PROGRESO MARIN
EXILÉS ESPAGNOLS
LA MÉMOIRE À VIF préface de Patrick Pépin
RÉCITS LOUBATIÈRES
CET OUVRAGE A ÉTÉ PUBLIÉ AVEC LE CONCOURS DU CENTRE RÉGIONAL DES LETTRES DE LA RÉGION MIDI-PYRÉNÉES
ISBN 978-2-86266-563-4 © Nouvelles Éditions Loubatières, 2008 10 bis, boulevard de l’Europe – BP 27 31122 Portet-sur-Garonne cedex contact@loubatieres.fr www.loubatieres.fr
PROGRESO MARIN
Exilés espagnols la mémoire à vif
préface de Patrick Pépin
LOUBATIÈRES
À Josep, mon cousin, disparu à la bataille de l’Èbre.
À mes parents, José et Dolores.
À Carlos, réfugié de Madrid en 1936, « le frère des Canaries ».
Les rencontres qui sont la chair de ce livre ont eu lieu entre 2003 et 2008. Durant ce temps, quatre personnes rencontrées nous ont quittés : Kalinka Pradal, Matilde Escuder, Miguel Celma et Joan Sans Sicart. Je n’ai pas cru bon de modifier ce que j’avais écrit peu de temps après les avoir vus. Ils resteront vivants dans notre mémoire.
Préface Ce livre est celui d’un homme impliqué. Chacune des histoires que Progreso Marin rapporte tout au long des pages a résonné en lui comme autant de fragments de son roman familial. La plume de l’écrivain et la truculence parfois étonnante des témoignages donne à ces récits – qui auraient pu n’être qu’une nomenclature des aspérités de la vie, de la violence politique – le statut de livre. Comme un ensemble de nouvelles. Cet ouvrage était probablement essentiel à l’auteur, il l’est aussi pour chacun d’entre nous. Nous, c’est tous ceux qui ne veulent pas oublier. Non par rancœur, mais parce que l’histoire des républicains d’Espagne est encore et toujours à écrire. Ces histoires intimes sont autant de pierres qui construisent une mémoire d’abord, l’histoire ensuite, d’un héroïsme individuel et collectif dont le picaresque a effacé bien souvent l’intensité dramatique. Le propre d’une mosaïque c’est de nous proposer une image avec sa cohérence et ses touches de couleurs. Ces récits ici juxtaposés sont une fresque vertébrée par une période : celle du combat de la liberté contre les fascismes. Le propre de l’aventure humaine des républicains espagnols, c’est que leur combat s’est poursuivi sur plus d’un demisiècle. Aux généraux félons flanqués de leurs curés sans miséricorde, de leurs latifundistes sans pitié, de leurs gardes civils obtus, s’est ajouté le nazisme répressif qui dès août 1942 envoyait les républicains d’Espagne à Mauthausen. L’épopée des republicanos s’est non seulement écrite à Madrid, à Guernica, à Teruel ou dans le Maestrazgo mais aussi sur le plateau des Glières ou dans la 2e DB avant que de se poursuivre pendant quatre décennies dans le combat contre un franquisme à l’abri de la communauté internationale. Des années de guerre et de combat politique uniques par la durée, la dimension, la brutalité, l’intensité. Les républicains espagnols sont au Panthéon des lutteurs de liberté, un des exemples, si ce n’est l’exemple de l’héroïsme, de l’abnégation et de la gaîté. 5
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Cette lutte a laissé ses traces. Romanesques pour certains. Sombres et douloureuses pour tous. Mais la brutalité de la répression, le souvenir de l’enfer ou des enfers successifs avait occulté une mémoire personnelle et collective qui ne trouve sa place dans l’espace publique espagnol et européen qu’à l’orée de ce xxie siècle. Les héros de Progreso Marin ont souvent dépassé le cap fatidique des 85 ans. Et ceux qui ne l’avaient pas atteint lors des entretiens et dont la parole est tout aussi émouvante sont les héritiers douloureux et admiratifs des combattants de la fin des années trente. L’âge est comme une urgence à offrir à toutes et à tous un brin de mémoire. Aux portes de la mort le récit est plus fort. Plus concentré, sans détails inutiles pour qu’une mémoire puisse s’inscrire dans l’actualité. Ces histoires singulières rassemblées ici sont comme une litanie lancinante qui semble prier, crier : No te olvides ! Deux vocables scandent le livre de Progreso Marin : Toulouse et Retirada. Retirada, le plus sombre des souvenirs. La fuite, la défaite, l’exil. Tous ces républicains ont connu le passage de cette frontière invisible à l’œil nu qui fait que l’on passe de l’enracinement à la suspension. Temps suspendu. Destin désormais en jachère. Espoir d’un retour à la situation ante. Inconnue du lendemain. Dans l’histoire de la guerre d’Espagne, la Retirada est un traumatisme. Le vaincu doit faire face à l’humiliation de la défaite et au regard de l’autre qui le prend pour l’étranger absolu alors qu’il est son extrême semblable. La Retirada avec ses camps d’internement c’est comme un drame qui colle à la peau, qui vous poisse jusqu’aux os. Pour la majorité la Retirada a été l’expérience du dénuement. Pour beaucoup celle de la résilience. La Retirada enfin c’est le début de la résistance hors sol. Le point de départ d’une Espagne et d’une république mythifiée. D’une histoire politique et sociale rêvée qui va hanter des générations d’espagnols nés de cet événement. Les témoignages rapportés par Progreso Marin racontent à l’envi ce déchirement et ce goût pour la résistance. En France le lieu de cette histoire s’appelle Toulouse. Toulouse qui revient au fil des lignes comme une antienne. Toulouse avec Mexico, capitales de l’Espagne exilée. Toulouse centre de cette langue unique que certains ont appelée le fragnol. L’idiome de ceux qui avaient l’espagnol en partage, le catalan, le basque ou le galicien pour se différencier et le français comme outil obligatoire, indispensable et malgré tout bienveillant. Les réfugiés de la défaite avaient quitté 6
