FRANCIS
PORNON
Jaurès à Toulouse lieux et mémoire
dessins de AMINA IGHRA Avec Jean-Michel Ducomte Georges Mailhos Rémy Pech
loubatières
PRÉFACE Encore un livre sur Jean Jaurès ? serait-on tenté de dire. Certes, mais original, celui-ci. En effet, Francis Pornon et Amina Ighra proposent, l’un par l’écriture, l’autre par le dessin, des itinéraires toulousains de Jaurès. Le livre a l’aisance d’un parcours agréable à travers notre ville en situant quelques lieux de mémoire qui permettent de retrouver à partir du présent la profondeur du temps qui, s’agissant de Jaurès, convoque, on le sait, l’histoire. Deux passés s’interpénètrent, un, lointain, celui du tribun, ample et sonore, et un autre, plus proche, à la fois ténu et insistant, celui de Francis Pornon, évoquant ses souvenirs d’enfance et de jeunesse. Se tisse alors un lien, qu’on pourrait dire respectueux autant que familier, entre des parcours mêlant époques et lieux, souvenirs et histoire. Les illustrations d’Amina Ighra, par leur finesse, évoquent tout autant qu’elles font voir et forment avec le tissu narratif un camaïeu où l’imaginaire prend toute sa dimension. Voici donc un professeur de philosophie à la Faculté des Lettres, homme politique, édile municipal, tribun populaire, à l’aise dans sa province comme à Paris, et prenant aussi le temps de flâner. Dans les colonnes de La Dépêche, il écrit des articles politiques où dans les méandres du quotidien flamboie toujours l’avenir de l’humanité, mais également des chroniques littéraires, qu’il signe Le Liseur. Le ton est différent, c’est celui des flâneries dans le jardin des lettres, mais aussi celui des causeries avec l’« ami lecteur », qu’on accompagne dans une promenade littéraire avec la simplicité quasi souveraine qui est celle de Jaurès peint par son ami Henri Martin sur les Bords de la Garonne. Il évoque souvent la vie toulousaine : « vous connaissez sans doute René Ghil, écrit-il, jeunes étudiants toulousains qui vaguez “du Capitole à Saint-Aubin”, comme dit le maître poète Laurent Tailhade ». S’il a « pris plaisir » à lire les Carnets de voyage de Taine, c’est parce que celui-ci « parle de Toulouse » et, par un phénomène proustien, voici que ressurgissent tous les souvenirs du jeune Jaurès qui « affrontait, avec le trouble des provinciaux venant à la capitale, la cour de la Faculté des Lettres, dans la vieille rue Matabiau, pour les examens du baccalauréat ». Ainsi, à propos du Saut du loup, de l’écrivain albigeois Jules Rolland, revoici Toulouse : « L’aristocratie languedocienne qui alterne la vie de château et la vie de Toulouse, qui se fait recevoir aux Jeux floraux et qui se pique de délicatesse d’esprit, y fait très aimable figure. » Voici encore, la « charmante » prairie des filtres :
« vue du haut du pont, la prairie est vaste, mais quand on y est descendu, elle a quelque chose d’illimité ; ce jour-là, il semblait qu’elle s’en allât sans fin, lumineuse et douce sous le grand ciel bleu ». Pour finir sur ces agréments et ces plaisirs, un peu d’utopie généreuse : « qu’est-ce qui fait le charme de nos promenades et de nos jardins publics ? C’est l’égalité cordiale entre tous les citoyens. » En évoquant ce Jaurès toulousain, Francis Pornon a su adopter un ton juste. Dans son propre parcours, on retrouve, en des lieux symboliques, les entrelacs du passé et du présent qu’affectionnait Jaurès. Quand l’auteur évoque les lycées et les écoles – en n’oubliant pas les phalanstères qu’étaient les écoles normales d’instituteurs si chères à la pensée laïque du tribun –, il nous fait retrouver in situ quelque chose de la permanence d’un projet ou d’une pensée. Ces lieux, sous la plume de Francis Pornon, se font l’écho d’un jadis toujours vivant : ce sont là, proprement, des redites, c’est-à-dire des moments qui, en faisant retour, font sens. Il y a aussi les lieux de rencontre, comme la place Saint-Sernin, où Pornon, à partir de la Bourse du travail inaugurée par Jaurès, retrouve ses propres émotions d’étudiant dans les années soixante. En décrivant le dépôt de la verrerie ouvrière d’Albi, rue Saint-Papoul, il évoque évidemment les ouvriers tarnais, mais il convoque également ses