PIERRE CITERNE
Les métiers du vin histoire & patrimoine
loubatières
Le vigneron Le tâcheron et l’ouvrier Le vendangeur Les grands commis du vin : maîtres de chai et régisseurs L’œnologue
Lesmains pourpres ceux qui font le vin
Le vigneron Dans l’ordre logique des choses le métier de vigneron apparaît comme le premier des métiers du vin. Il est le métier primordial dans la réalité des faits archéologiques, historiques, économiques et sociologiques, comme dans la pensée collective, qui persiste, encore aujourd’hui, à mythifier les origines et l’essence du vigneron. Les origines de la vigne, sa faculté à toujours renaître, les gestes de sa culture, la révélation du vin faite aux hommes : tout cela est affaire de dieux, de demi-dieux et de souverains. Comme un torrent, ce substrat antique a irrigué le christianisme, modelant définitivement la vision occidentale du vin, passionnément hiérarchique. Passion hiérarchique que le blé – le blé encore plus essentiel que le vin dans ce qui nous définit – aurait pu mais cependant n’a jamais suscitée. Pourtant l’Ecclésiaste dit : « Va, mange avec joie ton pain, bois gaiement ton vin, car depuis longtemps Dieu prend plaisir à ce que tu fais. Qu’en tout temps tes vêtements soient blancs et que l’huile ne manque point sur ta tête. » (IX, 7-8). Sumer, mère de beaucoup de choses, n’a pas choisi entre le grain et le raisin, la bière et le vin. Dans l’Épopée de Gilgamesh, vieille de quatre mille ans, la déesse tavernière Siduri, après lui avoir refusé le vin de sa vigne, réservé aux dieux, donne au héros en quête d’immortalité le même conseil que reprendra l’Ecclésiaste. Elle le mettra ensuite sur le chemin menant à Ut-Napishtim, cousin mésopotamien de Noé, qui lui-même
L’ivresse de Noé, Sebastian Franck, gravure sur bois, Allemagne, 1539.
8
LES MÉTIERS DU VIN
Noé, mosaïque, basilique Saint-Marc, Venise, XIIIe siècle.
Grotte d’Areni 1 en Arménie, cuves de stockage en terre cuite, Chalcolithique.
n’avait pas manqué d’offrir à la fois du vin et de la bière aux ouvriers chargés de construire l’arche en prévision du Déluge. Le Déluge… Pour les religions du Livre, le patriarche Noé est bien le premier vigneron (Genèse, IX, 20). Les commentateurs coraniques prendront soin de spécifier que c’est Satan qui insista auprès de Noé pour que la vigne fût montée à bord de l’Arche. Osiris le ressuscité, dieu de la croissance végétale et de la fertilité, est seigneur du vin et premier vigneron pour les Égyptiens ; au travers du pain et du vin dans lesquels il s’incarne, il préfigure l’eucharistie. Pour les Grecs c’est toujours Dionysos, fils de Zeus, qui apporte la vigne aux hommes. Les variantes du mythe mêlent au vin le sang, la mort et le sexe, preuve du sérieux avec lequel ce don doit être considéré. Il est fait par le dieu à Œnée, roi de Calydon ; selon certains auteurs Dionysos remercia ainsi le souverain de l’avoir complaisamment laissé passer une nuit auprès de sa femme, Althée. Pour d’autres, Dionysos offrit la première vigne à l’hospitalier paysan Icarios, qui la cultiva, vinifia le raisin et invita ses voisins, des bergers, à boire le vin ; ivres, se croyant empoisonnés, ils massacrèrent le vigneron. Le même Dionysos, à la mort accidentelle de son premier amour, l’éphèbe Ampélos, tombé d’un orme au sommet duquel la vigne fructifiait, transforma le corps de son aimé en une autre vigne, porteuse de raisins au jus rouge comme le sang. « Même mort, tu n’as pas perdu ta couleur de rose » dit le poète persan Abû Nuwâs. Qui dit vigne, ne veut pas obligatoirement dire vin. La révélation de la boisson enivrante n’advient pas sans violence. Dans l’Avesta perse, c’est un oiseau magique qui fait don de la vigne au chah Jamshid. Stocké dans des jarres, ce premier raisin commence à fermenter, suscitant
la méfiance des hommes, qui pensent le breuvage inconnu empoisonné. Une des épouses de Jamshid y goûte, par désespoir, et retrouve l’envie de vivre. Le souverain décide alors que toutes les vignes seront désormais employées à la production du vin.