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une république ensanglantée pour trouver une république qui n’avait pas su les accueillir mais qu’ils ont le plus souvent aimée au point d’en faire la république de leurs enfants. Celle de Progreso Marin qui dans sa fidélité à ses racines géographiques et politiques nous donne ici une formidable leçon de collecte et de transcription de paroles vraies. Autant de récits tous semblables et pourtant chacun intime et différent à la marge, à la nuance, du précédent. Ce livre est nécessaire au moment où l’Espagne vit une relation conflictuelle entre sa mémoire, son histoire et son avenir. L’Espagne pauvre et noire semble avoir disparu tant la modernité et l’essor économique l’ont transformée, et pourtant l’Espagne est face à ses démons. Elle peine à trancher dans ce combat qui a toujours opposé outre Pyrénées Lumières et Réactions. Chacune de celles et de ceux qui se sont intéressés à ce moment de l’histoire est solidaire, d’une solidarité fraternelle, à l’endroit de tous les autres, à qui cette histoire colle à la peau. Brûlure et incandescence d’une rencontre fondatrice. Les héros de cette résistance républicaine nous obligent comme m’a obligé la solidarité spontanée que j’ai éprouvée pour l’auteur de ce livre, pour sa quête, pour cette volonté inébranlable de ne pas laisser dans les limbes ce morceau d’histoire de notre Europe. La guerre civile d’Espagne et ses suites sont universelles, elles nous appartiennent. En faire fi, effacer ce passé sous prétexte que l’avenir est devant soi, serait se démunir. S’amputer, en quelque sorte.
Patrick Pépin Journaliste, écrivain Auteur d’Histoires intimes de la guerre d’Espagne, Nouveau Monde Éd.
la mémoire va rouler dans le précipice, la tension s’avère trop forte et les langues se délient. QUAND
Quand des Oubliés de l’Histoire, vous demandent d’être leur porte-parole, vous êtes la proie de sentiments contradictoires, fierté et inquiétude. Fier qu’ils vous fassent confiance et inquiet car la tâche est lourde. Dès que la mémoire de ces exilés, de l’extérieur comme de l’intérieur en Espagne, se confie à vous, un vertige vous saisit. Vous voilà face à un tonneau des Danaïdes. Cependant, la chair de ces histoires est tellement brûlante, tellement désireuse de crever le mur du silence, bulles d’air venues du fond d’un marécage, que vous plongez totalement dans cet océan de détresse et de fierté. Je me souviens d’un discours de Ramon Liarte, un responsable de la CNT : « Por Quijotismo, combatimos, por quijotimos venimos en Francia, por quijotimos… (1) » Oui, des enfants de Don Quichotte, déjà, et vous ne pouvez que mettre votre plume au service de ces moulins à vie… Ces récits tirés des rencontres avec les acteurs de cette période historique : la République, la guerre d’Espagne, la Retirada, les exils intérieurs et extérieurs, les résistances… renvoient également au narrateur. Ma mémoire s’est construite dans cet exil. J’ai tiré un fil, celui de mon histoire, et des milliers de voix sont venues… Mémoire à vif… P. M.
1. « Nous avons combattu par quichottisme, nous sommes venus en France par quichottisme, par quichottisme… »
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L’IMPRESSION
d’avoir un baluchon à côté de soi. Posé. Que l’on reprend à la moindre alerte. Un de ces ballots enveloppés avec un grand mocador de farcell, à double emploi : mouchoir et carré d’étoffe, noué aux coins pour maintenir un petit paquet d’effets. Le dictionnaire dit tout, en ces quelques mots. Petit paquet d’effets, souvent une culotte ou un slip, une chemise, une robe ou un pantalon, un tricot, une paire de chaussettes, peut-être. Voilà la panoplie de l’exilé. À bout de bras ou d’un bâton sur l’épaule.
Le baluchon
En regardant de plus près, entre les fibres du tissu, les mailles du tricot, un animalcule aux longues pattes, araignée dans la toile : l’angoisse fichée là. À jamais. Déraciné, comme l’arbre exsangue, les quatre fers en l’air après un orage. Arraché à son pays d’origine, de son milieu habituel, dit encore le dictionnaire. Si le voyage libre, consenti, enrichit, forme l’être humain ; l’exil forcé laisse comme aux âmes de Dante qui errent à jamais, des traces indélébiles. Des failles minuscules à vue d’œil mais immenses, comme cette tâche au poumon qui annonce un cancer. Avec le mocador de farcell, maintenant au fond d’un tiroir, la trouille vissée aux carreaux d’étoffe. Trouille de la prison, des viols, de la torture, des bastonnades à mort des vieux, des jeunes, des femmes enceintes dont l’enfant survivant de la tuerie était achevé à coups de bâtons. Terreur des avions italiens et allemands qui piquent droit sur les civils ; guêpes tueuses. Désarroi devant le sable des camps du Sud de la France. Un œil averti peut distinguer ses grains dans les interstices de l’étoffe. 9
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C’est ce baluchon que, malgré eux, nos parents ont déposé en nous. Certains d’entre nous en sont morts, d’autres, au moindre rhume, voient se déclencher des pneumonies, d’autres ont fui, d’autres cauchemardent plus qu’à leur tour, d’autres se mettent à parler lorsque l’extrême droite réussit un bon score électoral… On vit, et le ridicule nous tuerait de comparer ce sort à celui de nos mères et de nos pères. N’empêche, le baluchon est là ! Il vaut mieux le savoir quand flotte une odeur de culpabilité : d’être au chaud, d’avoir une vie plus lisse. Sentiment du manque d’héroïsme de nos vies et cette question: aurions-nous été à la hauteur? Boule d’angoisse au creux !
