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TÉMOIGNAGES SUR LA GUERRE D’ESPAGNE LES CAMPS ET LA RÉSISTANCE AU FRANQUISME
PROGRESO MARIN
LOUBATIÈRES
VIFS REMERCIEMENTS À Montse ARMENGOU, réalisatrice de films documentaires et de livres qui nous a éclairé sur la réappropriation de la mémoire historique en Espagne Juanito MARCOS, sans qui ce livre n’aurait pas été possible Violette MARCOS ALVAREZ, agrégée d’histoire pour sa relecture de tous les textes de synthèse historique Enrique SOPENA, traducteur REMERCIEMENTS CHALEUREUX À TOUS LES TÉMOINS ET À CEUX QUI ONT COLLABORÉ À CETTE AVENTURE Guillaume AGULLO, Jaume AMORROS, Jacques ARNAL, Serge BARBA, Ricart BELIS, Sylvie BLANQUET, Maria BORRAS, Sofia CASTILLO, Miguel CELMA, Virginie COLLET, Gaby ETCHEBARNE, Enric FARRENY, Henri FARRENY, Angel FERNANDEZ, Francisco FOLCH, Jacques FONTBONNE, Ramon GALLUR, Wladimir GIUI, Fernando GOMEZ, José JORNET, Jean LAÏLLE, Marie LAÏLLE, Rosa LAVIGNE, Michel LEVI, Manel LLATSER, Marcelino LOPEZ, Francine MACH, Claude MARTI, Miguel MARTINEZ, José MOLINA, Jean ORTIZ, Mariano OTAL, Gexan PATXIKA ALFARO, Marguerite PLANELLS, Eduardo PONS PRADES, Kalinka PRADAL, Joan PUBILL, Miguel QUINTANA, José et Conchita RAMOS, Teresa REBULL, Josep RIBAS, Katy ROBINEAU, Antonina RODRIGO, Fatima RODRIGUEZ, Francisco SANCHEZ GOMEZ, Joan SANS SICART, Irène SUNÉ, Grégory THUBAN, Vincenzo TONNELI, Miquel TORNÉ et les Marchaires de Mataro, Isabel TORRES, Joan TRISTANY, Enric URRACA, Ignacio URRACA, Thérèse URRACA, Peire VERDAGUER, Jo VILLAMOSA, Emmanuel ZUMELZU, Conchita ZUMELZU IBAÑEZ. Malgré nos efforts, il nous a été impossible de joindre tous les auteurs ou ayant droits des documents contenus dans ce livre, afin de solliciter les autorisations de reproduction nécessaires. Nous avons cependant pris la responsabilité de les publier, certains de l’utilité de notre démarche. Nous espérons que cette publication révèlera leurs noms ; les droits usuels leurs sont d’ores et déjà réservés.
© Éditions Loubatières, 2005 Deuxième édition, juin 2010 10 bis, boulevard de l’Europe - bp 27 31122 Portet-sur-Garonne cedex contact@loubatieres.fr isbn 978-2-86266-623-5
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TÉMOIGNAGES SUR LA GUERRE D’ESPAGNE LES CAMPS ET LA RÉSISTANCE AU FRANQUISME
PROGRESO MARIN
LOUBATIÈRES
À toutes celles, à tous ceux qui ont voulu POEMA
POÈME
Por allí salimos… Por allí salí yo… Por allí salieron los españoles del Exodo y del Llanto.
Par là, nous sommes partis… Par là, je suis parti… Par là partirent les espagnols de l’Exode et de la Complainte.
Entonces Franco dijo : « He limpiado la nación… « He arrojado de la Patria la carroña y la cizaña… »
Alors, Franco dit : « J’ai nettoyé la Nation… « J’ai chassé de la Patrie la charogne et l’ivraie… »
Por el viento… la Historia… la Grand Historia… Dios habló de esta manera : « He salvado la semilla mejor ! »… Y aquí nos trajo !