camarades normaliens venus du Tarn. Lorsqu’il regrette l’absence de la langue occitane dans la formation des élèves-maîtres – c’est à propos de l’école de l’Embouchure –, l’auteur retrouve la grande voix de Jaurès défendant la « belle langue du pays d’Oc » qu’il utilisait souvent. Je m’arrête, car le lecteur découvrira par lui-même les subtilités de ces parcours de belle mémoire. Le temps, il arrive qu’il nous brouille la vue, comme neige qui tourbillonne. Mais le souvenir ouvre soudain des clairières. Et le poète qu’est Francis Pornon, habitué à jouer sur les trémies du temps, sait dresser l’état des lieux qui permet d’établir, à travers une disparité d’apparence, une continuité essentielle. Dans ce livre, en connivence esthétique avec Amina Ighra, il trace une perspective, à partir de laquelle des détails défaits soudain s’ordonnent, se rassemblent, se fixent enfin. L’étirement du temps pris entre l’autrefois et l’aujourd’hui, le glissement de l’espace de l’ici à l’ailleurs, forment la trame de ce bel ensemble. Ce livre, ami lecteur, est un livre de conviction, d’agrément et d’amour, et, au total, de plaisir, comme savait le définir Jaurès, celui qui « prend le cœur, en même temps que le cerveau ». Par la plume et le crayon de nos auteurs, ces lieux deviennent des sites où choses et gens, pour faire figure, ne se détachent et ne prennent sens que dans un paysage mémoriel et symbolique. Georges Mailhos
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armi les murs de briques toulousaines, sanguines ici, deux belles portes se trouvent au coin de la rue Albert-Lautmann et de la rue des Salenques. Ces entrées d’anciennes facultés ouvrent aussi sur la mémoire. Durant près d’un siècle, fréquentèrent ces lieux ceux qui étudiaient les lettres ou les sciences humaines. Je me souviens d’une pancarte qui marquait une salle dans les années soixante au premier étage : « salle Jean Jaurès ». Absence aujourd’hui saisissante de cette trace d’un professeur de philosophie qui avait jadis enseigné là à un petit nombre d’étudiants, aussi adjoint au maire à l’Instruction publique, homme efficace et ouvert aux humbles, d’une taille telle qu’il devint une figure tutélaire internationale de la République. Cette absence signe la parabole de la mémoire de Jaurès… Dans cet établissement où l’on apprenait à penser et à discourir, dans les années soixante nous nous serrions en des locaux devenus exigus pour le nombre multiplié d’étudiants. On mentionnait Freud ou Heidegger, en oubliant les thèses de doctorat de philosophie de Jaurès, de même que ses cours, dont ceux du soir, naguère si populaires en ville. Oubli significatif du philosophe suspect d’être devenu politique ? Il ne cessa pourtant de rester philosophe, s’illustrant par son sérieux analytique, en opposition aux tenants de l’opinion ou aux sophistes. On rappelle de nos jours, bien discrètement par un petit écriteau apposé au mur d’un amphithéâtre des locaux rénovés* (affectés à l’Université Toulouse 1-Capitole), que l’édifice fut construit et inauguré par Jean Jaurès, adjoint au maire. Qui donc, dans l’amphithéâtre Marsan rue Albert-Lautmann, laisse pendant un cours son regard scruter le mur côté gauche ? Il est vrai que l’on a aussi transféré une plaque à l’université du Mirail qui remplaça cette faculté devenue trop petite et qu’il existe à l’UFR Lettres une table en U, dite « table de Jaurès »… Qui eut la chance d’accomplir des études primaires et secondaires à Toulouse, peut-il se douter qu’il le doit pour beaucoup à Jaurès, responsable de l’Instruction publique à la fin du XIXe siècle ? Dans toute ville une jungle de noms de rues rappelle victoires ou défaites, hommes ou femmes politiques et culturels, dont nombre d’entre eux se sont illustrés. Mais il n’est guère de nom qui puisse rivaliser dans la « Ville rose » avec Jaurès, patronyme que l’on citait peu jusqu’à ce qu’une municipalité eût décidé localement une « année Jaurès ». Dans les locaux de l’hôtel de ville, bustes et représentations se sont multipliés. La meilleure façon de combattre l’oubli, cette pandémie aujourd’hui aggravée, c’est la mémoire, si tant est que l’on sache la vivifier.
