El Indio

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JULES CELMA

El Indio

ROMAN LOUBATIÈRES


© Nouvelles Éditions Loubatières, 2009 10 bis, boulevard de l’Europe – BP 27 31122 Portet-sur-Garonne Cedex ISBN 978-2-86266-581-8 www.loubatieres.fr Photographie de couverture de Joaquin Garcia Jogar – Tous droits réservés


JULES CELMA

El Indio

ROMAN LOUBATIÈRES


À Miguel et Pilar, mes parents. À Déva.


Être sans pitié. Tel était le premier précepte qu’El Indio lui avait appris, un soir de beuverie alors qu’ils observaient dans une partouze mondaine le monde des puissants littéralement mis à nu. – Être sans pitié… comme une goutte de sueur glissant le long de ton échine, avait-il ajouté, les yeux absents. – Comme une goutte de sueur… ? – Rien, je divague… pour qui te bats-tu, Santos ? – Pour le Roi, pour l’Espagne, pour la Papauté, pour l’Ordre, pour la Famille, pour la Tradition, déclama Santos en suivant d’un œil amusé la branlette énergique que prodiguait la femme du PDG d’une multinationale au nouveau ministre de l’Industrie et du Développement dont le sexe refusait paradoxalement de croître. – Foutaises… répondit El Indio secoué d’un rire puissant. Il repoussa un vieux travesti outrageusement maquillé qui s’était planté devant eux et agitait sa langue comme un serpent. La vieille loque peinturlurée s’éloigna. – Tu l’as reconnu ? –… – Ce type fait trembler tous les prétoires… – Le… procureur général du Tribunal suprême ? demanda Santos incrédule, à voix basse. – Lui-même ! fit El Indio en riant. Le jour, il revêt sa robe de magistrat et la nuit il devient ce machin que tu as vu devant nous. Alors, pour qui te bats-tu ? –… – Je vais te le dire. 5


El Indio tourna sa tête de fauve, rectifia la lanière de cuir tressée qui ceinturait son front et plongea un regard noir dans celui de Santos. – Tu te bats pour toi. Toi et uniquement toi. Au final, il doit s’agir toujours de toi et de tes propres intérêts, de rien d’autre. Tu dois te placer toujours au-dessus de tout et de tous, même si tu dois ramper pour cela, tu piges ? Tu devras éliminer systématiquement tous ceux qui barreront ta route. Celui qui n’agit pas ainsi est perdu. Et maintenant, question vitale : contre qui te bats-tu ? – Ben… contre les ennemis du Roi, de l’Espagne, de la Papauté… – Bla, bla, bla ! – Contre les rouges, les syndicats, les pauvres, les athées… Santos le regardait, assommé. – Bla, bla, bla… je ne suis pas sûr que tu sois à la hauteur, le duc m’a dit que tu étais exceptionnel, mais… Il hurla de sa voix puissante et rocailleuse : – Tu te bats contre toi ! Les bruits copulatoires cessèrent brutalement. El Indio fit un geste rassurant, les postérieurs reprirent leur cadence. – Tu dois te battre contre ce qui en toi te retient de tuer ton prochain, te freine au moment de le soumettre aux pires souffrances et humiliations. Tu dois exterminer toute trace de pitié en toi, car la pitié ouvre en grand la porte à tes ennemis. C’est le secret de la réussite, mon jeune ami. Je vais te révéler ma devise, retiens-la : être sympathique, autant que tu le peux, ensuite patient, sans sourciller, puis audacieux sans limite et enfin sans pitié ! Que ce soit à la guerre ou dans les affaires… mais souvent, je saute les trois premières étapes pour être tout de suite sans pitié, conclut-il en riant. – Mais Dieu ? – Dieu ? Les yeux d’El Indio se vidèrent d’un coup. Sa bouche se plissa d’un sourire amer. – Regarde cette orgie, sens ces odeurs de foutre et de sueur, il pourrait y avoir du sang mêlé, ça ne changerait rien… Dieu ? 6


