PIERRE LE COZ
Le Pays silencieux
LOUBATIÈRES
Publié avec le concours de la Région Midi-Pyrénées
© Nouvelles Éditions Loubatières, 2014 10 bis, boulevard de l’Europe, BP 50014 31122 Portet-sur-Garonne Cedex
contact@loubatieres.fr www.loubatieres.fr ISBN 978-2-86266-702-7
Pierre Le Coz
LE PAYS SILENCIEUX
(septième tome de L’Europe et la Profondeur)
Loubatières
Ă€ Pascal Boulanger
première partie
UN ROMAN AU MITAN DE SON SIÈCLE : SUR GILLES DE DRIEU LA ROCHELLE
Nous avions conclu le tome précédent de cette Profondeur (L’Ancien des jours, Loubatières, 2013) par une (trop) brève évocation du Gilles de Drieu la Rochelle, roman qui, parce qu’il excède largement la catégorie – celle, pour dire vite, des ouvrages consacrés à « l’amour » – à laquelle nous l’avions à ce moment cantonné, mérite mieux que la lecture trop rapide que nous en avions alors faite : Gilles est aussi, en effet, un grand livre politique, philosophique, « historique » – son auteur, dans la préface qu’il lui a donné en 1942, ne cachant pas que, « s’(il) avai(t) à recommencer (sa) vie », il se ferait « historien (des religions) » : Là [dans « Rêveuse bourgeoisie, puis ce Gilles »] j’ai adopté tout à trac non pas la forme dramatique du roman-crise, mais celle du long récit qui se développe dans le temps, qui embrasse de larges portions de vie ; c’est que j’ai l’esprit d’un historien. Si j’avais à recommencer ma vie, je me ferais officier d’Afrique pendant quelques années, puis historien, ainsi je satisferais aux deux passions les plus profondes de mon être et j’éviterais les seuls refoulements dont j’ai souffert. Et historien, je le serais des religions. À quoi on pourrait lui objecter : pourquoi alors avoir choisi la forme romanesque ? – réponse du même Drieu : Je disais tout à l’heure que j’aurais voulu être historien. Entendez-moi bien. L’historien lui-même ne peut pas faire autre que le romancier, et un Balzac est peut-être un Michelet qui s’est dit : « À quoi bon ? Aussi bien avouer… » Mais altérer les faits, ce n’est pas altérer l’esprit des faits et Balzac se retrouve avec Michelet, ce formidable imaginatif, pour servir au mieux ce qui seul compte, la vie. Si on crée la vie, on ne ment pas, on ne trompe pas, car la vie est toujours juste écho de la vie. … Nous aurons l’occasion de revenir beaucoup plus amplement sur ces considérations – exposées semble-t-il par Drieu pour se défendre d’une
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certaine critique qui reprochait à ses romans de n’être que des « essais déguisés » – ; pour l’heure, venons-en tout de suite « à la chose même » (ce qui nous permettra de faire justice à Drieu au moins de cet inepte reproche… si tant est que c’en soit un : les romans de Dostoïevski, par exemple, sont aussi des « essais déguisés », ce qui n’enlève rien à leur réussite romanesque (et peut-être même est-ce le contraire : ce sont les romans qui ne sont pas des essais déguisés qui sont médiocres)), c’est-à-dire à ce Gilles qui, publié en 1939, racontant du point de vue français une intrigue qui va de la guerre 14-18 à celle d’Espagne, est d’abord la grande fresque historico-romanesque de la période que nous avons pris l’habitude d’appeler « l’entre-deux-guerres », et roman qui, sans atteindre peut-être à la « génialité » de la Recherche de Proust ou du Voyage de Céline (Drieu n’invente aucune langue nouvelle), demeure pour la compréhension de ce xxe siècle à la fois proche et déjà si éloigné de nous un texte central – ne serait-ce que parce que son auteur est à peu près le seul à son époque à avoir eu ce projet de raconter une période historique entière du point de vue de la France : comme il le note dans sa préface, ni un Malraux (qui situe l’action de ses livres en Chine puis en Espagne), ni un Aragon (qui « s’en est tenu à la réminiscence et à la description de la société d’avant 1914 » : sans doute Drieu pense-t-il ici à Aurélien), ni un Mauriac, un Bernanos ou un Giono (qui se sont cantonnés à la province) n’ont caressé une telle ambition ; quant à Montherlant, qui « était entré dans la vie littéraire avec des dons qui de l’aveu de tous l’armaient pour une œuvre puissante, athlétique »… après le temps des juvéniles illusions et du leurre de la guerre – qui lui permit d’écrire Le Songe, Les Olympiades et Les Bestiaires – il a jeté autour de lui un regard juste. Il n’y avait pas matière à ses dons. Par honnêteté de peintre devant son modèle, ce Michel-Ange s’est résigné à devenir une sorte de Jules Renard. Il a contraint, broyé son art jusqu’à écrire la série des Jeunes filles et des Célibataires. C’est que, pour Drieu, le maître-mot qui permet d’embrasser d’un seul coup d’œil historico-philosophique la période incriminée est celui de décadence – et l’on sait qu’il sera l’argument ne varietur de tous les intellectuels de l’époque tentés comme Drieu par la voie fasciste (on dirait aujourd’hui « déclin ») –, Gilles en ce sens n’étant peut-être qu’une longue méditation romanesque autour de ce concept, autour de ce processus à la fois irrépressible et sournois que le héros voit partout à l’œuvre sans trouver le moyen
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de le combattre – d’où son enthousiasme au moment des émeutes de février 1934 qu’il interprète comme un sursaut d’orgueil, de vitalité du peuple français (bourgeoisie et prolétariat mêlés) : – Mais vous ne vous rendez pas compte de ce qui se passe. Ce peuple n’est pas mort, comme nous le croyons tous au fond de nous-mêmes, ce peuple s’est relevé de son lit de torpeur. Ce peuple, qui a quitté ses villages et ses églises, qui est venu s’enfermer dans les usines, les bureaux et les cinémas, n’a pas perdu tout à fait la fierté de son sang. Alors que le vol et l’exaction suaient, avouaient, criaient de toutes parts [N.D.A. : nous sommes au temps de l’affaire Stavisky qui a justement déclenché les émeutes de 34], il n’a pas pu résister à la fin à une si imposante sollicitation d’Erignies, et il est descendu dans la rue (…) Mais ici peut-être nous sommes-nous déjà trop avancé (l’analyse politique de Gilles viendra