LES MAINS POURPRES
Du mythe à la réalité historique, le poids de la terre Nos ancêtres chasseurs-cueilleurs du Paléolithique ont ramassé le raisin sauvage, par exemple près de Nice, sur le site de Terra Amata,
vieux de près de quatre cent mille ans, célèbre pour avoir livré des traces parmi les plus anciennes de la domestication du feu. L’auront-ils parfois laissé fermenter ? En auront-ils goûté l’ivresse ? Nous aimerions le croire… Ce qui semble en revanche certain, c’est que les premiers vignerons furent des hommes du Néolithique, porteurs d’une nouvelle économie de subsistance basée sur l’agriculture et l’élevage, d’un nouveau rapport à la nature et au cosmos, dont la présence est attestée au Moyen-Orient il y a dix mille ans. Des indices ? Daté entre 7 400 et 7 000 ans avant le présent, le site iranien de Hajji Firuz Tepe a livré six jarres de terre cuite contenant un résidu d’acide tartrique (caractéristique du raisin) et de résine de térébinthe ; ce pourrait être le premier témoignage probant de la volonté d’élaborer du vin. Des preuves ? Un peu plus à l’ouest, le Caucase témoigne d’activités vigneronnes remontant au Chalcolithique, datées entre 6 100 et 6 000 ans avant le présent. Entre 2007 et 2010, les archéologues qui ont fouillé la grotte d’Areni 1, en Arménie, ont découvert un véritable chai, avec bassin en argile modelée, cuve de réception et jarres de stockage, portant des traces d’un pigment caractéristique du raisin rouge, la malvidine. Cette structure déjà importante, laisse à penser que la viticulture et la vinification étaient à ce moment et à cet endroit des pratiques déjà bien établies. Ces découvertes trouvent un écho à la fois dans le mythe, dans cette vigne que Noé aurait plantée sur le mont Ararat, et dans les études biologiques récentes, qui montrent que la région caucasienne, notamment la Géorgie, possède la plus grande diversité phénotypique et génétique au sein de sa population de Vitis vinifera.
À gauche : Gevrey-Chambertin, lieu-dit Au-dessus de Bergis, les fosses de plantation témoignent de la présence d’une vigne gallo-romaine (fouilles INRAP, 2008). Ci-dessus : Cuves vinaires rupestres, région de la Rioja (Espagne).
9
10
LES MÉTIERS DU VIN
Du Moyen-Orient la viticulture se développe dans le bassin méditerranéen et essaime progressivement vers l’ouest. Peu à peu, l’archéologie vient étayer ce cheminement jalonné de mentions littéraires et épigraphiques. Sur le territoire français, la culture de la vigne arrive par les comptoirs grecs, Marseille, Agde, Lattes. De nombreuses vignes galloromaines ont été mises au jour, avec leurs alignements, leurs fosses de plantation et de provignage (marcottage), permettant d’affiner nos connaissances de la viticulture telle qu’elle fut pratiquée il y a deux mille ans dans des zones dont la notoriété viticole demeure. En Bourgogne par exemple, à Gevrey, où une vigne de plaine, située à quelques hectomètres du fameux Chambertin, a été reconnue et fouillée en 2008 ; elle aurait été exploitée entre la fin du Ie et le IIIe siècle après J.-C. La terre, toujours, comme condition première. Dans l’imaginaire collectif, le métier de vigneron est par essence lié à la terre, à ses renaissances cycliques, à l’interaction millénaire de la glèbe avec l’humain, qui définit ces fameux terroirs. Est vigneron celui qui possède sa vigne,
Les Très Riches Heures du duc de Berry, mois de septembre, XVe siècle.
