Laboratoires du noir
NOUVELLES LOUBATIÈRES
ISBN 978-2-86266-682-2 © Nouvelles Éditions Loubatières, 2012 10 bis, boulevard de l’Europe – BP 50014 31122 Portet-sur-Garonne Cedex www.loubatieres.fr
Photographie de couverture : Nicolas Jouveneaux
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NOUVELLES LOUBATIÈRES
Table des matières Enigma Dôme Hervé Jubert ............................................................................... 13
Mission « Couronne du Christ » Jean-Pierre Alaux ...................................................................... 25
Ma petite entreprise ne connaît pas la crise Laurence Biberfeld .................................................................. 35
Martingale Marie Vindy ................................................................................. 49
Cocorico ! Monsieur Gène Jean songe ..................................................................................... 63
Dead line Marin Ledun ................................................................................ 75
Le gang des Pyrales Benoît Séverac ........................................................................... 89
L’alpha et l’oméga Christophe Guillaumot ....................................................... 101
Killer bees Serguei Dounovetz ................................................................ 115
Nanotechnologies Romain Slocombe ................................................................... 131
Le mystère de l’observatoire du pic du Midi Daniel Hernandez .................................................................. 145
Passages Elena piacentini ..................................................................... 159 6
Préface Je n’étais pas installé depuis deux mois dans mon fauteuil de directeur de la Série Noire qu’un ami vint déposer sur mon bureau un roman américain, dont il m’assura qu’il était si dingue, si drôle et si déjanté, que seule la Série Noire était digne de l’héberger. Je l’ai lu et sans barguigner, j’ai choisi d’en faire le premier des romans publiés sous ma responsabilité. Écrit par un certain Allan C. Weisbecker, Cosmix bandidos raconte les hauts faits d’un trafiquant de cocaïne, recherché par plusieurs agences gouvernementales nord et sud-américaines pour trafic d’armes et de drogues et sans doute d’autres crimes et délits, qui vit dans la jungle colombienne avec son chien, un serpent amateur d’armes à feu, et José, un bandido local. Sa vie change le jour où José, après une expédition avec ses collègues, lui ramène le fruit de l’agression d’une famille américaine dépouillée à l’aéroport : les cartes postales des enfants, un appareil photo sans pellicule et des livres sur la physique quantique. Dès lors, notre héros va entreprendre deux missions : avertir de son infidélité les différents petits amis auxquels la fille adolescente de la famille avait prévu de poster ses cartes, et se remémorer son histoire personnelle à la lumière de la physique quantique. Ce dernier objectif nécessitant d’ailleurs d’approfondir le sujet et donc, entre autres, d’attaquer à l’arme lourde une bibliothèque universitaire. Dans mon ignorance crasse de tout ce qui touche à la physique, qu’elle soit quantique ou classique, je n’ai vu dans cette histoire qu’un délire hilarant où notre héros, puissamment soutenu par le mezcal, la cocaïne, la marijuana et autres 9
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substances hallucinogènes, affronte et tourne en ridicule toutes les polices du continent américain. Le sous-titre de l’édition originale, la quête de contrebandiers à la recherche de la signification de la vie, aurait dû me mettre la puce à l’oreille, mais, en praticien avisé du polar et de la littérature noire, j’avais l’habitude des études de milieu et des soustextes qu’utilisent les bons auteurs pour insérer leur fiction dans la réalité. Ce fut Jean-Marc Lévy-Leblond, vieux copain et physicien de renom, qui me déniaisa. Il écrivait un article sur le livre et voulait en savoir plus sur l’auteur : « Ne me dis pas que tu ne sais pas ce que tu as publié… Ben, c’est tout simplement une illustration du bouquin de Niels Bohr, Physique atomique et