Il se renversa sur le canapé. – Dieu est le pire de tous, car il a inventé la mort, la mort pour nous humains, quoi qu’on ait fait de bon ou de mauvais. La mort pour les riches comme pour les pauvres, la mort pour les beaux comme pour les laids, la mort pour les coupables comme pour les innocents, la mort pour les vieillards comme pour les nouveau-nés. La mort pour ses créatures, l’immortalité pour lui tout seul. Tu comprends Santos, Dieu n’a pensé qu’à lui, à lui seul. Cette terre est une immense fosse commune en perpétuel grouillement. Pas de pitié. Tu vois Santos, tout le monde me prend pour un salaud, et je m’applique, avec un certain succès, à être le pire, mais jamais je ne pourrais faire de concurrence à celui qui depuis le commencement des temps a imaginé ce charnier permanent où, pour survivre, chaque être vivant doit tuer son voisin. Ils appellent ça la chaîne alimentaire… mais moi je n’y vois que des meurtres en série. Dieu est cruel avant d’être bon. Amen. Je crois même que la bonté vient de nous, pas de lui. Enfin, je parle pour les autres, je n’ai jamais su être bon, sauf bon flic évidemment ! Alors, jeune Santos, que penses-tu de mes divagations ? Santos resta impassible. Il n’en pensait rien. Il avait compris qu’il fallait être sans pitié, tant avec soi qu’avec les autres. Il le serait. Un point c’est tout.


Le soleil agonisait, épandant sa rougeur cuivrée à l’horizon de massifs poussiéreux. La lune, pleine, lumineuse, se détachait déjà du fond obscur et légèrement bleuté de la voûte céleste. Les points luminescents des constellations de la Vierge et du Taureau scintillaient avec de plus en plus de netteté. Partout dans la sierra, les petites bestioles à six pattes attendaient le moment propice pour, profitant de la relative fraîcheur nocturne, s’en aller en quête de pitance. Terrées toute la journée dans le moindre interstice sous un soleil brûlant, elles allaient bientôt pouvoir chasser le plus faible et surtout dépecer les cadavres de ceux parmi les êtres vivants qui, pour des raisons diverses, avaient succombé durant le jour. Pour certains, le repas allait être un festin grandiose. Les plus vieux et sans doute les plus sages de ces coléoptères avaient prévenu leurs congénères : il y avait, à portée de leurs petites mandibules acérées, un buffet comme jamais insecte n’en vit depuis des générations, à l’exception des périodes de guerre, mais la dernière remontait à quarante ans, et aucun n’avait survécu pour en témoigner. Le message était passé, toutes les bestioles convergeaient vers un seul point : la Torre del Zorro. Les premiers arrivés sur le lieu de ripaille rebroussèrent chemin, surexcités, éjectant de leurs glandes ces molécules chimiques qui d’ordinaire signifiaient des choses simples : manger, danger, eau, femelle, abri, tout droit, à gauche, à droite, à dix mille pattes. Ce soir les messages étaient exaltés. Il se trouva même de dangereux et fanatiques mystiques pour proclamer haut et fort qu’ils avaient trouvé des réserves pour mille ans. 8


Alors l’on vit des centaines et des centaines de ces minuscules et répugnants insectes au sang transparent, que les humains écrasent avec un mélange de plaisir et de répulsion, converger vers la Torre del Zorro, dans un bourdonnement synchronisé et ininterrompu. Les plus rapides se jetèrent sur les premières flaques de sang fraîchement coagulé. Les autres, après un court instant de stupéfaction, s’attaquèrent à la monstruosité de chair nue étalée en croix au milieu de la dalle de grosses pierres taillées. Les plus gourmands se glissèrent hardiment dans les orifices du cadavre. Mais seuls ceux qui volaient purent apprécier dans son ensemble le gibier découvert. Et quel ne fut pas leur étonnement en voyant le sourire béat affiché par cette bouche entrouverte et figée. Les yeux vitreux fixaient la lune sans la voir et déjà les fourmis, disciplinées, soumises et ennuyeuses s’attaquaient méticuleusement à la cornée. Au bout de quelques minutes, le corps entier frémit sous l’attaque des milliers de mandibules. Puis le vent se mit à souffler et la montagne lépreuse à geindre. Dieu, comme d’habitude trop occupé par les disputes permanentes de ses prophètes et les risques de collision entre galaxies, ne s’était pas rendu compte qu’une âme étrange, maléfique et désemparée, l’appelait en vain, essayant de comprendre ce qui venait de lui arriver. Ces événements gastronomiques se déroulaient le vendredi 6 août 1976, dans la Sierra de Los Vientos, massif montagneux qui entoure la petite ville tranquille de Puerto Lumbreras, au sud de l’Espagne.