Mais le vent… l’Histoire… la Grande Histoire… Dieu parla ainsi : « J’ai sauvé la meilleure semence! »… Et, ici, il nous amena!
LEÓN FELIPE
« ESPAÑA E HISPANIDAD »
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El fred ens aixugava les llagrimes Anavem amb la desfeta, caminant Com arbres segats a ran de soca Com brots d’engrunes De branques verdoses Arbredes cercant la font.
Le froid séchait nos larmes Nous allions avec la défaite, marchant Comme des arbres coupés au ras de la souche Comme des bourgeons de miettes De branches verdâtres Bois cherchant la fontaine. TERESA REBULL
MILITANTE DU POUM, CHANTEUSE CATALANE DE LA NOVA CANÇO
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plus de justice et ont lutté contre le franquisme. BERTSOAK
VERS
Militar buru bat altxatu zen Deitua Francisco Franco Gerra zibila Espainiako Errepublika pizteko Aleman nazi hegazkinekin Gernika bonbardatzeko Demokrazia garaitu eta Diktaduraz ordezkatzeko Berrogei urtez egin kaltea Nehork ez du ahantziko
Un chef militaire nommé Fancisco Franco se souleva Pour lancer une guerre civile en République Espagnole, bombarder Gernika avec l’aide de l’aviation allemande, vaincre la démocratie et la remplacer par une dictature. Personne n’oubliera les dégâts causés pendant quarante ans ! GEXAN ALFARO, POÈTE BASQUE CONTEMPORAIN
NOS OUTROS
CHEZ LES AUTRES
Canta dor perderse nunha guerra, Pai, Vivir, Vivido nos outros… E nós crecendo na tua chaga E nós aleitoandonos de olvidos.
Quelle douleur, se perdre dans une guerre, Père, Vivre, En vivant chez les autres… Et nous, qui grandissions dans ta plaie Et nous qui nous alimentions d’oublis.
FATIMA RODRIGUEZ, DANS LE RECUEIL
« AMENCIDA DOS CORPOS », ÉVOQUE LA DÉFAITE DU CAMP RÉPUBLICAIN DANS LEQUEL COMBATTAIT SON PÈRE
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ÉLECTIONS DU 16 FÉVRIER 1936 Devant l’impossibilité de former un gouvernement, les Cortes furent dissoutes le 4 janvier 1936 et les élections législatives fixées au 16 février. Les partis de gauche se groupèrent en « Front populaire ». La mobilisation fut importante, les femmes votaient depuis 1932. La CNT, traditionnellement « abstentionniste », soutint le Front populaire au 2e tour parce qu’elle voulait voir libérer les nombreux prisonniers politiques. Le Front populaire emporta les élections avec 48 % des voix. La droite en réunit 43 %, le centre 8 % et les nationalistes basques 1,5 %. Manuel Azaña devint président de la République le 10 mai 1936. Ces deux photos de Centelles sur les « Deux Espagne » parlent d’ellesmêmes.
GUERRE ET RÉVOLUTION UNE GUERRE CIVILE La guerre civile qui a éclaté en Espagne après le putsch militaire de Franco du 18 juillet 1936 est un des événements chocs du xxe siècle en Europe. Les historiens s’accordent à dire que la seconde guerre mondiale a débuté en Espagne. Le 19 juillet 1936, les syndicats ouvriers (CNT et UGT), suppléant la République défaillante, affrontent les armes à la main les militaires rebelles à la République. 29 capitales de province tombent aux mains des factieux tandis que le gouvernement légal reste maître de 21 villes importantes dont Barcelone et Madrid. Rapidement, Hitler et Mussolini apportent une aide massive à Franco. Ainsi le 5 août 1936, les avions Junkers allemands transportent les troupes d’élite de la légion espagnole et protègent les bateaux franquistes qui amènent le reste des soldats. Les démocraties européennes louvoient et, sous la pression de l’Angleterre, la France cède et signe le pacte de non-intervention dans ce conflit. L’URSS envoie bien des armes et des chars, payés par le gouvernement espagnol, qu’il confie en priorité aux unités commandées par des communistes. Les Brigades internationales formées par des volontaires venus du monde entier arrivent sur le sol espagnol dès la fin de l’année 1936 pour combattre le fascisme.
