PIERRE LE COZ
L’Ancien des jours
LOUBATIÈRES
© Nouvelles Éditions Loubatières, 2013 10 bis, boulevard de l’Europe, BP 50014 31122 Portet-sur-Garonne Cedex contact@loubatieres.fr www.loubatieres.fr ISBN 978-2-86266-687-7
Pierre Le Coz
L’ANCIEN DES JOURS
(sixième tome de L’Europe et la Profondeur)
Loubatières
Ă€ Monique-Lise Cohen
première partie
POÉSIE ET DIVIN
Nous avions achevé Le Secret de la vie, cinquième tome de L’Europe et la Profondeur, par l’examen de la notion d’« éclaircie de l’âme », examen encore trop brièvement abordé et qui mérite pourtant que nous lui consacrions un chapitre entier car, disions-nous, c’était un des motifs de l’écriture de cette Profondeur, en tant que celle-ci ne recherchait pas autre chose que de remettre la main sur le secret perdu de l’élément de la poésie qui seul, en retour, permet cette éclaircie ; et pour cela nous avions évoqué certains moments où, pour reprendre les mots de Baudelaire,… l’homme s’éveille avec un génie jeune et vigoureux. Ses paupières à peine déchargées du sommeil qui les scellait, le monde extérieur s’offre à lui avec un relief puissant, une netteté de contours, une richesse de couleurs admirables. Le monde moral ouvre ses vastes perspectives, pleines de clartés nouvelles. L’homme gratifié de cette béatitude, malheureusement rare et passagère, se sent à la fois plus artiste et plus juste, plus noble, pour tout dire en un mot. Mais ce qu’il y a de plus singulier dans cet état exceptionnel de l’esprit et des sens, que je puis sans exagération appeler paradisiaque, si je le compare aux lourdes ténèbres de l’existence commune et journalière, c’est qu’il n’a été créé par aucune cause bien visible et facile à définir (…) Les Paradis artificiels Ces moments d’« acuité de la pensée (et d’)enthousiasme des sens et de l’esprit », précise le même Baudelaire, sont toujours « appar(us) à l’homme comme le premier des biens » – c’est pourquoi celui-ci est prêt, pour les vivre et les revivre indéfiniment, à « violer les lois de sa constitution » (i. e. : à se « droguer ») –, « bien » non matériel mais spirituel, « état exceptionnel de l’esprit et des sens » que le poète des Fleurs n’hésite pas à qualifier de « paradisiaque », comme si, en de tels moments, l’individu était rétabli en sa nature originelle d’être non-déchu, non-mortel, « seigneur visible de la nature visible ». D’où l’idée que ce que nous avons appelé plus haut « l’élément de la poésie » ne serait rien d’autre qu’un certain sens du paradisiaque, sens profondément enfoui en l’homme, la plupart du temps occulté en l’« habitacle de fange » de
8
l’ancien des jours
« l’existence commune et journalière », mais qui, à certains moments, referait jour à travers les « lourdes ténèbres » de cette existence, se manifestant par le processus de cette « éclaircie de l’âme » évoqué à la fin du Secret de la vie. De la notion de « (premier des) bien(s) » nous sommes donc passé à celle d’un sens perdu, enfoui, refoulé, mais malgré tout présent aux tréfonds de la créature humaine, comme si celle-ci se souvenait par bribes – éclairs ou « éclaircies » – d’une gloire passée, et considérait même ces « réminiscences » comme son « bien » le plus précieux – à tout le moins : le « premier » en l’ordre spirituel – ; ce pourquoi aussi Baudelaire, voulant nous entretenir de ces moments et de leur origine mystérieuse, retrouve spontanément la langue de la théologie : C’est pourquoi je préfère considérer cette condition anormale de l’esprit comme une véritable grâce, comme un miroir magique où l’homme est invité à se voir en beau, c’est-à-dire tel qu’il devrait et pourrait être ; une excitation angélique, un rappel à l’ordre sous une forme complimenteuse. De même une certaine école spiritualiste, qui a ses représentants en Angleterre et en Amérique, considère les phénomènes surnaturels, tels