Huit mois auparavant, à la veille de Noël, la Suisse attendait les traditionnelles festivités censées réchauffer les corps et les âmes du monde civilisé. Dans le canton de Vaux, une route secondaire serpentait le long d’une vallée enneigée et grisâtre, cernée de résineux taciturnes aux branches majestueusement lourdes. Une seule et unique ferme aux colombages noircis par les années émergeait de cette laitance, laissant filer un fin panache de fumée. Derrière une vitre embuée, un couple d’enfants au regard triste rêvant du printemps et de ses champs fleuris, dessinait des arabesques d’un doigt mal assuré. Devant la masure basse et discrète comme les habitants de ce pays, le sapin enguirlandé faisait face à l’abominable bonhomme des neiges. En cette veille de gâteries et de paquets cadeaux, le froid avait figé le paysage dans une glaciale torpeur, étouffant tout bruit et toute manifestation de vie animale. Le soleil ne traversait pas le ciel bas et des nappes translucides de brouillard auxquelles se mêlaient les volutes de fumée, flottaient, nénuphars fantomatiques suspendus entre ciel et terre dans une immobilité parfaite. Au milieu de cette fresque hivernale, délavée et exsangue, une imposante Rolls Royce noire roulait prudemment. Obliquant vers la droite, elle emprunta le trait sombre d’une route plus étroite, presque un chemin. La neige s’était remise à tomber en flocons épais. Patiemment, la grosse voiture continuait l’ascension du flanc montagneux, dépassant un panneau vers lequel le passager solitaire assis à l’arrière jeta un regard vide et fatigué : Institut médico-psychologique Jean-Daniel Fleuret. Cette enseigne et lui vieillissaient ensemble. Tous les mois depuis quinze ans, ce panonceau marquait son arrivée dans un 10


monde d’authentique malheur. Ses titres de noblesse, son immense richesse et le pouvoir qu’il possédait dans son pays sur quantité d’humains, n’avaient pu empêcher la malédiction de s’abattre sans vergogne sur sa fille. Pour cet ultime voyage, ces quelques mots peints avec méticulosité lui parurent particulièrement odieux et insupportables: sa petite Agnès chérie, son seul et unique enfant était là, toute proche, pétrifiée pour l’éternité. Encore cinq cents mètres à parcourir, un virage, et la grande allée de sapins bleus, raide, froide, s’ouvrirait à lui comme une plaie ouverte et suintante jusqu’aux bâtiments blancs de l’institut. Comme à chaque visite, au moment d’aborder cette avenue boisée, il ne pouvait s’empêcher de river ses yeux sur une fenêtre du deuxième étage, située pile dans l’axe. Alors, les reflets argentés et irréels des huit petites vitres le happaient comme un tourbillon, lui faisant oublier d’où il venait, ce qu’il avait fait, ce qu’il avait dit durant les heures et les jours précédents. Cette fenêtre, immuable et impersonnelle, était celle de la chambre 37, la seule visible pendant que la voiture remontait cette cage de troncs d’arbres parfaitement alignés. Et quand il franchissait le seuil de l’imposant portail en fer forgé, s’ouvraient pour lui les portes de l’Enfer. Le chauffeur en livrée, au visage émacié et inexpressif, restait silencieux et concentré. Il hésitait à regarder dans le rétroviseur son vieux maître qu’il servait fidèlement depuis des années et qu’il savait plongé dans de douloureux tourments. Dès l’approche du panneau annonçant l’institut, un silence pesant s’installait entre eux. Le vieux n’était déjà plus là. Mais aujourd’hui, c’était pire. Aujourd’hui, le malheur atteignait son paroxysme. Le vieil homme, les joues ravagées et le teint pâle, retenait mal le larmoiement de ses yeux. C’était la dernière fois qu’ils croisaient la maudite enseigne, cette allée sombre et ces maudits bâtiments derrière lesquels s’agitaient des âmes perdues et dévorées. Il tenait, dans ses mains déformées par le rhumatisme, un papier bleu, un télégramme, qu’il avait froissé et défroissé durant le voyage et qu’il relisait encore une fois : « État très grave – 11