connaissance humaine. » Jamais aucun ouvrage de la Série Noire ne reçut autant de recensions de magazines scientifiques. Cosmix Banditos devint illico un roman doublement culte. Pour les aficionados de la S. N., il rejoignit le pinacle des quelques textes uniques qui émaillent la collection depuis sa création, et pour les scientifiques, il reste une curiosa absolue, un exemple unique de l’irruption de la fiction dans le champ le plus abstrait de la science moderne. L’édition littéraire française aime que les choses soient bien rangées. Il existe déjà une catégorie où ranger les œuvres de fiction qui font leur lit de la science et de l’exploration du futur, et la science-fiction aligne suffisamment de chefd’œuvre pour que le titre de genre littéraire lui soit sans conteste accordé. En toute logique, un roman traitant de la fameuse controverse qui opposa Einstein et Bohr sur Dieu aurait dû être rangé dans le rayon science-fiction par les critiques, les libraires et les lecteurs. Pourtant, personne ne s’y trompa, c’était indiscutablement un polar. Aussi indiscutablement polar que les douze nouvelles de ce recueil qui, toutes mettent la science au cœur de leurs intrigues et qui, toutes, ont été conçues en collaboration avec des scientifiques patentés. Nul doute que si l’on avait demandé à ces auteurs 10
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d’écrire une nouvelle de science-fiction, ils l’auraient fait indiscutablement et avec le même talent. Mais c’est un polar qu’on leur a demandé et, tout en respectant la contrainte, c’est l’amour, la haine, la jalousie, le lucre et la corruption qu’ils ont tous mis en scène. Parce qu’elle est totalement braquée sur le futur, la science-fiction fait peu de cas de ceux qui se débattent dans un présent souvent lourdement obéré par le passé. À l’inverse, c’est parmi ces derniers que le polar aime à trouver ses protagonistes. Nos auteurs l’ont bien compris, qui se sont servi d’un cadre imposé – la science en l’occurrence – pour mieux parler d’eux, de nous, de nos vices et de nos grandeurs. Ce faisant, ils inscrivaient leurs textes dans les fondamentaux du polar, car, quelles que soient les définitions que l’on cherche à lui donner, c’est toujours sur l’homme que l’on finit par retomber, l’homme et sa fichue habitude de suivre jusqu’au bout ses instincts. On m’objectera que ces propos peuvent s’appliquer à la quasi-totalité du genre romanesque. C’est parfaitement exact. C’est même pour ça que ma passion pour le roman est indissociable de mon amour pour le polar. D’ailleurs, si Cosmix banditos est un aussi sacré bon roman, ce n’est pas à cause des Quarks, mais grâce à l’empathie que je ressens pour ses personnages.
Patrick Raynal
Enigma Dôme Hervé Jubert
Birgit inaugura le massacre. L’axe de motorisation d’un des télescopes était tombé en panne. L’opération de pure routine consistait à sortir de la station, à parcourir cinq cents mètres aller, à démonter l’axe et à parcourir cinq cents mètres retour. Le thermomètre indiquait moins cinquante degrés Celsius. Plutôt doux pour la saison. Birgit insista pour y aller seule. Gunther observait le site d’AstroEuropa aux jumelles depuis la chambre attenante à l’hôpital lorsqu’il repéra la forme allongée sur la glace. Il donna l’alerte. Jipé (le mécano) y fonça en ski-doo. Il ramena Birgit, inconsciente. On la transféra direct au bloc. Les six autres membres de la station se pressèrent autour de son corps comme des vautours sur un cadavre. Gunther fut obligé de les mettre à la porte pour tenter de sauver l’astronome dont le cœur s’était arrêté de battre. Il la choqua. Il pratiqua un massage cardiaque pendant dix bonnes minutes. Il la choqua encore. En vain. Gunther n’autopsia pas Birgit mais il analysa son sang. Il conclut à un empoisonnement alimentaire. Du moins, c’est ce qui apparaît dans son rapport. Les conserves de crocodile et de kangourous furent bannies des cuisines. De toute façon, la viande australienne était dégueulasse. Avant de continuer dans les réjouissances, je vous plante le décor. 13