que les apparitions de fantômes, les revenants, etc., comme des manifestations de la volonté divine, attentive à réveiller dans l’esprit de l’homme le souvenir des réalités invisibles. Cette notion de « sens » nous semble ici d’autant plus judicieuse que les « minutes délicieuses » dont parle le poète ne sont nullement l’instant de la manifestation de quelque fantasmagorie peu ou prou « irréalisteéchevelée », rapsodique, mais, tout au contraire, celui d’une attention plus soutenue qu’à l’ordinaire – « acuité de la pensée », « enthousiasme des sens et de l’esprit » – à ce réel même, au « monde extérieur (qui) s’offre à (nous) avec un relief puissant, une netteté de contours, une richesse de couleurs admirables » : ce que nous appelons ici « l’éclaircie de l’âme » n’est donc nullement le « transport » ou le ravissement de cette âme en quelque « autre monde », plutôt son ouverture ou son éveil à ce monde – « réel » et « visible » – ; mais monde rendu à son épaisseur vraie, à sa profondeur délicieuse-azurée, toutes désignations qui sont celles de ce que nous avons appelé « l’élément de la poésie », l’air spirituel où celle-ci a loisir de se déployer et de résonner en le mode du poème, – fût-il simple « ariette oubliée » –, l’essentiel étant ici qu’un chant monte à nouveau sous le ciel à la rencontre des astres et des nuées, scellant par là – ne serait-ce que l’espace de ce « chant » – comme une nouvelle alliance entre ce ciel et la terre, entre ce silence et la parole, et aussi bien entre toutes les choses – « animées » ou pas – qui peuplent cet inter-valle. L’élément de la poésie n’est donc rien d’autre que cet espace même, que cet
poésie et divin
9
« ouvert », espace et ouvert qui sont bien sûr ceux de l’âme, de son « éclaircie » quand, accueillant et re-cueillant cette lumière venue d’ailleurs, elle s’ouvre à une dimension nouvelle, celle que Rilke, en sa Huitième Élégie, appelle le « pur espace – où les fleurs infiniment vont s’épanouissant » –, le « pur insurveillé, qu’on respire et qu’infiniment on sait (mais) qu’on ne convoite pas ». Mais revenons à cette idée de « sens du paradisiaque » que, malgré toutes les opacités et les « lourdes ténèbres », la créature humaine aurait continué, sinon de « cultiver », du moins de « dé-tenir » en ses tréfonds, consciente (« qu’on sait ») que c’était là « le premier (de ses) biens », le seul en tout cas qui rende la vie réellement digne d’être vécue (d’où aussi, la constatation par le même Baudelaire que « l’homme peut se passer de nourriture pendant quelques jours, de poésie jamais »). Ce « sens » explorerait une dimension du monde – « épaisseur » et « profondeur » –, le plus souvent refermée, abolie, mais qui, sous certaines conditions, mystérieusement se rouvrirait, faisant venir toutes choses de ce monde dans une lumière plus belle et plus ardente – « relief puissant », « couleurs admirables » –, en leur conférant, non pas un statut nouveau, un être différent (car il ne sert à rien, comme dans certaines expériences de prise de stupéfiants, qu’une chose devienne « autre chose »), mais une présence nouvelle, plus forte et, pour tout dire, plus « vraie » ; et chaque chose alors, dans l’élément de cette dimension, dans le « pur espace » de ce paradisiaque, serait comme une fleur allant « s’épanouissant infiniment » – on le voit : nulle « méta-morphose » ici, seulement un « fleurir sans pourquoi », seulement le mouvement d’une croissance vers le clair où toute chose « devient ce qu’elle était » dès le début quand, bien qu’étant toujours-déjà « elle-même », elle n’avait pas encore exploré la dimension silencieuse de son propre « devenir », dimension que nous nommons ici le « paradisiaque » et qui ne nous a jamais vraiment quittés – puisque les choses autour de nous continuent vaille que vaille de « fleurir » : preuve