stop – urgence – stop – Professeur Bernstein. » Le nonagénaire ferma un instant les paupières, rassemblant ses forces, cherchant en lui-même quelque réconfort, freinant le flot agité des émotions naissantes. Dès réception du télégramme, sans perdre un instant, lui et son fidèle chauffeur avaient quitté Lorca, ville moyenne située à la lisière de l’Andalousie méditerranéenne. À vingt heures, alors que le jour avait disparu depuis longtemps, ils franchissaient la frontière à La Junquera et passaient le reste de la nuit dans un hôtel cossu de Perpignan. De sa chambre, il avait téléphoné au professeur Bernstein qui, d’après ses dires empreints de la gravité culpabilisante qui sied dans ces circonstances, cherchait à le joindre désespérément. Il avait ricané intérieurement. Quel cynique ce Bernstein, un type de haute stature, complètement chauve, au crâne comme poli et lustré, et même brillantiné sans doute par des cosmétiques sophistiqués. Ce cérébral entretenait le capot de son intelligence avec tous les égards et les soins dus à une carrosserie de grande valeur, un peu comme Isidoro, son chauffeur, frottant et refrottant celle de la vieille Rolls Royce. Le vide pileux que ce type entretenait avec soin était, pour un Andalou comme lui, le signe d’une évidente dégénérescence. À cette tare, il fallait ajouter cette inquiétante manie d’étirer des deux mains, les petits doigts levés, un nœud papillon couleur vinasse du plus mauvais goût, tout en avançant d’un coup sec le bas du menton. Ce spécialiste du dérèglement mental osait lui dire qu’il cherchait à le joindre « désespérément ». Bernstein était tout sauf désespéré, ou peut-être l’était-il parce qu’il allait perdre un très bon client. Le duc n’avait fait aucune remarque. C’est donc désespéré que le neuropsychiatre lui avait annoncé la terrible nouvelle: la mort avait frappé le matin même, vers onze heures, la pensionnaire de la chambre n° 37. Le duc avait lâché le combiné du téléphone et, bien qu’il se fût préparé durant de longues années à cette issue fatale, il avait été pris d’un léger malaise. Le lendemain matin, les deux hommes reprirent le voyage dans un silence pesant, n’échangeant que les mots strictement 12


nécessaires. À Lyon, ils achetèrent, très cher, un bouquet de roses jaunes en provenance de Hollande, puis bifurquèrent vers Annecy. Agnès aimait les fleurs jaunes, elle les avait aimées tant qu’elle avait conservé des bribes de conscience. Mais depuis deux ans, même les roses jaunes n’attiraient plus son attention. Plus rien n’éveillait en elle la moindre réaction. Même son père était devenu un parfait étranger. Nourrie par des purées de légumes ou de sardines écrasées qu’elle vomissait aussitôt, puis par perfusion, ayant abdiqué toute hygiène, elle n’était plus que l’ombre d’un être humain, défigurée par une souffrance incommensurable rivée au fond de son âme, amaigrie au point de ressembler à ces internés des camps nazis, pantins désarticulés et filandreux, aux yeux de porcelaine ébahis. La panoplie de calmants, psychotropes, neuroleptiques, anxiolytiques, avait eu des effets secondaires terribles. Les dents n’avaient pas résisté à cet empoisonnement permanent. Ses magnifiques cheveux longs, jadis d’un noir de jais brillant, étaient tombés par plaques, des irruptions cutanées avaient achevé de défigurer un visage qui n’avait déjà plus de grâce depuis longtemps. Ses tempes présentaient chacune, une large tache sombre, encroûtée, suppurante, conséquence d’électrochocs répétés et inutiles. Le professeur Bernstein avait expliqué avec beaucoup de mots savants que l’abus de médicaments avait eu des effets secondaires imparables. Adepte inconditionnel de la camisole chimique, Bernstein s’acharnait à développer dans le détail l’efficacité de ses procédés innovants. Pour lui, les émotions, les pensées, les sentiments et même les rêves, n’étaient que l’expression de copulations moléculaires encore mal connues. En faisant intervenir un élément d’origine minérale, une sorte de poudre de perlimpinpin, cette orgie chimique devait inévitablement venir à bout de tous les dérèglements de l’esprit. Mais des années de soins intensifs et quasi démentiels n’avaient pas réussi à maintenir la patiente plus longtemps en vie. Car le moins qu’on puisse en dire, c’est que patiente, elle l’avait été au-delà de l’humain. Cette femme était devenue la meilleure pensionnaire, le meilleur cobaye, du très grand profes13


