Les métiers du cirque histoire & patrimoine textes de PASCAL JACOB photographies de CHRISTOPHE RAYNAUD DE LAGE
loubatières
Origines Étymologiquement, le mot cirque, circus en anglais depuis le XIVe siècle, est issu du grec ancien Krikos, anneau, et plus prosaïquement, du latin circus, cercle. Il désigne à la fois un lieu et un spectacle. Le cirque moderne, en écho au cirque antique, est né à Londres en 1768 à l’initiative d’un militaire démobilisé, le sergent-major Philip Astley. Avec lui s’ouvre une aventure spectaculaire où des chevaux et des hommes vont accomplir ensemble d’étranges prouesses, où une poignée de bâtisseurs vont édifier de Londres à Ankara de magnifiques cirques stables construits tout au long du XIXe siècle et qui s’effaceront progressivement au cours du siècle suivant pour laisser la place à des structures de toile aux allures de nefs. L’histoire du cirque doit se lire comme une formidable épopée, une odyssée moderne où voyage rime avec performance, où la conquête du vide et la faculté de voler deviennent familières, où les objets et les corps s’affranchissent de la pesanteur et où tous les publics, d’un bord du monde à l’autre, s’émerveillent des mêmes exploits, inlassablement répétés… Depuis près de deux cent cinquante ans, obstinément, le cirque se plie et se déplie quotidiennement, qu’il s’agisse de ses chapiteaux ou de ses acrobates, depuis ce jour où tout a commencé, lorsqu’un homme vêtu de rouge et botté de cuir s’est élancé debout sur un cheval au galop, dans un simple cercle tracé dans l’herbe et la poussière au bord d’un fleuve, devant un parterre de spectateurs éblouis et admiratifs. Poétiquement, symboliquement aussi, le cirque est né au temps des Lumières, un siècle qui s’ouvre, notamment, par un tsunami sur la côte ouest de l’Amérique et bascule dans un cycle révolutionnaire quelques années avant son achèvement et l’avènement d’une société industrielle. Forme artistique a priori inédite, le cirque est avant tout le résultat d’une cristallisation d’influences : hantées par la mémoire des acrobates sumériens et égyptiens, la virtuosité et la souplesse des contorsionnistes chinois ou l’agilité des équilibristes africains, ses coulisses résonnent bientôt d’une multitude de langages et l’ancrent aux rives de l’universalité. Seconde Tour de Babel, le cirque ne connaît pas les frontières et l’exploit physique lui tient lieu à la fois de syntaxe et de sauf-conduit. Le geste acrobatique est imprégné des rites d’imitation des sociétés archaïques, de ces danses offertes aux dieux pour les convaincre de placer sur le chemin des chasseurs les proies convoitées. Au fil des saisons, ces chorégraphies rituelles se complexifient et se codifient : plumes, cornes et fourrures contribuent à orner les corps des danseurs, pour s’approcher
Les Colporteurs, place du champ de foire, Elbeuf, 2012. Double page précédente : Circo Aero, Espace cirque d’Antony Théâtre Firmin Gémier/La Piscine, 2011.
encore un peu plus de l’animal représenté. Le principe de sélection naturelle s’épanouit rapidement en stigmatisant aux yeux du groupe les plus doués des officiants : les plus doués, c’est-à-dire les plus forts, les plus agiles, les plus souples et les plus rapides… Autant de qualificatifs communs aux créatures de la forêt et à ceux qui peu à peu se transforment en… acrobates. Lorsque les communautés de chasseurs-cueilleurs deviennent des sociétés sédentaires d’agriculteurs-éleveurs, elles conservent la mémoire de ces rites de chasse et en font progressivement un vocabulaire artistique et profane. L’acrobatie spectaculaire est née. De ces jeux d’imitation, de ces plaisirs de compétition pour escalader le plus rapidement possible un arbre, de cette aptitude à rendre la reptation plus vraie que nature, de cette nécessité de se soutenir et de se porter pour aller toujours plus près des étoiles, vont naître des techniques circassiennes comme le mât chinois, la contorsion, l’équilibre, les pyramides, les portés et le main à main… Multimillénaires, ancestraux, ces figures et ces rituels orchestiques résonnent désormais comme une mémoire fécondante : l’acrobatie contemporaine n’a pas d’autres sources, même si, bien sûr, elle n’a cessé de se développer et de s’enrichir à partir de ce socle puissant et symbolique. Ce sont les caravanes qui traversent inlassablement les terres lointaines de l’Asie Centrale pour venir déposer aux portes de l’Europe les marchandises les plus extraordinaires qui vont assurer le lien et la dispersion entre les pratiquants de disciplines parfois proches ou, inversement, parfaitement inconnues. Un répertoire universel se constitue, par le jeu des rencontres, des confrontations et des agrégats, une sorte d’inventaire
ORIGINES
Circenses, Circus Ronaldo, Espace cirque d’Antony Théâtre Firmin Gémier/La Piscine, 2010. Hinter Den Coulissen, C. W. Allers, Druck and Verlag, Hambourg, 1890, Coll. Jacob-William, Tohu, Cité des arts du Cirque, Montréal.