qu’il est toujours là à l’œuvre, comme aux premiers jours de la Création (qui n’a donc jamais pris fin) – ; c’est nous qui ne le voyons plus, qui en avons perdu le « sens », perte qui est probablement la réalité la plus profonde de ce que nous appelons « l’Événement de la chute » : car nous ne fûmes pas jugés, mais un sens en nous se fana comme les roses ; et Événement qui a donc conduit la créature humaine à la situation qu’expose la strophe de la Huitième Élégie de Rilke : Nous, jamais n’avons, pas un seul jour, devant nous le pur espace, où les fleurs infiniment vont s’épanouissant. Monde toujours,
10
l’ancien des jours
jamais ce n’est nulle part, sans rien : le pur, insurveillé, qu’on respire et qu’infiniment on sait et qu’on ne convoite pas (…) Cette situation – et sa déploration conjointe – constitue probablement le fonds de tout lyrique universelle, l’homme n’étant essentiellement rien d’autre que cette créature qui se désole d’avoir été chassé d’Éden, ce lieu-moment où « tout sonnait directement au cœur » (Artaud), parce que rien ne s’était encore « éloigné dans une représentation » (Debord) ; même si cette déploration, et à mesure qu’on s’éloignait toujours plus rapidement de cet Événement de la chute, prenait, pour chaque époque, des formes différentes et, si l’on peut dire, toujours plus « cruciales », au sens où, si à certaines périodes (désormais très éloignées), la poésie était regardée comme un « jeu » (le fameux « jeu des vers ») plus ou moins innocent, à partir d’un moment (qui correspond à l’entrée dans les temps « absolument modernes »), ce « jeu innocent » s’était transformé en un « enjeu capital » (A. Hardellet), et concernant cette foisci, non plus les seuls poètes, mais l’humanité tout entière – d’où l’extrême « modernité » de l’observation (citée plus haut) de Baudelaire constatant que l’homme ne peut jamais (Rilke : « pas un seul jour ») « se passer de poésie », sentence qui dans le fond ne vaut que pour l’« homme moderne » – ne peut être comprise que par lui –, non pour la raison que cet « homme » serait devenu plus « délicat » que son ancêtre « nonmoderne », mais pour celle-ci que ce à quoi s’attaque le plus profondément ce « moderne » c’est à la poésie même, vocable à entendre ici au sens de ce qui, malgré toutes les distances et autres « désastres du métier », avait gardé contact avec cette dimension du « paradisiaque », avait continué d’illustrer – même sur un mode « déploreur » : lyrique et élégiaque – le sens de celui-ci : le sens du paradisiaque. Baudelaire, parce qu’il est stratégiquement « situé » à l’orée de ces « temps absolument modernes », est le premier à voir ce danger mortel – non seulement pour la poésie, mais même pour la « vie humaine » –, péril qui consiste, non en la perte de ce « sens » (puisque, cette perte, il y a beau temps qu’elle a eu lieu : elle a même constitué l’Événement originaire dit de « la chute »), mais, plus radicalement, en l’oubli même de la perte de ce sens – i. e. : en l’oubli de la « chute » –, oubli qui constitue la manière la plus radicale – la plus « moderne » – de boucher tous les chemins, toutes les dimensions qui pourraient éventuellement nous y reconduire (car, si l’on ne se rappelle même plus qu’un tel « sens du paradisiaque » a jadis existé – et sens que tous avaient loisir d’illustrer (au moins en mode « dé-ploreur ») –, on ne risque pas de renouer avec lui : on se retrouve dans la situation décrite par Heidegger de cette « absence de détresse » qui constitue « la pire de »
poésie et divin
11