seur Daniel Bernstein, le spécialiste mondial et reconnu des psychoses sévères. Muni de l’accord permanent de son richissime père pour tout tenter afin qu’elle retrouve un peu de raison et d’apaisement, le professeur ne s’était pas privé de cette aubaine et s’était acharné sans compter, encore que. Malgré ces efforts, les résultats espérés n’avaient pas été probants et le délabrement mental n’avait fait qu’empirer. Peu lui importait cet échec prévisible, cette riche patiente avait permis à la science de faire de grands progrès en matière de psychotropes, et à lui-même d’obtenir récompenses académiques et fortune grâce à la mise au point de nouvelles molécules. Tous les fadas, tous les détraqués de la terre un tant soit peu, un peu beaucoup quand même, fortunés, se retrouvaient inscrits sur liste d’attente pour séjourner dans cette laverie neuronique haut de gamme qui portait le nom banal d’Institut médico-psychologique Jean-Daniel Fleuret. On pouvait alors entendre dans les conversations mondaines, entre deux louches de caviar et un rot champagnisé : « Vous avez fait Jean Daniel Fleuret ? » Il ressassait tout cela pendant que la voiture remontait le long tunnel de verdure jusqu’au parking qui lui était réservé. Le chauffeur aida le vieillard à descendre et à enfiler son manteau au col de renard doré. Il lui tendit ses gants, sa canne et son large chapeau de feutre beige, puis l’accompagna vers l’entrée alors qu’une infirmière se dirigeait vers eux, un parapluie à la main. Pâle et fatigué, le patriarche avançait lentement. Il écarta le parapluie et leva la tête vers la chambre 37. Quelques gros flocons vinrent s’échouer sur son visage flétri. Mais il était trop abattu pour apprécier la caresse de ces fleurs de glace. La chambre 37… il n’avait jamais aimé ce chiffre, et pour cause : en 1937, le 5 septembre exactement, en fin de matinée, sa fille se mariait. Le soir, elle commençait sa descente aux Enfers. Ils franchirent le seuil. Dans le grand hall, le professeur les attendait avec sa belle blouse blanche, son nœud papillon parfaitement positionné, ses chaussures noires vernies et sa pipe en écume de mer à la bouche. Une petite secousse marqua l’arrêt de l’ascenseur au deuxième étage. Ils se présentèrent devant une épaisse porte vitrée, doublée 14


d’un grillage qu’on sentait pouvoir résister à n’importe quel assaut. Ce sas de sécurité fermait l’accès à un long couloir aux murs nus et à la lumière blafarde. Le garde, un infirmier patibulaire aux larges épaules, au cou massif et à la couperose prononcée, sortit un trousseau de clés, ouvrit et s’écarta pour laisser passer les visiteurs. – Bonjour monsieur, sincères condoléances. – Bonjour Yvan, merci… Ici, pas de décoration, pas de luxe superflu. Tout était blanc, lisse, imprégné d’odeurs écœurantes de javel, d’urine et de défécations. Le dos voûté, le duc de Santa Fé avançait à petits pas incertains, obligeant les autres à ralentir. Le professeur cachait son agacement car, outre le fait qu’il n’aimait pas voir traîner des visiteurs dans cette aile de l’institut, « il n’avait pas que ça à foutre » avait-il dit à sa secrétaire. Cette partie de la clinique regroupait les cas les plus extrêmes, les incurables, les agités. Malgré l’isolation phonique et les murs matelassés, on pouvait percevoir des gémissements, des cris suivis de râles sans fin. Les soignants désignaient cette zone sous haute protection d’où aucun malade ne ressortait vivant, « paradise ». Souvent, ils en menaçaient les pensionnaires qui se laissaient aller à des gestes de révolte ou de refus : « Toi, si tu continues, tu as nonante pour cent de chances de finir au paradise », ils prononçaient à l’anglaise, « paradaïz ». C’était le quartier des camisoles de force, des douches froides, des électrochocs ravageurs, des infirmiers musclés déambulant comme des gardiens de prison et surveillant de temps en temps par l’œilleton les agissements de ces cervelles déchiquetées. Le regard décharné du vieux duc resta rivé sur le nombre 37. Un nerf ne cessait de sautiller sous son œil gauche. Le professeur introduisit un passe, la serrure émit un claquement sec. Il poussa la porte démunie de poignée et recula pour laisser entrer son visiteur. Après une longue minute où l’on n’entendait que son souffle court, le duc entra, avec lenteur, essayant de retarder la vision qu’il refusait de voir venir. L’infirmière s’approcha pour lui prendre le bras. Le patriarche la repoussa sans ménagement et 15