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Le dôme E désigne une station d’études scientifiques franco-allemande installée au milieu du continent antarctique, un des environnements les plus hostiles de la planète. Le dôme n’en reste pas moins très confortable. Il est constitué de deux tours de trois étages chacune. Dans la tour « silencieuse », de bas en haut on trouve : l’hôpital, les chambres, les labos et les salles de communication. Dans la tour « bruyante » : au premier les locaux techniques ; au second la salle de sport, de vidéo et les magasins ; au troisième les cuisines, le resto et les bibliothèques. Ces espaces de vie se dressent au milieu d’une plaine blanche à perte de vue. Les modules scientifiques se concentrent au sud, d’où viennent les vents dominants. Vous avez la galerie de stockage des carottes glaciaires, les shelters d’études géomagnétiques, la plate-forme MacDonald pour les observations astronomiques (elle ressemble à un M géant), le World Trade Center, pylône de trente mètres de haut auquel sont accrochés divers instruments. Au nord, des tentes et des containers abritant les réserves de fuel et de vivres, plus le camp d’été. Le dôme bourdonne de la présence d’une cinquantaine de résidents de novembre à février. Le reste du temps, une dizaine d’hivernants seulement vit ici. Ils ont pour mission de mener les expériences scientifiques, d’entretenir la station, de survivre sans s’entre-tuer dans un environnement confiné et sans secours possible. Au plus profond de la nuit polaire, le vent aidant, la température peut tomber à moins 90 degrés. La base la plus proche se trouve à mille kilomètres. Aucun avion ne peut voler jusqu’au dôme E avant le début du mois de novembre. Qui sont les cinglés qui signèrent pour cet hivernage ? Birgit, astronome associée à l’université de Dortmund, quarante-trois ans. Jipé, le mécano. Un furieux du tournevis. Toujours à démonter, remonter, réparer. 14
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Marc, l’électrotechnicien, affecté à la centrale de sécurité, responsable des groupes électrogènes. Discret. Une femme et un bébé l’attendaient en France. Sa disparition est celle qui m’a le plus peinée. Régis le plombier. Régis le déconneur. Jamais le dernier pour organiser une soirée déguisée, un dîner thématique, une chasse aux œufs de Pâques en extérieur… Un vrai bouteen-train. Gunther le toubib, la petite cinquantaine. Enzo le cuisinier. Français par sa mère, allemand par son père et né en Calabre. Un numéro à lui tout seul. Svéa, la glaciologue, dont c’était le second hivernage. Brillante. Jolie. Drôle. Trop jolie et trop drôle. Thierry qui portait la double casquette d’informaticien et de météorologue, le vétéran de la bande. En tout huit personnes. Deux filles et six garçons. Trois Allemands et cinq Français. Et autant de façons de mourir. Revenons à nos hivernants, trois jours après la mort de Birgit. Ils envoyèrent un mail pour signaler le décès à Paris et Berlin. Le corps avait été rangé par Gunther dans le congélateur de l’hôpital. Les patrons français et allemands proposèrent d’installer une cellule de soutien psychologique à distance. Mais les communications Internet étaient vraiment pourries cette année-là et cela s’avéra rapidement impossible. Les hivernants ne disposaient que de cinq minutes de connexion par jour, à 64 kbps en plus. Juste de quoi envoyer du texte et en recevoir. La vidéo, on pouvait faire une croix dessus. Nous étions aux alentours du 21 juin, près du solstice d’été, en pleine nuit polaire. Le soleil ne réapparaîtrait pas avant la mi-août mais sa promesse de retour était censée réchauffer les cœurs. En temps normal, cette période spéciale du mid-winter était consacrée à la fête. La cave à biture était 15
