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ÉMONDE

ÉMONDE

JEAN MARIE GLEIZE

« la lenteur des plantes depuis des millénaires la terre revient à nous et nous allons à elle dans l’esprit des plantes »

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Anne-Marie Albiach, Flammigère, Al Dante, 2006

Il est des œuvres invisibles. Leur intensité augmente à mesure qu’on s’en éloigne.

Il n’est pas d’autre entrée dans cette œuvre, dans ce moment de l’œuvre, que celle de la poésie. La fenêtre ouverte sur dedans et dehors. Je reconnais Titus-Carmel à ce qu’il se tient debout en tenant au bout de lui-même, de son corps entier, ses mains serrées sur les outils de l’écriture, et de la peinture.

Je crois que je n’ai connu vraiment son travail, sans jamais l’avoir rencontré lui-même auparavant, qu’en 1995, à partir de ce qu’en disait un proche ami poète, Denis Roche, à propos de la série de ses Nielles. Il décrivait Titus, le voyait en pensée, dans son atelier d’Oulchy-le-Château, tout à la peinture en cours : « Il sait qu’il est dans la phase d’achèvement de ses Nielles. Je distingue parfaitement le halo d’immobilité qui le cerne, sa main, son bras, un peu de l’épaule aussi qui accompagne le profil tendu minéralement vers cette grande forme entreprise qui se tient devant lui. » Le profil tendu. Ainsi je le vois, ou je les vois, parce que, « composant » la suite de ses Dépôts de savoir & de technique* un titre qui convient très fort à ce que je vois des séries de Titus-Carmel, Denis Roche avait vécu cette expérience de la tension lyrique.

« Compositeurs » l’un et l’autre. Musiciens.

« En présence ». Cette tension n’est ni avant ni après, elle est le présent, elle est le geste lui-même. Le nuit-et-jour du présent, l’acte et la riposte. Elle dit ce qu’elle dit ou accomplit en agissant. Elle est à la langue (qui parle), à la couleur (qui chante), au trait (qui trace) et s’affirme contre le temps, ou, c’est l’évidence vivante, contre la mort.

Du 26 avril au 3 novembre 2019, on a pu voir, à l’Écomusée l’Olivier à Volx, dans les Alpes-de-Haute-Provence, une exposition de Gérard Titus-Carmel intitulée « Plan de coupe ». Une exposition très particulière en ce sens qu’on aurait pu la comprendre comme une installation ou une performance, impliquant la personne physique de l’auteur en train de réaliser l’œuvre, de la rendre « réelle », puis, quelque temps après, de la détruire, de la transformer en un songe, destinée à ne rester inscrite que dans la mémoire de ceux qui auront assisté à sa naissance puis à sa disparition.

Le village de Volx est entouré de champs d’oliviers, sur des sols qu’on laisse parfois à l’abandon et où se multiplient alors des oliviers sauvages très solides aux vents, très gris au soleil. Ailleurs, en Chine, le bois d’un certain olivier est tellement dur qu’il porte le nom de bois du diable. Très loin, très proche, tout aux métamorphoses. Le peintre vient le démesurer, l’épeler en sa langue. Le fendre.

Une œuvre éphémère, donc, à l’instar d’une installation que l’on peut démonter ou d’une performance, événement par définition unique et qui s’abolit dans le moment même où elle s’accomplit. Ces deux jours-là, le premier et le dernier, Titus-Carmel, armé de ses pinceaux, s’est tenu devant un mur de onze mètres de long, a dessiné-peint sur cette surface cinq formes monochromes, trois noires et deux rouges, une rouge sang et une brunrouge (ou Terre d’ombre), les troncs d’un arbre tourmenté (comme toujours le corps noueux des oliviers), de deux mètres de haut, taille humaine, légèrement plus grande que celle du peintre ou du spectateur en train d’assister à sa construction. Entre les deux frontières, celle du haut de la paroi (la cime étant dérobée au regard) et la limite du sol (là où l’arbre prend racines, elles aussi invisibles), le dessin ressemble à un écorché acéphale et directement surgi de sous le plancher de la galerie, réduit si l’on peut dire au pur mouvement de sa torsion verticale.

Sur la couverture du livre qui rend compte de l’exposition, on voit le peintre de dos, les jambes légèrement écartées pour assurer l’équilibre, concentré dans le face à face avec le dessin dont il est en train de susciter la naissance. Dont il lie et délie les nœuds, qu’il provoque et qu’il constate, comme s’il était à la fois spectateur et auteur de l’apparition. Ce qui m’a frappé d’emblée dans cette photo de couverture, c’est l’ombre portée du peintre sur le mur blanc, et cette ombre revient sur toutes les prises du travail en cours à l’intérieur du livre-catalogue. Comme si, et l’hypothèse s’impose, il s’agissait pour Titus-Carmel d’un autoportrait, et de restituer, ou de reconstituer, sa propre image à la surface d’un miroir. Ou de projeter un état de conscience non autrement formulable. Une image fantôme, un double végétal, spectral, en noir et rouge, rouge sang et Terre d’ombre.

