Francisco García Barrera, un combattant républicain dans la guerre d’Espagne

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Un combattant républicain dans la guerre d’Espagne

Rare témoignage d’un paysan andalou né en 1908, Francisco Garcia Barrera, qui prit les armes dès le 18 juillet 1936 pour défendre la République espagnole. Humble paysan sans terre, c’est son engagement politique et syndical – il était secrétaire de la CNT (anarcho-syndicaliste) pour la zone d’Utrera – qui l’amène à s’engager pour défendre la République espagnole. D’Utrera jusqu’à la frontière française, il a vécu toute la guerre, du premier jour jusqu’à la Retirada en février 1939. Francisco se dévoue totalement à sa cause (il est blessé et hospitalisé plusieurs fois), mais ressent profondément les destructions que la guerre inflige à la terre et les ravages des champs et des cultures. D’une loyauté sans faille, il observe et déplore les incapacités du commandement républicain déchiré en tendances contradictoires. Francisco décrit avec exactitude les espoirs de victoire, les déroutes, les retraites, l’exode des populations civiles… Au bout du bout, ce sont les derniers moments en Espagne, à Molló, à deux pas de la frontière, lorsqu’il faut se résoudre à traverser, à abandonner la patrie sans espoir de retour. C’est sur ce saut dans le vide que s’achève le récit d’un homme dévoué à son idéal, un militant de la dignité et de l’abnégation. Francisco GARCÍA BARRERA (Utrera, Andalousie, 1908 – Chalabre, Aude, 1999) est l’auteur du manuscrit original.

ISBN 978-2-86266-779-9 Photographie de couverture : Document d’identité daté du 23 décembre 1938, premier jour de l’offensive franquiste en Catalogne.

21 €

www.loubatieres.fr

Salvador Claude GARCÍA, fils de Francisco, a établi le texte définitif et la biographie de l’auteur, avec l’aide de Jean Franco (1944-2017), professeur spécialisé en littérature latino-américaine à l’université de Montpellier.

UN COMBATTANT RÉPUBLICAIN DANS LA GUERRE D’ESPAGNE Francisco García Barrera

FRANCISCO GARCÍA BARRERA

Francisco García Barrera UN COMBATTANT RÉPUBLICAIN DANS LA GUERRE D’ESPAGNE présenté par

Salvador Claude García préface de

Jean Franco

éditions Loubatières



Francisco García Barrera Un combattant républicain dans la guerre d’Espagne

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un combattant républicain dans la guerre d’espagne

Maquette : Éditions Loubatières Photogravure et impression : GN Impressions ISBN : 978-2-86266-779-9 © Éditions Loubatières, 2020 Sarl Navidals 1, rue Désiré-Barbe F-31340 Villemur-sur-Tarn www.loubatieres.fr

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Francisco García Barrera Un combattant républicain dans la guerre d’Espagne présenté par

Salvador Claude García préfacé par Jean Franco

Éditions Loubatières 3


À Encarna et Francisco


La despedida Desperté a mi madre que no dormía. En momentos como aquéllos el sueño no se le hacía pesado. Mi padre y mis hermanos todos dormían : No dejé a mi madre que despertara a ninguno. Le dije que me dejara la escopeta, Le dije que me iba por unos días. Me abrazó diciéndome que no me fuera, Me acompañó bastante tiempo por el camino. Y de ésta mi madre, La que no me dejaba Y vino mucho tiempo sin dejarme Sí que me fue doloroso. Tal vez sin equivocarse Pensaba que no me volvería a ver. Como así fue… L’adieu J’allai réveiller ma mère ; elle ne dormait pas. Dans des moments comme ceux-là, le sommeil lui était léger. Mon père et mes frères, tous dormaient : J’empêchai ma mère de les réveiller. Je lui dis qu’elle me donne le fusil, Je lui dis que je partais pour quelques jours. Elle m’étreignit en me suppliant de ne pas partir, Elle me suivit longuement par le chemin. Et ma mère, Cette mère qui ne voulait pas me laisser, M’accompagna longtemps sans me lâcher. Bien sûr que ce fut très douloureux… Peut-être, au fond d’elle-même, avait-elle La certitude de plus me revoir. Et c’est ce qui arriva. 5