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JUILLET 1998, coup de téléphone,
Suicide d’une morte
au camping de San Pau de Segurias, en Catalogne espagnole, où avec nos amis nous préparons la randonnée du Camino de Libertad, entre Ripoll et Prats-de-Molló. Mon amie Camélia est morte ! Elle a mis fin à ses jours avec des barbituriques. La tête enfouie dans mes mains, j’éclate en sanglots. Nous avons été impuissants à la garder de notre côté ! Morte à 54 ans. Près de vingt ans de déprime, un psychiatre, la bourrant de médicaments sans la faire parler. Tous les ans, au printemps, époque où sa sœur aînée était décédée à l’âge de cinq ans, durant la seconde guerre mondiale, elle s’effondrait. La Retirada. A. et P., après maints périples se retrouvent dans l’Ariège, à Saverdun. Chaleur des autres exilés, de quelques Français solidaires, mais surtout la brûlure de l’exil. Plus de toit, de métier, de langue… Tout à reconstruire. Leur fille, prunelle d’espoir. Un matin, de la fièvre, rien n’y fait. Le médecin décide de la transporter à l’Hôtel-Dieu à Toulouse. Deux jours après, la nouvelle tombe, elle est morte. Cris, larmes, fureur, ils se précipitent à Toulouse qu’ils ne connaissent pas. 1941, les heures sombres de la France. L’hôpital est sens dessus dessous dans ce quartier Saint-Cyprien. La guerre, les privations, l’afflux de réfugiés espagnols, la plupart des 20 000 qui sont arrivés dans la Ville rose, demeurent là. Barrière de la langue, pas moyen de retrouver le corps de leur fille. Où a-t-elle été enterrée ? Leurs mains se tordent de désespoir, une fois encore. Trou béant dans leur vie. Deuil impossible. 11
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Cicatrices mal refermées, l’existence cahotante reprend. A. enceinte de nouveau. La vie comme du chiendent s’agrippe au-dessus du vide. Une fille : Camélia. Un faux deuil commence, Camélia marche dans les souliers de la défunte. Ses traits sont les mêmes, hallucination vivante ! Les parents superposent les deux images. Dans les pas de Camélia, en léger décalé, comme un calque, ceux de la défunte. De Saverdun à Toulouse, la jeune Camélia ressent un besoin d’espace dans cette rue Courte du quartier Saint-Cyprien qui porte bien son nom. Cela manquait de lumière comme dans ces vieux quartiers des grandes villes. Où jouer ? Camélia s’empare de la rue malgré l’opposition de sa mère. Malheur ! Une vitre est cassée par mégarde. 50 ans de malheur ! Enfermée, elle ne sortira plus dans la rue. Dans la tête de l’enfant, l’incident a grossi. Le propriétaire, fort mécontent, veut qu’on lui paye le carreau. À cause d’elle, ils risquent l’expulsion. Sans que personne s’en aperçoive, sa vie commence à se fermer là! Une de ses premières paroles quand nous nous sommes retrouvés après de longues années : « Cette fenêtre cassée qui s’est refermée ! ». Enfermement de sa vie. Un amour brisé suivra. Je l’ai conjurée de parler, car les mots disent tous les maux. Rien à faire, elle avait peur. Peur qu’on lui refuse une retraite anticipée. Comme si sa vie n’était pas une longue Retirada ! Son mari, sa fille, ont déjoué plusieurs tentatives de suicide. Tous les ans, ses cours de prof d’histoire au lycée voisin se terminaient au mois d’avril. Le printemps était sa mort, mort de sa sœur, qu’elle a choisi de rejoindre après le décès de ses parents. Fâchée avec eux, après leur mort elle s’est écriée : « Je croyais que le problème, c’était eux ; je me rends compte maintenant que le problème c’est moi ! » Onze jours après la mort du père, enterré avec la mèche et la photo de Marina, elle s’est supprimée. J’ai toujours le cœur serré par cette fenêtre qui s’était déjà fermée dès l’année 1941, trois ans avant sa naissance.