Quelques mois après (cet arbre pousse lentement et obstinément) le sculpteur d’oliviers dans l’espace, à la verticale d’un monde flottant, revient sur les lieux de sa danse, et, durant quelques heures, repasse au blanc (à la peinture blanche) tous les traits, un à un, qu’il a d’abord fait naître en couleur. Un à un, mais comme il l’a fait dans l’opération primitive, en déplaçant son geste de façon concentrée sur les lignes du corps, de façon pourrait-on dire, comme improvisée, mais en réalité pensée, préméditée, selon un rythme qui est celui de son propre corps.

Les battements du sang, la respiration, tout le courant intérieur. Blanc sur blanc.

Il dit que c’est la neige. Il dit même simplement, c’est le titre, Neige. Quelque chose ne va pas. Le blanc déposé, glissé, plus ou moins fermement passé le long des formes, pour les effacer, les faire s’enfoncer dans le mur, dans le blanc du fond blanc, désormais de plus en plus sensible, n’a rien de cette poudreuse qui subit les caprices du vent, qui s’accumule au sol, ou bien se pulvérise et disparaît dans le rien transparent de l’air. La neige est ici pour nous le très froid qui se répand en surface et dé-peint le plan de coupe. Le corps de l’arbre tranché et radiographié, puis lentement suivi par la main qui vient le révéler, brûle de ce froid intense dont le peintre se veut le porteur – en lui, jusque dans les vibrations de ses nerfs et les pulsations de chacun de ses gestes.

Du blanc (ou vide) au blanc (ou feu blanc provoqué par le retour dansé de l’artiste tout à l’accomplissement de l’acte final) les cinq oliviers, rouges et noirs, auront traversé nos yeux, auront pénétré au fond de nos mémoires, à nous qui avons assisté à cette démonstration tout à la fois très matérielle et toute spirituelle.

La paroi est face à la porte, et plus rien dans ce grenier, ne rompt le silence. Un long ruban est tendu en lisière. Il ne faut pas faire un pas de plus. La poussière est tombée et a disparu comme la pluie. Maintenant le sol est mouillé de cette poussière qui a pris les couleurs des arbres. Ils ne sont plus que leur présence tournée vers moi. Leur simple présence.

Oui, « réduite à leur seul dessin », mais avec violence.

Tranchantes (la présence, la violence).

Ils auront attendu quelques mois dans ce chaos de lumière fixe. Ignorant l’issue de la dé-peinture. Lui viendra pour suivre à nouveau le chemin, lancer ce qu’il pourra de ses mains calmes. Un blanc pour rejoindre, pour reconstituer distance et solitude, et profondeur infinie des surfaces, coupant une à une les branches. Sautant de flaque en flaque sur le sol mouillé de la poussière.

J’ai peut-être oublié de noter la lenteur. Ou le ralenti, qui est le temps réel. Tranchantes et lentes (la présence invisible, la violence de tout, retenue dans la paume des deux mains).

Comment faire tenir la forêt (jardin ou mont des Oliviers, lieu décisif) en quelques lignes souples, mot à mot, trait à trait ? Et comment parvenir à l’oublier ? À la réduire, à l’enfermer ? (en elle-même, en nous) ?

Rien de plus « libre » que cette figuration-là. Et que cette défiguration.

Et quoi faire pour l’introduire, encore et encore (en elle-même, en nous) ?

Le jour se lève, la nuit tombe. Mais c’est le jour continu à la lisière. La mort est simplement là comme de l’herbe. Et l’enfance de cinq de ces arbres ne saurait s’achever. Elle troue le temps. Comme les cinq doigts de la main, celle qui tient le pinceau, elle ne cesse de s’opposer à ce qui menace. Cette enfance est là. Lorsqu’elle sera effacée, elle sera de plus en plus présente.

Ou transfiguration libre. Un rituel insoumis. Une opération de magie pratique.

Je suis revenu en cherchant la rivière. Le chiffre cinq frappait à l’intérieur du bois coupé. Il faudrait le fendre et le fendre encore. La peinture ne saignera pas, elle se posera en rais de lumière et cette lumière entrera dans les veines, avec le noir de la suie d’orage, avec le noir de l’incendie à froid, avec le rouge de cet oiseau qu’on vient d’écorcher et qui ne peut pas mourir.

« … voyant disparaître ces morceaux d’écorce ; ces torsions et ces branches comme autant de fragments offerts vifs au seul souvenir d’avoir pour un peu scandé cet espace de bout du monde ». Ainsi les paroles du peintre.

Musique, rythme, scansion.

Titus-Carmel, lorsqu’il revient devant ses oliviers, se prépare à faire reculer le temps, à pénétrer encore plus loin, à produire de lui-même le double blanc qui danse à côté de lui et qui n’est que l’ombre des arbres confondue à celle de son propre corps.

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