en son temps) au risque de donner l’impression au lecteur que l’ouvrage ne serait qu’un « roman politique » (comme on dit qu’il y a des « romans philosophiques ») – Drieu n’a pas écrit un remake des Hommes de bonne volonté –, alors que, s’il est aussi cela, il est d’abord le récit du destin d’un homme avec ses espoirs, ses rêves, ses amours, ses colères et ses appétits, ses failles secrètes et ses indéniables « qualités » (au sens de Musil) : un « roman de formation » en quelque sorte, sauf que cette « formation » prend pour champ l’ensemble des domaines de la vie sans en excepter aucun : le sentimental, le politique, l’historique, le philosophique, le militant, etc. Gilles est, si l’on peut dire (et toutes proportions gardées) notre Homme sans qualités français : le « roman total » qu’un B.H.L., par exemple, s’il en avait eu les moyens littéraires, aurait aimé écrire ; ce pourquoi, tout en disant ne pas « s’aimer aimant Drieu », notre médiatique « philosophe » ne cache pas sa fascination pour son auteur ; et quel écrivain contemporain – dès lors qu’il a compris qu’il n’atteindra jamais au génie d’un Proust ou d’un Céline – ne rêverait d’écrire son Gilles (un « Gilles de gauche », « progressiste » – puisque c’est là depuis la guerre la tonalité politique dominante, à l’inverse de celle résolument « de droite » (avec son corollaire d’un antisémitisme diffus) de l’époque de Drieu –, si une telle expression a un sens, un Gilles où par exemple les « Événements de 68 » joueraient le rôle des « émeutes de février 34 » chez Drieu) ? Et certes, entre l’époque que raconte le roman et la nôtre, il existe, quoique en mode anti-symétrique, « en miroir », bien des correspondances, et fort troublantes (nous les examinons
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plus loin) ; et c’est bien sûr, outre ses indéniables/objectives « qualités littéraires », pour cette raison aussi que nous nous attelons à présent à la tâche d’une lecture systématique de la fresque de Drieu : parce que, comme le disait G. Granel, « les années trente sont devant nous » ; mais écrivant cela peut-être en avons nous déjà trop dit : venons-en au roman lui-même. Il commence « par un soir de l’hiver 1917 » où arrive à Paris, venant du front, un jeune permissionnaire – d’où le titre de la première partie : « La permission » (mais « permission » de quoi au juste ?) – dont nous ne savons que peu de chose sinon qu’à cet instant il est « seul », « libre », orphelin (il est question d’un « tuteur », mais celui-ci « e(st) en Amérique »), sans argent mais plein d’« appétit » – à commencer bien sûr par celui pour les femmes : Le visage de ce jeune sous-officier changeait de seconde en seconde, tandis qu’il passait le guichet, remettait sa permission dans sa poche et descendait les marches extérieures. Ses yeux furent brusquement remplis de lumière, de taxis, de femmes. « Le pays des femmes », murmura-t-il. Il ne s’attarda pas à cette remarque ; un mot, une pensée ne pouvaient être qu’un retard sur la sensation. « Sensation » ; dès cette première page est indiqué un des traits fondamentaux de notre héros, la sensualité, caractéristique qui chez lui excède le seul domaine de la volupté amoureuse, et qui fait par exemple que le premier souci de notre permissionnaire va à son apparence (vestimentaire), c’est-à-dire à la sensation visuelle qu’il renvoie aux autres : Ce qui le préoccupait, c’était sa tenue. Très joli d’être un vrai fantassin, avec des brisques et une croix et de porter la fourragère d’un célèbre régiment de choc, mais encore faut-il montrer qu’on n’est pas un péquenot (…) Cette sensualité se révèle d’une autre manière à l’épisode qui suit immédiatement cette citation, lorsque, s’étant introduit dans un magasin de luxe pour y faire l’acquisition d’une chemise, il ne peut s’empêcher d’être « fasciné » par la qualité de celles qu’on lui propose (plus tard, sa maîtresse Alice dira de lui qu’il aime, non tant le luxe, que « l’idée du luxe ») : Les chemises étaient d’un tissu bleu, très fin. La main de Gilles s’avança, caressante [c.n.q.s.]. Il y avait des cravates de chasse assorties (…) Gilles
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était si fasciné par la finesse de la couleur et de l’étoffe, tout cela éveillait en lui une telle convoitise qu’il ne pouvait croire que tout n’allât pas bien. (Plus tard, lorsqu’il rendra visite à son tuteur « Carentan » – sorte de René Guénon de Normandie (« ils auraient écouté le vieux bonhomme parler d’Osiris, de Dionysos, d’Orphée, de Mithra, de Jésus… ») –, homme que pourtant il vénère, il ne pourra s’empêcher d’observer, avec un soupçon de mépris, la mauvaise qualité de ses habits)… Mais cette sensualité, et la « convoitise » pour les belles choses, l’amour du luxe qu’elle génère, a un revers : elle coûte fort cher et Gilles… est pauvre, ce qui, dans la « maison » où il est entré « pour la première fois », donne lieu à une scène pénible, humiliante pour le jeune soldat, le « nigaud » écrit à cet instant Drieu, qui vient de comprendre que les riches clients qui la fréquentent « ne command(ent) les chemises que par douzaines » – ce dont il n’a bien sûr pas les moyens : – J’en prends une, s’écria Gilles. – Une seule ! – Oui, j’en ai d’autres. C’est seulement pour ce soir. Gilles rougissait et bafouillait. Le souci de l’argent – l’urgence de s’en procurer (dès ce premier soir de « perm ») ; car à quoi bon avoir des « appétits violents » si on n’a pas le moyen financier de les rassasier ? –, corollaire de sa sensualité native : Gilles n’aimera jamais « l’argent pour l’argent » mais bien pour le dépenser, pour satisfaire les exigences de cette sensualité, va dès lors constituer un ressort important de l’intrigue : c’est lui qui par exemple le poussera – tel un vulgaire coureur de dot : ce qu’il n’est pas tout à fait non plus – à courtiser Myriam Falkenberg, jeune fille riche et juive ; ce qui va avoir dans les vies de l’une comme de l’autre des conséquences que probablement, lors de leur première rencontre, ils n’auraient pu imaginer. Ici encore, en le récit de cette saisie initiale entre les deux (futurs) époux, Drieu fait preuve, comme dans celui de celle avec Alice (cf. la fin de L’Ancien des jours), d’une stupéfiante maestria littéraire. Gilles, au matin de la nuit qui ouvre le roman, nuit qu’il a passée avec une prostituée, ne se rend chez les Falkenberg que pour leur soutirer quelques billets, au motif assez dérisoire qu’il appartient au régiment où les deux fils Falkenberg ont été tués (on retrouve ce même genre de scène – quoique traitée en mode franchement comique
