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RESSAC DES MOTS VERSANT SUR DES IMAGES

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IN SITU

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James Sacr

Un jour il y a tout ce foisonnement végétal qui arrive dans les œuvres de Titus-Carmel, les Forêts (1995-1996), les Nielles (1996-1998), les Feuillées (2000-2003), les Jungles (2004), l’Herbier du Seul (2005), les Viornes & Lichens (2013-2014), les Ramures (2016), les Retombes (2018) et d’autres encore.

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C’est comme une sorte de jardin, un peu sauvage sans doute et réduit à peu avec ses viornes et lichens, mais aussi bien amplement déployé en jungles et feuillées : un jardin de premier monde, un rêve de paradis peut-être avant que l’homme ne vienne l’habiter. Et l’on retrouve cette idée d’un jardin primordial dans nombre des livres de Gérard Titus-Carmel :

« l’immensité d’un jardin ancien où la profondeur de la nuit / n’est qu’acquiescement et fluidité » (La Rive en effet, Obsidiane, 2000, p. 45) ; « Ô frais jardin de langue & d’enfance également inassouvies » (Ici rien n’est présent, Champ Vallon, 2003, p. 120) ; « … que s’ouvre en nous le jardin » (Seul tenant, Champ Vallon, 2006, p. 70) ; « ce ramas de pièces éparses cueillies au jardin, comme autant de quartiers sauvés de l’oubli » (id., p. 116) ; « on dira que la nuit a lancé ses bras vers lui, et le tient enroulé dans la paix gagnée de son immense forêt muette » (La Nuit au corps, Fata Morgana, 2010, p. 29) ; « Et sans tare un jardin où enfin / S’alléger − » (L’Ordre des jours, Champ Vallon, 2010, p. 78) ; « reconnaître notre voix coudée dans la matière du temps, puis enfouie dans la douceur d’une feuillée claire où elle se coule en lacet et se tient lovée » (Serpente, Obsidiane, 2018, p. 20) ; « il m’importait de parcourir quelque étendue : un paysage grisé d’infini, l’indistinct d’un jardin sous la brume des demi-saisons » (Horizon d’attente, Tarabuste, 2019, p. 88).

Les formes peintes sont souvent abstraites, elles sont des sortes de signes peut-être, et parfois presque une calligraphie. « Je ne peins pas ce que je vois mais ce que je rêve » dit Titus. Pourtant les titres de ses séries de peintures font qu’on pense à des végétations du réel, ou du moins à la réalité construite en notre imagination de ces choses du monde naturel, même si le pluriel de ces titres essentialise les images et les tire vers l’abstraction : il ne s’agit jamais d’une forêt particulière où le peintre se serait promené, ni d’une tige de nielle qu’il aurait cueillie dans un champ de seigle ou de froment. Des peintures donc, prises dans cet emmêlement du concret et de l’abstrait. Et les couleurs, qui ne sont pas celles vraiment des ramures qu’on pourrait toucher, ni des feuillées d’automne, ni celles des viornes dans les buissons ou de lichens sur de vieilles pierres, nous disent assez fortement qu’il s’agit de peinture et non pas d’étendues d’herbe à faucher ni de buissons à nettoyer. Peinture… mais c’est très matériel la peinture : autre façon de nous rapprocher du concret des choses : tous ces carrés ou rectangles, par exemple, de couleurs différentes qui viennent s’encastrer dans le plus grand format de la toile peinte ne nous ramènentils pas au sentiment d’un découpage du monde quand nous promenons notre regard sur celui-ci ?