GUERRE ET RÉVOLUTION
19 JUILLET 1936, à Calamonte, bourg de 3000 habitants environ, à 6 kilomètres de Mérida, en Extrémadure qui comme son nom l’indique est au bout. Au sud-ouest de l’Espagne, près du Portugal. Pays de latifundia, grandes propriétés. Ce jour de riposte populaire au putsch de Franco, des gens marqués à droite et à l’extrême droite sont enfermés dans l’église du lieu afin d’être protégés de la vindicte de ceux qui souffrent depuis des siècles. LE
Deux frères
Des voix s’élèvent contre cette clémence, des femmes, qui connaissent plus encore le poids de cette oppression séculaire. « Hay que matarlos ! » (1) clament-elles, en désignant les plus virulents des oppresseurs. Le comité de défense populaire tient bon, il n’y aura pas de règlements de compte, la justice en bonne et due forme s’exercera. « Hay que matarlos ! » s’époumonent-elles, prophétiques. « Si vencen os persiguiran » (2). Que les entrailles des femmes, qui doivent parfois vendre leur corps pour survivre, avaient senti juste ! Les troupes franquistes déferlent rapidement dans ces plaines où les défenseurs de la République isolés dans les champs ne peuvent tenir tête. À Calamonte, aussitôt sortis de l’église où ils étaient à l’abri, les nationalistes s’en donnent à cœur joie. Ils poursuivent les républicains, les traquent partout dans la cité, dans les fermes, les champs. Des scènes de chasse où les républicains sont abattus comme des animaux après l’hallali. Pedro Barrena Ruiz et son frère fuient éperdument à travers champs et maigres bosquets. Pedro, haletant, à bout de force, sent arriver la meute franquiste. Son frère Sabino, juge la situation désespérée et dans 14
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un sursaut de vie grimpe dans un de ces chênes à la frondaison épaisse. Immobile, retenant son souffle, rien ne doit marquer sa présence. Et là, à travers les feuilles, il voit se dérouler la scène funeste. Tels des matadors à cheval, deux des « protégés » qui viennent de quitter l’église, s’acharnent sur Pedro. Ils le jettent à terre, le frappent sauvagement et l’achèvent d’un coup de fusil. Sabino ferme les yeux devant l’insupportable, devant cette mise à mort haineuse. Son frère ensanglanté gît sur le sol. Il ne peut rien. La terreur le paralyse. Des chiens ont tourné autour du chêne, ils ont aboyé. Deux tirs de carabine, une balle l’a frôlé. Le silence s’abat sur la plaine dans le soleil déclinant. Tétanisé, Sabino pense à l’enfer décrit parfois par le curé. Une pierre, il est devenu ce minéral, immobile de stupeur et de douleur ! La nuit, comme un être humain qui ne veut plus voir l’horreur, ferme ses yeux. Sabino se sent davantage protégé, la nuit apaise sa terreur. Il dénoue ses muscles. Peu à peu, son esprit se met en marche. Il ne peut rester là éternellement. Sa décision est prise, profiter de la nuit pour connaître la position des franquistes. Il descend du chêne salvateur et file comme une ombre vers el pueblo (3). Dans la première maison amie rencontrée, on lui passe un sac sur les épaules et une espèce de bât à deux bouts pour porter des fardeaux. Il peut ainsi, se glisser dans le noir et arriver chez lui. Sabino se blottit dans les bottes de foin destinées aux vaches. Une cache est aménagée. Mais les incessantes perquisitions des franquistes laissent augurer le pire. Le risque d’être découvert est grand. Il faut absolument un autre lieu pour le cacher. Quant aux morts, en cachette, les parents, les amis ont essayé de les trouver pour les enterrer. Vite, à la sauvette, dans les champs, les fossés, n’importe où, parfois avec juste un peu de terre pour les recouvrir… Pour Sabino, une idée : sous les mangeoires des vaches ! Là, une fosse semblable à une tombe, sous une dalle où transitent également les excréments des animaux. Là, dans ce trou merdeux, 15
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il passera pratiquement toutes les journées, durant trois ans. Emmuré dans la bouse. Ce que Sabino a fait, une bête pour paraphraser Guillaumet, n’aurait pu le faire. Sa femme elle-même ne savait pas où il était caché. Seules étaient au courant sa sœur et sa mère. Le voisin, délateur zélé, épiait sans arrêt leur maison. Des stratagèmes avaient été mis en place. Juste à côté de sa cache, l’étendoir à linge, en cas de danger, une des deux femmes, tapait fort sur le linge. C’était le signal convenu pour le silence absolu. Il restera ainsi jusqu’à la première amnistie, dite du sang, où le cerdo galicien (4) décréta que tous ceux qui n’avaient pas tué, étaient amnistiés. On voit la fragilité d’un tel critère : un combattant de l’armée républicaine est-il considéré comme un tueur ? Un jour, tel le Christ, Sabino sortit de la merde où il vivait. Il allait tenter de vivre avec la vision de son frère au pied du chêne. Les restes de son corps furent retrouvés. Un jour l’endroit où il était enterré fut gratté par les porcs noirs qui mangeaient les glands des chênes et, à cette époque, des cadavres de républicains. Ce témoignage vient de la nuit du franquisme. Alfonso, son fils, aujourd’hui 69 ans, le transmet et à son tour à sa fille Pepi, 43 ans, qui continue le fil de la mémoire. Los rojos avaient raison d’appeler Franco el cerdo, dans le cas de Pedro Barrona Ruiz, c’est vraiment au sens propre que j’utilise ce qualificatif. Alfonso, le fils, a toujours été appelé Pedro, en souvenir du père, abattu comme un chien et bouffé par des porcs noirs ! Il a fallu que Pedro, le deuxième, s’endurcisse pour porter dans sa carapace le cadavre hallucinant du père. Sa mère, pour faire vivre ses deux enfants, faisait de la contrebande de café. Elle s’approvisionnait clandestinement au Portugal. Pour cela, elle devait traverser, par tous les temps, une rivière. Elle contracta une pneumonie et en mourut, laissant Pedro, 8 ans, et sa sœur, 9 ans et demi. Les grand-mères les élevèrent. Ces grand-mères vêtues de noir à l’image de l’héroïne de Gomez Arcos: Anna Non. Fantômes de l’indicible, indomptables dans leur fragilité. 16
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Cette histoire si douloureuse qu’elle ne sort qu’à petits jets comme une source qui cherche sa voie dans la dure terre. « Ojo si miras la chica del facista ! » (5). Pedro sourit aujourd’hui à l’évocation de cet amour qu’il dut abandonner. Il était amoureux de la fille d’un franquiste mais les plaies jamais refermées rendaient cette union impossible. Sur le mur du cimetière de Calamonte, les traces des balles des fascistes sont encore visibles. Dans les années sombres, les phalangistes venaient tirer la nuit dans les niches des cimetières car parfois, disaient-ils, des républicains pourchassés venaient s’y cacher !