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– dans le Voyage de Céline quand, au cours lui aussi d’une « perm », Robinson flanqué de Bardamu vient rendre (dans le même espoir d’obtenir quelque argent) visite à sa « marraine de guerre »… pour découvrir que celle-ci, suite au décès au front de son fils, s’est donnée la mort : ce que vient de faire précisément, pour la même raison, Mme Falkenberg) ; or voici que s’avance dans la bibliothèque « noble, confortable, tiède et triste », où notre sensuel invétéré « dévore tout des yeux », la jeune Myriam devenue, par la mort de ses frères, l’unique héritière de la fortune de « M. Falkenberg, un des plus grands hommes d’affaires de Paris » (et le cynique Gilles, mine de rien, se renseignera tout de suite pour savoir si, par malheur (!), elle n’aurait pas de sœur ; mais non : elle est bien la seule héritière) : Un visage s’avançait vers lui. Un visage lumineux. Tout y semblait vaste, parce que la lumière y régnait. Gros yeux, front découvert, prolongé par une chevelure d’un noir éclatant. Avec tout cela faisait contraste une bouche épaisse, sombre, qui était comme une allusion enfantine à la volupté. Ce ne fut qu’au bout d’un moment que Gilles perçut que sous ce visage il y avait un corps, un corps frêle. Le buste était délicat, les jambes fines. Où l’on voit que Gilles n’est pas – ou pas seulement – le cynique coureur de dot qu’on a dit plus haut (et l’eût-il été, il est probable qu’il aurait moins fait souffrir Myriam) ; car c’est bien l’émerveillement qui, du côté de Gilles, préside à cette rencontre : plus loin, le jeune homme se dira « cloué de désir », même si ce désir et cet émerveillement sont impurs : « Toute cette chose lumineuse était intelligence et argent » ; et tout cela – la belle bibliothèque de M. Falkenberg, sa fille, sa fortune – « pouvait être à lui » ; or le « coup de maître » de Gilles pour se l’approprier va consister à ne nullement chercher à dissimuler l’impureté de ce désir, en un accès de vraie-fausse sincérité qui, loin de choquer la jeune fille, va mystérieusement la charmer : – Je ne suis pas venu pour vous parler d’eux [des frères de Myriam], je suis venu pour vous demander de l’argent. Gilles a dit cela par « goût du désastre » – comme on se jette dans le vide –, parce que, à cet instant, il a tout aussi envie de « s’enfuir » que de rester ; mais prononçant ses paroles – qui auraient dû normalement le discréditer d’entrée aux yeux de la jeune fille –, il se rend compte – en une
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« arrière-pensée » que Drieu qualifie admirablement de « féline » : la réaction du chat qui tombe dans le vide mais qui, tombant, a l’instinct de se retourner pour « retomber sur ses pattes » – qu’il a peut-être dit la seule chose qui pouvait cristalliser sur lui l’« intérêt », et bientôt l’amour, de la jeune fille : Dans une arrière-pensée féline, il se disait aussi qu’il venait de frapper un coup de maître. En effet, la jeune fille ne s’étonnait pas. Le visage lumineux s’ouvrait davantage : – Ah ! oui, bien sûr. Elle trouvait ça naturel et ne s’y arrêtait pas. Elle le regardait avec un intérêt immense. Pour Myriam, à n’en pas douter, l’arrivée de ce jeune soldat cynique et cabossé par l’expérience du front constitue l’irruption même de la vie dans le milieu confiné où jusque-là, par manque d’amour : à commencer par celui de ses parents qui l’ont toujours peu ou prou négligée (notamment au profit de ses frères), elle suffoquait ; et même cette provocation (« je suis venu pour vous demander de l’argent ») par laquelle Gilles lui signifie qu’il n’a pas l’intention de sacrifier à la convention sociale du partage du deuil (« Je ne suis pas venu pour vous parler (de vos frères) ») ressort encore au mouvement de cette vie… qui n’a cure des morts, qui les « laisse (s’)enterrer » eux-mêmes, de cette vie qui, pour « vivre » : pour jouir, a seulement besoin d’« argent » ; certes, de ces morts, les deux jeunes gens finiront par parler, mais ce sera, non pour les pleurer (ni Gilles ni Myriam ne semblaient les apprécier beaucoup), mais pour mieux les « enterr(er) », les oublier, attitude iconoclaste, anti-sociale, qui va immédiatement créer entre eux une (secrète) « complicité » : Ils parlèrent des deux frères tués, et il voyait avec une dilatation, une hilarité extraordinaires de toutes ses fibres cyniques qu’elle les enterrait avec lui une seconde fois. Ils enterraient ses frères ; ils en parlaient presque tout de suite avec trop de finesse, de détachement. Il y avait déjà entre eux une complicité (…) Gilles est probablement, même aux yeux de Myriam, ce « coureur de dot » – mais coureur de dot assez paradoxal dans la mesure où il dit qu’il l’est (ce que ne font jamais, bien sûr, les « vrais » coureurs de dot) –, mais