toutes). Ce pourquoi aussi le même Baudelaire – a contrario de l’immense majorité de ses contemporains tous peu ou prou « progressistes » – a tant insisté sur cette notion de « chute » et autre « péché originel » – non par l’effet de quelque « posture » anti-moderniste-catholique, mais parce qu’il voyait en ces notions mêmes – théologiques et « réactionnaires » – le moyen de garder rapport avec le « paradisiaque » et son « sens » (même perdu), en lesquels il pointait la source véritable de toute « poésie », et, à l’intérieur de celle-ci, de toute « lyrique », en tant que celle-ci n’était rien d’autre que la pratique par laquelle l’humanité, tout en dé-pleurant sa perte, continuait de se souvenir d’une gloire passée, d’un séjour au sein d’un « monde extérieur (qui) s’offr(ait) à (elle) avec un relief (plus) puissant, une netteté de contours (et) une richesse de couleurs admirables », toutes caractéristiques de la vie en Éden. Nier la « chute », le « péché originel », – notions déjà regardées à son époque comme de « vieilles lunes » –, c’était du même coup, aux yeux du poète des « Fleurs du Mal », nier tout ce qui les avait précédés – le séjour poétique-glorieux au sein d’un « paradis terrestre » –, et par là se priver d’une ressource essentielle pour, non seulement la poésie (au sens strictement « littéraire »), mais aussi, beaucoup plus profondément et radicalement (« par la racine »), pour la vie humaine même qui, « pas un seul jour », ne peut « s’en passer ». Mais où l’on voit par là combien est admirablement juste et « bien trouvé » le titre général qui coiffe les poésies de Baudelaire, celui de ces Fleurs du Mal ; car, si toute poésie (ancienne ou moderne) peut en effet se ramener à l’image de la fleur, on comprend aussi qu’avec l’entrée dans les temps absolument modernes de la (dé)négation de ce « Mal » toute poésie ne peut naître que « du Mal » – toute « fleur » ne peut être que « fleur du Mal » –, et cela dans la mesure même où la conscience de ce Mal – Baudelaire dira : « la conscience dans le Mal » – est l’ultime moyen qui permet de ne pas perdre tout à fait de vue le paradisiaque et son sens, ces ressources de toute poésie comme de toute vie, et « le premier de (leurs) biens ». Il ne peut donc plus y avoir, pour l’immense majorité des habitants du monde « absolument moderne », quelque chose comme une « éclaircie de l’âme » – c’est pourquoi aussi, faute de pouvoir se recueillir, ceuxci cherchent à « s’éclater » (avec toutes les conséquences que l’on sait : toxicomanie de masse, violence gratuite et autres « conduites à risques » : cf. dans L’Empire et le Royaume, notre propre analyse de tels comportements) – ; et cela parce que l’élément – celui que nous appelons « de la poésie » – qui seul pouvait permettre une telle « éclaircie » en a été éradiqué, et parce que le sens – celui que nous appelons ici « du paradisiaque » – qu’explorait cette même éclaircie en est de plus en plus
12
l’ancien des jours
profondément repoussé dans l’oubli. De telles considérations seront sans doute jugées par cette époque quelque peu « abstraites » voire « littéraires-esthétiques » (sinon « littéraires-mystiques »), et pourtant les conséquences d’une telle situation – éradication de « l’élément de la poésie » et perte/oubli du « sens du paradisiaque » – constituent les grands et tout pratiques maux de cette époque, grosse de désastres sans nom du fait même de cette éradication et de cet oubli – ne prenons qu’un exemple, mais particulièrement crucial et « actuel » : il est évident que le phénomène dit de « la destruction de la planète » – pillage des ressources, « pollution », etc. – initié par la présente humanité ne se peut comprendre que par le fait que cette humanité a, comme on dit, « perdu le sens » (puisqu’elle collabore par là à sa propre destruction, évidente, programmée), sens qui était d’abord celui que nous nommons ici « du paradisiaque » dans la mesure où, tant que ce « sens » perdura peu ou prou au sein de cette humanité, personne n’aurait eu l’idée de se lancer en les entreprises parfaitement démentes d’exploitation des « ressources naturelles » qu’on