avant-propos Présentation du récit de Francisco Francisco aimait écrire. Je me rappelle avoir vu, quand j’étais enfant, des cahiers scolaires dans lesquels il écrivait des poèmes sur sa terre andalouse, son passage par la guerre, ses mémoires. Il correspondait avec sa famille et ses amis, dont certains étaient exilés en Argentine et au Chili. Mais il travaillait beaucoup et il ne pouvait consacrer que peu de temps à l’écriture. Il était bûcheron, il coupait du bois dans les forêts où il restait toute la semaine et il rentrait seulement le samedi soir à la maison. Plus tard, il travailla comme ouvrier agricole dans une ferme proche de notre village, Chalabre, et tous les soirs il était chez lui. Il acheta une vieille machine à écrire, ce devait être au début des années 1960. Quelques années plus tard, il eut sa retraite, je lui offris une canne à pêche et ma sœur Irène lui procura une bonne machine à écrire. Puis les années passèrent et Francisco continua à écrire. La chambre de Suzanne, sa fille aînée, était devenue son bureau. Toutes les après-midi, pendant quelques heures, il aimait se réfugier dans cette pièce. Il écrivait, il rédigeait ses mémoires, il reprenait les textes écrits sur ses cahiers, il réécrivait ses poèmes sur la terre andalouse. Le premier récit de Francisco que j’ai lu, c’était dans les années 1980. Après la mort de Franco en 1975, puis la transition démocratique, en 1982 ce fut la gauche qui arriva au pouvoir avec à sa tête Felipe Gonzalez leader du parti socialiste 7


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espagnol. Le nouveau gouvernement décida d’indemniser tous les combattants républicains en leur attribuant une pension du même montant quel que soit le grade qu’ils avaient à la fin de la guerre en 1939. Pour justifier de son titre d’ex-combattant républicain, afin d’obtenir sa pension, il dut rédiger un récit assez concis, d’une vingtaine de pages, qu’il envoya à un avocat d’Utrera. Il y joignit des documents personnels et les photocopies du journal officiel dans lequel apparaissait sa nomination dans les forces armées républicaines comme lieutenant. Il obtint donc la pension. Je me rappelle la première fois où je l’ai accompagné au consulat espagnol de Perpignan. Ce consulat se trouve à l’entrée de la ville, dans une petite rue que je connaissais pour y avoir amené ma grand-mère pour obtenir des « papiers ». Cette fois-là quand nous arrivâmes, il y avait un attroupement d’hommes qui débordait dans la rue. Ils se tapaient sur l’épaule, parlaient fort, il régnait une sorte de joie qui me parut étrange. Pourtant, le local du consulat avec son vieux personnel n’était ni attractif, ni particulièrement festif. Très rapidement je compris le pourquoi de ce tumulte : après plus de quarante ans, c’était la première victoire de ces combattants républicains. Francisco retrouva d’anciens compagnons, comme lui réfugiés politiques. La salle bien sûr était pleine et ce fut même une joie de faire la queue au milieu de ces débordements. Mon père me dit en montrant l’attroupement de sa main : « Regarde, regarde Salvador si nous sommes nombreux… Ils devaient croire que nous étions tous morts. » Après plusieurs heures nous obtînmes les documents nécessaires. Nous fîmes un deuxième voyage à Gérone avec Francisco et Encarnacion pour finaliser les démarches et la pension d’ex-combattant républicain vint compléter de façon merveilleuse leur petite retraite. Au décès de Francisco en 1999, je rangeai ses papiers parmi lesquels je trouvai cinq récits de ses mémoires sur la guerre d’Espagne et son passage par les camps de concentration. 8