ou dans certaines conditions celui qui la cultive pour le compte d’autrui. Plus qu’un ensemble de savoir-faire, c’est une condition. Quel pouvait être le sens du rapport à la terre, de la propriété, de l’exercice de ce métier, pour les premiers vignerons dont l’archéologie évoque le souvenir ? Si le vigneron est souvent propriétaire, cela ne veut bien entendu pas dire que tous les propriétaires de vignobles sont vignerons. Ceci est une évidence depuis que les puissances économiques et politiques s’intéressent à la vigne, c’est-à-dire depuis une très haute antiquité. L’antagonisme entre le vigneron travailleur salarié et le propriétaire est même fort ancien, comme le souligne l’historien Roger Dion, qui dans sa magistrale Histoire de la vigne et du vin en France des origines au XIXe siècle (1959) va même jusqu’à évoquer « le séculaire conflit des deux viticultures : la populaire et l’aristocratique », citant maints exemples de litiges médiévaux documentés par les archives. L’intérêt des puissants pour l’exploitation viticole est l’un des bruits de fond de l’Occident : de l’Antiquité à l’actualité, des grandes propriétés
LES MAINS POURPRES
Enseigne de la maison Hugel à Riquewihr, Alsace.
romaines appartenant à l’ordre sénatorial aux investissements de prestige actuels – ceux d’un François Pinault acquérant le Château Latour à Pauillac ou Château-Grillet au bord du Rhône, d’un Bernard Arnault jetant son dévolu sur Yquem et Cheval Blanc –, en passant par la volonté des évêques du haut Moyen Âge, qui sauvèrent les vignobles de l’Empire romain de la ruine qui frappait alentour les monuments comme les institutions. La frontière entre le vigneron et le propriétaire demeure mouvante, toujours aussi intéressante à scruter : combien de riches et puissants « vignerons » posant en costume délicat au milieu de leurs vignobles, tâtant sensuellement pour l’objectif du photographe la grappe dont le jus ne rougira à aucun moment leurs mains… Globalement positive, notre vision du vigneron a beaucoup évolué au cours des dernières décennies. Jusqu’à récemment, on opposait le vin de prestige, issu des traditions culturales nobles, ecclésiastiques ou bourgeoises, au vin de vigneron. Parlant d’un piètre cépage, un observateur du vignoble de Laon, en 1782, note que les vignerons du lieu en « garnissent volontiers leurs vignes parce qu’il fait beaucoup de vin, mais aussy, est-ce de vin de vigneron, c’est-à-dire roide, âpre et de médiocre qualité ».
11
12
LES MÉTIERS DU VIN
Ci-dessus : Taille et façon manuelle de la vigne, livre d’heures de Chappes, vers 1490. À droite : La révolte vigneronne de 1911 en Champagne.
Le poids de l’hérédité, les lignées de vignerons, le poids des générations… La permanence est mise en avant avec fierté. Les exemples célèbres abondent pour qui cherche à remonter le temps : la famille Hugel, vignerons en Alsace depuis 1639 ; la famille Amoreau, dans le Libournais, depuis 1610 ; chez les Dezat, à Sancerre, on revendique un état de vigneron remontant à 1550 ; chez les Mellot, autre importante famille vigneronne sancerroise, le fils aîné s’appelle systématiquement Alphonse, depuis sept générations… Remontons plus loin encore, c’est possible, avec la dynastie des Chave, vignerons sur la colline de l’Hermitage, au bord du Rhône, depuis 1481 ; ou les Constant, à Bandol, en Provence, qui s’affirment vignerons de père en fils depuis 1288…
Enracinés dans la terre. Est-ce par mimétisme avec cette vigne qui, au contraire de toutes les autres cultures, au contraire des céréales nourricières, s’installe au même endroit pour plusieurs décennies, échappant à la nécessité de l’assolement, et voit souvent défiler trois, quatre, cinq générations qui la cultivent à tour de rôle, est-ce par mimétisme avec le cep que le vigneron semble, plus que tout autre paysan, lié viscéralement à sa terre ? Cette permanence des familles vigneronnes permet-elle à l’homme de développer une connivence avec son terroir, que le temps d’une seule vie ne permettrait pas ? Parfois l’hérédité devient fardeau. Combien alors de destins contrariés, de conflits de générations, de passages de témoin manqués, ou du moins difficiles, de carrières menées à contrecœur… Parfois on doit vivre avec l’arrière-goût amer d’unions qui n’ont pas eu que l’amour pour ferment, mais plutôt l’extension, le développement rationnel d’un patrimoine foncier. Et puis ce vertige de ne se sentir qu’un maillon, transitoire, infime devant l’éternel retour des cycles. Tant de vies ayant les millésimes pour principaux jalons ! La considération entourant la condition de vigneron peut varier selon les époques, même dans les vignobles prestigieux. La révolution industrielle est passée par là. Parfois, comme les autres paysans, les vignerons ont dû entendre murmurer, dans leurs dos, que « ce sont les plus cons qui restent ». Aujourd’hui, on salue certains d’entre eux en les qualifiant sans retenue de « magicien du pinot noir », de « légende vivante de Châteauneuf », de « génie de la Moselle »… En Italie, dans le Piémont, il fut une époque, récente, où pour un fils de vigneron, l’échec le plus cuisant résidait dans le fait de ne pas partir travailler chez FIAT à Turin.
