Des siècles de confrontations fertiles L’histoire est tissée de confrontations fertiles. Quand le choc des événements rejoint les annales, il devient difficile de faire la part de ce que l’on a donné, pris ou reçu entre cultures et civilisations. Le poète indien Rabindranah Tagore évoquait « la morsure vivifiante de l’Occident ». On peut se demander si l’Occident, l’Europe, et plus singulièrement la France ont suffisamment jaugé à sa juste valeur l’apport culturel et scientifique du monde arabo-musulman. En France, les premières approches avec cet univers datent du e ix siècle. Elles furent dans l’esprit du temps, guerrières, et la langue française en porte témoignage : Sarrazin, un mot frôlant le fantasme, et 732, une date plus qu’emblématique. La recherche historique a fait justice de certaines interprétations hâtives. Mais il est certain que les relations entre la France et le monde arabo-musulman plongent leurs racines très loin dans le temps. Au XIIe siècle, Haroun al-Rachid, le calife de Bagdad, échangeait des cadeaux avec Charlemagne. Le premier éléphant à fouler le sol français était en ivoire et il est conservé à la Bibliothèque nationale de France… Au XVIIe siècle, avec la campagne d’Égypte de Bonaparte, se nouaient pour très longtemps des relations tumultueuses et proli-
histoire
Egyptiens et Européens sur la Grande Pyramide de Gizeh, tombeau de Khéops, vers 1880. Construite vers –2500, elle est l’une des Sept Merveilles du Monde.
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En juillet 1860, les troubles confessionnels du Mont Liban se sont étendus à Damas. Des musulmans et des druzes attaquent les quartiers chrétiens. Abdel Kader doit même s’interposer par la force avec les membres de sa suite, pour protéger les familles chrétiennes venues se réfugier en nombre dans le quartier des Algériens. Abdel Kader reçut la grand-croix de la Légion d’honneur et d’autres marques de reconnaissance venant du monde entier (notamment du pape, du tsar de Russie, etc.), en remerciement de cet acte de protection des chrétiens de Damas. En 1869, il participa aux festivités de l’inauguration du canal de Suez aux côtés de l’impératrice Eugénie. Il ne retourna jamais dans son pays natal où il est considéré comme étant à l’origine de la nation algérienne moderne. L’Émir Abdelkader a dans la ville de Lyon (7e arr.), un square à son nom. La municipalité, en partenariat avec le consulat général d’Algérie à Lyon, avait organisé une commémoration pour le bicentenaire de la naissance de l’Émir (1808-2008). Depuis 2006, une place du 5e arrondissement de Paris, située non loin de l’Institut du monde arabe, porte elle aussi le nom de l’Émir. En février 2008 un timbre français à l’effigie de l’Émir Abdelkader, avait été émis. Mgr Pavy, évêque d’Alger, successeur de Mgr Dupuch, avait voulu exprimer son admiration à l’Émir pour la noblesse de son attitude, il lui a fait adresser une lettre de remerciement à laquelle l’Émir répondit en ces termes : Louange à Dieu seul ! À sa grandeur le très estimé Louis Antoine Octave Pavy, évêque d’Alger. Je demande au Dieu Très haut pour votre grandeur la lumière par laquelle on peut discerner les choses et distinguer par leurs causes ce qui est préjudiciable de ce qui est avantageux. Votre lettre éloquente et votre brillant message me sont bien parvenus. Ce que nous avons fait de bien avec les chrétiens, nous nous devions de le faire, par fidélité à la foi musulmane et pour respecter les droits de l’humanité. Car toutes les créatures sont la famille de Dieu et les plus aimés de Dieu sont ceux qui sont les plus utiles à sa famille.
Portrait de l’Emir Abdelkader, fait au Caire durant son exil.