L’Université Toulouse 1-Capitole ex-Faculté des lettres (2, rue Albert-Lautmann)
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Je me souviens que mon père me fit lever le nez sur la statue d’Henri IV dans la cour du Capitole et baisser les yeux sur la plaque commémorant l’exécution du duc de Montmorency. Reste à rappeler que le lieu retentit des accents passionnés et conciliateurs de l’adjoint Jean Jaurès. À côté, le théâtre où une génération d’écoliers assista à ses premiers Molière, fut vanté et soutenu par le même élu, tandis que le lycée Fermat avait jadis, plus d’un demi-siècle avant que j’y fusse moi-même élève, résonné de discours du délégué à l’Instruction. L’immeuble entre art-nouveau et art-déco, rue Alsace-Lorraine, un temps le hall où déposer la publicité dans La Dépêche, suggère (sans autre marque qu’un monogramme D répété en miroir) la presse à laquelle le penseur livra ses articles brillants – dont l’Humanité qu’il fonda – pour clamer au monde la force de ses espoirs sociaux et pacifiques. L’hôtel d’Assézat, mainteneur des Jeux Floraux et de l’âge du pastel, la salle du Sénéchal où nous entendîmes nos premières conférences culturelles, les écoles laïques où des générations ont été accueillies pour recevoir les rudiments du savoir, tous ces beaux immeubles de briques du « Pays de Cocagne** », en fenêtres grand ouvertes sur la connaissance, sait-on que tous ces lieux étaient et seront encore éclairés par la lueur et la saveur de Jaurès ? Sans oublier bien sûr, le monument qui, après avoir subi apparitions et disparitions, avatars rocambolesques et bien significatifs, rappelle enfin de nos jours au square Charles de Gaulle, l’« Apôtre de la paix » qui marqua tant la capitale méridionale. Tout compte pour récupérer et conter une histoire revisitée des lieux de Jaurès dans la ville. Nous grandîmes en des rues où règne souvent le soleil, sans bien savoir qu’y résonnent toujours les échos, assourdis mais immarcescibles, des grands accents de Jean Jaurès, citoyen de Toulouse. Passant, sache qu’en maint lieu de cette ville survivent toujours l’âme et l’œuvre de ce partisan des gens de peu à qui il donna beaucoup.