On trouve bien dans les images « végétales » de Titus-Carmel cette idée d’un paradis de plaisir ou de bonheur (comme on voudra) en particulier dans le chatoiement et la force vive des couleurs, et aussi dans le côté décoratif (on peut penser à Matisse) des formes dessinées. Mais le jardin-paradis se défait (en même temps qu’il se donne en plaisir de voir) en jardin qui emmure : « Ainsi le mouvement que l’écriture agite l’incline à l’inquiétude, et lui fait-elle percevoir l’image d’un bonheur impossible, un jardin ancien tout parcouru d’allées où la conscience se reconnaît dans le dessin du monde. Mais le poids de l’« ici-bas réel » l’égare, les chemins s’emmêlent, et l’on se perd dans le labyrinthe : le jardin devient enclos où l’on demeure emmuré avec sa seule mémoire pour en ordonnancer autrement le plan. » (Pierres d’attente pour Reverdy, Tarabuste, 2008, p. 91).

Ayant d’abord connu les dessins tourmentés, écorchés et quasi torturés (en noir et blanc), tissus, cordes, épissures, mis à l’étroit souvent dans le bord des premières œuvres du peintre, écrasés par d’immenses blancs, je me demandais comment cela disparaissait dans ces nouvelles toiles feuillagées, presque fleuries de par leurs couleurs. Mais à force de regarder celles-ci on voit bien qu’on y est encore dans des découpages (pour ne pas dire dépeçages) de motifs qui souvent ne sont plus que de la peinture et de l’inquiétude dans le geste de peindre. Ce que confirment dans les livres écrits de nombreuses occurrences du dire : le jardin ancien évoqué disparaît souvent dès que nommé :

« … aussitôt évanouie dispersée comme brume ou vapeur » (La Rive en effet, p. 45) ;

« les jardins » sont « livrés à l’abandon et l’enfer à l’arrière-plan » (Ici rien n’est présent, p. 41) et se trouvent « perdu(s) dans la démesure du monde où s’agitent les ombres » (id., p. 67)

Un jardin qui devient presque fantôme et qui peut faire peur :

« la nuit […] nous aura stupéfaits d’inquiétude, avant de nous égarer dans d’immenses jardins inconnus. Comme elle le fait toujours dans les pires cauchemars » (La Nuit au corps, p. 106) ; « Et toujours le jardin barreaudé par le roncier hirsute où la voix du père s’écharpe et se tait » (Horizon d’attente, p. 89)

La voix du père s’y écharpe, et on y découvre en effet toutes sortes de choses fort menaçantes : « Les gencives roses des fleurs carnivores bâillant dans l’attente / De la proie » (L’Ordre des jours, p. 17) ; « Des prêles et des fougères grand-aigle bordant les sentiers / De l’enfance / toutes dressées menaçantes (id., p. 33) ; des « branches mortes tordues comme des mains de douleur » (id., p 59) ; et à nouveau « La bouche ouverte des fleurs carnivores toutes couleurs béantes » (id., p. 127) ; un « déchirement / de l’air entre les feuilles » (id., p. 129). Et c’est un glissement vers la perte « avec la poussière et les cailloux de ses sentiers que bornent les fougères et les ronces, et sur quoi partout, jusqu’à ce que la vie se perde, pèse comme un plafond le ciel étoilé, peuplé de ses épaves. » (Pierres d’attente pour Reverdy, p. 79) ; l’« ici-bas réel » l’égare, les chemins s’emmêlent, et l’on se perd dans le labyrinthe : le jardin devient enclos où l’on demeure emmuré avec sa seule mémoire pour en ordonnancer autrement le plan. » (id., p. 91), un « jardin de plomb et de terre morne » (Horizon d’attente, p. 97).

Celui qui entre en ces jardins s’y trouve bientôt détruit lui-même, voué à la disparition, à la mort :

