avez un nom qui fait savant et sérieux. Docteur Kruczynski ça donne confiance. Anna un peu moins, mais c’est très jolie et ça met du baume au cœur des malades de penser que c’est grâce à Anna qu’on va être sauvé d’autant qu’il y a Kruczynski qui bosse derrière. Je vous prie de bien vouloir agréer, Madame, l’expression de mon attente empressée. Barthélémy Parpot 10
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À Barthélémy Parpot 2 rue des Lois – 31000 Toulouse Monsieur, J’ai bien reçu votre touchante lettre et je vous remercie de la confiance que vous portez à NG Lab. et à nos produits. Je me dois cependant de vous dire que la recherche n’est jamais l’œuvre d’une seule personne mais d’équipes qui échangent, communiquent, confrontent des résultats, des idées… à travers le monde. Il n’est donc pas raisonnable de vous en remettre à une personne, il faut plutôt avoir foi dans la communauté scientifique et prendre patience… Le cancer est une maladie compliquée pour laquelle on ne trouvera pas de remède miracle. On la connaît encore assez mal, et bien des aspects nous échappent, notamment la question des récidives systématiques sur laquelle je travaille avec des collègues. La nouvelle molécule dont vous avez entendu parler devrait cependant être moins agressive, et donc être mieux supportée par les malades. C’est ce que nous espérons. Bien à vous, Anna K.
À Madame Anna Kruczynski Laboratoire d’oncologie – NG Lab. Chère Madame, Je vous remercie beaucoup d’avoir répondu à ma lettre malgré tout votre travail et je dirai combien vous êtes aimable et gentille chaque fois que je pourrai ce qui est bien normal. Vous me dites que vous êtes nombreux à chercher ensemble et ça me plaît parce que dans le monde c’est toujours chacun pour soi, même chez les trois mousquetaires quand on apprend la vérité à la fin, 11
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mais je peux pas non plus écrire à tout le monde et je préfère m’adresser à vous seule parce que vous êtes une bonne personne et que vous allez évidemment faire la molécule dont vous m’avez parlé. Je ne sais pas bien ce que c’est une molécule mais l’important c’est que vous la fassiez. En revanche vous ne devriez pas dire que tous les cancers recommencent car ça donne pas le moral et surtout ne pas le dire à Gogole qui répète tout de travers et à tout le monde. J’ai lu aussi que la Ponirelvine que je prends était du lys de Madère et je suis content parce que c’était la fleur préférée de ma maman quand elle vivait. Elle en mettait partout dans les jardinières mais c’était du lys de Béziers, ce qui doit être à peu près pareil. Je vous écris aussi pour vous demander si vous pourriez m’envoyer une photo de vous, même petite de photomaton mais en couleur si possible. Comme ça je pourrais vous regarder le soir et ça me rassurerait, vu que je suis seul, sans parent et sans épouse pour la vie, et évidemment sans enfant puisque ça sert à rien de faire des enfants si on a pas une épouse pour la vie. Je sais que ça peut être un peu gênant de donner sa photo au premier venu surtout quand on est marié mais je vous promets que je ne m’en vanterai pas. Ce sera juste pour moi quand j’aurai les vomissements et les démangeaisons de la chimio, je vous regarderai et je me dirai que vous êtes en train de vous dépêcher pour que ça passe. Je vous prie de bien vouloir agréer, Madame, l’expression de mon attente pressée. Barthélémy Parpot
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À Barthélémy Parpot 2 rue des Lois – 31000 Toulouse Monsieur, La Ponirelvine est un excellent médicament et je travaille à un petit frère ou une petite sœur qui devrait avoir des effets secondaires moindres. Malheureusement quand nous attaquons les cellules malades nous atteignons aussi les cellules saines et cela crée les désagréments que vous citez. Continuez cependant car le bénéfice global est en votre faveur et viendra le jour où vous serez guéri… Quant aux récidives, ne vous en faites pas, les rémissions sont longues, elles peuvent durer des dizaines d’années. Soyez confiant ! Je vous adresse cette photo pour me faire pardonner de vous avoir inquiété, mais surtout il est inutile de me remercier ou de continuer à m’écrire car je n’aurai pas le temps de vous répondre. Je vous souhaite bon courage ainsi qu’un rapide rétablissement. Bien à vous, Anna K.