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qu’est-ce que ça peut faire à la jeune fille si, la convoitant pour sa fortune (sans le lui cacher plus que cela), il lui apporte la vie, il ouvre grand à l’air du dehors les fenêtres de la pièce close, à l’atmosphère de renfermé, où sa jeunesse, sa féminité, s’étiolaient jusque-là ? Un individu égaré dans le désert et mourant de soif marchanderait-il au Bédouin qui l’a trouvé la bouteille d’eau qu’il lui vend ? De fait, ce dont Myriam dans la suite va souffrir, ce ne sera pas du cynisme de Gilles la fréquentant pour son argent, mais, paradoxalement, de certains retours chez le jeune homme d’une « morale » qui lui souffle que courtiser une jeune fille pour laquelle il n’éprouve pas d’amour – ce qui reste à prouver : disons qu’il ne la désire pas – pour sa fortune n’est pas « bien » : c’est donc parce qu’il n’est pas un « vrai » coureur de dot – un coureur de dot qui « dit qu’il l’est » – que Gilles séduit Myriam, mais c’est aussi pour cette raison qu’il va la faire (atrocement) souffrir. Une « histoire » commence donc entre les deux jeunes gens, qui, dans les débuts, a tous les traits d’une idylle où Gilles serait sincèrement épris de Myriam (pour celle-ci, on peut penser qu’elle l’est depuis leur première entrevue) : Il n’oubliait pas la petite Falkenberg ; par moments il se reposait doucement sur son sein dont il avait remarqué qu’il était d’une forme ravissante, mais modeste. Même, plus il buvait, plus il avait le sentiment intense de l’existence de la jeune fille. Cette existence était un point, un point exquis, miraculeux, où brillait une gloire d’intelligence, de tendresse, de dignité (…) Malheureusement aucun désir charnel n’accompagne ce « (trop) pur » amour : suite à certaine découverte qu’il a faite sur la jeune fille – sa gaucherie native, son manque d’élégance « ontologique »… (cf. la scène, d’une rare cruauté romanesque où, voyant Myriam venir à elle du bout d’une allée, Gilles note qu’« elle march(e) mal ») – il comprend en un éclair que « quelque chose d’essentiel ne lui plaî(t) pas chez Myriam », manque, « dé-faut » qui fait qu’« il ne la désir(e) pas, ne l’(a) jamais désirée » et probablement, malgré toutes ses qualités objectives – « intelligence », « tendresse », « dignité » sans oublier sa… richesse –, ne la désirera jamais. Cette révélation constitue un choc douloureux pour Gilles – preuve qu’il n’appartient pas à la race des authentiques coureurs de dot, ceux-ci n’étant en général nullement
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embarrassés par de telles situations (ils épousent la fille, prennent la dot et avec elle, pour satisfaire leurs appétits charnels, s’offrent des maîtresses) – qui, à bien des moments, est tenté de briser là, de rompre simplement en repartant pour le front, facile échappatoire en ce temps de guerre ; mais faire cela serait renoncer à la fortune, c’est-à-dire, dans la mythologie personnelle de Gilles, à une certaine intensité de la vie – que l’argent de Myriam, les « cadeaux » somptueux qu’elle lui offre, lui ont fait goûter – ; ce à quoi il ne peut se résoudre : La candeur de Myriam lui parut inaltérable : il pourrait bien facilement lui dissimuler ses sentiments, et il l’épouserait tout de même. Il ne pouvait pas ne pas l’épouser : gâcher une chance pareille. Il la prit par la taille et la serra contre lui, et, avec une ambiguïté farouche, il s’écria : – J’ai besoin de vous. Or, cette « intensité de la vie », à l’origine, c’est l’expérience du front – la fréquentation permanente et durable (signature, on l’a vu, de la guerre 14-18) de la mort – qui en a donné le goût à Gilles, ce pourquoi pour le jeune homme quitter Myriam, renoncer à sa fortune, c’est nécessairement retourner au front : l’alternative pour lui n’est pas entre guerre et paix, mariage ou non-mariage avec Myriam, mais bien entre deux façons de continuer de goûter cette intensité de la vie que seules sont susceptibles de lui faire connaître la richesse ou la guerre : Gilles ne craint pas d’être tué, mais par contre il redoute plus que tout la pauvreté parce que celle-ci constitue à ses yeux le signifiant (d’où la pertinence de la distinction que fait Alice chez son amant entre amour « du luxe » et amour de « l’idée du luxe ») d’une vie moins ardente, « laborieuse » (au sens figuré et propre : s’il n’épouse pas Myriam, il lui faudra bien se chercher un emploi), existence à laquelle, depuis son expérience du front, il ne saurait se résoudre. En cela le personnage de Gilles est bien, pour reprendre un mot de Gertrude Stein (parlant de Hemingway), le représentant archétypal de cette « génération perdue » (celle qui a eu vingt ans autour de 1914 : ce qui est exactement le cas de Gilles), et génération « perdue » parce que la guerre, la « violentisation de la société » qu’elle engendrera, lui a fait connaître une dimension de la vie, une expérience de l’être que ses représentants ensuite (ceux du moins qui n’ont pas été tués), lorsque la paix sera revenue, voudront à toute force prolonger, ce qui entraînera bien sûr de profonds bouleversements, d’immenses désordres dans la société de l’« après-guerre », et cela dans tous
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les domaines en le mode à chaque fois d’une portée aux extrêmes : le fascisme ou le communisme en politique, le dadaïsme et le surréalisme en littérature voire, en le registre du simple divertissement, ce qu’il est convenu d’appeler la période des « années folles », etc. ; or pour Gilles, à cet instant de l’hiver 17-18 où commence le roman mais où les prémices de l’achèvement de la guerre sont déjà présents, le seul moyen de prolonger à « l’arrière », en un temps qui est déjà celui de la paix (Paris étant séparée de « l’invraisemblance » du front par « cent kilomètres » : cf. la première page du roman), cette expérience de l’être, cette dimension plus intense de la vie que lui a fait connaître la guerre (son « invraisemblance » donc, mais invraisemblance qui n’est pas une irréalité : plutôt (dirait peut-être Breton) une « sur-réalité »), ce moyen a nom pour lui richesse, luxe, fortune : celle dont le mariage avec Myriam, justement, lui permettrait de s’emparer (plus tard, ce « moyen » en prendra d’autres, dont celui « politique » de fascisme) ; d’où, à cet instant aussi, les hésitations de Gilles, son véritable écartèlement entre la possibilité de la richesse et la tentation de regagner le front, écartèlement qu’atteste pratiquement la « double vie » qu’il mène alors à Paris, passant, entre deux entrevues avec Myriam, le plus clair de son temps au bordel ou avec des « poules »… grâce à l’argent que lui donne la jeune fille (d’où, en effet, l’« ambiguïté farouche » de son « J’ai besoin de vous » signifié à Myriam qui ne peut, pour son malheur, que traduire amoureusement ce « besoin », alors qu’il est bel et bien aussi d’ordre très platement financier). Pour Gilles, accepter le mariage avec Myriam serait (comme on dit en psychanalyse) « céder sur » son désir : prendre pour épouse une femme qu’il ne désire pas (et les quelques tentatives sexuelles en ce sens s’avéreront effectivement catastrophiques) ; mais ne pas le faire, c’est du même coup renoncer à un autre (désir) : celui, presqu’aussi prégnant chez le personnage, de la richesse, du luxe – les belles chemises qu’on achète « par douzaines », les bons restaurants où l’on choisit dans la carte des vins les meilleurs crus… et même les prostituées de haute gamme comme cette « Autrichienne » que fréquente Gilles, etc. – dans lequel cette richesse permet de vivre, luxe qui représente, on l’a vu, aux yeux de Gilles, non tant la possibilité de jouir des « belles choses », que la garantie d’une sorte d’intensité existentielle qu’il n’a connue jusque-là qu’au front (ce pourquoi, en effet, il aime, non le luxe, mais « l’idée du luxe » : pour reprendre les distinctions bibliques, le jeune homme est peut-être un serpent, mais il n’est pas un porc) ; mais ce pourquoi aussi, dans son esprit, la seule alternative à la rupture avec Myriam
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– i. e. : à la renonciation à la fortune – ne peut-être que le retour au front : Gilles veut bien prendre le risque d’être tué (étant en cela aux antipodes du « Je ne veux plus mourir » d’un Bardamu), mais sûrement pas celui (en quittant Myriam tout en vivant réformé à Paris) d’embrasser une vie pauvre et « laborieuse » – à l’exclamation bardamesque pourrait donc correspondre chez Gilles celle d’un : « Je ne veux plus être pauvre ! », pauvreté, nonintensité de la vie qui lui apparaît comme un malheur bien plus grand que la mort. Mariage avec Myriam ou retour au front : tel est le dilemme pour Gilles qui se rend bien compte que son incapacité à le trancher ne fait que rendre chaque jour plus cruelle la situation de Myriam (et en réalité il finira par opter pour la pire des solutions : il fera les deux !) ; cruauté dont il mesure clairement la profondeur atroce : « Faut-il qu’elle ait souffert pour me faire l’ombre d’un reproche », songea-t-il. Elle avait souffert, elle allait souffrir, la souffrance allait entrer par lui dans ce destin. Lui qui ne connaissait que la mort entrevit la cruauté de la vie. C’est-à-dire qu’il y a, en cette « vie », pire que la mort ; ce qu’endure précisément « par lui », à cet instant, la jeune fille – que Drieu n’a pas faite juive par hasard – : Gilles n’en est pas encore à examiner cette idée (peu ou prou « nazie »), que cette cruauté fait partie de « la vie », qu’elle l’« est » aussi, l’existence n’étant merveilleuse qu’à proportion qu’elle est cruelle (cf. Hitler : « Oui nous sommes cruels, mais la nature est cruelle »)… Pour l’heure, il voit seulement qu’il devrait quitter Myriam (ne serait-ce que pour lui épargner la « souffrance ») mais qu’il n’y parvient pas ; ce serait renoncer à tout ce que sa conquête de la jeune fille lui a fait miroiter et, dans une certaine mesure, déjà goûter : la richesse, l’aisance, le luxe, etc., tout ce qui pour Gilles fait – en dehors de la mort, ce seul « luxe » des pauvres – que la vie vaut vraiment d’être vécue (sinon elle n’est que grisaille, ennui, labeur, etc.). Gilles en ce sens, et bien que venant d’une « origine modeste », est tout le contraire d’un parvenu ; il veut l’argent, non pour ce qu’il représente socialement-narcissiquement, mais pour ce qu’il permet : la jouissance des « belles choses » ; il aime (pour reprendre l’intuition d’Alice), non la richesse, mais « l’idée de la richesse » : le vaste champ de possibles qu’elle autorise ; quitter Myriam serait refermer ce que sa rencontre avec elle lui a ouvert : c’est la « vision » qu’il a eue lorsque, après avoir longtemps « mariné » dans la splendide bibliothèque de M. Falkenberg (où il
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a tout « dévor(é) des yeux »), il a vu « s’avanc(er) » l’héritière de « tout » cela, Myriam Falkenberg qui lui est apparue dans une sorte de halo lumineux (« cette chose lumineuse ») tissé d’« intelligence » et… d’« argent ». Oui, comme lors de sa rencontre avec Alice : « Lors de l’entrée dans la chambre, en une minute, ils avaient eu une vision (c.n.q.s.) l’un de l’autre », tout, avec Myriam, s’est également passé en un instant, joué en cet instant – début coïncidant avec un commencement – où la jeune fille s’est avancée à sa rencontre dans la bibliothèque (« Un visage s’avançait vers lui. Un visage lumineux… » : cf. citation plus haut), moment qui, en décidant de leur histoire entière, celle qui « embrass(e) l’essentiel » tout en « provo(yant) le particulier » écrit Drieu pour la rencontre avec Alice, change à tout jamais « l’éclairage d’(une) vie » : D’une seconde à l’autre, l’éclairage de la vie changeait. Lui qui était un homme du front, privé de tout à jamais, un homme de solitude, d’indifférence, de fuite, lui qui n’était venu là que pour se saisir d’un billet léger et s’en retourner à sa rêverie ou à sa noce, il était saisi, cloué. Cloué par le désir. Toute cette chose lumineuse était intelligence et argent. Et en vérité, si l’on se donnait la peine d’analyser très précisément tous les détails de cette scène sans en omettre aucun (la bibliothèque, le visage de Myriam, son corps « frêle », le fait que déjà (!) elle est mal fagotée, etc.), on pourrait y déceler tout ce qui, plus tard, constituera les grands traits de leur histoire – n’en donnons qu’un exemple : le mouvement de saisie par lequel Gilles ne distingue d’abord que le visage de la jeune fille, pur, intelligent et lumineux, et seulement ensuite son corps (« Ce ne fut qu’au bout d’un moment (c.n.q.s.) que Gilles perçut que sous ce visage il y avait un corps ») prélude probablement au fait qu’il ne la désirera jamais ; il se dit certes « cloué par le désir », mais ce désir, on le comprend vite par les deux mots qui suivent immédiatement sa mention : « intelligence » et « argent », n’est pas d’essence charnelle : tout au plus d’ordre « financier » – bien que charmé par Myriam, le désir de Gilles va à sa fortune qui est, comme la bibliothèque, le visage, le corps frêle, etc., « com-prise » dans la « saisie » que fait Gilles de la jeune fille. À ce titre, il est bien évident que le fait que Drieu ait choisi pour protagoniste féminin de cette histoire une juive, c’està-dire quelqu’un en lequel Gilles ne pourra, comme il le fera avec Alice, reconnaître sa propre « race », est tout sauf anecdotique ; Myriam ici incarne tout ce que le signifiant juif peut colporter de clichés plus ou moins anti-