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« Trois ans de gamelles, de boue, des périls partagés, des compagnons morts ici ou là, en ltalie, sur les côtes de Provence, en Franche-Comté, dans les plaines d’Alsace : la fraternité des ormes, au rique de faire sourire certains, n’est pas une vaine expression quand la guerre paraît juste. [...] Mais, au retour, pour les Algériens, après cette grande épopée, ce fut le retour à zéro, la non-citoyenneté, quand ce n’était pas, comme dans le Constantinois, les armes retournées contre eux. [...] Un sang versé pour rien, des morts inutiles, et, à tout jamais perdue, la dernière chance de vivre ensemble. » Jean Pélegri, romancier, cité par Benjamin Stora. « Les Etés perdus », Le Seuil, 1999.
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Afrique du Nord (Algérie, Maroc, Tunisie) et en Afrique sub-saharienne. Les régiments de tirailleurs algériens (RTA). ont contribué aux titres de gloire de l’armée française. Formant la majeure partie de l’infanterie, ils ont participé la libération de l’Europe. et ont donc été les plus exposés dans les combats. Les tirailleurs algériens participèrent aux combats les plus durs et les plus meurtriers de la seconde guerre mondiale dont: la bataille du Monte Cassino, la libération de Marseille et Toulon, la bataille des Vosges, la libération de l’Alsace- et la campagne d’Allemagne. Sur les 409 000 hommes mobilisés d’Afrique du Nord, on estime que 11 200 soldats ont été tués, morts au combat pour la France.
« Mohamed T. est à la tête d’une nombreuse famille ; il est aussi mon ami. Noble de caractère, qu’il fût aide-berger dans son douar ou immigré dans la zone portuaire, Mohamed conservait de ses ancêtres la stature naturelle des pères de tribu. Lorsqu’il reçoit dans son huitième étage du bâtiment C, quartier Nord, derrière l’autoroute, un coussin brodé suffit pour transformer le F4 en salon d’alcade andalou digne de ses invités. » Jean-Marie Lamblard, Rhapsodie méditerranéenne
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de la pelote basque : le jeu de paume, lequel, à l’origine, se jouait justement « à main nue » ?…
Alcool, café, sucre, tasse, mazagran, sorbet… C’est dans le domaine de l’art culinaire que la langue arabe a marqué le plus concrètement notre quotidien. Rien qu’en évoquant les noms des recettes et des épices, l’eau vous vient à la bouche ! En matière de contenu, mais aussi de contenant : avec le café, le moka, le sucre, ou même le sorbet, on a la tasse et le mazagran ; avec le jus d’orange, l’alcool ou le sirop, on a la carafe, etc. Autant de termes que l’histoire nous a légués pour désigner des boissons ou des ustensiles devenus si familiers que l’on ne se soucie plus de leurs origines. Ce n’est plus de l’intégration, c’est littéralement de l’assimilation !…
Lascar, ramdam, fanfaron, mascarade, caïd… Faire la nouba, faire le zouave ou le fanfaron, c’est un peu faire du ramdam, même sur Internet, puisque, désormais, le mot est officiellement donné pour remplacer buzz ! Et que l’on se fasse traiter de lascar, de crouille, de maboul ou de caïd, que l’on se joigne à la fanfare ou à la sarabande, que l’on avance masqué ou que l’on fasse dans l’algarade et la mascarade, on aura toujours affaire à la langue arabe, sans le savoir, un peu comme Monsieur Jourdain faisait de la prose sans le savoir…
Nouba, timbale, tambour, guitare, luth… Une légende, rapportée par André Chouraqui, dit que le mot « musique » viendrait non plus de « muse » mais de « Moïse » : en frappant le rocher de son bâton, comme le lui ordonnait la voix céleste, Moïse fit jaillir de l’eau, douze jets exactement. La voix, rendue en arabe, dit : « Ya Moussa esqui ! » (Ô Moïse, donne à boire !), ce qui, par contraction, donnera « Moussiqui », « Moussiquiya » : musique !… Ce n’est qu’une légende, mais pour le spécialiste de la Bible et du Coran, ce sont ces douze jets qui auraient inspiré les douze modes de la musique arabe. De là vient la nouba, suite interprétée « à tour de rôle ». Sans tambour ni trompette, mais jamais sans guitare, luth et autres timbales…
Nuque. Persiennes entr’ouvertes.