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La tête de pont de Séville permet aux troupes des putschistes de déferler en Estrémadure. Devant la résistance des troupes républicaines à Madrid, les franquistes attaquent le Nord. Le camp républicain est secoué par des dissen-
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sions internes. En mai 1937, à Barcelone, les communistes veulent reprendre le contrôle qu’exerçait la CNT aidée par le POUM. La République tente une percée à Teruel (Aragon) le 15 décembre 1937. C’est un échec à cause du soutien massif des aviations allemande et italienne. Franco en atteignant la Méditerranée, le 15 avril 1938, partage le camp républicain en deux. En juillet 1938, sur le front de l’Èbre, les troupes républicaines mènent l’offensive de la dernière chance. Dans un premier temps, c’est un succès. Le front se stabilise durant trois mois, les combats sont acharnés. Les factieux finissent par l’emporter. À la fin de l’année 1938, les troupes franquistes entrent en Catalogne, Barcelone tombe le 26 janvier 1939. La zone sud d’Almeria, Valence et Madrid tentent de résister, mais les Républicains épuisés, mal armés, ne peuvent rien contre le rouleau compresseur franquiste. Le 1er avril 1939, Franco considère la guerre terminée.
UNE RÉVOLUTION On ne peut comprendre la guerre d’Espagne et les dissensions entre communistes et anarchistes si on n’évoque pas cet aspect important des collectivités et de la socialisation des usines, bref de l’autogestion. Partout où ils le peuvent, les ouvriers et les paysans soutenus par la CNT, dont c’était le programme depuis le congrès de Saragosse en 1936, mettent en œuvre la révolution prolétarienne. Les adhérents de l’UGT participent dans de nombreux endroits à ce mouvement. C’est cependant en Catalogne et en Aragon, où dominent les anarcho-syndicalistes, que le mouvement est le plus poussé. Il y aura aussi des collectivités et des socialisations dans la région de Valence et en Andalousie. À Barcelone, le décret de collectivisation touche l’ensemble des industries, le secteur énergétique, les moyens de transports ou de communication, la restauration et les hôtels, les spectacles. À la campagne et surtout en Aragon, les terres sont collectivisées ou dirigées par des coopératives ; elles laissent assez souvent une place à la petite propriété. On va parfois jusqu’à établir l’égalité des salaires ou à supprimer la monnaie. Là où dominent les socialistes de l’UGT, le mouvement est plus limité. À Madrid, seulement 30 % de l’industrie sont collectivisés. Les situations sont diverses. Ce qui est certain c’est que les syndicats détiennent la réalité du pouvoir et voient leurs effectifs s’accroître fortement – plus de deux millions d’adhérents à la CNT en 1937.
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Village de Tocina (nord-est de Séville). La population terrorisée se serre et lève les bras devant les franquistes qui viennent de prendre le village. La répression dans Séville et ses environs menée par le général Queipo de Llano sera féroce. Un exemple, dans le quartier populaire de San Julian, les légionnaires firent sortir tous les hommes et les tuèrent à coups de couteau. La ville basse de Triana, de l’autre côté du Guadalquivir fut anéantie au canon. On a évalué à 9 000 le nombre de tués par les troupes putschistes.