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bien fournie. On levait un peu le pied sur les missions scientifiques. On se lâchait sept jours pleins. La mort de Birgit plomba évidemment l’ambiance. Thierry, qui avait été désigné chef de station par nos huiles, proposa de réduire les sept soirées de réjouissances à une qui fut, il faut le dire, mémorable. Quelle beuverie ! J’en ai rarement vu de telle. Même durant l’oktoberfest. Jipé mit trois jours à s’en remettre. Les semaines passèrent. La routine relégua la mort de l’astronome au second plan. Marc surveillait ses capteurs et ses alarmes. Régis bricolait la blonde, comme il appelait le système de traitement des eaux grises. Svéa étudiait ses carottes de glace et menait d’autres expériences dans des fosses, creusées ici et là par Jipé, toujours prêt à bêcher pour ses beaux yeux. Thierry envoyait sa sonde météo chaque jour à 19 h 30. Gunther, en chômage technique (personne n’était malade) lui filait un coup de main pour dégivrer les instruments du World Trade Center. Enzo accomplissait des miracles en cuisine. Dans mon souvenir, c’était un 27 juillet. Un clair de lune magnifique baignait la station dans une atmosphère ouatée, crépusculaire. Thierry était accroché avec son harnais vingtcinq mètres au-dessus du sol lorsqu’il remarqua quelque chose près de la piste d’atterrissage : un gros caillou noir. Le vent avait bien soufflé la semaine précédente. Il avait raboté quelques congères. Thierry le signala dans sa radio. Ses derniers mots furent « … truc bizarre ». Il perdit l’équilibre. Son harnais céda. Il s’écrasa à deux pas de Gunther qui ne put rien pour le sauver. Le chef avait la nuque brisée. Rebelote. Gunther alerta la station. Jipé déboula avec le ski-doo. Thierry fut ramené à l’hôpital. On étudia son harnais sous toutes les coutures. Un des mousquetons avait cassé net. Fragilisé par le gel ou saboté ? S’agissait-il d’un accident ou d’un… 16
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– Meurtre. Svéa osa lâcher le mot interdit. Elle avait l’habitude de dire tout haut ce que les autres pensaient tout bas. L’un d’entre eux avait tué Birgit puis Thierry. – Raconte pas de conneries, rétorqua Marc. Peut pas y avoir de passager clandestin dans la station. Ou alors tu songes à une créature venue d’un autre monde ? – Un de nous a tué Birgit et Thierry, s’obstina Svéa avant de se servir un scotch bien tassé. Un de nous. Dans un roman ou dans un film, ce genre d’annonce génère des jeux de regard sans fin, des alliances et des trahisons, une tension palpable comme on dit (expression qui m’a toujours tapée sur les nerfs). On aurait pu s’attendre à un pétage de plombs généralisé. Il n’en fut rien. Svéa, avec ses yeux de chat et son joli petit cul, prit les choses en main. Jipé aurait pu s’y coller. Ou Marc. Non. Svéa était la nouvelle alpha, la boss. Et elle prit les choses en mains avec un sang-froid exemplaire. Je dois le reconnaître. Birgit occupant déjà le frigo de la salle d’op, il fut décidé de déposer le cadavre de Thierry dans un des abris, à l’extérieur. À moins cinquante, on le retrouverait intact à l’arrivée des estivants. Les chefs furent avisés de ce second décès. Ils se révélèrent aussi désarmés que la première fois. Puis Svéa réunit tout le monde dans la salle vidéo. – Qui croit à la thèse de l’accident ? demanda-t-elle. Gunther leva la main. Une voix contre cinq. – Okay. On va partir du principe que quelqu’un se cache dans la station. On va la fouiller par équipes de deux. L’intérieur et l’extérieur. Camp d’été inclus. On laissera nos radios ouvertes. Les équipes se dispatchèrent aux quatre coins d’Europa. Cinq heures plus tard, elles se réunirent, bredouilles. Chaque placard, chaque abri avait été inspecté. Même le fondoir qui 17
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servait à transformer la neige en eau potable. Il n’y avait personne d’autre qu’eux. Chacun était forcé de l’admettre. Le ballon-sonde ne s’envola pas ce jour-là. Le mail quotidien avec les données polaires ne fut pas envoyé aux scientifiques tranquilles pépères, bien au chaud, dans leurs labos, à vingt mille kilomètres de là. Les chefs de projets râlèrent. Ces deux morts ne devaient pas remettre en question les missions dont nous étions responsables. L’entretien de la station coûtait des millions d’euros. Les six tapèrent la réponse ensemble : « Allez vous faire voir chez les Grecs. » Puis ils se réunirent autour d’une bouteille de brutal. – Thierry avait vu un truc bizarre, rappela Jipé, un peu pété (il l’avait entendu dans sa radio). Faudrait qu’on aille jeter un œil. Croyez pas ? – On ira mon vieux, promit Marc. On ira. Les hivernants gagnèrent