À Madame Anna Kruczynski Laboratoire d’oncologie – NG Lab. Chère Madame Anna, Que je suis heureux de vous avoir sur ma table de chevet ! Je vous prends aussi bien sûr le mardi et le mercredi pour la chimiothérapie qui se passe beaucoup mieux depuis que vous êtes là à mes côtés dans le joli cadre doré que j’ai trouvé pour vous. Malheureusement, le professeur trouve que mes taux de je sais pas quoi ne sont pas très bons et il n’a pas l’air content de moi, mais moi je lui dis de ne pas trop s’inquiéter car vous êtes 13
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là et que vous allez bientôt envoyer la molécule qui va tout arranger, mais il hausse les épaules sans doute parce qu’il est jaloux que ce soit une jolie femme comme vous qui arrange tout et pas lui. Moi je suis content que ce soit vous mais il faudrait quand même vous dépêcher. Mon voisin de chimio qui s’appelle René, m’a dit que les Romains connaissaient le cancer, et que même Hippocrate, celui du serment, en avait parlé… C’est pour dire que ça commence à faire longtemps qu’on cherche et qu’il faudrait maintenant trouver. D’un autre côté c’est bien d’avoir une maladie que Napoléon a eue plutôt que le sida ou l’Alzheimer qui sont des trucs à la mode d’aujourd’hui, encore que je risque rien avec le sida vu qu’il faut faire l’amour pour ça et que c’est pas donné à tout le monde, surtout à moi. Mais bon je voudrais vous demander juste une dernière petite chose qui ne sera sans doute pas possible, et je le comprends car vous êtes une personne occupée avec de grandes responsabilités de recherche et 29 856 impatients qui attendent après vous, et aussi avec une famille parce que jolie et intelligente comme vous êtes c’est bien normal. En fait voilà, vu que je peux pas aller à Lourdes, je me suis dit que vous pourriez peut-être passer une fois, juste une fois, me voir au CHU de Rangueil, pavillon Soljenitsyne, secteur D, à la chambre 23, et que ça ferait pareil. En fait le miracle ce serait déjà de vous voir pour de vrai au pied de mon lit pendant quelques secondes comme une apparition de sainte Anna. Bien sûr il faut que votre mari accepte et que vous n’ayez pas les enfants à aller chercher à l’école ce jour-là ni de molécules sur le feu. Je vous prie bien vouloir agréer, Madame, l’expression de ma grande espérance en vous. Barthélémy Parpot
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E-mail de : Anna K. – À : Solène P. Ma chère Solène, L’essai du professeur Lamarq est en train de marcher. On a plongé la molécule dans un milieu hyper acide et elle n’a pas été cassée comme tout le monde le pensait. Moi-même je n’y croyais pas. Maintenant on va pouvoir attaquer la partie haute de sa structure. C’est un bel espoir. Réserve le matériel pour la deuxième quinzaine de mars, je devrais avoir les premiers échantillons. Bien à toi, Anna P.-S. : Je t’avais parlé de ce type qui m’écrit. Maintenant il me demande de passer le voir. C’est idiot mais il me touche, j’ai presque envie d’y passer mais je crains de faire une bêtise. Mail de : Solène P. – À : Anna K. Ma chère Anna, C’est OK pour le matériel (du 14 au 26 mars). Moi à ta place, j’irai pas voir ce type qui a l’air d’être un pot de colle. Bises. Solène À Madame Anna Kruczynski Laboratoire d’oncologie – NG Lab. Chère Madame Anna, J’ai oublié de vous dire dans ma dernière lettre que si vous venez me voir, je ne le dirai à personne pour éviter les problèmes de jalousie avec les autres malades. Ça restera entre nous et aussi entre votre mari parce que ce serait gênant de faire des cachotteries alors qu’il n’y a rien à cacher à moins qu’il n’aime pas du tout que vous alliez voir votre objet de recherche. À ce sujet je dois vous dire que ça me fait très plaisir d’être l’objet de vos recherches, d’au15
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tant que personne ne s’est intéressé à moi jusqu’à ce jour, sauf ma maman qui est morte depuis longtemps. J’en profite pour vous dire que le docteur a dit qu’il fallait chercher si j’avais pas des métaextases, je sais pas bien ce que c’est mais il avait l’air pas content, de toute façon il est jamais content. J’ai pas cherché à savoir car je vois bien qu’à trop savoir on s’inquiète davantage et puis les docteurs ils détestent qu’on leur pose des questions auxquelles ils savent pas répondre et qu’on leur répète des trucs de Gogole. Je vous regarde tous les jours dans votre joli cadre en vous attendant même si vous n’êtes pas obligée, et je vous prie d’agréer l’expression de ma respectueuse espérance en vous. Barthélémy Parpot Prière pour être préservé ou guéri du cancer Ô grand saint Pérégrin, vous qu’on a appelé « Le Merveilleux » et aussi le « Faiseur de miracle », vous qui avez été guéri du cancer, intercédez pour nous auprès de Dieu et de Notre-Dame pour que