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Pour les anarchistes, les révolutionnaires du parti socialiste et du POUM, la révolution doit être menée en même temps que la guerre, l’échec de l’une entraînant l’échec de l’autre. Après les événements de mai 1937 en Catalogne et la démission de Largo Caballero – chef du gouvernement et dirigeant de l’aile révolutionaire du parti socialiste – qui suit, le mouvement révolutionnaire est freiné. Le décret de collectivisation des terres confisquées est abrogé. En Aragon et Catalogne, des unités de l’armée républicaine – communistes – détruisent des collectivités. Le gouvernement de Negrín prend le contrôle des industries de guerre que détenaient les comités ouvriers. Cet aspect original du mouvement révolutionnaire espagnol est une des tentatives les plus importantes au monde d’instaurer l’autogestion ouvrière et paysanne.
LE PUTSCH CONTRE LA RÉPUBLIQUE « EL ALZAMIENTO » 18 JUILLET 1936 En Espagne, des rumeurs inquiétantes circulaient depuis quelque temps. Les syndicats et les partis de gauche s’attendaient à un coup des militaires. Le gouvernement républicain, trop timoré, ne perçoit pas ces signes. Dans la nuit du 17 au 18 juillet, ce message envoyé de Ceuta, au Maroc, par les généraux putschistes : « Dans toute l’Espagne, le ciel est sans nuages », est le signal de l’alzamiento contre la République espagnole. Son but ? Chasser le gouvernement de Front populaire. Hésitation fatale du gouvernement de Casares Quiroga. Il apprend le déclenchement du putsch tôt dans la matinée du 18. Il minimise le danger, tergiverse puis prend conscience de son erreur et démissionne en début d’après-midi. Ces heures perdues ne seront jamais rattrapées. Le gouvernement, avec l’accord d’Azaña, n’a pas armé les syndicats qui le pressaient de le faire. Marti-
Putsch des militaires « africains », appelés ainsi car ils avaient combattu dans la guerre coloniale du Maroc jusqu’en 1927. Les troupes maures, débarquées rapidement en Espagne, grâce à l’aide de Hitler, vont semer la terreur. La plupart du temps, ils avaient quartier libre pendant 24 heures, temps pendant lequel, ces troupes violaient, égorgeaient à l’arme blanche…
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nez Barrios, qui lui succède, tente de négocier avec le général Mola, organisateur du soulèvement. Refus catégorique de ce dernier. Une minorité de l’armée – l’aviation et une partie de la marine – reste fidèle à la République mais c’est grâce aux milices ouvrières que les grandes villes vont pouvoir rester dans le camp de la République. Le 19 juillet, le nouveau gouvernement comprend enfin que tout compromis avec les putschistes s’avère impossible et décide, un peu tard, de distribuer des armes au peuple qui, à certains endroits, commencent déjà à les prendre dans les casernes, comme à Barcelone, Madrid. L’opération factieuse réussit dans les provinces du Nord, en Vieille Castille, en Navarre et à Séville. Elle échoue partout ailleurs, notamment dans les grandes villes. Mais la tête de pont de Séville, confortée le 6 août par le transport de 8 000 hommes du Maroc, sur le continent, va permettre à Franco de déferler en Estrémadure et commencer la guerre civile…
LE 19 JUILLET 1936 : LA RIPOSTE POPULAIRE C’est la riposte populaire au putsch des généraux “africains”. Partout où ils le peuvent, les ouvriers et les paysans prennent les armes – que la République leur a d’abord refusées – pour combattre le soulèvement militaire. À Barcelone et Madrid, le peuple l’emporte. Ce ne fut pas le cas à Burgos, Saragosse, Pampelune et Valladolid. Les combats font rage autour de Séville où les troupes débarquées du Maroc sous la protection de l’armée allemande, commencent leur sinistre besogne. Les « deux Espagne » qui s’étaient affrontées aux élections, se retrouvent face à face. Dans le détail, la situation est complexe (voir carte, page 28). Le soulèvement factieux n’a pas réussi en quelques jours. La guerre civile commence…
RIPOSTE POPULAIRE : 19 JUILLET 1936 BARCELONE
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Manel Llatser, 15 ans à l’époque, mais déjà militant de la CNT témoigne sur ces journées auxquelles, il a participé. Il deviendra par la suite un des principaux acteurs de la résistance libertaire en Catalogne. Il sera emprisonné, torturé, avant de s’exiler en 1956 après des menaces de mort explicites. Il vit actuellement à Toulouse.