* Ce lieu me fut enseigné par Rémy Pech et retrouvé en sa compagnie… au cours d’une mémorable quête d’amphi en amphi ! ** Cocagne : de « cocanha » (occitan prononcé : « coucagno ») : la coque du pastel teinturier qui fit au XVIe siècle la fortune de négociants locaux, voir le texte n° 14 : « L’Hôtel d’Assézat ». 9
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lace Saint-Sernin s’élève un bâtiment immaculé, récemment restauré. C’est ici que Jean Jaurès inaugura la Bourse du travail de Toulouse le dimanche 12 juillet 1892 avec le maire radical Camille Ournac. Édifié par les corps de métiers du bâtiment et de l’ameublement, l’immeuble à deux niveaux se trouvait à la place de l’édifice actuel et l’on y entrait sur la droite par l’actuelle rue Merly. Le mieux pourvu de France en son genre, il se composait de pas moins de douze salles, comportait une grande salle de réunion et d’autres consacrées à la mécanographie, à la bibliothèque et à divers cours professionnels. On y dispensait un service médical gratuit, des consultations juridiques et l’on y tenait un bureau de placement auquel s’adressaient chômeurs et patrons. L’ambition de Jaurès, de plus en plus convaincu du rôle politique des syndicats et de la nécessité d’union des forces tendant au socialisme, était forte. Non seulement donner les moyens d’améliorer le sort d’employés qui accomplissaient pour beaucoup la journée de 16 heures, comme par exemple les traminots toulousains ; mais encore revendiquer des lois sociales réclamées par « le prolétariat organisé, vigilant, conscient » pour libérer les opprimés. Ceci pas seulement par compassion pour les humbles, mais parce qu’alors : « vous aurez la satisfaction d’avoir fait le bonheur des hommes qui suivront votre génération ». Ceci me fait penser à une part de mon héritage, dix tomes reliés de cuir rouge de l’Histoire socialiste par Jean Jaurès. Il s’agit de l’édition de Jules Rouff (non datée mais parue probablement entre la première édition de 1901 et celle d’après la Grande Guerre, car mon grand-père maternel l’avait acquise dans sa jeunesse). Dans l’introduction, l’auteur assure que « chacun des militants qui y collaborent mettra sa nuance de pensée » et aussi que « tous mettront la même doctrine essentielle et la même foi ». Il s’agit tout simplement d’une profession de foi de « cette histoire socialiste qui va de la Révolution bourgeoise à la période préparatoire à la révolution prolétarienne ». Sacrée lignée, quand même ! Je me souviens de ma jeunesse étudiante où, novices en toutes choses au début des années soixante, nous avions nos habitudes au café Saint-Sernin, tournant le dos à la splendide basilique romane qui symbolisait pour nous l’oppression par la religion, et lorgnant avec circonspection la Bourse du travail. Reconstruite en 1931, elle avait été centre du congrès national de réunification de la CGT en 1936. Quant à moi, son style Art-déco, fenêtres à vaste hauteur, ferronneries ouvragées, bas-
La Bourse du travail (place Saint-Sernin)
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reliefs figuratifs, grandes lettres au fronton, me séduisait. Et j’avais le pressentiment que s’y tramaient quelques complots salutaires. Au cœur du « quartier latin » de la Ville rose, la place est lieu privilégié des étudiants et des lycéens pour des rendez-vous d’amour. La basilique romane, la plus belle et plus grande d’Europe, un des principaux centres de pèlerinage médiéval, domine les petits étals de l’inquet, autrement dit le « marché aux puces »*. Elle affiche ses rondes absides et absidioles comme une femme ses avantages incarnats, guignée au flanc par une Bourse du travail un tantinet provocatrice, voix de la CGT avec sa Radio Mon Pais, dans la blancheur immaculée de son style puritain claironnant un purisme de ses militants. Voici donc un lieu, toujours centre névralgique de la ville, où le peuple et ses penseurs construisirent et nourrissent encore un havre de résistance et de progrès. Rappel aussi d’une ancienne civilisation brillante écrasée par une croisade papale (prétendue contre l’hérésie cathare) à l’ère où l’amour se cultivait dans les cours, où les femmes – rendues d’autant plus désirables – acquéraient le droit de décider qui et comment elles aimaient** ? Volonté, sans doute, de s’ancrer en un lieu où s’illustrèrent des humanistes, en premier le fameux Jean Jaurès, le « paysan cultivé » fait professeur de philosophie et aussi édile, qui s’affirmait héraut international des républicains éclairés.
* Inquet (occitan) : traduction de Rémy Pech : « hameçon pour attraper les couillons » ! ** Du moins les dames nobles, dans un renversement du rapport de domination amoureuse (voir L’Érotique des troubadours par René Nelli).