1. « Il faut les tuer. » 2. « S’ils gagnent, ils vous pourchasseront. » 3. « Le bourg. » 4. Le porc galicien, Franco étant d’El Ferrol en Galice. 5. « Gare, si tu fais les yeux doux à la fille du fasciste. »
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anonyme que d’autres, Joan Sans Sicart. Commissaire politique d’une division, il a eu des fonctions importantes dans les milices et l’armée républicaine. Bientôt quatre-vingt-dix ans et l’œil pétillant lors de notre rencontre.
Un Gargantua catalan
UN PEU MOINS
Les lumières de l’enfance De son Amporda natal, Joan garde dans les yeux cette lumière de la Méditerranée. Enfant maladif au tout début, chéri par son grand-père maternel qui sera pour lui un maître de vie. Joan se laisse bercer par cette musique heureuse des mots murmurés par el avi (1). Période heureuse où dans la fabrique de bouchons appartenant à son père, des hommes et des femmes ont décidé de vivre autrement. Ils font la semaine de cinq jours, en travaillant à la tâche. L’un des ouvriers, à tour de rôle, lit à haute voix les journaux du jour : Solidaridad, Publicidad, Esquerra… Les autres ouvriers offraient au lecteur du jour la quantité de bouchons qu’il aurait fabriquée. Dans l’usine, les femmes bénéficiaient d’horaires différents pour amener les enfants à l’école. Certains de ces enfants portaient des prénoms inhabituels : Germinal, Justicia… « D’où viennent ces noms, papi ? » « Tu vois, Joan, ces gens ne sont ni riches, ni pauvres. Ils veulent être libres et choisissent le prénom de leurs enfants en dehors du calendrier des saints. » Joan se souvient aussi des giras, rassemblements festifs et éducatifs, où les familles partaient pique-niquer, se baigner, se détendre, apprendre. Des causeries se tenaient, véritables forums où l’on commentait un projet social, un éditorial de presse… 18
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Cette vie bucolique continue à irradier dans le regard de Joan, à le soutenir dans l’âge qui s’avance. L’anarchisme de Joan est celui des champs, presque en opposition à celui des villes. En fermant les yeux, il continue à ramasser des champignons, à entendre la cobla (2) des sardanes et à voir danser les barques dans les golfes clairs… L’école française Après l’épisode de l’affrontement du président de la Généralité de catalogne, Francesc Macia, avec la dictature de Primo de Rivera, les parents de Joan arrivèrent à Perpignan. L’école de la République qui parle de citoyenneté avec des cours d’instruction civique l’enchante. Pour lui, c’est un bol d’air frais. Il apprend goulûment. Monsieur Teysseyre, l’instituteur, et sa femme s’attachent à ce jeune, assoiffé de savoir mais au caractère fier et fougueux. Le maître s’attelle à polir les angles d’un caractère trop saillant, à canaliser son dynamisme vers le positif. Madame Teysseyre, les premiers temps de son arrivée, lui fait faire ses courses à la fin de la classe, pour qu’il ne traîne pas avec les « sauvageons ». Quand le maître revient après avoir laissé sa classe quelques instants, Joan ne comprend pas comment le maître sait qu’il a été turbulent et le punit, jusqu’au jour où le maître s’arrange pour qu’il pige le truc. Un trou dans la cloison ! Ayant compris la leçon muette, il n’est plus puni lors des absences du maître ! Heureux de cette ambiance, plus libre qu’en Espagne, Joan emmagasine les connaissances et M. Teysseyre parle de le présenter, malgré son jeune âge, au certificat d’études. Las, le retour en Espagne compromet ce projet et Joan doit dire au revoir à Perpignan. Encore aujourd’hui, il se souvient de la semaine passée chez l’instit et sa femme, juste avant son départ pour la Catalogne. Il était comme leur fils. De ce séjour, Joan Sans Sicart tient ce français impeccable qui lui sera si utile, plus tard. 19