cesse le cancer qui ronge notre vie chrétienne et que disparaissent les tumeurs malignes. Amen! (À répéter trois fois) À Madame Anna Kruczynski Laboratoire d’oncologie – NG Lab. Très chère Anna de la Sainte Recherche en Biochimie, Je suis tellement heureux de vous avoir vue que je remercie le bon saint Pérégrin de m’avoir donné le cancer qui m’a permis de parler avec vous. Jamais de ma vie une femme aussi belle et aussi intelligente n’était venue me parler normalement, et même si vous avez été bien discrète, ce qui est normal pour une première fois, j’ai bien vu la bonté qui est en vous, car quand on a été dans la malchance toute sa vie, à trois exceptions près qui se sont toujours mal finies, on sait reconnaître une douce personne. 16
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Je vous ai bien regardée pour vous avoir devant les yeux pendant les prochaines chimios qui vont évidemment bien se passer grâce à vous. D’ailleurs les chimios devraient s’arrêter bientôt mais on ne m’a pas dit si le cancer allait aussi s’arrêter. De toute façon après j’aimerais bien être le premier à prendre le médicament que vous êtes en train de fabriquer. J’ai bien compris que ce sera long, mais vous dites ça parce que vous êtes gentille et humble. Moi je pense que vous êtes trop modeste quand vous dites qu’il faut du hasard pour trouver la molécule, car je connais des bons à rien du Café des Sports qui vont jamais la trouver la molécule même avec de la chance. En revanche ça me plaît que vous pensiez qu’il faut sortir des sentiers battus, accueillir les idées saugrenues, tout mélanger dans les disciplines, et s’écarter des dômes établis, parce que soudain j’ai l’impression d’avoir ma chance dans un monde qui serait comme vous dites. Ce que vous m’avez raconté sur les essais qui sont faits en même temps plutôt que les uns après les autres comme ça doit se faire, m’a beaucoup touché et vous avez rudement eu raison de le faire malgré les gens qui voulaient pas. J’ai pas bien compris ce que vous avez trouvé sur la puissance de la molécule, mais ça m’a fait plaisir d’autant que j’ai cru deviner que la molécule pas puissante était aussi bien que les autres ce qui n’est que justice dans ce monde où c’est toujours les plus forts qui gagnent et qui gâchent la vie des autres. Tout ça n’est pas dû au hasard même le truc de l’hyper acide que vous m’avez raconté, mais à tout ce que vous savez dans votre tête sur la chimie et même sur la biochimie qui doit être plus compliquée encore. Et d’ailleurs moi je vous dis que si vous pensez qu’il faut de l’hyper eau de javel ou de l’hyper bouillon de légumes pour tremper la molécule, il vous faut pas hésiter parce qu’on sait jamais. Dans l’attente de savourer votre délicieuse molécule, je vous prie de croire à l’expression de ma respectueuse dévotion. Barthélémy Parpot 17
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INTERFLORA (Objet : Bouquet de lys) À l’attention d’Anna K. Je viens de toucher le RMI aujourd’hui et je voulais vous remercier de votre bonne présence sur terre. Est-ce que vous m’autorisez à vous embrasser durant mes rêves nocturnes ? Barthélémy Parpot
À Madame Anna Kruczynski Laboratoire d’oncologie – NG Lab. Très chère Anna de toutes mes espérances, J’ai une mauvaise nouvelle, on est plus que 29 855 à attendre la molécule car René mon voisin qui savait tout sur le cancer en est mort ce matin. Comme quoi à trop savoir de choses on finit par les attraper. Moi je vais à l’IRM qui fait du bruit pour voir s’il y a des metaextases quelque part ou si je suis à peu près guéri pour le moment même si ça doit pas durer. De toute façon personne ne doit durer éternellement et c’est tant mieux. Je crois que le professeur en a assez de moi. Il s’agace dès qu’il me voit et il dit que je pose trop de questions et qu’il n’a pas le temps d’écouter mes raisonnements. Je crois qu’il veut se débarrasser de moi comme ça m’arrive souvent avec les gens des administrations, les assistantes sociales et les banquiers, ce que je peux comprendre car moi-même si je pouvais me débarrasser de moi et être un autre avec de nombreux amis, une gentille amoureuse et des rideaux aux fenêtres d’un appartement avec trois pièces, je n’hésiterai pas. Je vous prie d’agréer, chère Madame, l’expression de ma grande espérance en vous. Barthélémy Parpot