avant-propos

Je commençai seulement en 2010 à lire les écrits de mon père. Jusque-là je n’avais pas eu le courage de me confronter à la tragédie qu’il avait vécue. Le récit antérieur de vingt pages ne m’avait pas posé trop de problèmes de lecture, il était bien rédigé, corrigé certainement par un compagnon plus cultivé, bien plus court et destiné à l’administration. Là, ce ne fut pas une lecture facile à cause des erreurs dactylographiques de la vieille machine à écrire, de mes propres difficultés avec une langue que je n’avais pas pratiquée depuis longtemps et du style personnel de Francisco qui écrivait avec des phrases très longues. Le problème aussi c’est que j’avais devant moi cinq récits distincts qui traitaient tous de sa participation à la guerre d’Espagne et de son exil. Les deux derniers comportaient plus de deux cents pages très denses dans lesquelles il racontait son expérience personnelle, mais il y ajoutait des faits ou des considérations plus générales sur la guerre. Je pensai que, sous cette forme, ces mémoires ne seraient jamais lues. Je décidai alors d’essayer d’en extraire un document accessible pour que notre famille sache ce que fut pour mon père la guerre civile espagnole, mais je n’avançais pas. Un jour où je téléphonais à mon ami Jean Franco, je lui parlai des mémoires de Francisco et de mon projet. Ce fut ma chance, cela l’intéressa beaucoup et il proposa de m’aider. Il faut dire que Jean, parmi toutes ses qualités en avait deux qui pour moi étaient essentielles : d’abord c’était un spécialiste de la langue espagnole (il était professeur d’université) et il était aussi fils de réfugié politique. Son père Cayetano avait fait la guerre d’Espagne et s’était exilé comme Francisco. Nous commençâmes par le récit le plus ancien car c’était le plus proche de son passage par la guerre. En communiquant par courrier électronique, page après page, nous obtînmes un récit respectueux de ce qu’avait écrit mon père et qui donnait une bonne idée de son expérience pendant la guerre. Je repris le texte et le découpai en chapitres. 9


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Je lus ensuite les autres écrits ce qui me permit d’obtenir des informations plus précises, des compléments que j’ajoutai au récit initial. Un des problèmes auxquels je fus confronté, c’était que parfois il y avait des contradictions dans les dates de certains faits, des imprécisions, des noms de villes ou villages que je ne connaissais pas, et qui souvent étaient tout simplement mal orthographiés. Je commençai à consulter et lire des livres sur la guerre civile espagnole. Je n’avais jamais fait cela auparavant car j’avais du mal à aborder ce sujet, cette guerre que nos parents avaient perdue et dont ils ne parlaient pas. Avec ma femme Ève nous retournâmes en Espagne sur les traces de Francisco, nous consultâmes les archives espagnoles, nous eûmes des entretiens avec des témoins. Et à nouveau avec Jean, retour au texte chapitre après chapitre. Au départ, l’objectif était de transmettre un document clair et accessible aux enfants, aux descendants et à toute la famille. Mais devant la sincérité de ce témoignage, en pensant à deux de ses frères, l’un mort pendant la guerre et l’autre torturé par les franquistes, aux compagnons de la CNT qui partirent avec lui combattre pour la République, aux morts aux combats, aux milliers d’exilés, je me dis que c’était aussi pour eux que Francisco avait écrit ses mémoires. Je décidai de les publier.

Salvador Claude García

Avertissement : pour ne pas gêner la lecture, nous avons choisi de laisser les mots espagnols en caractères romains, tels que Francisco les avait écrits.


préface Y una mañana todo estaba ardiendo y una mañana las hogueras salían de la tierra devorando seres (…) venían por el cielo a matar niños y por las calles la sangre de los niños corría simplemente, como sangre de niños (…) Venid a ver la sangre por las calles. Venid a ver la sangre por las calles. Pablo Neruda, España en el corazón (1937)

Cruel et sanglant évènement marquant de l’histoire contemporaine de l’Europe, dans ces premières lueurs du nouveau siècle, la guerre civile espagnole continue à fasciner et faire horreur. Les faits dramatiques des deux années et demie de lutte suivies de quarante-cinq ans de répression et de soumission restent très vifs dans les mémoires. Jusqu’en 1975, une dictature aux relents fascistes s’assoit en Espagne sur un arrièrefond de misère et de sous-développement. L’affrontement des « deux Espagnes » laissera un pays exsangue et démuni : au million de morts des vingt ans de lutte et de répression, s’ajouteront les 500 000 personnes qui durent s’exiler en 1939 et les dizaines de milliers de l’émigration économique dans les années 1950 et 1960. Du fait des appétits de quelques militaires ambitieux et des intérêts d’une oligarchie d’un autre âge, les forces vives d’un pays étaient déracinées et anéanties.

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« J’ai mal à l’Espagne », s’écria désespéré Miguel de Unamuno en 1936 et, en écho, les intellectuels européens et latino-américains (L’Espagne au cœur) condamnaient le coup d’État inique qui détruisait une République légitime. Le livre que nous présentons ici MÉMOIRES D’UN COMBATTANT LIBERTAIRE DANS LA GUERRE D’ESPAGNE est le journal de guerre de Francisco, un paysan andalou qui prit les armes pour défendre la République et combattit de Séville jusqu’à la frontière française, puis, à partir du 13 février 1939, eut à connaître la rigueur des camps de concentration du pays voisin.