avança, les lèvres tremblantes. À travers ses yeux brouillés de larmes, il distinguait maintenant le grand lit, le grand drap, la bosse formé par les pieds, les mains croisées tenant un chapelet, et enfin le visage terreux de sa petite fille déformé par un atroce rictus. Même la mort n’avait pas mis fin à ses horribles souffrances. Des images se bousculaient dans sa tête. Une vague d’émotion, mélange de chagrin et de rage, le submergea. Une voix étouffée prononça dans son dos : – C’est mieux pour elle et… c’est mieux pour vous. Elle repose en paix, dorénavant. Que répondre à une telle triviale imbécillité ? Il sentit une chaleur envahir son corps malingre et des mains ralentir sa chute avant de perdre connaissance. Nous étions le 24 décembre 1975 et le duc ne participerait pas aux festivités de Noël offertes par l’institut. Ils franchirent le poste frontière de la Junquera sans même ralentir, un coup de fil passé depuis la Suisse avait réglé tous les problèmes administratifs. Le vieil homme inclina légèrement la tête en arrière, contre le siège. Il tournait et retournait dans sa main l’alliance que le professeur lui avait rendue, et finalement la fit glisser contre sa chevalière, une grosse bague en or gravée aux armes des Santa Fé. Il essaya de se détendre, souleva le panneau du bar plaqué en bois de rose, se servit un petit verre de Xérès et l’avala d’un trait. Une pensée ne quittait plus son esprit depuis qu’il avait vu le corps inerte de sa fille adorée dans cette chambre glaciale nº 37 : se venger. La promesse solennelle faite il y a longtemps de ne rien tenter contre l’immonde coupable venait de prendre fin. Sa haine était si intense qu’elle parvenait par moments à chasser son chagrin, lui procurant même une vigueur nouvelle qu’il sentait frétiller dans son corps de vieillard. Le duc de Santa Fé allait enfin pouvoir régler ses comptes avant de mourir à son tour. Francisco Franco, Caudillo d’Espagne par la Grâce de Dieu, était mort le 20 novembre 1975, cela faisait exactement 37 jours.


– Assieds-toi ! – Merci Don Rigoberto. L’homme, proche de la quarantaine, costume sombre et cheveux drus légèrement ondulés, s’enfonça dans un des confortables fauteuils du salon-bibliothèque. Le duc de Santa Fé referma une vitrine réfrigérée et lui tendit une boîte de cigares cubains. – Je sais que tu aimes les Davidoff. – Merci, Don Rigoberto. – Tu peux garder la boîte. Les deux hommes se turent pendant qu’ils allumaient leur cigare. – Vous m’avez l’air en meilleure forme que l’an passé. Je regrette de ne pas avoir pu assister aux funérailles d’Agnès… j’étais en mission dans le sud de la France. – Je sais, tu n’as pas à t’excuser. – Je pensais vous trouver très abattu, mais je vois que, comme toujours, vous faites face avec courage. – Je dois tenir ça de mon ancêtre Archibaldo, répliqua le duc. Alors et toi ? Ta carrière au SASMI * ? – Ça peut aller. Depuis la mort de notre Caudillo, tout le monde se regarde de travers et se demande ce que vont faire les rouges. – Crois-tu qu’ils vont exercer des représailles ? – Nous n’avons pas d’informations allant dans ce sens. – Les socialistes et les communistes se tiendront tranquilles. Mais les anarchistes ?