« nous tombons comme pétales fanés » (La Rive en effet, p. 62) ; « un feuillage de noms / perdu a poussé autour de nos bouches / bouches enténébrées sous ces frondaisons / nous demeurons » (id., p. 89) ; « Alors que toujours grincent à mes tempes mort & fougères unies » (id., p. 120) ; « cette ramée : un fouillis d’émondes abattues dans le mauve sans pitié de la sylve, à la fois niées et reconnues, chacune est un os arraché à mon corps », (Seul tenant, p. 16) ; « forêts aux grands mouvements, où nous cessons de bruire » (id., p. 33) ; « … graver nos noms / Au revers de chacune des feuilles rompues en leur bel âge par le silence… » (id., p. 91) ; « nous condamnant à la terreur / du jardin aux bêtes immondes à la macération des mots » (id., p. 97) ; « M’enveloppe dans son fouillis une jungle où se perdre » (L’Ordre des jours, p. 9) ; « Ah solitude / Pavots & orchis / sanguinaires étouffant ma voix mon souffle » (id. p. 34) ; « la forêt » « se fait un devoir d’effacer une à une / les traces de mon passage » (id., p. 36) ; « Jusqu’au souvenir des feuilles trop larges pour le ciel / et j’irai jaunir dans la jonchée », (id., p. 120) ; « Et l’autorité des grands arbres nous assigne à l’enclos / Au carré du jardin aux allées courtes et droites », (id., p. 133) ; et « seule reste la jonchée de nos os couchés droit face à l’inconnu » (Horizon d’attente, p. 48).

Mais ni les peintures ni les livres de Titus-Carmel ne se défont de façon aussi radicale, sinon quand l’auteur décide de les faire disparaître dans du blanc comme pour ses oliviers de Plan de coupe (Artgo & Cie, 2020), et même dans ce cas-là quelqu’un les aura vus, s’en souviendra et en parlera comme le fait ici Jean-Marie Gleize, et Titus lui-même en ce livre qui évoque cette aventure d’un effacement : un geste d’apparente destruction qui est en fait un geste de création, un geste vivant. C’est retrouver du vivant dans la geste du vivre en peignant ou en écrivant (ce qui est encore vivre) ; n’y disparaît pas vraiment non plus celui qui s’aventure en ces feuillages écrits ou peints : « car l’histoire est sans fin / que la nuit seule conclura / entre-temps il nous faudra agiter / fleurs et mouchoirs sur tous les quais » (La Rive en effet, p. 75) ; « Nous en sommes là, par manière d’oubli, comme le liseron se mêlant au jet de la futaie. Nous nous convulsons de mots, certains, d’ailleurs, reviennent régulièrement, c’est notre façon singulière de rester sauvages et permanents. » (id., p. 91) ; « … nos courses / Agiles parmi la sauvagerie des bruyères » (Ici rien n’est présent, p. 41) ; « Du fond de la ramée, il faut que je me réveille de ce mauvais rêve » (id., p. 52) ; « Dans le fouillis des ronces j’ai élu domicile » (id., p. 121) ; « Dans la nuit complète / j’ai enfoui la mémoire d’un jardin » (Seul tenant, p. 37) ; « Nommée, la futaie s’étale comme bête vaincue, rendue muette à son nom, comme aplatie sous le poids de la nuit. » (id. p. 49) ; « Je me recompose un corps […] Dans le bombement monstrueux des feuillages / où je m’affaire » (L’Ordre des jours, p. 12) ; « et me découperai une patrie dans l’abondance de cette jungle entravée par les lianes, suivant une ligne imaginaire de brûlis », (id., p. 35) ; « … ne plus rien devoir à l’agitation des ramures / dans le vent », (id., p. 40) : « Désormais je n’ai de cesse que de recomposer l’image disloquée / de cette forêt fragile » (id., p. 42) ; « j’agence selon mon gré les plaques découpées dans la sylve bouillonne autour d’un centre toujours plus fuyant », (id., p. 43) ; « échapper ainsi au guetapens de ce jardin écrasé sous la touffeur de l’été », (id., p. 102) ; « et me découperai un pays dans l’épaisseur de cette forêt inhospitalière suivant un plan connu de moi seul », (id., p. 145) ; « Rendu pur au fouillis des branches », (id., p. 148) ; « J’ai affouillé ma rive pour redessiner au plus juste la jungle », (id., p. 151) ; « Je n’ai aujourd’hui de hâte que de rassembler les fragments épars / de ce jardin égaré », (id., p. 152) ; « j’ajuste mon récit de mourir avec l’image récurrente de ce jardin mis en pièces, tentant de recomposer mon corps émietté autour d’un centre insituable, car sans cesse mouvant » (id., p. 153).