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Disciplines De l’avant-courrier à Monsieur Loyal : des fonctions et des métiers À première vue, les métiers nécessaires au bon fonctionnement d’un cirque sont les mêmes que pour d’autres formes de spectacle vivant. Historiquement, originellement serait-on tenté d’écrire, l’acte fondateur qui consiste à se tenir debout sur un cheval au galop ne relève pas d’un quelconque habitus professionnel. Nous sommes confrontés là à une démonstration de virtuosité conditionnée par une ardente nécessité : manger ! Et cette notion traverse le temps : à la question, cruciale à bien des égards, posée il y a quelques années à l’occasion d’un séminaire sur le bien fondé de maintenir aujourd’hui la forme de 7 minutes, « à quoi ça sert un numéro », l’artiste répondit, spontanément et sans réfléchir : « ben… à bouffer ! ». Rien de trivial ici, mais bien plutôt un impératif organique transcendé par un acte physique, acrobatique et, dans une certaine mesure, artistique. Art, artiste, artisan : une trilogie ambivalente, mais qui dit bien à quels registres superposés emprunte le cirque. Le premier voltigeur équestre, qui se produit sur une aire sommairement délimitée, offrant à son public un enchaînement de prouesses, un numéro, formalise donc intuitivement le premier chapitre de l’histoire d’une profession. Pour augmenter son potentiel de séduction et donc ses ressources, il va très vite songer à s’entourer de partenaires qui font à peu près la même chose que lui ou tout à fait autre chose : c’est le début de la mixité des formes, le fondement d’une mosaïque d’émotions et la mise en œuvre de la notion d’hétérogénéité comme principe actif. Inévitablement, le cirque complexifie son approche technique et artistique et génère de nouveaux besoins. Lorsque Philip Astley édifie ses premières palissades et ses premières tribunes qui font également office d’écuries, il se transforme en charpentier, sinon en architecte, mais lorsqu’il agrège à ses exercices équestres des performances acrobatiques, il se dessine également en chef de troupe et en agent. C’est de la synthèse de ces fonctions que naît l’un des premiers spectacles de cirque, basé sur la juxtaposition de numéros, intégrés dans un espace défini et déterminant, notamment pour ce que la perception à 360° génère en termes de positionnement corporel et d’impossibilité à dissimuler quoi que ce soit, une manière radicale d’évacuer l’illusion alors plus à l’aise dans la pénombre d’une cage de scène. En posant ainsi les bases de son spectacle, Philip Astley en conditionne aussi les mutations, tant sur un plan architectural qu’esthétique. C’est de cette solide esquisse, façonnée en un peu plus d’une décennie, que vont se formaliser les innovations les plus sidérantes, mais c’est aussi à
India, mise en scène Brian Burke, Hambourg, 2010.