Se taire ou témoigner Écrasés et traumatisés par l’ouragan d’un destin tragique, les émigrés espagnols tentèrent de se refaire une nouvelle vie au pays des « droits de l’homme », lequel les accueillit pourtant très mal. Malgré leur adaptation à la vie en France, ils ne parvinrent pas toujours à se débarrasser d’obsédantes images de mort. Beaucoup choisirent le silence, si indicibles leur paraissaient les souffrances subies, et ils ne trouvèrent jamais le chemin d’une possible catharsis. Jamais ils ne firent part à leur famille ou à leurs descendants des circonstances d’une lutte et d’un exode qui leur paraissaient insupportables à raconter. Heureusement d’autres exilés parvinrent à surmonter leur sensibilité et, soit pour transmettre leur propre expérience, soit pour conserver les traces du sacrifice de leur peuple, ils s’attachèrent à consigner par écrit leur trajectoire afin que l’oubli ne devînt pas leur ultime défaite. Francisco, l’un de ceux-ci, se voua patiemment et obstinément au travail de récupération du passé, au profit des lecteurs.

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À la recherche de la mémoire perdue En ce début de xxie siècle, il convient de s’interroger sur l’intérêt passionné que suscite encore la guerre civile espagnole. Elle avait été occultée par des décennies de mensonge et de propagande officielle (la « croisade nationale », la « guerre de libération »), mais un processus de dévoilement de la vérité historique se fait jour depuis un certain nombre d’années déjà. Après trente-six ans de « paix », surgit la fameuse « transition » qui instaure une constitution démocratique avec un roi bourbonien. Quoique les cadres du système franquiste restent en place, la transi­­tion vers un système plus acceptable s’opère pacifiquement, mais sans bilan ni analyse d’un passé ignominieux. On tait un demisiècle d’abus et d’exactions au nom d’une hypothétique « réconciliation nationale », avec une pseudo-équivalence des responsabilités (« nous fûmes tous coupables », « ni vainqueurs, ni vaincus »). De sorte que le point de vue des vaincus ne parvint jamais à émerger et une chape de mauvaise conscience, comme un syndrome paralysant de culpabilité, allait s’étendre sur la nouvelle démocratie. Cependant, au cours des deux dernières décennies, commence à se dessiner un mouvement de plus en plus puissant de restauration de la vérité et on voit surgir une demande de procédure judiciaire des plus grands crimes du franquisme, telle qu’elle a pu se faire en Argentine et dans d’autres pays. Auparavant tronquée et falsifiée, l’histoire de la guerre civile et de ses conséquences émerge de plus en plus au grand jour et suscite un intérêt croissant, en dépit des réticences et résistances d’un franquisme insidieux. Rejetant le discours consensuel et amnésique, des voix se font entendre, chaque jour plus impérieuses, qui réclament la justice et la vérité mémorielle. Ce mouvement s’adosse, à partir des années 1990, aux commémorations et anniversaires : les soixante et ensuite soixante-dix années 13


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du début et de la fin de la guerre civile, les soixante-dix (et ensuite quatre-vingt) de la fondation de la République, de la création des Brigades Internationales et de la « Retirada », etc. Colloques, congrès, séminaires fleurissent ; les études se multiplient et l’exigence monte de retrouver les fosses communes, là où furent jetées par milliers les victimes républicaines. De retrouver aussi la trace des trente mille enfants enlevés à leurs parents et livrés à des familles franquistes. L’historiographie de l’exil espagnol qui prend son essor dans les pays voisins, principalement la France et le Royaume-Uni, exerce sur l’Espagne de l’Union européenne une réelle pression externe, jusqu’à la tenue en 2006 à Madrid d’un important congrès d’histoire sous les auspices du Ministère espagnol de la Culture, avec une remarquable représentation internationale. Du côté de la péninsule faut-il parler d’un désir de rattraper le temps perdu ou s’agit-il de mauvaise conscience tardive ou peut-être d’exorcisme ? La France qui accueillit la majeure partie des réfugiés n’est pas à la traîne quant aux investigations et commémorations : la Retirada, les camps de concentration (77 000 à Argelès, 90 000 à Saint-Cyprien, plus de 50 000 au Barcarès, 46 000 à Prats-de-Mollo, sans parler de Bram, Agde, Le Vernet, Rieucros, Septfonds, Gurs, Rivesaltes et d’autres encore). Le rôle des Espagnols dans la Résistance française et l’importance pour le « pays gaulois » (comme on dit en Espagne) de la présence définitive des républicains espagnols qui modifièrent la physionomie de nombreuses régions furent autant de thèmes de recherche sur des phéno­­mènes non divulgués, sous-estimés ou falsifiés, ; de là, une forte polarisation qui contamina l’Espagne même. Les Français Pierre Broué et Émile Témime avaient présenté dès 1976 la première étude générale (La Révolution et la guerre d’Espagne) dans une perspective trotskiste. Les pays anglo-saxons n’échappent pas à cette passion pour l’histoire espagnole. Les chercheurs 14