Ce jardin et tout ce qu’il est, rêverie de paradis, lieu de douleur et de disparition, mais aussi source possible de renouveau, n’est-il pas aussi bien l’ensemble des peintures et des poèmes autant que de vrais jardins sans doute vécus ? Monde végétal dessiné ou peint, dans lequel se bousculent des mouvements de pensées et de sentiments, non pas de façon narrative comme le laisserait croire notre lecture ici, mais dans une simultanéité tumultueuse et mystérieuse, déroutante et qui aboutit si facilement à cette figure énigmatique des labyrinthes que Titus a beaucoup interrogée (on pourra remarquer par exemple comme les « brisées » sont à la fois des feuillages réduits à des restes de leur limbe et la figuration d’un infini labyrinthe) ; les « viornes » et « lichens » sont des « brisées » soudainement souples, mais aussi des touffes et désordres d’herbe qui renaissent ; les « diurnales » sont des brindilles de bois sec avec parfois un peu de foin dedans autant qu’un indémêlable fouillis d’aiguilles jeté sur une table. Et toutes ces peintures « végétales » rassemblées ici au Musée Paul Valery de Sète sont encore ce jardin où la pensée se perd en sentiments et questions paradoxales qui font le labyrinthe du vivre… et c’est plaisirs et inquiétudes indéfiniment remués ensemble.

On retrouve dans le dernier livre de Titus-Carmel, Travers du temps (Tarabuste, 2022) tout cet ensemble de motifs et leur agencement structurel tel que nous avons cru pouvoir le lire, mais soudain, à cause d’un changement de posture du peintre pour regarder le paysage par sa fenêtre, celui-ci change : le paysage enfeuillagé varie du paradis désiré – « Tu as parlé de ces jardins d’égarement / de ces lieux rêvés permanents et / tellement civilisés pour se perdre » (p. 97) – à la présence d’une indifférence qui n’est même plus menaçante –sauf qu’elle peut quand même inquiéter le regard : « où derrière les mots se débat son arbre bleu / avec son lacis de branches rouillées / emmêlées dans le jour pesant inextricable » (p. 100) –, et « l’effondrement des lignes / depuis trop longtemps mêlées / dans le même écheveau serré / de forces & d’élans contraires / [rend] vaine toute direction » (p. 106).

Ainsi l’acte de peindre se trouve-t-il voué à ne plus savoir s’orienter entre figuration et perte de ce qu’on voit à cause d’un simple geste du regardeur qui s’en trouve également changé : « un simple changement d’angle de vision me conduit à considérer autrement l’inscription de mon corps dans l’humus frais d’une nature fiable et toujours égale ? Une page se tourne, les mots s’envolent, ma résistance faiblit » (p. 101). Et la toile blanche devant la main qui va comme l’ouvrir en y mettant formes et couleurs devient-elle cette même fenêtre derrière laquelle les arbres et les buissons variaient : ce qui est peint, comme c’est le cas pour « le frêle dehors », « s’infigure » (p. 114) entre une approximative figuration et des signes plus ou moins abstraits qu’on ne sait pas lire.

Écrire ressasse en fait le ressac des peintures : « Que ne puis-je rester assez longtemps le nez à la fenêtre pour découper dans le fouillis de la broussaille et des arbres venus soudain se pendre à la vitre, tous ces objets « nets et reconnaissables » qui l’encombrent afin de dégager l’espace et de m’égarer, moi aussi, dans cette rêverie de taches et de lieux qui échappent d’ordinaire au regard ? […] Je ne peux […] [qu’en] prolonger autrement les effets, par la traque des formes évanouies dans la peinture et dans l’écriture – ce qui est une autre façon de traverser, et pas la moindre… » (p. 115) :

« autant dire l’épreuve la plus verticale des nerfs perdus à vif dans ce labyrinthe béant à ciel ouvert au fond de soi » (p. 106).

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