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Mens sana in corpore sano (3) Jamais maxime n’a semblé plus approprié pour désigner un être humain. Ouvrier-étudiant devenu instituteur rationaliste par cette volonté qu’il montrait aussi sur les stades. Deux minutes aux huit cents mètres avant 1936, à une seconde du record d’Espagne de l’époque. Il y a du Gargantua chez Joan Sans Sicart. Levé à six heures du matin, il enfourche le vélo, pour se laver, nu, à l’écart de la petite ville, dans une fontaine ; revenu à sept heures pour un déjeuner conséquent. À l’usine jusqu’à dix-sept heures, puis cours en vue du baccalauréat ; ensuite, une heure d’entraînement pour l’athlétisme et après le repas… deux heures de travail intellectuel… Gargantua vous disais-je ! Le sommeil lourd peut fermer ses paupières, Joan n’a pas perdu une miette de sa journée. C’est ainsi que travaillant à l’usine après les déboires professionnels de son père, il obtient son baccalauréat et devient instituteur. À la force de ses mollets pourrait-on dire, en mettant ce travail en parallèle avec ses performances athlétiques. En effet, il est sélectionné pour les Olympiades populaires de Barcelone en 1936, organisées pour boycotter les jeux olympiques de Berlin offerts à Hitler par Pierre de Coubertin et Avery Brundage, président du Comité olympique américain. Le matin même de ces jeux, « Gargantua », levé à 5 heures du matin, comme d’habitude, cire ses chaussures à pointes lorsque retentissent les sirènes appelant à la riposte populaire contre le soulèvement militaire franquiste. Ces sirènes sonnent la fin de sa jeunesse, adieu livres, souliers à pointes, entraînement, mens sana… Il faudra maintenant devenir Commissaire de choc… Commissaire de choc Quand, après presque trois années de combats acharnés, Joan Sans Sicart arrive avec ses soldats à la frontière française, les leçons de « l’instit » de Perpignan vont lui servir. Il s’exprime dans un français impeccable. La troupe, en ordre, pour ne pas donner prise aux critiques qui les dépeignent comme des hordes en déban20
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dade. Les douze chenillettes russes et leur armement, juste derrière lui, le commissaire Sans Sicart s’adresse à l’officier français: « Nous sommes l’armée légale de la République espagnole, dorénavant sur votre sol, nous sommes sous votre commandement. » Impressionné par le charisme qui se dégage de ce jeune « chef » de 23 ans, le général français facilite l’entrée de ces combattants de la liberté, sur le territoire français. Il leur fait rendre les honneurs. Sans Sicart ajoute qu’ils possèdent deux cuisines de campagne et huit jours de ravitaillement. Ceci leur évite le camp de concentration et l’officier les envoie à Saint-Genies-des-Fontaines. Las, entre-temps, arrive à la frontière le général franquiste Solchagen. Sautant rageusement de son side-car, il arrache le drapeau de la République espagnole, le jette violemment sur le côté de la route et arbore fièrement le drapeau rouge et jaune des vainqueurs. « J’aurais voulu vous éviter ce spectacle ! » dit l’officier français s’adressant à Joan Sans Sicart. Pour lui, peu importe, le mal était fait ! Tout en prenant la route du village où ils sont affectés, endroit qu’il connaît bien depuis son séjour adolescent à Perpignan, défilent les images des trois années de guerre. Ses combats en Aragon, sur le Sègre, le conseil de guerre pour avoir refusé d’emmener au front deux cents recrues de la classe du biberon, sans armes. Procès qui tourne au ridicule pour ses accusateurs. Ses énergiques interventions à Tremp (Aragon) en 1938, son action à Figueras où il assure le ravitaillement de cette ville. Dans sa tête aussi, la rencontre de sa femme, à Tarrega. Malgré la défaite, il est en paix, il a fait ce qu’il a pu, tout comme dans la dernière ligne droite d’un huit cents mètres lorsqu’il jetait toutes ses forces dans le sprint final. L’histoire de Sans Sicart a croisé celle de mon père. Après avoir recueilli son témoignage, je me suis souvenu du carnet militaire de mon père où la prise de Tremp était consignée. Carnet signé de la main du lieutenant-colonel Morantes, un ami de Joan. L’émotion m’étreint doublement, ce père qui n’a pas parlé, me 21
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manque. Son fantôme revient dans ma mémoire et je suis heureux de savoir qu’il était comme tant d’autres, debout, pour défendre la liberté. Quand à la fin de l’entretien, Joan Sans Sicart a sorti le fanion de sa brigade, celle de Durruti et du père. Moi, l’antimilitariste, d’un geste inattendu, je l’ai embrassé. Serrant un peu sur moi le corps amaigri de mon père, juste avant de mourir. C’était un peu, aussi, comme embrasser le maillot de la liberté, le sang de tous ceux qui l’ont versé sur cette terre d’Espagne pour un monde meilleur. Parmi eux, Josep, mon cousin, pas même dix-huit ans. Commissaire de Xoc, si cultivé, merci !