leurs chambres en titubant. Sauf Jipé qui sauta Svéa dans la tour A censée être calme… Le réveil fut difficile. D’autant plus que Gunther était le seul à avoir pris du citrate de bétaïne. On rassura les patrons qui pétaient les plombs. Un nouveau planning fut établi. Avec deux plein-temps en moins cela relevait du numéro d’équilibriste. Priorité fut donnée aux sondes et aux instruments de mesure. Les télescopes seraient bâchés. Tant pis pour le projet de l’université de Dortmund. (Je ne rentrerai pas dans les détails. Sachez seulement qu’il s’agissait de traquer le rayonnement fossile de l’univers.) On décida aussi de se rendre dans la zone repérée par Thierry, derrière le pylône. Mais pour cela, il fallut attendre plusieurs jours. Le vent s’était levé. Pas aussi violent que le catabatique, sur la côte du continent, qui souffle à cent cinquante kilomètres-heure en permanence et peut dépasser les trois cents quand il s’énerve vraiment. Mais il interdisait quiconque de sortir plus d’une demi-heure. Le ski-doo risquait de péter sa 18
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courroie. Quant à la chargeuse, il fallait compter une journée entière pour la réchauffer et dégeler l’essence dans le réservoir. Le train-train se réinstalla. Un jour. Deux jours. Trois jours. Enzo décida de rationner l’alcool. Se mettre minable ne ferait pas avancer le schmilblick. Le vent ne tombait pas. Une puis deux semaines. On en oublia presque l’objet aperçu par Thierry. Lorsque l’atmosphère se calma enfin, on était à la mi-août. Le moment pour le soleil de réapparaître. Les six montèrent sur la terrasse de la tour B et, serrés les uns contre les autres, eurent la larme à l’œil en voyant la source de toute vie. Ils étaient épuisés, physiquement, nerveusement, moralement. De véritables loques. Enzo proposa un jour de relâche. Gunther composa un cocktail vitaminé foudroyant qui fila la patate à tout le monde. La randonnée jusqu’au mystérieux caillou aperçu par Thierry fut décidée au débotté. Seuls Marc et Enzo restèrent à la station. Svéa, Gunther, Jipé et Régis se rendirent, d’une démarche d’astronaute, à l’endroit visé. La chaleur que le soleil leur apporta était purement psychologique. Par cette température, il suffisait d’exposer un morceau de peau et, cinq minutes plus tard, elle était brûlée par le froid. La brûlure mettrait deux semaines à se soigner. Un caillou les attendait. Pas n’importe quel caillou. Une météorite. Des empreintes de pas apparaissaient dans la neige tout autour. Ainsi que d’autres traces d’impacts, dans un cercle d’une vingtaine de mètres. Les empreintes appartenaient à une seule et même personne. Jipé eut la présence d’esprit d’en photographier un spécimen avec un marqueur à côté. La petite troupe retourna au dôme, avec son fragment de ciel. Il suffit de quelques analyses (Svéa avait des compétences en minéralogie) pour se rendre compte que cette météorite 19
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venait de Mars. Elle était dans un état de conservation remarquable. Quant aux empreintes, elles correspondaient à un bon quarante-quatre. Une seule personne présentait de telles palmes. Birgit. Elle avait forcément découvert la météorite. – Pourquoi elle ne l’a pas ramenée ? demanda Enzo. – Elle a ramené les fragments qui étaient autour, affirma Jipé. Suffit de regarder les traces. Ils doivent être quelque part dans la station. Chacun s’interrogea du regard. Les météorites martiennes se vendaient dix fois plus cher que l’or. Mille euros le gramme. Le morceau posé sur la table pesait quatre-vingt-cinq grammes. Faites le calcul. Et s’il y en avait d’autres… – On l’aurait tuée pour ça ? La thèse du meurtre venait de repasser devant celle de l’accident. Forcément, quand on tient un mobile… Marc souleva une question intéressante. – Pourquoi buter Thierry ? Nul ne sut répondre. Mais le malaise était évident. Mes petits camarades vécurent les deux mois suivants comme un pur cauchemar. Je ne vous infligerai pas un récit jour par jour, un journal de cette descente aux enfers. Je ne vous assommerai pas avec une analyse psychologique détaillée. Je préfère vous livrer un simple rapport des faits. J’avais tué Birgit. Pour Thierry, il s’agissait d’un accident. Mais la série était lancée et la mort dans la place. La troisième sur la liste fut Svéa. On la retrouva, un matin, dans sa chambre. Son radiateur était fermé. Elle avait ouvert la fenêtre de son module. Le froid l’avait saisie dans son sommeil. Les pontes exigèrent que Gunther analyse son sang. Il ne trouva aucune trace d’empoisonnement. Le cadavre de Svéa alla tenir compagnie à celui de Thierry, dans l’abri extérieur. Meurtre. Accident. Suicide. La Faucheuse testait son catalogue Passage à trépas. 20