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’est sur une place toulousaine typique, briques nuancées du bordeaux à l’orange, que Jean Jaurès s’installa avec sa jeune épouse, en location au numéro 20. Cette place, alors nommée Saint-Pantaléon, serait justement rebaptisée plus tard : Roger Salengro, nom plus proche de l’univers de Jaurès. Car les deux personnalités furent victimes d’un acharnement de l’extrême droite. Salengro, ministre de l’Intérieur du Front populaire, auteur de la loi sur la dissolution des ligues, harcelé par la presse d’ultra-droite répandant une calomnie de désertion en 14-18, se suicida, bien que la Chambre l’ait défendu contre cette rumeur alors homicide. Jean était de retour à Toulouse en 1889, après avoir été battu à la députation dans le Tarn. Le jeune Jaurès resta aussi marqué par une déception sentimentale avec une jeune fille, amie d’enfance tarnaise que son père avait mariée à un avocat. Mais il avait fini par convoiter Louise Bois, une brune plantureuse comme on les aimait au temps d’Auguste Renoir et des Grandes baigneuses. Fille que l’on imagine propice à satisfaire à la fois les fantasmes de l’homme d’alors et son désir de fonder une famille, elle était de la bourgeoisie aisée d’Albi et on avait accordé sa main à Jaurès, non sans réticence du fait de son humble condition, bien qu’il fût député. Pourtant, alors que nombre d’hommes délaissaient l’éducation des enfants pour s’adonner aux « Fleurs du mal », certains, parmi les couches aisées surtout, cherchaient la compagnie de « la fée verte* » ou bien celle de femmes accueillantes et fantasques des maisons de tolérance et de lieux de plaisir. Toulouse-Lautrec peignait de drôles de types comme La Goulue et publiait à Paris sa célèbre affiche Le bal au Moulin rouge. Malgré ceci et le prestige du pouvoir, malgré sa connaissance de la philosophie des Lumières libertine et aussi de poètes maudits, malgré sa grande sensibilité, on ne connaît aucune aventure amoureuse à Jean qui semble s’être plutôt voué à la recherche de satisfactions pour tous et qui montra en tout cas plus de souci des grandes causes que des petites aventures. Le couple se serait conduit « exemplairement », l’élu vivant sans conflit en « papa gâteau », heureux avec sa femme et sa petite fille Madeleine (« Malou ») avec laquelle il jouait souvent. On le dit aussi hôte jovial recevant dans cet appartement ses amis lors de soirées où il acceptait de danser le quadrille (gauchement paraît-il). Louise fréquentant la messe et négligeant les tenues de son époux, permit en tout cas par son dévouement que l’homme public consacrât son énergie à ses tâches et à son idéal. Lors de l’accomplissement de son mandat d’adjoint, il se rendait donc
Le 20 place Roger-Salengro : ex-appartement de la famille Jaurès
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moins au Grand café de la Paix, préférant travailler dans l’agitation douillette du foyer, même quand il empruntait des ouvrages de philosophie, de droit ou d’histoire aux bibliothèques municipale et universitaire. Ainsi put-il développer une prodigieuse puissance de travail entre toutes ses tâches, le professorat, les thèses, le journalisme, la politique. Il lui fallait bien cette puissance dans une ville alors conservatrice, agitée par des élections où un candidat du boulangisme (sorte de résurgence du bonapartisme) le provoqua en duel, et où les réactionnaires traditionnels, soutenus par le cardinal, s’affrontaient aux radicaux et aux socialistes dont la liste unitaire avait emporté les élections municipales en 1888. Appelé à la municipalité de Toulouse, non engagé alors dans un parti, partisan de l’émancipation et de la satisfaction des humbles, à la fois à l’écoute des libéraux tempérés et des socialistes les plus engagés, il allait jouer un grand rôle comme figure de proue locale des démocrates éclairés. Quand je prends un chocolat à une terrasse de cette place, je ne puis m’empêcher de contempler les façades, en vis-à-vis de l’immeuble qu’occupa Jean Jaurès, la fontaine qu’il vit couler, les pavés qu’il dût fouler, et aussi son appartement situé audessus d’un commerce. Décor paisible sur une place intérieure d’une ville qu’il aima et qui l’aima, lui, l’homme tranquille à l’éloquence tonitruante qu’il mettait sans doute en sourdine chez lui. Quelle émotion intense, d’imaginer le grand Jaurès apparaissant à la fenêtre au-dessus de la plaque commémorant sa présence en ce lieu typiquement toulousain !
* « Fée verte » : surnom donné par Verlaine à l’absinthe dont il usait et abusait.