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Madrid (19 juillet). Jeune manifestant récupérant, dans la caserne Montaña, les armes nécessaires à la défense de la République. Cette photo de l’espagnol Albero y Segovia était la Une d’un numéro de 1936, du magazine Vu. Ce magazine a été créé en 1928 par Lucien Vogel, antifasciste militant qui va engager son journal en faveur de la République espagnole. Son originalité dans l’usage de la photographie, du photomontage et de la typographie en fait une référence de la presse illustrée. Le ton trop favorable à la République va indisposer les actionnaires et, en 1937, il doit quitter la direction du journal.
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Mon quartier : La Barceloneta Depuis plusieurs jours déjà, les militants de la CNT avaient mis en place un système de surveillance des casernes, et au moment du soulèvement, dans chaque quartier, ils durent faire face à la fois aux militaires et aux phalangistes, et se montrer très attentifs à ce qui pouvait survenir aux alentours, en face des autres casernes, pour ne pas être pris entre deux feux. Un seul quartier était protégé sur ses arrières : la Barceloneta, quartier de marins par excellence, quartier portuaire, quartier ouvrier presque entièrement tourné vers l’activité maritime. La Barceloneta avait un avantage, qui était aussi un inconvénient : on y accédait par un seul endroit. La partie arrière de la Barceloneta était protégée par la mer, et de ce fait les hommes qui bien avant le 18 juillet épiaient les faits et gestes des militaires et des fascistes, n’avaient à surveiller que ce qui pouvait venir de l’avenida Icaria, de la plaza Palacio ou du paseo Colón, le passage sur les terrains situés devant los Depósitos Comerciales étant obligatoire. La première action des militants cénétistes, et également, dans ce cas précis, des Guardias de Asalto, dont il existait une caserne à la Barceloneta dans la rue de la Maquinista Terrestre y Marítima, ce fut d’occuper los Depósitos Comerciales et d’assurer la surveillance de l’avenida Icaria, puisque c’est par là que devaient passer les militaires de la caserne des Docks de Artillería de Montaña n° 1 pour rejoindre la Capitanía General. Sur le quai de la Barceloneta, le bateau African Mariner était en train de décharger et, parmi les marchandises, se trouvaient des balles de pâte à papier, composées de plaques rectangulaires d’environ 80 cm de long sur 50 de large et autant de haut. Elles étaient faciles à manier, en particulier pour les dockers, et elles furent rapidement utilisées pour élever une barricade face à l’avenida Icaria, puis une autre, qui était reliée à la première et qui barrait aux insurgés l’accès au paseo Nacional, et donc à la Barceloneta. Les balles, récupérées par les ouvriers du port, furent transformées en barricades mobiles. En élargissant la plateforme des chariots qui les transportaient, à l’aide de planches en bois, on pouvait y déposer deux rangées de balles de pâte à papier et ménager un espace central où se logeait un révolutionnaire armé. On pouvait aussi laisser un espace entre les deux rangées pour permettre d’y voir et d’introduire le canon du fusil. Ces chariots se déplaçaient librement en fonction des besoins, pour se rendre aux endroits névralgiques au moment de l’attaque des troupes et pour reconstituer les barricades endommagées par les tirs d’artillerie.