1. Le grand-père 2. L’orchestre 3. Un esprit sain dans un corps sain.
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LE PORTRAIT qui va suivre
Enfant du pays des oranges
mériterait à lui seul un livre, celui de Miquel Quintana, né à Castellon de la Plana en 1917. Avez-vous vu le film de Ken Loach, cinéaste anglais, intitulé Land and Freedom ? Dans une des scènes centrales où les paysans d’un bourg d’Aragon discutent de la possibilité de créer une collectivité agricole, se trouve Miquel, figurant de ce film qu’une autre cinéaste Lisa Berger avait été dénicher à Lodève, dans le sud de la France. Tout Miquel est dans cette scène, il écoute, argumente puis tout d’un coup, explose : assis à califourchon, main sur le dossier de la chaise, se lève d’un bond et s’écrie « La revolucion es como una vaca, cuando tiene que parir, es el momento… » (1). Son intervention énergique va emporter l’adhésion des villageois. Miquel, dans cette scène et durant tout le tournage du film, rêve éveillé. Il a tout revu, le départ au front, la fièvre de la collectivisation, le changement de société, les gens dans la rue s’appelant camarades, l’équivalent du citoyen de 1789 en France. À se pincer, cela recommence, on peut rembobiner le film et en changer la fin. Tout feu, tout flamme, comme si la réalité en dépendait. Ses artères qui vieillissent retrouvent du tonus. Un salutaire coup de fouet! L’Utopie dépoussiérée ! Peut-être que, finalement, un jour… Figurez-vous un homme amoureux de la nature, plutôt pacifique, qui s’adonnait au naturisme dans les années d’avant-guerre, mais de tempérament rebelle, rejetant toute forme d’autorité. Après avoir participé, pour de vrai, cette fois-ci, à la collectivisation de la production d’oranges à Castellon de la Plana, près de Valencia, il rejoint au 23
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moment du service militaire le front d’Aragon. À peine 19 ans, propulsé dans la fournaise des combats acharnés autour de Teruel. Et nous voici, lors de notre rencontre en janvier 2004, nos doigts sur la carte d’Espagne : Seros, Zaidin del Cinca, Fraga, le long de la rivière Sègre qui avec le Cinca vont grossir l’Èbre. Les doigts courent, des images, au fond de nos rétines, les vases communicants, Miquel déverse ses images dans mon imaginaire. Teruel et ses combats acharnés. En cherchant les lieux, Miquel s’exclame « Ah, la belle carte ! Comme nous avons manqué de cartes. » Les forces républicaines possédaient peu de documents de ce genre, la majeure partie avait été gardée par l’état-major félon. Lieux de lutte, de mémoire vive, où les doigts se promènent avec précaution, respectant le silence et le repos des morts pour la liberté. Pour se faire une idée de cet enfer, la côte 420, nom dû à la hauteur de la colline, fut baptisée très vite la côte 400 ! Les obus ayant largement dépassé l’érosion du temps dans la besogne de rabotage des sommets ! Aujourd’hui, encore, à 86 ans, fermant les yeux, il voit encore arriver les 25 pavas, c’était le nom donné aux avions Junkers allemands. Tout passait au crible de leur mitraille, les ambulances, les lieux de ravitaillement, les soldats qui avançaient vers le front. Le baptême fut terrible, la peur s’incrusta dans son corps, comme un dépucelage de l’horreur. Une bombe sur lui ! Il dut son salut à un mur qui tint bon. Miquel, s’aguerrit, il affectionne les missions d’estafette, de coordination, il a besoin d’air, de liberté, même dans l’enfer ! Les oranges et la mer ont modelé un caractère sensible qu’il masque par des plaisanteries, des rires… Soixante ans après, les bons coups d’audace le font sourire. Il jubile des bons tours joués à la mort, à la terrible histoire des hommes. Des larmes retenues aussi. Évoquant le capitaine Cucala, la voix se bloque par le sanglot qui monte ; il s’arrête un instant avant de poursuivre. La plupart des hommes de sa brigade venaient de mourir, un ordre de contreattaque arrive. Prenant son pistolet, en disant aux rescapés de 24
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rester là, il partit seul. Par son seul geste, il mobilisa tout un groupe ennemi, ce qui était le but de la manœuvre, avant de se rendre. Geste réflexe, bravoure, pour éviter d’autres morts dans cette horreur. Après la Retirada, Miquel sut, avec soulagement, que Cucala était vivant, il avait été fait prisonnier. La Retirada, depuis le front de l’Èbre, pratiquement à pied, tout le temps, jusqu’à la frontière française. La borne de la frontière franchie, des gendarmes désarment les combattants de la République espagnole. Miquel ne laissera à personne le soin de lui enlever l’arme, les premiers rochers rencontrés serviront de levier pour tordre le canon du fusil. Il jettera le pantin désarticulé dans le feu, comme pour exorciser le mauvais sort. Il se sent mieux après cet acte volontaire. En plein XXe siècle, un héroïsme comme ceux des grandes images d’Épinal, de notre histoire. Si vous allez en vacances en Espagne, passez à Teruel, remontez en travers vers Le Perthus et arrivez à Argelès, Saint-Cyprien ou Le Barcarès, les camps de l’époque ! Lors des arrêts en voiture, fermez les yeux, imaginez ces hommes, ces femmes, ces vieillards, ces enfants marchant vers la France, pleins d’espoir en ce pays d’accueil ; marchant, marchant, l’âpre fascisme tombant en avalanche dans leur dos. Imaginez, imaginez. Vous sentirez des frissons monter. Hordes de la liberté ! Pleurez, pleurez, cela vous fera du bien pour d’autres combats ! Après le camp d’Argelès, cultiver son jardin, rester tranquilles, comme tant d’autres l’ont fait, dans les temps sombres du pétainisme, de l’occupation allemande, vous n’y pensez pas ! Le colonel Lavagne, qui sera maire de Lodève à la Libération, directeur du camp d’Argelès, le fait engager comme agriculteur à SaintJean-de-la-Blaquière, près de Lodève. Ah, la vigne, les arbres, les moutons, un souvenir du pays des oranges et de la mer, un peu de repos ! Vous n’y pensez pas, Miquel rejoint le maquis Koufra, créé par des Espagnols : Serrano, Fabregat, Enderriu, plus tard Ramon Gaya dit de la Boca torta (2), à cause d’une blessure en Espagne. Avec émotion, nous avons revu aujourd’hui le pont Noir vers Saint-Pierre-de-Fage, où, avec ses compagnons, ils atten25