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u port de la Viguerie, rive gauche et quartier Saint-Cyprien, près de l’HôtelDieu et en bas du pont Saint-Pierre, dans une muraille couleur brique et cuir, élevée contre les inondations, des portes d’écluses vert d’eau ouvrent sur le quai de l’Exil républicain, un plan bitumé et une plage de gazon et de terre. Touristes ou Toulousains peuvent de là emprunter aujourd’hui la passerelle au-dessus du fleuve pour se rendre au jardin Raymond VI, à côté du musée des Abattoirs. Sans oublier d’admirer sur le grand miroir de la Garonne le panorama de la rive droite, panneaux de briques orange ou terre de Sienne selon l’heure, avec monuments et quais aux jeux d’enfants, aux promeneurs et aux jeunes lézardant les jours de beau temps. Et le lieu provoque l’émotion au rappel d’un immense ensemble de sept toiles que l’on peut admirer au Capitole. En haut du grand escalier de l’hôtel de ville, l’œuvre d’Henri Martin illustre à droite le côté nord de la salle à son nom. On peut alors s’imaginer à la fin du XIXe siècle, embrassant déjà depuis ce port rive gauche où le peintre a pris croquis et ébauches, la vue du centre de la ville jalonnée en face par la Dalbade, à droite au-delà du Pont Neuf, et par Saint-Pierre tout à gauche. La promenade, nommée aujourd’hui Henri-Martin, n’a guère changé, la grue, les tas de sable et les bateaux bains-douches à cheminées fumantes en moins. Pas plus que les grands pans roux, ocre et rouille des quais et des façades, avec les extrémités de clochers, celui de Saint-Sernin et celui des Jacobins sans chapeau pointu. On pourrait presque se situer parmi les « Rêveurs » du premier plan, célébrités de l’époque dont Jean Jaurès lui-même, barbe, canotier et pardessus beige. Le peintre ne voulant pas faire un cliché, il ajouta à ces personnes exprimant rêves ou pensées, espoirs et craintes, voire incertitude d’un temps où se jouait une modernité : un poète et aussi des amoureux, indication que l’amour n’était point pour lui si secondaire qu’on pourrait le croire… Regard perdu au ciel, à quoi rêve ce rêveur ? On dit que Jean serait en train de concevoir un prochain discours à l’hôtel de ville ou à l’Assemblée. Hommage au grand adjoint toulousain ? À qui pesa pour l’importante commande au peintre ? Aux deux sans doute, tant la décision fut difficile de réserver une salle à l’artiste et tant la stature nationale de Jaurès devenait forte. Henri Martin est connu à Toulouse et Cahors, mais décore aussi à Paris l’Hôtel de Ville, l’Élysée et le Conseil d’État, comme néo-impressionniste de talent, à la touche sensitive souple. Sa notoriété fut particulière, très « toulousain » par ses choix et son origine, mais aussi reconnu pour son art issu d’un apprentissage dans
Le Port de la Viguerie (rue Viguerie) près l’Hôtel-Dieu
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la capitale et en Italie. Ce temps où l’on pouvait être aussi prisé en art plastique comme citoyen de la Ville rose que comme vivant à New York, est-il suivi de celui où un Nougaro chantant « Ô Toulouse » est connu du monde entier ? Martin a en tout cas laissé des toiles représentant des capitouls et aussi des troubadours… autant de valeurs bien perdues dans la mondialisation ! L’artiste réalisa une œuvre de composition avec cet ensemble sur « Les bords de la Garonne ». Le port de la Viguerie, alors sablonneux et cahoteux, n’était fort probablement pas un lieu de promenade favori à cette fin de siècle et au début du suivant, ainsi que la Prairie des filtres qui serait transformée en champ de pommes de terre durant la guerre de 14-18 ! Il ne l’était pas davantage au temps de ma jeunesse où l’on passait sans état d’âme sur le pont proche – alors suspendu – appréciant surtout les digues élevées en dessous pour protéger les bas quartiers de Saint-Cyprien des colères saisonnières du fleuve. En ses années toulousaines, Jean aimait peut-être songer à ses discours en se promenant sur les rives de la Garonne. Mais pour rejoindre l’écrin du fleuve et de ses quais, il s’y rendait sans doute à pied depuis le Capitole ou la place Saint-Pantaléon. Il devait donc plutôt hanter sur la rive droite le quai de la Daurade ou bien le quai Lombard. Dominant les embarcadères embarrassés et souvent fangeux, en déambulant à l’ombre des jeunes platanes, il pouvait ainsi trouver l’inspiration pour échafauder paisiblement ses grands desseins. Nul doute, en tout cas, que son séjour d’adjoint dans cette ville contribua par l’expérience acquise et ce qu’il en conçut, à faire de lui le grand Jean Jaurès.