Tout à l’inverse, existe une autre réalité, celle des « néovignerons », sans liens familiaux avec la vigne, parfois sans moyens, qui ont changé de cap par passion pour un métier souvent idéalisé. Les pertes sont lourdes… Ne devient pas vigneron qui veut. Mais dans la foi, l’ardeur, la ténacité de ces appelés de la vigne, résident peut-être les raisons qui permettent aux cœurs des terroirs de continuer à battre. Rémy Pédréno s’est installé dans le Languedoc, à la fin des années 1990. Après des débuts modestes, son vin est aujourd’hui reconnu. Son témoignage éclaire non seulement les motivations qui peuvent pousser un individu à abandonner une vie rangée pour celle de vigneron, sans prédestination sociale, mais aussi la perception interne d’un des plus vieux métiers du monde vécu dans un émerveillement quotidiennement renouvelé. « J’aime ce métier, je le trouve beau, noble et utile. Il peut ouvrir chaque jour des portes et des horizons nouveaux, pour peu qu’on observe et qu’on s’interroge sur les gestes accomplis et leurs résultats. Il fait appel à la fois à l’intelligence, à l’intuition et à la sensibilité, au conscient et à l’inconscient. Il ouvre la possibilité d’une communion, avec soi-même, avec la nature, avec les autres. Il aide à grandir et à se révéler à soi-même. « Ce métier, je l’ai adopté progressivement, je dirais que je l’ai petit à petit apprivoisé. Tout est parti de la découverte du vin et de la gastronomie, découverte des sensations, des goûts, de la dégustation. À propos du vin, un jour je me suis demandé – question féconde – quel goût aurait-il si c’était moi qui le faisais ? Réponse en 1996, quand j’ai ramassé le 21 octobre des grappillons de Carignan chez un ami vigneron des Costières de Nîmes, pour vinifier ma première pièce. Suite de 1997 à 1999 sur 1/3 d’hectare de Syrah, avec 4 pièces
Les « mains pourpres ».
par an, puis installation sur 4 hectares (40 pièces), avec un associé. Seul exploitant à partir de 2003, avec 9 hectares de vignes depuis 2006. « Être vigneron pour moi cela signifie prendre et donner du plaisir : plaisir de regarder, de sentir, de toucher, de boire, de partager. Cela signifie aussi être en harmonie avec ce qui est : la nature, le végétal, la terre, le vivant, moimême, les autres. Être un artisan, qui tente d’être artiste, car il y a une notion de création, en particulier de quelque chose qui peut nous survivre… »
LES MAINS POURPRES
15
Le vigneron, un athlète complet Ce qui caractérise le vigneron, plus encore que son attachement à la terre par la propriété ou le bail, c’est sa maîtrise de tous les moments du travail de la vigne, de tous les gestes de la vinification et de l’élevage. Le vigneron sait ; il connaît son affaire. Il effectue lui-même le nécessaire, ou commande, s’il doit déléguer. Les nombreuses servitudes saisonnières de la viticulture sont alors dévolues au tâcheron, au chef de culture, au closier. Nous les détaillerons.