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Deux semaines plus tard, Jipé tira le mauvais numéro. Il virait pochtron. (Il avait réussi à se fabriquer un double de la clé du magasin d’alcool.) On le croisait bourré du matin au soir. Il enduisait un ballon météo de kérosène, procédure habituelle pendant l’hiver austral. Il s’alluma une cigarette. Le ballon s’enflamma et lui avec. Il se transforma en torche humaine et faillit foutre le feu à l’une des tours. Heureusement, Gunther, Enzo, Marc et Régis étaient rompus aux exercices incendies. On posa la dépouille carbonisée de Jipé à côté de celles de Thierry et de Svéa. Mi-septembre. Encore deux longs mois avant que les secours arrivent. Personne ne se déplaçait sans une arme quelconque. On ne se parlait plus que par monosyllabes. Les hommes régressaient à l’état d’animaux piégés. La réaction du cuisinier et du mécano ne manqua pas de panache. Ils se mirent d’accord, en secret. Ils quittèrent le navire, purement et simplement, à bord de la chargeuse qui servait à remplir le fondoir. Ils partirent en tirant derrière eux un traîneau chargé d’essence, de vivres et d’un abri de fortune. Ils piquèrent le fragment de météorite. Elle ne leur porta pas chance. Plus tard, beaucoup plus tard, la première caravane des estivants tomberait sur leurs cadavres à environ cent kilomètres du dôme E, pétrifiés. La chargeuse avait cassé une de ses chenilles. Restaient Régis et Gunther. Pendant des jours, ils se tournèrent autour comme des loups. Régis était plus jeune que Gunther qui avait à portée de main une armoire pleine d’anesthésiants. Le toubib fut le plus rapide. Il voulait juste neutraliser le plombier qu’il sentait de plus en plus menaçant, au bord de la folie. La dose d’anesthésique qu’il injecta à Régis le tua sur le coup. Allergie au curare. Gunther ne pouvait pas prévoir. 21
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Le dernier homme ne pouvait plus communiquer avec le reste du monde. Les ordinateurs, sensibles à l’air trop sec, avaient pété les uns après les autres. Impossible de les réparer sans Marc ou Jipé. Côté eau douce, Gunther vécut sur les réserves et sur la neige qu’il allait chercher dehors. Deux groupes électrogènes rendirent l’âme mais le troisième tint bon. Ce qui lui sauva la vie jusqu’à ce jour de novembre où le Twin Otter passa en rase-mottes au-dessus des tours. Gunther courut à l’extérieur pour montrer qu’il y avait encore quelqu’un de vivant au dôme Europa. Le pilote effectua plusieurs passages et repartit vers la côte. La piste n’avait pas été dégagée. Il ne pouvait pas se poser. Les véhicules terrestres mirent dix jours de plus pour rejoindre la station. Lorsque le raid parvint enfin dans ce bout de monde, Gunther ne vint pas à sa rencontre. On le découvrit face à la télévision, dans la salle vidéo où il avait concentré radiateurs et couvertures chauffantes. Il regardait Shining. Un représentant de la loi avait accompagné le raid. Il fit les premières constatations, enregistra le récit de Gunther, compta les cadavres. Une fois la piste damée, le Twin Otter put se poser. L’avion rapatrierait les corps et le médecin survivant en Europe via la Nouvelle-Zélande. Là il serait à nouveau interrogé et on verrait quelle suite donner à cette affaire. Les autorités néo-zélandaises, tatillonnes au possible, retardèrent le transfert des dépouilles. Les analyses avaient déjà été effectuées sur celui de Birgit. Gunther proposa qu’elle soit incinérée dans un crématorium de Christchurch. Elle n’avait pas de famille. Personne ne la pleurerait. Cette formalité accomplie, le toubib put continuer son voyage, sous bonne escorte, avec les corps des scientifiques, du cuisinier, du plombier, du technicien qui avaient été victimes de ce que les journaux avaient baptisé la malédiction du dôme Enigma. 22