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anglais et nord-américains produisent des études globales, entre compassion et engagement, pénétrés de la grandeur tragique qui caractérise le drame espagnol et en même temps désireux de comprendre à travers le cas de la péninsule les lignes de force de la confuse histoire européenne qui débouchera sur la guerre mondiale. Dès 1961 (Hugh Thomas) et 1965 (Gabriel Jackson), furent proposées aux États-Unis les premières interprétations globales en vue d’éclairer l’histoire contemporaine du monde occidental. Ces deux précurseurs furent suivis d’une pléiade d’intellectuels (parmi lesquels les Nord-Américains Burnett Bolloten et Payne, et l’Anglais Preston) qui ouvrirent la voie à une rigoureuse évaluation du franquisme, du communisme, de l’anarchisme et du trotskisme. Ces vingt dernières années, une véritable passion espagnole s’empara des chercheurs et surgirent de nombreuses monographies sur des points peu ou pas explorés et des œuvres plus complètes. On pourrait citer dernièrement en France Bartolomé Benassar et François Godicheau, en Angleterre Antony Beevor qui bénéficia de l’ouverture des archives soviétiques. Le Mexique, pays qui accueillit le gouvernement en exil et de nombreux intellectuels, fournit abondamment des analyses très spécialisées.

Le journal de guerre de Francisco Ce qui persiste au fil des ans, c’est la fascination pour la tragédie espagnole et des textes de toutes sortes ne cessent d’apparaître (documents et fictions) démentant la supposée amnésie des peuples. En particulier sont publiées des relations directes dues aux témoins ou aux acteurs de la guerre civile ou de l’exil. Les témoignages les plus divers sont innombrables, mais celui que nous préfaçons revêt un caractère d’authenticité unique et s’écarte de la majorité d’entre eux par le fait que ceux-ci, communément, sont écrits par des gens instruits ou des intellectuels. Quoique parfois ils aient été rédigés peu après les faits, ils bénéficièrent de 15


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lectures postérieures ou de connaissances étrangères au moment du drame. Rien de tel dans le récit de Francisco García Barrera, originaire d’Utrera. C’est un paysan autodidacte qui ne mit jamais les pieds dans une école. Si le texte que nous présentons ici fut élaboré plus de vingt ans après les faits, c’est en réalité une quatrième version, précédée de trois versions antérieures rédigées sous le feu des canons et perdues pendant les retraites. L’auteur ne succombe pas à la tentation d’embellir le récit, ni de l’éclairer par des informations glanées ultérieurement. Il s’agit d’un récit pris sur le vif, direct, sans prétentions littéraires quoique non dépourvu d’émotion, d’indignation et de douleur. Humble paysan sans terre, c’est son engage­­ment politique et syndical (il était secrétaire CNT pour la zone d’Utrera) qui l’amène à se faire une opinion parfaite­­ment claire sur la conjoncture politico-économique de son pays. Ce petit métayer est un véritable prolétaire, avec conscience de classe, mais il ne glisse jamais dans le didactisme ou le militantisme ; loin de nous endoctriner, il se borne à exposer les faits, les souffrances endurées, sans outrance et avec une certaine réserve. Il ne prétend jamais révéler la vérité, il se contente de livrer son expérience personnelle, ses sentiments, son désespoir devant une situation traumatisante, la violence déchaînée, un enchaînement absurde qui porte à se tuer sans qu’on perçoive la logique de ces affrontements. Mais en revanche, il y a au fond de son cœur un amour profond pour sa terre et pour ses habitants, un attachement viscéral à l’Espagne, une foi (le mot est de lui) en la République comme valeur suprême, digne de tous les sacrifices. Le récit sans artifices ni censure, modeste comme la personnalité de son auteur, est débordant de profonde humanité. La majeure partie du récit s’attache à la lutte, aux opérations, aux batailles, et on en garde une impression de retraite incessante et d’impuissance. Le jeune lieutenant obéit aux ordres sans broncher car il a très vite conscience 16