Peut-être à cause de cette grande connaissance qu’il a de son métier, peut-être à cause de son attachement organique à la terre, le vigneron passe pour être farouchement indépendant. Un grand vigneron piémontais, Teobaldo Cappellano, racontait l’histoire suivante : Un jour, en labourant sa vigne, un paysan trouve une lampe, en sort un génie. – Tu as droit à un vœu, dit le génie, de moi tu pourras obtenir tout ce que tu désires, mais sache que ton voisin aura le double. – Crève-moi un œil, répondit le vigneron après une courte réflexion. Pourtant l’entraide existe aussi dans le monde vigneron, comme en témoignent par exemple le très ancien système d’irrigation coopératif nécessaire à la culture de la vigne dans le Valais, ou les nombreuses sociétés de secours mutuel créées en Bourgogne au xIxe siècle et toujours actives. On pourrait penser qu’avant le phylloxera, dans les régions où croissait la vigne (c’est-à-dire à peu près partout en France – les statistiques agricoles de 1788 ne mentionnent que neuf départements sans vignobles, en gros ceux qui sont riverains de la Manche plus la Creuse), la plupart des vignerons étaient polyculteurs, et inversement la plupart des polyculteurs
Page ci-contre : La taille de la vigne, croquis marginal à la plume réalisé sur une bible, 1220-1270, bibliothèque municipale de Toulouse. Ci-dessus, à gauche : Brouette à sarments en Bourgogne. Ci-dessus : Vigneron avec serpe et bêche, cathédrale Notre-Dame de Paris, rosace ouest.
16
LES MÉTIERS DU VIN
Ci-dessus : Taille de la vigne. Ci-dessus, à droite : Vendanges nocturnes.
vignerons. La spécialisation est pourtant ancienne, certains vignobles, prestigieux ou non, connaissent des situations de monoculture depuis fort longtemps. Vers 1245, le témoignage du franciscain Salimbene sur le vignoble d’Auxerre est à ce titre édifiant : « Quand frère Gabriel, de Crémone, m’assura un jour qu’Auxerre avait à elle seule davantage de vignes et de vin que Crémone, Parme, Reggio et Modène réunies, je n’en voulus rien croire : cela me paraissait invraisemblable. Mais quand j’eus fait moi-même un séjour à Auxerre, je dus reconnaître qu’il avait dit vrai et que, dans le vaste espace que comprend le diocèse de cette ville, monts, coteaux, plaines et champs sont, comme je l’ai vu de mes propres yeux, couverts de vignes. Les gens de ce pays, en effet, ne sèment point, ne moissonnent point, n’amassent point dans les greniers. Il leur suffit d’envoyer leur vin à Paris par la rivière toute proche,
qui précisément y descend. La vente du vin en cette ville leur procure de beaux profits qui leur paient entièrement le vivre et le vêtement. » On devine dans les remarques du moine les risques économiques et sociaux, les dangers de mévente et de disette, qui pèsent sur le paysan ayant choisi de se consacrer à la culture exclusive de la vigne. Il faut dire que la monoculture – et le collectivisme – avaient déjà été poussés extrêmement loin dans les latifundia romains. Le collectivisme ? Au début du xxe siècle, la notion de coopération remet le statut du vigneron en question. Le savoir-faire vigneron, souvent qualifié d’empirique, résiste mal aux entreprises collectivistes. Les exemples de la Géorgie ou de la Moldavie, où quelques décennies de pouvoir soviétique ont presque complètement éradiqué une mémoire vigneronne plurimillénaire, des panoplies de gestes et de connaissances, illustrent cette fragilité. En lui imposant les règles de l’agriculture industrielle et en lui ôtant la faculté de faire le vin, on ravale le vigneron au rang de cultivateur, on en fait un simple viticulteur. Il n’a plus ce prestige et ce mystère, qui font du vigneron vinificateur une sorte d’alchimiste. Dès sa première apparition, en 1225, dans Li romans de Carité et Miserere de Renclus de Molliens, le mot vigneron désigne bien « celui qui cultive la vigne et fait le vin ». Gare cependant… même amputé de sa fonction de thaumaturge, de faiseur de vin, castré, le vigneron, par son désir forcené de vivre de sa terre, parfois en niant aveuglément les réalités économiques, reste dangereux. Les révoltes vigneronnes du xxe siècle, en Languedoc ou en Champagne, qu’elles soient le fait de producteurs indépendants ou de coopérateurs, excédés par la mévente, ont vu couler un sang qui n’est peut-être pas le dernier.