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L’avenida Icaria était délimitée par deux murs : un, côté ville, qui sur toute la longueur séparait les voies ferrées de la gare MZA et la rue pavée ; et un autre, côté Barceloneta, qui protégeait plusieurs édifices, installations et entrepôts de la même compagnie, la MZA. C’est obligatoirement entre ces deux murs que devaient passer et que passèrent effectivement les troupes de la caserne des Docks. D’abord, par le passage à niveau de l’avenue, à la sortie du quar-
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tier Pueblo Nuevo, un passage étroit qui menait au chemin de Turín. Celui-ci était un vaste espace où étaient postés les militants du Gazómetro et de la Maquinista Marítima y Terrestre pour couper la route aux putschistes. Face à la difficulté, et jugeant trop dangereux d’entrer dans la Barceloneta par un passage si étroit, alors que le plan était de rallier la Capitanía General, les troupes continuèrent leur progression par l’avenida Icaria, en laissant un détachement avec une mitrailleuse pour se défendre contre les ouvriers. En arrivant face à los Depósitos Comerciales, ils rencontrèrent une farouche résistance de la part des militants anarcho-syndicalistes et des Guardias de Asalto. La défaite des troupes de la caserne des Docks eut plusieurs conséquences. En premier lieu, s’agissant d’une garnison de Artillería de Montaña, quand elle descendait par l’avenida de Icaria, elle était pourvue d’une batterie de trois canons ; mais cette fois-ci ils n’eurent pour ainsi dire pas le temps de se mettre en action, car après quelques tirs sur les barricades, ils tombèrent entre les mains des ouvriers et furent utilisés pour lutter contre les militaires et les fascistes. D’autre part, l’action révolutionnaire fut tellement violente que les insurgés connurent rapidement la défaite. La bataille fut intense et, dans certains cas, des combattants sans armes luttèrent à coups de poings et à coups de dents, avec la rage au ventre, tellement ils avaient peur de voir triompher le fascisme. Mais elle fut de courte durée, car de nombreux soldats fraternisèrent immédiatement avec les ouvriers et les Guardias de Asalto en retournant leurs armes contre les officiers qui les commandaient, déterminant ainsi l’issue du combat. Ainsi, selon Diego Abad de Santillan, « un des piliers de l’action conçue par les rebelles s’écroula ». La reddition et la prise du matériel des insurgés de la caserne des Docks signifiait pour les combattants du quartier Pueblo Nuevo, d’une part la possibilité de se consacrer entièrement à la lutte contre les troupes de la caserne Jaime Ier qui, parties de derrière le parque de la Ciudadela, entendaient remonter la rue Cerdeña, rallier le paseo Pujadas et se diriger vers le centre-ville, et d’autre part, l’impossibilité pour les chefs du soulèvement de mettre à exécution le plan consistant à rallier la Capitanía General sur le Paseo de Colón. Cela laissait aussi le champ libre aux révolutionnaires pour progresser vers le centre-ville de Barcelone. Ce dénouement heureux eut une incidence capitale sur la suite des événements qui se déroulèrent à Barcelone. À la Barceloneta, alors que ceux qui montaient la garde depuis plusieurs jours devant les casernes allèrent poursuivre le combat dans d’autres quartiers, ceux qui attendaient de voir la tournure prise par les événements avant de se décider se décidèrent enfin et vinrent sur les barricades après la bataille en prenant, comme on dit, le train en marche. De la Barceloneta, on s’achemina vers la plaza Palacio où se trouvait le Gobierno Civil, palais protégé par la Guardia de Asalto. Ainsi, au moment de la jonction, la zone libérée devenait de plus en plus vaste. Mais en arrivant à la plaza Palacio, il fallut se battre contre la Escuela Naval, dont plusieurs élèves et professeurs s’étaient joints au soulèvement. Le combat fut bref, bien qu’un insurgé resta embusqué et tira à plusieurs reprises sur des combattants isolés et contre