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À Berlin, Gunther fut interrogé, encore et encore. Tous les paramètres possibles furent analysés. La station subit un examen minutieux. Au bout d’un an d’enquête, on conclut à une « succession malheureuse d’accidents ». Des psychologues brillants se penchèrent sur cet hivernage hors norme et éclairèrent de leurs lumières ceux qui préparaient l’expédition martienne dont le maillon faible est l’être humain. Mars. On y revient toujours. Comme c’est amusant. Gunther me rejoignit en Tasmanie, comme nous l’avions prévu dès le début. Nous y vécûmes heureux le temps qu’il nous restait. Un cancer de la gorge l’a emporté il y a trois ans. Je vais bientôt le suivre. D’où cette confession que je confierai à mon notaire pour qu’il l’envoie à mon ancien labo de Dortmund après ma mort. Ils seront épatés de connaître la vérité. Lorsque je suis tombée sur cette météorite dont un fragment m’échappa – quel gâchis – j’ai tout de suite vu les deux voies possibles. La bonne, la juste, la noble : remettre ces cailloux exceptionnels à mon pays. La mauvaise, l’égoïste, mais qui me plaisait infiniment plus : les garder pour moi. Mais comment les ramener ? Comment passer les douanes ? Comment cacher un tel trésor aux autres hivernants pendant des mois ? Comment tenir ma langue alors qu’on vivait les uns sur les autres ? C’est à ce moment que j’ai décidé de tuer Birgit. Pas une grosse perte. Je n’avais jamais aimé cette astronome démotivée prise à la gorge par des dettes impossibles à rembourser. Birgit… Elle… Je partageais une certaine intimité avec Gunther et le mis dans la confidence. J’aurais besoin d’un allié. Il entra dans mon jeu. Il me déclara morte. Il me cacha dans le congélateur, qu’il débrancha bien sûr. Il me cacha et me nourrit pendant des mois. Il me transporta jusqu’à Christchurch, moi et mes trois kilos de météorite dissimulés dans le cercueil. Il graissa la patte d’un employé du créma23
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torium. Je m’embarquais ensuite pour la Tasmanie, munie de faux papiers. Adieu Birgit. Bonjour Sarah. J’attendis que Gunther soit déclaré innocent et la suite répondit à mes attentes. Mille euros le gramme… Au cours des années, nous vendîmes les fragments dans différentes salles de vente. La météorite nous rapporta près de deux millions d’euros. De quoi vivre tranquille. Telle était notre ambition. Vivre tranquille. Simplement. Jusqu’à ce que la mort nous rattrape. Quant à mes compagnons d’hivernage… Vous voulez savoir la meilleure ? Je n’ai tué personne à part mon ancien moi. Thierry : accident. Svéa : suicide (une lettre fut retrouvée plus tard sous sa paillasse). Jipé : alcoolisme. Marc et Enzo : bêtise. Régis : réaction allergique violente. Je ne les ai pas tués mais je suis sûre que, si j’étais sortie de mon placard au dernier moment, on m’aurait tout collé sur le dos. Et si les autres avaient été au courant pour la météorite, cela aurait abouti au même résultat. Chacun aurait voulu la garder pour soi. Ça se serait fini en carnage. Finalement, j’ai bien fait. J’ai choisi la bonne voie. Vous ne pensez pas ?
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ouze auteurs de romans policiers ont répondu à l’appel des organisateurs de la Novela, festival des savoirs partagés, qui se tient chaque automne dans la Ville rose. Leur mission : rencontrer un des douze chercheurs toulousains, hommes et femmes en parité, de toutes disciplines, de tous âges, et écrire ce que cette rencontre leur inspirait. Les douze nouvelles noires qui en sont nées, préfacées par Patrick Raynal, sont à lire sous la signature de Jean-Pierre Alaux, Laurence Biberfeld, Jean Songe, Serguei Dounovetz, Christophe Guillaumot, Daniel Hernandez, Hervé Jubert, Marin Ledun, Elena Piancentini, Benoît Séverac, Romain Slocombe et Marie Vindy.
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Dépôt légal : septembre 2012