Le tâcheron et l’ouvrier Nombreux sont les travaux que nécessite la vigne, quand l’homme prétend réellement la cultiver. Le plus souvent le vigneron, l’exploitant, le propriétaire, ne peut seul tous les mener à bien. Il est aidé par une main-d’œuvre spécialisée : tâcherons et ouvriers. Nombreux et divers les travaux. Leur nomenclature, savoureuse, circonscrit un univers qui appartient aux gens du métier. Certains ne nécessitent d’autres outils que des mains rompues aux gestes spécifiques, parfois aidées de mécaniques simples, comme les sécateurs, qui n’ont que récemment remplacé serpes et serpettes, outils emblématiques de l’activité vigneronne dès l’Antiquité, où on les rencontre sous trois formes principales : la falx vinitoria munie d’un talon, pour la taille d’hiver, la serpe sans talon utilisée pendant la période de végétation et la falcula, serpette à vendanger.
Une immuable ronde des gestes En novembre, lorsque la vigne perd ses feuilles et rentre en repos hivernal, commence l’année des travaux viticoles, avec la taille, opération cruciale, puisqu’elle conditionne non seulement la prochaine récolte, mais aussi la vie de chaque cep. Elle peut être menée jusqu’au mois de mars, en une seule fois ou en deux passages : une prétaille, ou démontage, visant à éliminer les bois des années précédentes, suivie d’une taille définitive, qui sélectionnera les bourgeons appelés à fructifier. Les outils
Décuvage et transfert du marc dans le pressoir.
18
LES MÉTIERS DU VIN
Ci-dessus, en haut : Planche de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, 1762. Ci-dessus, à droite : Tombe hypogée de Nakht, « scribe et astrologue d’Amon », Thèbes, XVIIIe dynastie, 1401-1390 avant J.-C. Ci-dessus : Vendange.
de la taille sont les sécateurs, petits et grands, aujourd’hui parfois pneumatiques ou assistés, ainsi que la scie, quand il faut changer plus profondément la forme d’un cep, l’abaisser par exemple. Ensuite vient le sarmentage : l’élimination des sarments taillés, par le fer (broyage) ou par le feu (la brouette à sarments). Il faut voir ces improbables braseros roulants et fumants, mariage d’un bidon décalotté et d’une roue de bicyclette, émailler les vignes nues de la Côte bourguignonne de leurs panaches sages ou ébouriffés. On s’intéresse ensuite au palissage, on le répare, on change ce qui doit l’être, fils ou piquets. Dans la foulée, on y attachera les baguettes, sarments de l’année précédente destinés à porter les pousses qui fructifieront à leur tour.
Labours, fertilisations et traitements sont devenus depuis la mécanisation le domaine du tractoriste. Les labours, autrefois consubstantiels à la viticulture, ne sont plus systématiquement effectués. Seuls certains exploitants ayant une vision élevée et traditionaliste de leur métier, et de leur terroir, persistent à donner des façons, à chausser la vigne en automne, à la déchausser au printemps, à pratiquer décavaillonages et griffages. Le travail manuel de la terre a longtemps prévalu dans les vignes. La morphologie des outils utilisés, comme celle de la serpe, n’a pratiquement pas changé depuis l’Antiquité : la houe dentée ou bigot (bidens, raster), le hoyau à une seule lame (ligo). Ponctuellement, en écho au labeur de tant de générations, le piochage manuel élimine encore les herbes envahissantes qu’autour des ceps les passages mécaniques auront oubliées. Quant à la nécessité de ce qu’on appelle pudiquement « les traitements », elle n’existe que depuis l’arrivée des grandes maladies cryptogamiques, venues d’Amérique : oïdium (apparu en France aux alentours de 1845), black-rot (1855), mildiou (1878). Par commodité, on y a ajouté les traitements herbicides, qui ont remplacé le désherbage mécanique. Nous évoquions le tractoriste, mais c’est aujourd’hui parfois le pilote d’avion, ou d’hélicoptère, qui est convoqué pour l’épandage de certains traitements. La viticulture est devenue le plus gros client de l’industrie phytosanitaire. Un exemple, glané dans le Guide pour une protection durable de la vigne édité en 2005 par le ministère de l’agriculture : « Le choix des préparations herbicides se fera en fonction des adventices attendues et du mode de conduite du vignoble : préparations à base d’isoxaben, d’oryzalin, de pendiméthaline, de flumioxazine, de dichlobénil, de flazasulfuron, d’oxyfluorfène, etc. » Involontaire et troublante poésie des mots. Les pouvoirs publics
commencent à se préoccuper des répercussions que tant de molécules joyeusement dispersées pourraient avoir sur la santé de ceux qui travaillent dans les vignes, et accessoirement sur celle des buveurs de vin. Malgré tout, au printemps la vigne, bonne fille, reprend vie. Les travaux en vert débutent. Ils concernent essentiellement les vignes palissées, celles que l’on rencontre à Bordeaux, en Bourgogne, serrées, dociles, se développant en deux dimensions : palissées et policées. Les autres, sans guide ni support, menées selon la taille dite en gobelet, ressemblant à des arbustes, sont surtout répandues dans le Midi méditerranéen, d’où elles remontent la vallée du Rhône jusqu’en Beaujolais.