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sémites : la richesse (traditionnellement associée à ce peuple : cf. encore la récente affaire du gang dit « des barbares »), les « affaires » (profession de M. Falkenberg), l’« intelligence » (qu’on illustrera notamment en ces « affaires »), la volupté (la bouche « épaisse, sombre » de Myriam, sa « chevelure d’un noir éclatant », l’« exotisme (de son) visage »), et même la « lumière » irradiant de ce visage (le « peuple élu » n’est-il pas, aux yeux des chrétiens, celui qui a apporté la « lumière » de la Révélation au monde ?) – on le voit : le signifiant « juif » manié ici par Drieu est d’une extrême richesse (qui n’exclut même pas l’idée que la souffrance que va endurer Myriam du fait de son amour pour Gilles est elle aussi, en quelque sorte, de signature judéo-biblique) ; ce pourquoi il nous faut ici lui consacrer un développement entier (qui ira bien plus loin – via une analyse pratique de la tonalité antisémite des années 30 : celle où Drieu a écrit son roman – que la simple histoire de Gilles et Myriam). *** Gilles est (si l’on peut dire) un roman « modérément antisémite » (rien de comparable par exemple aux outrances céliniennes de la même époque) : tout juste y trouve-t-on de temps à autre quelques coups de griffe dirigés contre la « race » juive, tels cette remarque où le narrateur – mais non Gilles –, parlant d’un des frères de Myriam, dit de lui qu’il était « destiné à l’intrigue et au succès, selon la fatalité si monotone et si stérile de sa race » (à se demander, si tel était le cas, comment il a fait pour ne pas éviter de « mourir pour la France » !) ; mais ce genre d’« observations » était en réalité fort commun dans la littérature de l’époque ; on les trouve chez nombre d’auteurs contemporains de Drieu : Gide, Bernanos et même, sinon chez Proust, du moins chez son narrateur qui évoque à un moment la « vulgarité juive » de Swann (!), etc. Le personnage de Gilles, en tout cas, semble indifférent au préjugé : la perspective d’épouser la « juive » Myriam Falkenberg ne lui pose – à tout le moins de ce côté-là – aucun problème particulier ; il a même, dans les débuts de sa relation avec la jeune fille, une sorte de révérence devant sa richesse et son intelligence – i. e. : devant la « puissance juive » : Les jours qui suivirent leur rencontre, Gilles vécut en extase devant Myriam. Lui qui n’avait jamais senti qu’indifférence et dédain pour les puissances, leur accordait tout d’un coup à travers elle une grande vénération.
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Il relevait la tête avec fierté en se disant que ces puissances mystérieuses et hautaines se penchaient vers lui et l’élisaient. Cette assez longue personne, timide et frêle, était pleine de majesté. La matière de ses dents si blanches était matière précieuse. Ses mains étaient subtiles. Tout ce qu’elle disait lui semblait lourd de la science du monde, des affaires, des secrets d’État que possédaient les siens. Il y avait un peu là-dedans de l’enfantine terreur des chrétiens devant les Juifs (…) Mais cette révérence, on le voit, s’appuie sur un fantasme peu ou prou antisémite : la (supposée) « puissance juive » (qui, assez comiquement, se voit renforcée par ce fantasme même : croire que quelque chose ou quelqu’un est « puissant », c’est lui conférer cette « puissance ») ; et plus loin, s’interrogeant soudain sur le « fait que Myriam (est) juive » et le « rôle » que cela a « joué » dans leur histoire, Gilles doit reconnaître que cela en a joué un : Gilles se demanda soudain avec une violente curiosité ce qu’il pensait du fait que Myriam était juive, et quel rôle ça avait joué dans leurs rapports. Il sentit avec étonnement que ça avait joué un rôle. Mais lequel au juste ? On peut répondre à cette question par ceci : le « rôle » tout à la fois d’aimant et de repoussoir – aimant pour les raisons qu’on vient d’indiquer plus haut : riche et intelligente, Myriam est l’incarnation de cette « puissance » (« science du monde », « affaires », « secrets d’État », etc.), puissance généralement « mystérieuse et hautaine » mais qui, par la personne de la jeune héritière Falkenberg, daigne s’intéresser au « nigaud » qu’il est (ce dont le nigaud se trouve flatté) ; Gilles a vraiment eu la sensation d’une « élection » (« se penchaient vers lui et l’élisaient ») par ces « puissances », et élection à prendre ici en un sens quasi-mystique : celle par exemple du saint visité par la divinité, favorisé de Sa « vision » (et en effet, si on relit l’épisode de la première rencontre de Gilles avec Myriam dans la bibliothèque – « Un visage s’avançait… » –, on s’aperçoit que certains des termes utilisés par Drieu – dont les occurrences multiples du mot de lumière : « visage lumineux », « la lumière y régnait », « cette chose lumineuse », « l’éclairage de la vie », etc. – pourraient aussi bien convenir… à une apparition mariale (dont « Myriam » porte d’ailleurs le nom juif )). Dans la fantasmatique « judéo-chrétienne » de Gilles, ce « visage (qui) s’avanc(e) vers lui » n’est rien de moins que celui de la Vierge Marie (ou de la « Vierge Myriam »), ce qui peut expliquer pourquoi, bien vite,