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daient une colonne allemande en 1944. Je garde avec émotion, à côté de mon bureau, la photo de Miquel à la libération de Montpellier, le 21 août 1944, justement avec Ramon Gaya de Lerida. Au dos, sa belle dédicace : « Como testimonio de la participacion activa de los Anarquistas espanoles en las luchas contra los facismos entre 1936 y 1 945 » (3). Indépendance, ne jamais transiger avec la liberté. À la Libération, de Lattre de Tassigny arrive à Montpellier : « Il faut rendre les honneurs », lui dit-on. « Comment, c’est lui qui devrait nous les rendre ! » et il refuse de défiler. La même chose en Espagne lorsqu’on voulait militariser autoritairement les milices, les faire marcher au pas: un, deux; un, deux. Il avait plu ce jour-là, Miquel s’approche de l’officier : un, deux et trois, quatre et cinq, six, tout en trépignant dans une flaque d’eau, pour bien l’asperger. Plus jamais l’officier ne lui commandera de marcher au pas. Cette armée-là, de va-nu-pieds, avec un cœur gros comme ça, celui de la liberté, tiendra tête à une armée mieux équipée, aidée de surcroît par Hitler et Mussolini. Dans nos cours de récréation enfantines, on disait « que ce n’était pas du jeu ». Trop déséquilibré. L’heure de travailler son jardin, dans la belle lumière entre mer et plateau rocheux, a maintenant sonné. Que nenni ! Les maquis en Espagne. Après avoir failli aller au Val d’Aran, il contacte la CNT à Toulouse et fait la connaissance de Sabaté, El Quico. Embarqué dans ces expéditions dangereuses sur le territoire espagnol. Les troupes de Franco sont enragées, elles tirent sur tout ce qui bouge. Miquel passe trois jours, à Ripoll, à soixante kilomètres de la frontière en Catalogne, caché dans une maison, de l’autre côté de la rivière Ter, en face de la caserne de la Guardia civil. Mais la peur va s’emparer de lui peu à peu. Avec Quico, ils s’étaient approchés de Ripoll (Catalogne) pour accomplir le sabotage d’une ligne de transport électrique. La nuit, le silence absolu. Seuls, leurs pas de loup. Tous les sens en éveil, comme une bête quand sa survie est en jeu. Tout à coup, à un kilomètre environ, un petit rond rouge qui clignote de temps en 26
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temps… Le rougeoiement d’une cigarette, aucun doute, c’est ça… Les flics, la Guardia civil, ils sont attendus… Dans le silence d’ouate, demi-tour… Ils apprendront qu’ils ont été vendus. Cela fut déterminant pour Miquel. On ne fait pas le bonheur des individus contre eux-mêmes. Il regagne donc Lodève et crée un syndicat de la CNT française. Miquel me montre au mur le seul diplôme qu’il a obtenu en France: un Certificat d’aptitude au greffage des oliviers, décerné par l’école d’agriculture de Montpellier. Je veux voir dans ce diplôme encadré dans l’appartement aménagé dans la maison de l’un de ses fils, un symbole fort de paix. Greffage de l’olivier, quelle plus belle greffe ! L’olivier, emblème de la paix. Oui, Miquel el anónimo, comme tant d’autres, qui aimait la vie, la paix, a dû se battre durant plus de dix ans, dans les plus belles années de sa vie. À 19 ans, Miquel était à Teruel où certains jours, il faisait moins 25 °C. Il conserve encore aujourd’hui, à 84 ans, cette lueur au fond des yeux, mélange d’oranges et de mer. Je suis fier de l’avoir connu !
1. « La révolution est comme une vache, quand elle doit mettre bas, c’est le moment. » 2. Nommé « Bouche tordue ». 3. « En témoignage de la participation active des Anarchistes espagnols aux luttes contre le fascisme entre 1936 et 1945. »
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PROGRESO MARIN
EXILÉS ESPAGNOLS
LA MÉMOIRE À VIF préface de Patrick Pépin
C’est une quête de plus de cinq années consacrées à l’écoute attentive du destin tragique des républicains espagnols qui trouve ici sa forme. De la bataille de l’Èbre à la Libération de la France ; de la Retirada aux camps de la mort ; de la Résistance aux prisons franquistes, l’ouvrage est un vaste panorama de cette odyssée à travers les destins de ces véritables Don Quichotte de la liberté. La voix sensible du narrateur, qui s’est formé dans cette mémoire, nous touche car elle nous offre « Le temps retrouvé ». Au-delà de l’hommage aux républicains espagnols exilés, ce livre est une ode à la résistance des peuples. Progreso Marin, écrivain, est né à Toulouse de parents exilés républicains espagnols. Son livre de mémoire consacré à sa mère: Dolores, une vie pour la liberté, a connu un retentissement certain auprès de ses lecteurs; sa version catalane est parue en mai 2007. En 2005, Exil: témoignages sur la guerre d’Espagne, les camps et la Résistance au franquisme, a poursuivi dans cette voie pour donner la parole à ces « oubliés de l’Histoire ». Avec Violette Marcos, il a aussi écrit, 1936 : luttes sociales dans le Midi, qui retrace cet immense mouvement social dans notre région. Il est également poète, un recueil, Écluse suivi de Buées, est paru en décembre 2005 aux éditions N&B; de nombreux poèmes inédits ont été publiés par les revues En Je et Encres Vives.
ISBN 978-2-86266-563-4
www.loubatieres.fr diffusion Dilisud www.dilisud.fr Photographie de couverture : © Germaine Chaumel Quatrième de couverture : Jesus Tello et l’auteur
23 €