LES MAINS POURPRES
Labour en Champagne, Domaine Tarlant.
Il y a d’abord l’ébourgeonnage, appelé aussi épamprage, évasivage ou éjetonnage en Bourgogne ; il s’agit de l’élimination des bourgeons superflus. Normalement manuelle, cette opération peut être mécanisée (lanières rotatives) ou même chimique (réalisée à l’aide d’un défanant). Viennent ensuite le relevage, qui consiste à enserrer le feuillage entre deux fils de fer mobiles, puis l’accolage, qui est le palissage des nouveaux rameaux. La grande affaire désormais est de contenir la vigueur estivale de cette liane qu’est la vigne. Il faudra écimer, c’est-à-dire supprimer l’apex des rameaux, et rogner, tailler le feuillage sur les trois faces du rang, en plusieurs passages, aujourd’hui le plus souvent mécanisés, pour favoriser le développement des grappes tout en laissant à la vigne la surface foliaire nécessaire à la photosynthèse. Dans certains vignobles, certaines années, on pratique en été l’effeuillage, l’élimination d’une partie des feuilles pour aérer les raisins, et les vendanges vertes ou vendanges en vert, sorte d’eugénisme malthusien appliqué au raisin, consistant en la suppression de grappes excédentaires qui pourraient compromettre la bonne maturation de l’ensemble de la récolte. Arrive finalement le point culminant de l’année viticole, le temps des vendanges, apogée et libération pour le travailleur de la vigne.
Le statut de l’ouvrier de la vigne Selon la nature du vignoble, le degré de mécanisation possible, le type de culture, la qualité de vin recherchée, la quantité de travail à fournir peut varier considérablement. On estime donc qu’il faut
19
« Types méridionaux 71 : le retour de vendangeurs », photographie Henri Jansou (1874-1966), Toulouse : maison Labouche frères, ca 1910, Archives départementales de la Haute-Garonne.
pour dix hectares de vignes entre un et dix travailleurs à temps plein. Certains débroussaillent, d’autres jardinent. La mécanisation de la viticulture a rendu brutalement caduque les notions d’ouvrée, de journal ou d’homme, qui désignent toutes la même chose : la surface de vigne que peut bêcher, manuellement, un homme en une journée. Cette surface varie entre trois et cinq ares. L’ouvrée bourguignonne vaut précisément 4,28 ares. Au fil des siècles, ces notions avaient façonné aussi bien la division des parcelles que les termes des contrats unissant propriétaires et travailleurs ; leurs traces demeurent, dans la topographie et la toponymie des vignobles, enracinées aussi dans le métier de tâcheron, qui continue à exister aujourd’hui. C’est le modèle bourguignon : chaque tâcheron s’occupe seul d’une surface de vigne ne devant pas dépasser 3,65 hectares, de la taille au rognage. La distinction de ce qui est obligatoire ou optionnel dans la tâche fait l’objet d’une définition précise, exposée dans le Journal officiel du 26 mars 1998. En charge d’une parcelle, sa parcelle, le tâcheron connaît à fond le métier du cultivateur de la vigne, la succession des travaux annuels. Métier solitaire, en extérieur et d’une certaine façon en autogestion, celui de tâcheron est un métier d’orgueil et d’indépendance. Il n’est pas certain qu’immergé dans les joies et les peines des saisons, de l’espace, de la vie sans cesse renaissante, transpercé par la bise quand il taille, rôti par le soleil d’été, souvent plié en deux, avec la terre amoureuse qui alourdit chaque botte de plusieurs kilos, le tâcheron, en rejouant cette servitude et cette communion millénaires, envie la température constante et les fauteuils ergonomiques des bureaux où officie le travailleur tertiaire.