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ouvrages de technique, de science ou de philosophie. Ces œuvres avaient été produites, des siècles auparavant, dans les aires culturelles de la Méditerranée orientale et de l’Asie Centrale. On peut considérer aujourd’hui que les apports dans ces domaines (constitués à la fois de savoir-faire et de savoirs savants), sont essentiellement grecs, indiens, persans et mésopotamiens, avec quelques contributions provenant de Chine et d’Égypte qui font encore l’objet de discussions entre spécialistes. À l’heure du déclin des empires romain, perse et byzantin, on a assisté à un déplacement prodigieux de la vie intellectuelle vers Bagdad. S’agit-il, comme le prétendent certains, de simples emprunts par les Arabes à ces civilisations ou d’une transmission enrichie par de nouveaux acquis scientifiques propres à ces derniers ? Il faut d’abord préciser qu’en dehors de quelques apports individuels, l’empire romain n’a pas eu une tradition scientifique au sens où on l’entend aujourd’hui. Quant aux empires persan et byzantin, leurs apports respectifs dans le démarrage des activités scientifiques en pays d’islam ont été modestes, au vu des sources et des informations qui nous sont parvenues. Les héritages identifiés par les bibliographes et les hommes de science eux-mêmes provenaient d’abord de l’Inde et de la Mésopotamie. Mais, c’est surtout la production grecque qui a nourri les premières activités scientifiques en arabe. En ce qui concerne la manière dont les premiers scientifiques ont pris connaissance des héritages anciens, il s’agit d’un phénomène d’appropriation qui a consisté à rechercher les sources du savoir, c’està-dire des manuscrits qui étaient conservés dans les bibliothèques privées ou publiques des territoires nouvellement conquis. La seconde
Horloge automate d’Al-Djazari (XIIe s.). Ingénieur prolixe, on lui doit de nombreuses inventions ou développements, notamment dans le domaine de l’hydraulique.
Noria contemporaine, au Muséum d’histoire naturelle de Toulouse.
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765-768 : Relations diplomatiques entre Pépin le Bref et le calife alMansûr. 786-809 : Hârûn al-Rashid, calife. 793 : Raid sur Narbonne. 797-807 : Relations diplomatiques entre Charlemagne et le calife Hârûn al-Rashid.
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813-833 : Règne d’al-Ma’mûn, septième calife abbasside, qui mène une active politique culturelle. Essor des sciences et des lettres grâce au mécénat califal. Sous son règne, hégémonie de la théologie mu’tazilite et ensuite sous Mu’tasim (833-842). Elle s’appuie sur la logique et le rationalisme visant à combiner foi et raison. 832 : Fondation de Bayt – al-Hikma, la Maison de la sagesse à Baghdad, sous le patronage d’al-Ma’mûn, où fut dressée la première carte du monde. 838 : Début des raids sarrasins en Provence. 863-863 : Échanges diplomatiques entre l’émir de Cordoue et Charles le Chauve. 870 : Mort d’al-Kindî (né en 801) premier philosophe arabe. Vers 890 : Début de l’établissement sarrasin du Fraxinet. Vers 900 : Muhammad ibn Moussa al-Khawarizmi publie un Traité d’algèbre dont le titre est à l’origine même du mot algèbre. Al-Bàttani (Albaténius), astronome arabe, écrit le premier traité de trigonométrie moderne s’avérant beaucoup plus complet que l’Almageste de Ptolémée.
800 : Charlemagne est sacré empereur à Rome. 801: Prise de Barcelone par les Francs. Vers 820 : Début des raids normands. 842 : Serment de Strasbourg entre Charles le Chauve et Louis le Germanique, plus ancien témoignage écrit des langues française et allemande. 843 : Partage de l’Empire : Charles II le Chauve premier roi de Francie occidentale. 877 : Mort de Charles le Chauve. 881 : Séquence de sainte Eulalie, plus ancien poème conservé en langue d’oïl : début de la littérature française.