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des adolescents à la recherche de sensations fortes. On repartit de la plaza Palacio et de los Depósitos Comerciales en direction de la vía Layetana, et on dut faire face aux phalangistes qui s’étaient emparés de Correos. Mais ceux-ci perdirent rapidement la partie. On remonta alors la vía Layetana et on rejoignit les militants du Sindicato de la Construcción, dont le siège, rue Mercaders, donnait sur la partie arrière de Fomento del Trabajo, édifice plus connu sous le nom de Casa Cambo, et véritable bastion de la bourgeoisie catalane la plus réactionnaire. Il fut pris d’assaut et devint rapidement le siège du Comité Regional de la CNT de Cataluña. Sur la vía Layetana, on rejoignit ensuite la Jefatura de Policía, où était gardé et bien protégé le président Companys. De la Jefatura, on passa à la plaza Urquinaona, et de là à la plaza de Cataluña, pendant que d’autres se dirigèrent vers la Capitanía General. Après la prise des trois canons, l’un d’entre eux fut pris en charge par le camarade Lecha, du Sindicato de Transportes, qui l’achemina par la vía Layetana jusqu’à la plaza de Cataluña où son intervention fut d’une importance décisive face aux militaires et phalangistes qui occupaient l’hôtel Colón. Le deuxième fut amené par le camarade Torres, du Sindicato de la Metalurgia, et installé sur le quai Baleares, d’où des coups furent tirés sur la Capitanía General qui se trouvait en face. Le dernier fut remonté par le paseo de Colón jusqu’aux Ramblas et aux Atarazanas. À chaque fois, l’arrivée de groupes de combattants libertaires qui avaient vaincu les fascistes dans leur quartier était excellente pour le moral des troupes. Ainsi, la prise A partir du 23 juillet 1936, la population de Barcelone assiste au départ de miliciens en direction de Saragossse et de l’Aragon. Plusieurs colonnes de mille à deux mile hommes chacune, plus ou moins bien armées de fusils, et de quelques pièces d’artillerie, partent en camions, en autocars ou en train. Les anarchistes de la CNT-FAI fournissent l’essentiel des effectifs des colonnes Durruti, Ortiz, Ascaso. Des militants du PSUC, du POUM et de l’ERC constituent respectivement la colonne Trueba-Del Barrio (qui deviendra la colonne Karl Marx), la colonne Maurín (ensuite nommée Lénine) et la colonne Macía-Companys.
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d’un canon par le camarade Lecha sur la plaza de Cataluña, face à l’hôtel Colón, fut déterminante, comme le soulignent les propos de Diego Abad de Santillán dans l’œuvre citée ci-dessus : « Quelques heures plus tard, les insurgés de la plaza de Cataluña furent délogés, et les troupes qui tenaient Telefónica furent faites prisonnières. La plaza de Cataluña fut ainsi libérée, et nos amis – ceux qui avaient combattu contre la garnison de Artillería de Montaña n° 1 sur l’avenida Icaria – s’étaient déjà emparés de quelques fusils, de quelques mitrailleuses et de quelques pièces d’artillerie. Avec une des pièces prises au cours d’un assaut plein d’audace contre les rebelles, un ouvrier du transport, Lecha, réalisa des prouesses dans ses tirs contre l’hôtel Colón, puis contre les derniers foyers de résistance encore opérationnels. » Une partie des groupes continua sur le paseo de Colón pour aller affronter la Capitanía General, où le général Goded, arrivé en avion depuis Mallorca, avait pris la tête du soulèvement après avoir mis aux arrêts le général de brigade Francisco Llano de la Encomienda, commandant de la quatrième région militaire – Cataluña – et resté fidèle au gouvernement de la République. Quelques coups de canon tirés du quai Baleares suffirent à faire comprendre à Goded que la cause était perdue. Il se rendit en disant : « Je déclare devant le peuple espagnol que le sort ne m’a pas été favorable. Dorénavant, ceux qui voudront poursuivre le combat ne devront plus compter sur moi. » Cette déclaration favorisa la progression des militants anarcho-syndicalistes vers les Ramblas, où ils rejoignirent les militants du Sindicato de la Metalurgia dans un premier temps, puis les militants du Sindicato de la Madera sur le Paralelo et tous les camarades qui affrontaient la caserne de Atarazanas. Ainsi, pas à pas, avec une libération progressive de la ville, le soulèvement fasciste fut réprimé. Cela, grâce à la vigilance depuis plusieurs jours, des militants du mouvement anarcho-syndicaliste et de la Guardia de Asalto, qui, à cette occasion, s’unit corps et âme à ces militants. Les Mozos de Escuadra, commandés par le chef de la police Escofet, qui avaient partie liée avec les politiques de la Generalitat, n’eurent pratiquement pas l’occasion d’intervenir dans les combats, ils assurèrent cependant le contrôle de quartiers libérés comme celui de Gracia. Quant à la Guardia Civil, personne n’avait confiance en eux. Ils mirent des heures avant de se décider, et si l’issue du combat avait été différente, ils n’auraient pas hésité à tirer sur le peuple, comme ils l’avaient toujours fait, quitte à désobéir à leurs supérieurs, qui dans ce cas précis étaient restés fidèles à la République. Le simple fait que la Guardia Civil soit restée dans l’expectative pendant les premières heures facilita cependant les choses.