TABLE DES matières Avant-propos ....................................................................................................................................... 3 Les mains pourpres – ceux qui font le vin .................................................................. 7 Le vigneron ..................................................................................................................................... 7 Le tâcheron et l’ouvrier ....................................................................................................... 17 Le vendangeur ........................................................................................................................... 23 Les grands commis du vin : maîtres de chai et régisseurs ......................... 29 L’œnologue ................................................................................................................................... 37 Les stratèges de la contention – des artisans autour du vin .................... 47 Le potier ......................................................................................................................................... 47 Le tonnelier .................................................................................................................................. 52 Outres et utriculaires ............................................................................................................ 58 Le verrier ........................................................................................................................................ 59 L’orfèvre .......................................................................................................................................... 64 Le bouchonnier ......................................................................................................................... 67 Le fabricant d’étiquette ....................................................................................................... 74 Savants et praticiens – comme bonnes fées du vin .......................................... 81 Penchés sur la terre : le géographe, le géologue et l’arpenteur .............. 81 Spécialistes du vivant : l’agronome, l’ampélographe, le pépiniériste ....................................................... 88 Un toit pour le vin : bâtisseurs vernaculaires, architectes savants ....... 95 Le matériel technique : ingénieurs et concepteurs ...................................... 100 Transformateurs et interprètes du vin : du distillateur au cuisinier ............................................................................................. 103 Sans le commerce, point de vin ? ................................................................................. 111 La commercialisation : du vendeur au négociant ........................................ 111 Des intermédiaires privilégiés : courtiers, acheteurs, agents ................ 117 Les inséparables : le gabelou et le fraudeur ....................................................... 125 Convoyeurs des routes et des eaux .......................................................................... 128 Au bout de la chaîne commerciale : le débitant, le caviste, le tavernier ............................................................................ 132 Faire savoir faire boire – les voix du vin ? .............................................................. 141 Prescripteurs historiques du vin, défenseurs des vignerons ................. 141 Un nouveau prescripteur : le dégustateur professionnel ......................... 147 Le sommelier et l’échanson .......................................................................................... 150 Célébrer le vin : le poète, l’artiste, le buveur, l’officiant… ................... 155
Les métiers du vin histoire & patrimoine
Ce livre est tout sauf un livre de science impartiale. La subjectivité de l’auteur rejoint celle du dégustateur... Il s’agirait plutôt d’un regard sensible, vagabond, porté sur des hommes, des tâches, des générations qui ont tendu au même idéal vineux, si modeste ou répétitif fût-il. Si les personnages, les anecdotes, les grands faits de la chronique comme les humbles typologies du quotidien se multiplient au fil des pages, c’est que depuis dix millénaires le vin est partout présent dans notre histoire. Nombreux sont les aliments, dans toutes les cultures, à avoir été divinisés, mythifiés, anthropomorphisés. Aucun ne l’a été avec autant de constance que le vin ; pour preuve le vocabulaire de dégustation qui depuis le Moyen Âge, au moins, lui prête nos traits et nos humeurs : un vin peut être aristocratique ou grossier, mollasson ou couillu, bavard ou muet, fringant ou sénile, aguicheur ou janséniste, amoureux ou putassier, gentil, boudeur, gaillard, revêche... En fin de compte le vin, c’est l’homme.
PIERRE CITERNE est docteur en Anthropologie sociale et historique, titulaire du diplôme de conservateur régional du Patrimoine. Œnophile avant tout, il a été plusieurs fois champion de France et d’Europe de dégustation à l’aveugle. Il est également membre du comité de dégustation de la Revue du Vin de France.
Vendangeurs foulant le raisin dans des comportes, photographie d’Eugène Trutat (1840-1910), directeur du Muséum d’histoire naturelle de Toulouse de 1890 à 1901. Bibliothèque municipale de Toulouse. En couverture : château Pichon Longueville Comtesse de Lalande © Michel Guillard / Scope-Image Dépôt légal : novembre 2012
ISBN 978-2-86266-673-X
www.loubatieres.fr
37 € 9 782862 666730