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À Madame Anna Kruczynski Laboratoire d’oncologie – NG Lab. Très chère Sainte Anna de la Rémission, Je suis guéri car il n’y avait rien à l’IRM. Je dois juste faire des rayons et ce sera fini jusqu’à ce que ça recommence. Je vais un peu regretter les mardis avec les gentilles infirmières à l’hôpital qui vont et viennent la nuit. C’est un spectacle émouvant pour les gens comme moi qui n’ont jamais personne chez eux la nuit pour les distraire de leurs insomnies. Quand je serai chez moi, je vais suivre vos conseils et me faire des infusions de lys tous les soirs et aussi des inhalations si je peux. J’aimerais bien pouvoir vous écrire de temps en temps et rester encore un peu votre objet de recherche surtout si vous voulez étudier la récidive. Avec la chance que j’ai pas, ça devrait me tomber dessus rapidement et je pense que vous auriez vraiment intérêt à me suivre de très près. Dans l’attente, je vous prie de recevoir, chère Madame, l’expression de ma respectueuse rémission. Barthélémy Parpot À Barthélémy Parpot 2, rue des Lois – 31000 Toulouse Monsieur, Je ne vous ai jamais dit de faire des infusions de lys ni quoi que ce soit d’autre. Le lys de Madère peut être dangereux s’il est consommé par voie orale car il est hallucinogène, et les alcaloïdes binaires qu’il contient ont une toxicité élevée. Vous ne touchez plus à cette plante sauf au travers de médicament que vous prescrira votre médecin. Surtout ne faites rien par vous-même. Bien à vous, Anna K. 19
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À Madame Anna Kruczynski Laboratoire d’oncologie – NG Lab. Très chère Sainte Anna de la Rémission, J’ai bien entendu vos recommandations que je vais scrupuleusement suivre au pied de la lettre. Je n’utiliserai pas le lys et même je ne dirai pas qu’il est hallucinogène car ça peut attirer des ennuis. Je connais quelqu’un qui fume des feuilles de géranium séchées quand il n’a pas la drogue qui pousse sur son balcon, alors s’il savait ça, je vous dis pas les problèmes. Je peux pas vous écrire davantage parce que j’ai un gros coup de soleil à cause des rayons et que je peux pas bien bouger le bras droit, mais je vous prie de croire à mon humble obéissance. Barthélémy Parpot
À Madame Anna Kruczynski Laboratoire d’oncologie – NG Lab. Très chère et vénérée Sainte Anna, Voilà plusieurs semaines que j’attends un mot de vous mais je comprends que vous êtes très occupée par votre vie et que vous n’avez pas le temps d’écrire les longues lettres que j’aurais aimé lire. C’est pas grave parce que je sais bien que c’est pas du mépris de votre part, et d’ailleurs j’ai remarqué que les gens qui savent beaucoup de choses comme vous, sont toujours humbles et gentils, tandis que ceux qui savent rien et qui croient tout savoir sont stupides et sans cœur. C’est sans doute parce que les savants comme vous se rendent compte de tout ce qui leur reste à apprendre qu’ils écoutent bien les autres et aussi parce qu’ils pensent pouvoir apprendre de partout et de toute part, 20
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alors que les banquiers, les commerçants et les avocats qui s’intéressent surtout à l’argent, n’écoutent jamais rien de ce qu’on leur dit. Une fois j’ai rencontré un chercheur qui avait étudié des étoiles toute sa vie, c’est comme les molécules mais en plus gros, enfin je crois. Il était ivre tous les soirs à cause de sa femme qui l’avait quitté depuis des années et qu’il attendait encore en buvant pour tuer le temps. Il m’avait raconté comment c’était au fond de l’univers où personne n’ira jamais. Je vous dis ça parce que lui aussi m’écoutait avec attention, comme si je risquais de savoir des choses sur le fond de l’univers que lui n’aurait pas su, ce qui n’était évidemment pas le cas. C’est la dernière fois que je vous écris parce que je veux pas déborder sur votre vie, mais je ne manquerai pas de vous tenir au courant de ma prochaine récidive, pour que vous puissiez reprendre vos recherches avec moi. Je voulais d’ailleurs faire des contrôles toutes les semaines pour que vous ne ratiez pas le début, mais le professeur n’a pas voulu. Il a juste accepté tous les trois mois pour se débarrasser de moi. Dans l’attente de ma récidive qui j’espère ne tardera pas trop, je vous prie de recevoir les hommages de celui qui aimerait rester votre dévoué objet de recherche. Barthélémy Parpot
Cette nouvelle fait écho au travail de chercheur d’Anna Kruczynski, directrice de recherche en pharmacologie anticancéreuse à l’Institut de Recherche Pierre Fabre à Toulouse.
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ISBN 978-2-86266-648-8
16 €
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ouze écrivains ont répondu à l'appel des organisateurs de la Novela, festival des savoirs partagés, qui se tient chaque automne dans la Ville rose. Leur mission : rencontrer un des douze chercheurs toulousains, hommes et femmes en parité, de toutes disciplines, de tous âges, et écrire ce que cette rencontre leur inspirait. Douze nouvelles en sont nées. Elles sont signées Ingrid Astier, Jean-Noël Blanc, Marie Didier, Hélène Duffau, Paul Fournel, Ricardo Lemaure, Yvon Le Men, Alain Monnier, Gérard Mordillat, Jérôme Prieur, Boualem Sansal, Florence Thinard.