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Des militants du Frente Popular se ruent à la caserne de la Montana à Madrid pour récupérer des armes.
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La guerre d’Espagne, l’exil, la résistance… Ce livre de mémoire et d’actualité donne la parole aux anonymes qui ont lutté presque à mains nues contre le fascisme. Au fil des témoignages, l’espoir que la liberté finit toujours par s’imposer éclaire ces pages, parfois sombres, d’une lumière réconfortante. « C’en est trop ; vraiment l’on se rend compte des horreurs qu’engendrent la guerre et ses terribles conséquences. Est-ce possible qu’au XXe siècle pareil carnage se produise, que pareilles atrocités soient permises. Le cœur éclate de contempler un si lamentable spectacle et des larmes silencieuses coulent dans bien des yeux. » Joseph Noëll, maire de Prats-de-Mollo en 1939. « Les enfants, dans la cour de la prison, étaient en culottes, avec un drap et une petite couverture. Ils devaient rester là toute la journée, même s’ils pleuraient, tu ne pouvais les prendre. Moi, j’étais toujours punie parce que dès que j’entendais pleurer des enfants, je m’échappais, ne serait-ce que pour les balancer un peu. Je me souviens d’Alfredo, il était très beau. Sa mère était enfermée dans une chambre pour qu’elle ne prenne pas son enfant. Tu voyais la mère pleurer à la fenêtre, l’enfant pleurer dans la cour, et moi pleurant de rage contre les fonctionnaires. La prison des mères est le pire que tu puisses imaginer. » Petra Cuevas, emprisonnée en Espagne.
« Comment veux-tu que je me souvienne de toutes les actions auxquelles j’ai participé. J’ai fait sauter les quatre ponts sur la Vienne, dynamité de nombreux convois de trains, combattu dans la forêt de Rochechouart, à Confolens, à Chabannais. Le sabotage de la ligne de haute tension qui allait vers Royan et La Rochelle est mon œuvre. Tout seul, j’ai dynamité un train d’Allemands qui se dirigeait vers Angoulême. – Qu’as-tu fait après ton combat dans la Résistance, Ramon ? – Que devais-je faire ? Retourner en Espagne. Là, la lutte n’est pas encore terminée. » Ramon Vila Capdevila « Capitaine Raymond ».
Progreso Marin, écrivain, est né à Toulouse de parents exilés républicains espagnols. Il est également l’auteur aux Éditions Loubatières du recueil de témoignages Exilés espagnols, la mémoire à vif (2008), et de Dolorès, une vie pour la liberté (2007), livre à la mémoire de sa mère. Également poète, il est l’auteur de nombreuses publications dans les revues Encres vives et l’En Je lacanien, et a publié deux recueils aux éditions N&B.
ISBN 978-2-86266-623-5
35 €