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LES MÉTIERS DU CIRQUE
en assure la présentation et conduit les convois tirés par des chevaux. Excellente acrobate, voltigeuse équestre de talent, elle fait également évoluer la cavalerie en liberté… Maria épouse un tailleur de pierre, André Charles Grüss, mais c’est une autre histoire… Nul de celles et ceux qui ont vu Frieda Krone, droite et digne au montoir du Krone Bau de Munich, vêtue d’une austère robe noire et scrutant sans relâche les évolutions des artistes sur « sa » piste ne l’effacera de sa mémoire. Née en 1915, elle a vécu la transformation de l’entreprise familiale en gigantesque cirque à trois pistes, épousé un dompteur, Carl Sembach, et contribué à diriger un établissement puissant. Impliquée dans la vie de l’entreprise et fidèle aux anciennes traditions directoriales, elle participe de très près à la gestion du plus grand cirque d’Europe. Après la Seconde Guerre mondiale, alors que le cirque est en ruine, elle reprend à son nom la licence d’exploitation du cirque familial et, soutenue par sa mère et son mari, entreprend de rebâtir l’entreprise. Consciente de l’évolution de la société et du goût du public, mais surtout de la concurrence grandissante des autres formes de spectacles, elle modernise le chapiteau, investit dans l’éclairage, fait reconstruire en 1962 le Krone Bau de Munich, détruit par les bombes en 1944 et remplacé depuis par une salle de 3 000 places, et continue de sélectionner les meilleurs numéros dans toutes les disciplines pour élaborer ses programmes. Elle règne sur un véritable empire, attentive aux moindres détails, des chaussures des garçons de piste à la couleur des affiches. Héritière d’un savoir-faire ancestral elle incarne jusqu’à sa disparition en 1995, la fonction directoriale avec simplicité et évidence. À l’autre extrémité du même arc, Hans Stoch Sarrasani a bâti son royaume pas à pas. Clown dresseur, il profite d’un héritage et d’un pari pour créer un cirque. Son cirque. Le succès aidant, il développe son entreprise et se hisse en quelques années à la hauteur des plus grands établissements européens. Il cède lui aussi à la mode des trois pistes juxtaposées, mais revient très vite à une conception plus classique. Néanmoins, en bon directeur soucieux de créer la surprise auprès de son public, il modélise ses chapiteaux et son cirque stable de Dresde autour d’une piste de dix-sept mètres de diamètre pour des mises en scène grandioses où artistes, danseurs, figurants et animaux sont insérés dans de spectaculaires tableaux vivants. Ébranlé par la crise économique de 1929, Sarrasani s’embarque pour l’Amérique du Sud où il disparaît en 1934. Colosse vêtu en maharadjah, il présente son troupeau d’éléphants chaque soir, symbole d’un directeur exceptionnel impliqué dans les moindres rouages de son entreprise…
This is the end, Ashtar Muallem, Centre National des Arts du Cirque, 23e promotion, mise en scène de David Bobee-Rictus, Cirque théâtre d’Elbeuf, 2012. Double page suivante : Du goudron et des plumes, Compagnie les Mains, les Pieds et la Tête Aussi, de et mise en scène de Mathurin Bolze, Grande Halle de la Villette, 2010.
Diriger un cirque est une performance en soi. La connaissance de ses modes de production, la capacité à suivre les opérations et une attention portée aux moindres détails dans le processus de création ne suffisent pas si le directeur n’a pas aussi, et sans doute avant tout, un sens artistique. C’est presque un septième sens, méconnu et inquantifiable, mais indispensable pour construire une vision claire et déterminée et surtout lui donner corps et âme. Parce qu’il ne s’agit sans doute que de cela : le directeur est l’âme de son entreprise, il n’existe que pour et par elle, investi sans relâche dans la formalisation d’un monde en réduction, actif, vibrant et, forcément, unique.
Du rire… – Je suis clown… – Et à part ça, vous faites quoi pour vivre ? Des disciplines fondatrices et fondamentales du cirque moderne, le clown est sans doute celle qui a le plus fait bouger les lignes de son histoire. Sans doute est-il loin le temps où devenir clown était une manière de capitaliser sur les acquis d’une carrière, de s’appuyer sur une pratique équestre ou acrobatique et de faire, à l’heure d’une retraite imposée par un corps fatigué, le choix, important, de se transformer en clown ou en auguste. Une décision riche d’enjeux, un changement drastique d’apparence, mais qui offre aussi la possibilité de poursuivre une carrière, de la faire évoluer autrement, et de pouvoir surtout continuer à respirer l’odeur de la sciure et de se griser, encore, des applaudissements du public. De l’intuition de sa propre capacité à se fondre dans un jeu de rôles, basé sur des codes précis de comportement selon que l’on est blanc ou rouge, à une décision réfléchie de devenir clown dans un lent processus d’apprentissage et de compréhension du personnage, il y a évidemment quelques différences. Les deux modes d’appréhension ne sont pas contraires, ils posent simplement les méthodes d’acquisition et le parti éventuel à en tirer sur des lignes de force plus parallèles que perpendiculaires. Surtout, les clés du caractère clownesque sont désormais à chercher dans le registre