909 : Fondation de l’abbaye de Cluny. Le savoir scientifique commence à parvenir en Europe par Cordoue.
799 : En Afrique, création du royaume du Kanem à l’est du lac Tchad. Établissement entre le IXe et XIIe s. d’Arabes et de Persans en Afrique orientale et à Zanzibar. 800 : En Chine, apparition de la monnaie volante, billets à ordre. 868 : Impression sur papier du plus ancien livre bouddhique encore conservé.
Il détermine de façon précise la longueur de l’année tropique et la précession des équinoxes. Al-Razi (Rhazès), médecin persan compose une encyclopédie médicale de vingt volumes, première description de la variole. 909 : Fondation du califat fatimide en Tunisie. 909-1171 : Règne des Fatimides, ismaïliens (un des courants chiites), sur l’Ifrîqiya puis l’Égypte, qui devient califat après la fondation du Caire (969). À leur apogée, ils contrôlent l’Ifrîqiya, la Sicile, l’Égypte, une partie de la péninsule arabique et une partie de la Syrie. Au Xe s., la bibliothèque de Cordoue dans l’Espagne musulmane, compte 600 000 manuscrits. C’est davantage que le nombre total de livres dans toute la France de l’époque. 922 : Martyre du poète mystique al-Hallâj, victime des intrigues de la cour abasside de Bagdad, exécuté après neuf années d’emprisonnement. 925 : Mort d’al-Râzi, philosophe et médecin. 929 : Abd al-Rahman III se proclame calife à Cordoue. 943 : Raids contre les côtes chrétiennes. 933 : Abû ‘Abd Allah al-Khwaazmi, auteur de la première encyclopédie, Mafâtih al-‘ulûm. 950 : Mort d’al-Farâbi, philosophe. 969 : Conquête de l’Égypte par les Fatimides. 980 : Naissance d’Avicenne, Ibn Sina, philosophe, médecin et physicien.
Séjour d’érudits européens dans la bibliothèque de Cordoue. Gerbert d’Aurillac, futur pape connu sous le nom de Sylvestre II, fut envoyé en 940, à 17 ans, dans le Nord de l’Espagne, alors chrétienne. On ne sait s’il s’est rendu à Cordoue.
965-970 : Gerbert d’Aurillac, introduit en Occident l’usage des chiffres arabes. 987-996 : Règne d’Hugues Capet.
932 : Impression par le procédé de la xylographie des classiques de l’antiquité chinoise. 950 : En Méso-Amérique, la civilisation maya est progressivement suplantée par la civilisation des Toltèques.
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ARABES EN DE
FRANCE
Ahmed Djebbar, S alah Guemr ic he, Abdelmadjid Kao uah, S alah St é t ié
ISBN 978-2-86266-626-6
35 €
www.loubatieres.fr
« Deux peuples se côtoient et vont l’un sur un rivage, l’autre sur l’autre rivage parallèle. Une mer les sépare. Cette mer, c’est la mer mentale primordiale, la Mer des Mers en quelque sorte : la Méditerranée. Sur la rive sud de la Méditerranée, il y a, majoritaires à partir de la fin du VIIe siècle A.D., les Arabes ; sur sa rive nord, parmi d’autres peuples qui seront dits un jour européens, il y a les (bientôt) Français. Ces deux peuples, séparés géographiquement par la mer, qui est divinité, seront souvent rapprochés et parfois même réunis par l’autre déesse qui gère le destin des communautés humaines : l’histoire. Il faudrait, dans certaines circonstances, écrire certains mots déterminants avec une initiale majuscule : la Géographie et l’Histoire, entités mêlées à la conscience des hommes et qui brassent leur destin, sont dans le cas des Arabes et des Français comme deux poumons qui leur permettent de respirer le même air partageable. » (Salah Stétié)