voit aujourd’hui ; non que les humanités de jadis aient été moins folles voire plus « respectueuses » de cette « nature » (notre lecteur, s’il nous a suivi jusqu’ici, sait bien que nous ne coupons nullement à quelque « sacralisation de la terre », à la « sanctification des légumes » pour reprendre le mot ironique de Baudelaire : cf. notamment, dans Le Voyage des morts, nos dures critiques à l’encontre de l’undercurrent néo-païen d’une certaine écologie « radicale »), mais du moins, parce qu’elles gardaient mémoire d’un séjour « paradisiaque-terrestre » au sein du monde « manifesté », aucune d’entre elles n’aurait songé à ravager à tel point ce monde, à souiller son propre berceau (on dira : c’est parce qu’elles n’en avaient pas les moyens (techniques) ; mais alors il faudrait se demander pourquoi, ces « moyens », elles ne se les étaient pas (encore) donnés – on connaît notre réponse à ce « pourquoi » : parce que ces « moyens » sont eux-mêmes les fruits mortifères-désastreux de certains concepts « philosophiques » apparus, forgés, dans le moment même où le sens dont nous parlons ici a commencé d’être perdu par la présente humanité). Nous avons déjà, dans le cours de cette Profondeur, exposé la thèse que le processus très moderne, « actuel », de la « pollution » n’était rien d’autre qu’une conséquence lointaine mais très concrète de l’Événement que la théologie appelle « la chute », « le péché originel » – leur effectuation pratique – ; mais où l’on voit par tout ce que nous venons d’expliquer qu’un tel « dommage collatéral » provoqué par cette « pollution » – car ce qui est visé là ce n’est pas tant la pollution de la nature que celle des âmes – peut aussi être lu comme la résultante ultime du processus d’une progressive perte par l’humanité d’un « sens » (celui donc « du paradisiaque »), et cela jusqu’à son « oubli » moderne-rédhibitoire, oubli qui seul permet
poésie et divin
13
d’expliquer la situation où nous nous trouvons aujourd’hui, et qui est celle, pour reprendre la forte expression de Debord, du séjour dans une « fosse à purin ». Or ce processus de la perte d’un sens par l’humanité, nous le trouvons très explicitement décrit par « l’ésotériste » René Guénon, lorsque, méditant dans son Règne de la quantité sur « les limites de l’histoire et de la géographie », il adresse aux « modernes » et à leur « manie des explications rationnelles » cette vive critique : Au début, disent-ils encore, on vit des « merveilles », puis, plus tard, il y eut seulement des « curiosités » ou des « singularités », et enfin « on s’aperçut que ces singularités se pliaient à des lois générales, que les savants cherchaient à fixer » ; mais ce qu’ils décrivent ainsi tant bien que mal, n’est-ce pas précisément la succession des étapes de la limitation des facultés humaines, étapes dont la dernière correspond à ce qu’on peut appeler proprement la manie des explications rationnelles, avec tout ce qu’elles ont de grossièrement insuffisant ? (…) On jugera probablement peu sérieuse la référence à un tel auteur – dont nous avons pu dire ailleurs qu’il était le type même de l’écrivain dont personne ne parle jamais (n’ose explicitement citer), mais que, pourtant, assez étrangement, tout le monde a lu (sans trop oser s’en vanter) (et une telle lâcheté intellectuelle en dit bien sûr très long sur la pensée d’une époque) – ; et pourtant, en ces quelques lignes – et notamment en cette « succession des étapes de la limitation des facultés humaines » –, est dit très précisément ce que, pour notre part, nous appelons « le processus de la perte progressive du sens du paradisiaque », perte dont « la manie des explications rationnelles » a en effet constitué « la dernière (étape) » en le mode cette fois-ci, non plus même de la négation d’un tel « sens », mais, beaucoup plus rédhibitoirement, de son pur