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SOMMAIRE Préface de Georges Mailhos .................................................................................................................................................... p. 3 1. L’Université Toulouse 1-Capitole : ex-Faculté des Lettres ............................................................... p. 7 2. Le Lycée Saint-Sernin ............................................................................................................................................................ p. 11 3. La Bourse du travail ................................................................................................................................................................. p. 15 4. L’ancienne Maison Aucouturier : ex-dépôt de la Verrerie ouvrière d’Albi ....................... p. 19 5. L’immeuble Jaussely : ex-La Dépêche ...................................................................................................................... p. 23 6. La Maison du Sénéchal : ancienne Faculté des Lettres ....................................................................... p. 27 7. Le Monument du square Charles-de-Gaulle ................................................................................................. p. 31 8. L’hôtel de ville du Capitole ................................................................................................................................................. p. 35 9. Le théâtre du Capitole ........................................................................................................................................................... p. 39 10. « C & A » : ex-Café de la Paix .................................................................................................................................... p. 43 11. Le lycée Fermat : ex-« Grand Lycée » ................................................................................................................. p. 47 12. L’hôtel Isalguier et l’ex-hôtel d’Espagne ........................................................................................................... p. 51 13. Les Beaux-Arts .......................................................................................................................................................................... p. 55 14. L’hôtel d’Assézat : Académie des Jeux floraux ............................................................................................ p. 59 15. Le 20 place Roger-Salengro : ex-appartement de la famille Jaurès ...................................... p. 63 16. Une maison : ex-Parti Ouvrier Français .......................................................................................................... p. 67 17. L’ex-Faculté de Médecine ................................................................................................................................................. p. 71 18. L’ex-IUFM : ancienne école Saint-Agne .......................................................................................................... p. 75 19. L’Hôtel du Département : ex-dépôt des tramways ............................................................................... p. 79 20. L’école des Amidonniers : ex-de l’Embouchure ........................................................................................ p. 83 21. Le port de la Viguerie (près l’Hôtel-Dieu) ................................................................................................... p. 87 Postface de Jean-Michel Ducomte ................................................................................................................................... p. 91
isbn : 978-2-86266-718-8 © Nouvelles Éditions Loubatières, 2014 10 bis, bd de l’Europe 31122 Portet-sur-Garonne www.loubatieres.fr
ISBN 978-2-86266-718-8
25 €
9 782862 667188
www.loubatieres.fr
Le sait-on ? Jean Jaurès – « apôtre de la paix » – fut adjoint au maire à Toulouse durant deux ans et demi. Il laisse dans la Ville rose une empreinte non évidente mais indélébile de son engagement et de ses réalisations. Voici des écoles et des facultés, le théâtre et les Beaux-Arts, mais encore des lieux de rencontre comme l’ex-hôtel d’Espagne et le siège du Parti Ouvrier de France, ou même des lieux de conciliation comme l’ex-dépôt des tramways hippomobiles… C’est un beau livre contenant une série de textes inédits (évocations personnelles et littéraires) préfacés par Georges Mailhos et postfacés par Jean-Michel Ducomte, dont le contenu historique est avéré et garanti par le conseiller historique Rémy Pech, avec en regard des illustrations artistiques originales (dessins au crayon et au fusain) de l’artiste Amina Ighra. Il s’agit d’une démarche singulière parmi les publications touchant Jaurès, propre à évoquer à la fois les traces de la pratique du personnage dans la ville, aussi bien que son génie humaniste devenu tutélaire de la République.