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le « problème » qui se posera entre les deux jeunes gens sera de l’ordre du désir, de l’attraction physique : on ne désire pas la Madone ; par quoi peutêtre s’articulent les deux dimensions d’attraction et de répulsion qu’illustre aux yeux de Gilles le « signifiant juif ». Le jeune homme se sent à la fois attiré et repoussé par « l’être-juif » de Myriam, par « cette chose lumineuse (qui n’est qu’)intelligence et argent », les deux composantes de ce processus oxymorique d’attraction/répulsion étant probablement en rapport dialectique : c’est dans la mesure même où il est spirituellement attiré par la jeune fille qu’il ne parvient pas à la désirer physiquement ; et comment en effet se sentir attiré charnellement par « quelque chose » qui, n’étant que « lumière », que « visage »…, n’a pas, justement, de « chair » (sinon ce « corps frêle », ce sein, certes charmant, mais « modeste ») ? Gilles, pour désirer, a besoin de la présence d’une « viande » (comme il le dira d’autres femmes) ; or Myriam justement, parce que juive c’est-à-dire représentante (mal) « incarnée » d’un peuple qui n’est que spiritualité, que « lumière » – celle que, dans la représentation chrétienne, il a apportée au monde –, ne peut, cette « viande », la lui fournir. Sous la défroque du « chrétien », persiste chez Gilles, en mode clandestin, une sorte de « païen » qui lui, ne serait-ce que pour désirer – i. e. : pour aimer et « bander » –, veut des « preuves », exige une certitude de la présence des choses (que celles-ci soient un dieu ou une femme), leur charnelle/constatable avération ; le « problème » entre Gilles et Myriam – en apparence tout pratique : l’incapacité du jeune homme à désirer la jeune fille – a donc un motif qui est lui d’ordre théologico-ontologique : Gilles demande (pour l’aimer) à Myriam que celle-ci lui fournisse au moins une « preuve » – une « viande » –, preuve que la jeune fille, malgré tout son amour pour Gilles, est incapable de lui donner parce que, étant juive, elle appartient à un peuple dont le génie a précisément consisté à dérober ces « preuves », à ne pas les exiger de son Dieu (qui, via le christianisme, est devenu le nôtre, sauf que, étant peu ou prou demeurés ces « païens », nous continuons en sous-main de lui en demander – cf. la remarque citée dans Le Secret de la vie de cet ecclésiastique catholique à notre amie M. L. Cohen : « L’Europe n’a jamais été chrétienne »). Pour rassembler en une seule phrase toutes les considérations qui précèdent on pourrait dire que le dicton qui veut qu’« il n’y a(it) pas d’amour, seulement des preuves d’amour » n’est pas un dicton juif. Où l’on comprend que le « signifiant » de la judaïté de Myriam – comme se le « demand(e) » soudain Gilles « avec une violente curiosité » (et en
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effet il y a de quoi à cet instant être « curieux » : en ce « signifiant » résidant peut-être l’histoire entière de l’Europe, ce continent où la greffe juive – rien de moins qu’une guise nouvelle, « sans preuves », de la présence des choses – n’a jamais vraiment « pris ») – a effectivement « joué un rôle » dans les « rapports » entre Myriam et Gilles, et peut-être même un rôle central dans la mesure où, comme on vient de le voir, il gouverne depuis le début l’histoire d’« amour » – car c’en est malgré tout une – entre les deux jeunes gens, suivant le processus décrit plus haut d’une séduction – l’émerveillement premier de Gilles devant la « chose lumineuse » qu’est Myriam – cédant peu à peu la place à une répulsion – que traduit physiquement l’incapacité du même Gilles à désirer la jeune fille –, ces deux mouvements se déployant à partir du même motif de la judaïté de Myriam : de ce signifiant hébraïque que – malgré qu’elle en ait, étant « objectivement » chrétienne puisque ses parents l’ont fait baptiser – elle incarne auprès de son prétendant « goy ». Celui-ci a la brusque révélation de l’importance de ce « signifiant » – auquel jusqu’ici (et suivant l’habituel fantasme antisémite) il n’avait associé que la richesse, convoitée par lui, de Myriam – au cours d’une conversation avec une certaine « Ruth », amie de Myriam mais elle « juive croyante », et conversation qui vient à rouler sur la question du mariage, Gilles voulant bien sûr s’ouvrir à cette Ruth de la perspective – qu’il redoute autant qu’il l’espère – du sien avec Myriam : – Que pensez-vous de mes rapports avec Myriam Falkenberg ? – Ce que j’en pense ? Pourquoi me demandez-vous ça ? – Que pensez-vous de mon mariage avec Myriam ? Elle le regarda avec un grand étonnement. – Vos rapports et votre mariage, ça fait deux choses. – En effet, s’étonna Gilles… je n’avais pas pensé à ça. Il frémit. Qu’il n’ait jamais songé qu’à épouser Myriam et pas à la prendre, ce fait pourtant bien connu de lui prenait soudain une signification criante. En une réplique, Ruth a mis (comme dirait Saint-Simon) « le doigt sur l’apostume » : le fait (connu de Gilles mais pas de manière « criante » : non jusque-là apertement conscientisée) que, tout en voulant s’emparer, par le mariage, de la fortune de Myriam, il ne la désire pas, et par conséquent ne l’aime pas, ne « l’aimera jamais physiquement » ; situation qui, on l’a vu, torture depuis le début le vrai/faux coureur de dot qu’est le jeune
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homme. Première révélation qui, dans le cours de la conversation, va être suivie par une autre, Ruth, ayant finalement compris que Gilles n’était pas l’amant de Myriam (ce qu’elle aurait préféré : que Gilles fasse de son amie sa maîtresse mais qu’il ne l’épouse pas ; nous voyons pourquoi plus loin) et supposant à cette chasteté des scrupules religieux, rappelant tout à trac à Gilles son « catholicisme » (jusque-là bien oublié) : – Pourquoi n’êtes-vous pas l’amant de Myriam ? Elle ne demande pas mieux. Ce n’est pas elle qui… (…) – Je n’ai jamais pensé à ça, fit Gilles. – Alors quoi ? C’est votre religion… Ce n’est certes pas ça. Vous n’êtes pas croyant ? (…) – Qui vous dit que je ne suis pas croyant ? Gilles se dit : « Comme j’ai eu raison de parler à cette fille. Voilà que je me rappelle soudain que je suis catholique. Tiens je ne me marierai pas à l’église. Myriam est catholique, je le sais. Mais elle n’a pas de goût pour les mascarades. » (…) Deuxième révélation : Gilles est (ou se dit) à cet instant « catholique » ; ce que confirme la remarque pleine de cynisme qu’il se fait tout de suite après : Il se surprit à se réjouir de cette idée. Cela lui mit la puce à l’oreille ; il découvrit qu’il ne se lançait si hardiment dans le mariage qu’à cause d’une porte ouverte, le divorce. Il ne voulait pas se marier religieusement avec Myriam, pour pouvoir un jour se marier pour de bon. Aussi mécréant et « mauvais catholique » soit-il, Gilles a gardé dans un coin de sa cervelle l’idée que le seul mariage « pour de bon » est celui « relig(ieux) » et, en l’occurrence, catholique ; un vil espoir renaît chez lui : celui de contourner le problème que lui pose son mariage sans amour – sans désir, sinon celui de sa fortune – avec Myriam ; puisque épouser civilement la jeune fille ne sera pas l’épouser vraiment (et cela d’autant plus que, bien qu’étant officiellement « catholique » (baptisée), Myriam demeure une juive qu’un chrétien ne saurait, sans transgresser les commandements de sa religion, épouser : où l’on se rapproche insensiblement de la troisième révélation –
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celle de l’importance du signifiant de la judaïté de Myriam – qui va elle aussi frapper, comme celle de sa « catholicité », le jeune homme). Celle-ci, toujours au cours du même entretien avec Ruth, survient après que la jeune fille lui a confié qu’elle était « croyante, très croyante », foi judaïque qui lui fait désapprouver la « catholicité » (même imposée) de Myriam : – Et vous ? vous êtes… juive, n’est-ce pas ? – Dame, oui, figurez-vous. Et je suis croyante, très croyante. Gilles s’étonna, réfléchit, entrevit quelque chose. – Ça vous choque que Myriam soit catholique ? Incidemment, Myriam avait raconté que ses parents l’avaient fait baptiser, elle et ses frères. – Oh ! oui. Il vit que c’était là que Ruth voulait en venir. – Ce n’est pas sa faute proposa-t-il. Ce sont ses parents… – Oui, mais elle… D’ailleurs, personnellement, elle ne se considère pas comme catholique. Cet échange suscite la curiosité de Gilles : pour la première fois peutêtre il se retrouve devant un « vrai juif », c’est-à-dire, non (seulement) un être de « race juive », mais un être de religion juive, et qui en assume toutes les conséquences, dont celle conjugale – puisque c’est là le véritable sujet de cet entretien avec Ruth, et la raison pour laquelle Gilles a voulu lui parler : celui de son mariage avec Myriam – de l’obligation de n’épouser qu’un(e) coreligionnaire : Gilles frémit, soudain il sentit qu’il se heurtait à quelque chose. Il regardait curieusement Ruth. Qu’était-ce qu’un juif croyant ? Il demanda : – Qu’est-ce que votre foi ? Ruth rougit encore : – Je vais vous paraître vieux jeu. Mais c’est comme ça. On doit se marier entre personnes de la même religion. – Alors, vous ? Vous ne pourriez pas vous marier avec un catholique ? Ruth troublée, secoua la tête. – Alors, vous ne pouvez pas vous marier avec les trois quarts et demi des… chrétiens, des Français. – Non. – Enfin…
Avec ce Pays silencieux, septième et dernier tome de L’Europe et la Profondeur, s’achève l’aventure tout à la fois intellectuelle et spirituelle que constituèrent, pour son auteur comme pour le « petit nombre » de ses lecteurs, l’écriture et la publication de cette Somme, à l’époque des « petits traités » et autres « livres de développement personnel » unique en son genre. L’ouvrage lui-même, présenté successivement dans le cours de son élaboration comme un « roman philosophico-théologique » puis comme un « manuel de survie au temps du nihilisme achevé », vient ici pour ce qu’il était en vérité, mais sans le savoir encore, dès son commencement : une aventure du sens, la seule peut-être que puisse offrir à ce « sens » en voie d’extinction notre « temps de détresse », et aventure qui, du fait de cette extinction même, ne peut plus se dérouler aujourd’hui qu’au pays des mots ; ce pourquoi le présent volume s’achève en poème (« La saison spirituelle »). Mais avant cela, et comme à l’accoutumée chez Pierre Le Coz, le lecteur trouvera en ce Pays silencieux des analyses extrêmement approfondies des phénomènes qui défrayent l’actualité de notre début de millénaire, dont ceux de la violence religieuse (« Et ce sont les violents qui l’emportent »), ou de l’explosion de la délinquance (« La vie rêvée des porcs »), ou encore de la présente domination sans partage du techno-capitalisme sur notre monde « globalisé » (« Histoire et historicité ») ; l’auteur de ces analyses étant bien convaincu qu’une pensée qui ne cherche pas à opérer en quelque manière en son « siècle sien », et aussi « subtils » et « pertinents » que soient ses attendus, est parfaitement vaine et stérile – en un mot : in-signifiante. Le lecteur qui se risque à ouvrir un tel livre doit donc, dès son entrée en « ces pages sombres et pleines de poison », abandonner toute espérance d’y retrouver les habituelles catégories de pensée par lesquelles une époque s’essaye à conjurer ses très « modernes » démons – quoique ces efforts soient condamnés à demeurer vains dans la mesure où ces « démons » ne sont jamais justement, par cette époque même, clairement et proprement nommés – ; en ce sens aussi, une partie de la séduction que peut inspirer ce livre à ses lecteurs réside en le fait que ceux-ci, et avant même l’exposé d’une « philosophie » voire le déroulé d’une « écriture », y sont d’abord conviés à un dépaysement radical – tant dans l’ordre de la pensée en général que dans celui de la saisie qu’ils font de leur monde en particulier. Pierre Le Coz est né en 1954. Ses premiers textes ont paru en 1993 dans la revue NRF. Il a publié depuis de nombreux livres : romans, récits de voyage, essais. Il a commencé de faire paraître en 2007 aux éditions Loubatières une vaste Somme, L’Europe et la Profondeur, dont le présent ouvrage est le septième et dernier tome.
ISBN 978-2-86266-702-7 Paul Cézanne, L’Estaque, rochers, pins et mer, 1883-1884, huile sur toile, 100 x 81 cm Staatliche Kunsthalle Karlsruhe, 2008, photographie Wolfgang Pankoke
29 € 9 782862 667027