et simple oubli (« l’absence de détresse » heideggerienne). On trouve d’ailleurs, en ce même Règne de la quantité, des indications qui, d’évidence, font signe vers ce que nous appelons ici la dimension du paradisiaque, ne serait-ce que par cette précision « merveilleuse » concernant certains traits tout-pratiques et très-concrets des mondes qui ont précédé le nôtre, et traits que continue de nous rapporter l’univers des contes (dits « pour enfants ») alors que, très probablement, ils n’ont pas été composés pour « les enfants », mais, bien plus profondément, pour nous raconter l’enfance du monde, c’est-à-dire un temps où la dimension du paradisiaque était encore accessible sans effort, sans « littérature » et autre « posture de poète » – quand celui-ci, donc, n’était pas devenu un « métier » –, à une large partie de l’humanité :
14
l’ancien des jours
Non seulement l’homme, parce que ses facultés étaient beaucoup moins étroitement limitées, ne voyait pas le monde avec les mêmes yeux qu’aujourd’hui, et y percevait bien des choses qui lui échappent désormais entièrement ; mais, corrélativement, le monde même, en tant qu’ensembles cosmiques, était vraiment différent qualitativement, parce que des possibilités d’un autre ordre se reflétaient dans le domaine corporel et le « transfiguraient » en quelque sorte ; et c’est ainsi que, quand certaines « légendes » disent par exemple qu’il y eut un temps où les pierres précieuses étaient aussi communes que le sont maintenant les cailloux les plus grossiers, cela ne doit peut-être pas être pris seulement en un sens tout symbolique (…) C’est l’adverbe « corrélativement » qui, en cette citation, nous semble fondamental, peut-être parce qu’il permet à Guénon d’éviter le piège du « subjectivisme » philosophique moderne : c’est certes parce que nous avons perdu le « sens du paradisiaque » que nous ne discernons plus sous le « caillou le plus grossier » la « pierre précieuse » qu’il fut jadis, mais, en retour, c’est parce que ces « pierres (autrefois) précieuses » – mais qui donc, à l’époque, ne l’étaient pas du tout : puisque « aussi communes que »… – sont insensiblement devenues de vulgaires (« grossiers ») « cailloux » que, par le même mouvement, a été perdu par l’homme ce « sens du paradisiaque », c’est-à-dire cette faculté qu’avait alors l’humanité de voir clair en la réalité du monde, c’est-à-dire de pointer « sans littérature » la nature essentiellement paradisiaque de ce monde et des « choses » qui le composaient : pierres précieuses « aussi communes que » les cailloux aujourd’hui et autres « merveilles » dont seules les « légendes » ont gardé mémoire. Cette réalité « dialectique » (au sens du mouvement d’un aller-et-retour – « par le même mouvement » – décrit plus haut) est notamment exprimée par ces contes mettant en scène un personnage parti à la recherche d’un trésor, et qui à la fin, au lieu de l’or ou des « pierres précieuses » qu’il escomptait, ne découvre que du charbon (ou des « cailloux »), preuve qu’il ne suffit pas d’arriver « au paradis » pour le « trouver » : il faut encore avoir cultivé en soi le « sens » de ce « paradis » même, sens que Baudelaire appelait pour sa part « la pureté de cœur », c’est-à-dire notre disposition à approcher/saisir la chose en sa nature « paradisiaque », en son « être-merveilleux » (et loin probablement de toute connotation « morale » au sens strict, même si la mésaventure de ce chercheur de trésor en contient aussi une : si l’or pour lui s’est fait charbon, c’est qu’« il ne le méritait pas »). L’histoire de ce personnage est bien sûr celle de toute une époque : la nôtre, qui elle aussi partie à la recherche d’un « trésor » – celui (pour dire vite et en mode philosophique) de la « vérité de la chose » – n’a trouvé au bout du compte que le charbon de
poésie et divin
15