théâtral. Loin d’un renoncement à la tradition, il s’agit bien plutôt d’un retour aux sources, à une exploration des racines et des agrégats qui constituent le clown depuis ses origines, influencées notamment par des références purement et explicitement théâtrales. Des atellanes romaines aux farceurs médiévaux, des comédiens italiens aux jesters shakespeariens, le clown puise dans le répertoire de ces ancêtres les mécanismes du comique moderne. Plus que d’un métier, il faudrait sans doute parler d’un état, d’une accumulation d’expériences, mais aussi sans doute d’une filiation. L’histoire du clown n’en est pas une. Mais elle s’évalue à plusieurs niveaux, seuils et paliers. Nourrie par le hasard des rencontres, le désaveu, la censure et l’impossibilité de jouer avec les mots, l’aveu d’impuissance et le plaisir d’en rire, la formidable aventure du clown et de son auguste, compère et victime, se décline en siècles. À cette longueur d’échelle du temps, le cirque n’est encore qu’un enfant. Et pourtant, par bien des aspects de son histoire, le clown en incarne une parfaite allégorie, de cet univers encore balbutiant qui lui a offert un formidable territoire de jeu lorsqu’il a quitté la scène élisabéthaine pour investir et arpenter les tréteaux forains avant de gagner la piste et d’y conquérir la gloire d’un personnage emblématique. Échappé des tréteaux, aspiré par le cercle de poussière
Le cirque est un petit bout d’arène close, propre à l’oubli. Henry Miller Le Sourire au pied de l’échelle
Carnages, de François Cervantès, le clown Zig (Dominique Chevallier).
Table des matières Indices… Origines
........................................................................................................... 7
........................................................................................................... 11
Ouverture
...................................................................................................... 23
Un métier ?
..................................................................................................... 39
Disciplines
..................................................................................................... 55
Écrire
................................................................................................................ 79
Aires de jeu
.................................................................................................. 109
Savoir ............................................................................................................... 125 Du rire…
....................................................................................................... 143
Apparences
................................................................................................... 155
Pour continuer
........................................................................................ 165
Les métiers du cirque histoire & patrimoine
Chacun d’entre nous entretient sa propre définition du cirque, totale ou imparfaite, forcément imprégnée par des souvenirs lointains et la rencontre émerveillée avec les fantômes de Gelsomina et Zampano… Itinérant, fugace, coloré, bruyant, éblouissant, magique, un cirque, c’est à la fois un lieu et un spectacle. C’est un monde singulier où les mots rêver, étonner ou surprendre suffisent à qualifier les émotions qu’il suscite. Mais c’est aussi un univers en perpétuel renouvellement, un territoire du spectacle vivant, souvent méconnu, dont les racines plongent aux mêmes sources que celles de l’humanité. Le cirque, ça ne s’improvise pas. Le cirque, ça se construit, pas à pas, pour constituer un monde d’exigences et de contraintes, mais aussi d’indépendance et de plaisir. Le cirque, c’est une aventure. Le cirque, ça s’apprend. Constitué de mille et un métiers, de l’avant-courrier au moucheur de chandelles, du trapéziste au gréeur acrobatique, il compose un univers à la fois familier et mystérieux. Cet ouvrage entrouvre le rideau des coulisses, éclaire cette face secrète d’un monde en marche, en mutation permanente, en perpétuelle déconstruction pour mieux renaître à chaque étape de son périple. Hinter Den Coulissen, C. W. Allers, Druck and Verlag, Hambourg, 1890, Coll. Jacob-William, Tohu, Cité des arts du Cirque, Montréal.
Passionné depuis toujours par le cirque, directeur artistique du Cirque Phénix et du Festival Mondial du Cirque de Demain, Pascal Jacob s’intéresse à cette forme singulière du spectacle vivant en créant des costumes, en collectionnant sans relâche tout ce qui évoque les arts de la piste à travers le temps, en enseignant l’histoire du cirque et en collaborant au titre de dépisteur artistique pour Franco Dragone Entertainment Group. Il a publié une trentaine d’ouvrages sur le cirque. Observateur du cirque contemporain, Christophe Raynaud de Lage photographie le spectacle vivant depuis plus de vingt ans. Soucieux de développer un regard personnel et complice avec les artistes et les compagnies, il privilégie les rencontres et les collaborations artistiques sur la durée. Il est aussi photographe du Festival d’Avignon et collabore régulièrement avec plusieurs institutions dont la Comédie Française.
Dépôt légal : novembre 2013
ISBN 978-2-86266-693-8
37 € 9 782862 666938