(*) Service des Affaires Spéciales du Ministère de l’Intérieur. 17


– Les anarchistes n’existent plus. On ne peut pas écarter l’éventualité d’actions individuelles et très limitées… mais la CNT est morte en 1939. – Et les Basques ? – Les Basques ne sont pas espagnols, les Basques c’est une autre affaire, c’est sûr. – La fin du franquisme va changer la donne de ta carrière. Mon influence va disparaître avec ma mort. Qui va s’occuper de toi ? – Don Rigoberto, ne craignez rien. Vous avez déjà tant fait ! – Et ta situation financière ? – Je m’en accommode. Et puis je prélève par ci par là dans le porte-monnaie des ennemis de l’État. Je n’ai pas à me plaindre. Le vieux duc regarda son invité. – Quand je t’ai vu à l’hospice, tu avais déjà ce regard d’acier, tu dominais les autres nouveaux nés et quand je suis passé audessus de ta couche, tu as cloué tes yeux dans les miens avec une telle rage que je me suis dit : celui-là, il faut que je m’en occupe ! Il faut que j’en fasse quelqu’un de bien, un vrai serviteur de l’Espagne et de l’Église. – Et je vous en suis reconnaissant… sans vous, j’aurais sans doute fini en France, maçon ou vendangeur… vous savez que quoi que ce soit que je puisse faire pour vous, demandez et ce sera fait. – Mon petit Daniel… j’ai bien pensé à quelque chose qui, en plus, te rapporterait pas mal d’argent… mais c’est délicat et… – Je vous répète que ce serait pour moi un véritable honneur de pouvoir vous rendre service. De quoi s’agit-t-il ? – D’un vol ! – Votre situation… je veux dire, vous avez besoin… – Non, ce n’est pas cela. Je veux récupérer certains documents confidentiels. Comment dire… des documents qui compromettent l’honneur de ma famille, l’honneur de la lignée des ducs de Santa Fé. Mais je ne suis pas certain que tu acceptes… – Où ? 18


– Dans un coffre à Aguilas. – Chez qui ? – C’est là justement que c’est délicat… – Qui ? répéta fermement Daniel Santos. – El Indio ! Un silence tendu suivit l’énoncé du nom. Le visiteur se cala dans son fauteuil, il réfléchissait vite, il essayait de comprendre. – El Indio ? reprit Santos. – Tu vois, ce n’est pas si simple… il t’a aidé, lui aussi, à sa manière… et pourrait être ton père comme je pourrais être ton grand-père, souffla le duc d’une voix douce. – Il faut m’en dire plus, Don Rigoberto. Comme vous dites, El Indio a été comme un mentor dans ma carrière de policier. C’est lui qui m’a transmis les valeurs profondes auxquelles je suis prêt à me sacrifier, comprenez que… – Mon petit… El Indio compte aussi pour moi, d’une certaine manière… n’oublie pas qu’il a été mon gendre… mais… il n’a jamais su séparer sa vie privée de sa vie publique. –… – Tu connais ses méthodes, ses moyens de persuasion, il te les a appris. Il ne reculait devant rien. Eh bien, il les a utilisés aussi contre notre famille. – Que voulez-vous dire ? Ce n’est pas possible ! – T’es-tu jamais demandé pourquoi Agnès était en Suisse ? Pourquoi avait-elle perdu la raison ? Non, tu ne pouvais pas deviner, tu n’étais pas né quand tout ceci a commencé… Agnès a fui… fui dans un monde connu d’elle seule… Il a… honteusement… abusé… profité de sa faiblesse et de sa naïveté… comme de la mienne. – Je ne vous suis pas. – Il a réuni des documents qui, s’ils venaient à être rendus publics, saliraient le nom des Santa Fé, mais surtout celui d’Agnès. – Agnès? La pauvre Agnès? Mais c’était l’innocence même… – Justement. Il en a profité. Si tu veux savoir… – Je ne veux rien savoir. Agnès est votre fille, cela suffit. 19