« l’explication rationaliste » – puisque c’était cette « vérité »-là qu’elle avait dès le début de sa quête posée comme seule « vraie » et « sérieuse » – ; d’où elle a déduit qu’il n’y avait jamais eu d’or ni de « trésor » – jamais eu de « nature paradisiaque » des choses et du monde –, et qu’il fallait renoncer à tous ces contes et autres vérités d’essence « légendaire ». Où l’on voit la profonde malhonnête intellectuelle qu’illustre cette déduction : « puisque nous n’avons rien trouvé (sinon du charbon), c’est que assurément la vérité paradisiaque des choses n’existe pas et n’a jamais existé » (pour emprunter une comparaison à Guénon : un aveugle de naissance pourrait par le même raisonnement en conclure l’inexistence de la lumière). C’est la perte (ou l’oubli) par une humanité (la « moderne ») du sens du paradisiaque qui a fait que nous ne discernons plus la vérité merveilleuse du monde – qu’à la place de « pierres précieuses » nous ne voyons plus que des « cailloux grossiers » –, mais réciproquement – Guénon dit (donc) : « corrélativement » –, c’est parce que l’ancien monde « paradisiaque-merveilleux » a insensiblement cédé la place au monde « moderne-rationaliste » – parce que les pierres précieuses se sont transformées en cailloux (ou l’or en charbon) – que nous avons perdu ce « sens » même ; et en effet, lorsqu’il n’y a plus personne pour discerner encore la réalité merveilleuse du monde, pourquoi ce monde s’obstinerait-il à la maintenir – pourquoi les pierres précieuses continueraient-elles à demeurer « précieuses » (puisque de toute manière plus personne ne les verra telles) : autant se transformer en « cailloux grossiers », puisque c’est désormais cela et rien que cela que peuvent « voir » les humains devenus eux aussi « grossiers » parce que leurs « facultés » sont devenues « beaucoup (plus) étroitement limitées » ? La vérité ici (et pour reprendre la « morale » du conte de l’or changé en charbon) est que « nous ne méritons plus » de voir la réalité merveilleuse du monde, si bien que, même nous approchant à toucher de cette réalité, nous convertissons instantanément l’or de celle-ci en le charbon de son « explication rationaliste » qui, parce que cette réalité paradisiaque des choses a depuis longtemps entamé son retrait, risque de moins en moins d’être démentie : le triomphe du rationalisme (que les modernes présentent comme l’accès à une vérité « plus haute ») ne dit donc pas autre chose que la fermeture de l’accès à un monde jadis bien « réel » et à sa vérité « paradisiaque-merveilleuse », mais que « la manie des explications rationalistes » a progressivement repoussé dans l’oubli, le comble de ce « repoussement-dans » étant atteint quand cet oubli même est regardé comme un « progrès » (alors que, bien évidemment, la « vérité » à laquelle ce soi-disant « progrès » nous fait accéder est, de toutes, la plus basse et a fortiori la moins belle : qui, ayant le choix, ne préférerait vivre dans un monde où les pierres sont des diamants plutôt que des cailloux ? (l’étrange étant d’ailleurs que, d’une certaine façon, nous avons toujours le choix)).
« L’Europe et la Profondeur » aux éditions Loubatières
L’Europe et la Profondeur (2007) Traité du Même (2009) L’Empire et le Royaume (2010) Le Voyage des morts (2011) Le Secret de la vie (2012) L’Ancien des jours (2013) Le Pays silencieux (en préparation)
Pierre Le Coz est né en 1954. Ses premiers textes ont paru en 1993 dans la revue NRF. Il a publié depuis de nombreux livres : romans, récits de voyage, essais. Il a commencé de faire paraître en 2007 aux éditions Loubatières une vaste Somme, L’Europe et la Profondeur, dont le présent ouvrage est le sixième tome.
ISBN 978-2-86266-687-7
Eugène Delacroix (1798-1863), Jacob luttant avec l’Ange. Église Saint-Sulpice, Paris. © RMN-Grand Palais / Agence Bulloz
29 € 9 782862 666877