– Ces documents sont principalement des documents photographiques réalisés par El Indio lui-même, ils sont pour moi d’une très grande importance. Si tu les trouves, je suis prêt à te léguer un quart de ma fortune et à faire de toi un homme riche. – Je… Santos dut faire un effort inouï pour ne pas hurler… « Un quart de ma fortune »… c’est ce que le vieux avait dit… ce que ses oreilles avaient entendu… – … ne veux pas de votre fortune. Ce que vous me demandez ne me semble pas si grave que ça. Je vais vous les récupérer, ces documents, Don Rigoberto, je vous dois bien ça, vous êtes un peu ma famille aussi… – Je sais, j’aurais tellement aimé t’adopter mais l’aristocratie tient ses règles de Dieu lui-même, il était impossible de dissimuler ta naissance… – Né de père et de mère inconnus, je sais… je n’oublie pas, un jour je trouverai, et ce jour-là, croyez-moi, ils devront payer! – C’est ce que je te souhaite, mon petit Daniel. Le duc tendit un feuillet dactylographié à son invité. – Néanmoins, je te le répète, tu auras de quoi finir ta vie sans trop de soucis. Ceci est la copie de la modification testamentaire que j’ai signée en ta faveur et qui te rendrait héritier d’une partie de mes actifs à la seule condition de trouver ces documents ignobles et compromettants. En attendant, l’argent que tu trouveras à Aguilas ou ailleurs sera le tien, car je suis certain que le coffre en est plein. El Indio ne fait pas confiance aux banques ! J’ai toutes les caractéristiques du coffre, c’est une de mes sociétés qui, à l’époque, l’avait vendu et installé à son père. Mais ça, il l’ignore. Je vais l’inviter lui et sa greluche pour une croisière de quelques jours à Ibiza… J’ai pensé à une date : le carnaval d’Aguilas. Comme tous les ans, le gardien quitte la maison pour assister au défilé, mais si besoin est, tu le neutralises… sans brutalité, je ne veux pas que la Guardia Civil s’en mêle. Depuis la mort du Généralissime, on ne peut plus leur faire confiance. Ah, mon petit, la belle époque de Primo et de Francisco est finie. Bientôt, il faudra même se 20


méfier de la Guardia Civil, dans quelle Espagne vivons-nous depuis trois mois ! Les deux hommes échangèrent un sourire entendu. Le duc tourna la tête vers la fenêtre aux volets clos. Santos était vraiment le type de la situation. Au fil des ans, il avait tissé avec lui un lien quasi familial. Il le tenait. Si Santos retrouvait les photos, jamais il n’oserait s’en servir contre lui, jamais. Il tenta d’écarter la particule de doute qui subsistait encore dans un recoin de sa conscience. Mais il n’avait pas d’autre choix. Qui d’autre que Santos possédait l’inconscience nécessaire pour s’attaquer à un type comme El Indio, qui ? Il avait fait le bon choix, le seul possible. Daniel Santos prit congé de son hôte et se retira la tête en fusion… le quart de la fortune du duc de Santa Fé… En sortant de chez l’aristocrate, il se signa et embrassa son pouce. De fabuleuses perspectives de vie s’ouvraient en ce début d’année 1976 pour Daniel Santos, chef régional du SASMI.


Le Caudillo est à peine enterré que déjà l’Espagne franquiste se délite. Sous Franco, on n’aurait pas imaginé le chef de la police spéciale assassiné d’aussi horrible façon. Qui a pu faire ça ? Pourquoi ? Les aspirants à la vengeance ne manquent pas, les raisons de se venger non plus. El Indio a fait régner la terreur sur cette région dès l’entrée des troupes franquistes dans la ville de Lorca. Diego Gil y Parra, journaliste idéaliste comme on n’en fait plus, n’aura de cesse de retrouver l’assassin. Sans doute pour le féliciter. Dans un paysage écrasé de chaleur, la mémoire des protagonistes s’est engourdie mais elle ne s’est pas effacée. Elle peut se réveiller à tout moment ; il suffirait de quelques gouttes d’eau, d’un peu de fraîcheur du soir, de quelques larmes… Brillant, cruel et drôle, El Indio est la première fiction de Jules Celma. Il y met en scène des personnages dignes du roman picaresque sur fond de guerre civile espagnole et de fin du franquisme.

ISBN 978-2-86266-581-8

23 €


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