préface

que la discipline sera la clef du succès, mais il ne manque pas pour autant de s’étonner de certaines décisions, certaines failles qui portent atteinte aux actions des Républicains. La désorganisation qui règne dans leurs rangs l’inquiète, tandis que l’ennemi, fort d’une terrible puissance aérienne, paraît obéir à des plans cohérents. Avec les rares informations à sa portée, il est capable de reconstituer les stratégies de l’un et de l’autre camp, déplorant les incapacités du commandement républicain déchiré en tendances contradictoires. La volonté de contrôle de quelques cadres communistes, ceux qu’il appelle les « activistes » revient en boucle, comme un refrain. Ce sont ceux qui privilégient les intérêts de leur parti au détriment de l’efficacité de la lutte. Ces divisions internes, qu’il ressent douloureusement, faillirent lui coûter la vie en janvier 1939, peu avant de passer la frontière : en tant que membre de la CNT, il est accusé injustement par sa hiérarchie, alors même que la guerre est perdue. Le jeune lieutenant en est à éprouver dans sa propre chair l’une des causes de la défaite : les conflits au sein du camp républicain et l’avidité de pouvoir de certains. Francisco se dévoue totalement à sa cause (il est blessé et hospitalisé plusieurs fois), mais il n’oublie jamais le facteur humain. Il ressent profondément les destructions que la guerre inflige à la terre et les ravages des champs et des cultures. Échoué affamé dans un village quelconque, il comprend la peur, l’hostilité ou l’indifférence des paysans auxquels il demande de l’aide. Qui plus est, il s’identifie aux pauvres de la terre : la perception de la misère est instinctive chez lui, et point n’est besoin d’intellectualisme. Il est naturel pour lui d’éprouver la solidarité humaine pardelà les différences. Tout le récit est parsemé de ce type de réactions spontanées qui font ressortir l’absurde de la guerre et le désastre des ambitions. Rien de naïf là : l’observateur réfléchit sur les structures économiques (comparant le « latifundisme » de son Andalousie natale et le système 17


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catalan de petite propriété), sur la mentalité paysanne, sur l’organisation sociale. Une philosophie de la vie s’exprime implicitement et marque le récit du sceau d’une incontestable noblesse. Toutes les étapes de la guerre, de Ronda jusqu’en Catalogne, sont décrites du point de vue d’un paysan-soldat qui ne lâche rien quand il s’agit de défendre les valeurs de la République et de l’humanité. De temps en temps, il est travaillé par le doute quant à ce cheminement dépourvu de sens, ces ordres dont la justification n’est pas évidente : après de durs combats, son bataillon n’est plus en première ligne, mais le commandement lui impose des manœuvres d’entraînement de nuit, injustifiables, sans queue ni tête, sans autre résultat que d’épuiser un peu plus les hommes. Parfois, c’est du caprice d’un petit chef que vient la décision de livrer bataille dans un lieu défavorable au grand dépit des combattants les plus lucides. Francisco décrit avec exactitude les déroutes auxquelles il participe, les retraites qui s’ensuivent, l’exode des populations civiles, troupeau désemparé, auxquelles il porte assistance. C’est le récit, rythmé par la douleur, d’un combattant condamné ni plus ni moins à sauver sa peau. C’est ainsi qu’il traverse l’Èbre près de Tortosa, avec les balles sifflant à ses oreilles et le désespoir de voir certains camarades qui ne savent pas nager se noyer ou se rendre à l’ennemi. Il lui arrivera plus tard la même chose au bord du Segre. Mais à la fin, au bout du bout, le plus terrible peut-être, ce sont les derniers moments en Espagne, à Mollo, à deux pas de la frontière, sans se résoudre à la traverser, à abandonner la patrie sans espoir de retour. L’infortune et le désespoir s’accroissent encore de l’autre côté de la frontière avec le calvaire des camps de concentration français où à l’angoisse d’avoir perdu la patrie s’ajoutent la souffrance et les mauvaises conditions de détention. Les gardes français (ou sénégalais) les traitent comme des bêtes, et le sinistre « allez, allez, plus vite » qui résonnait 18


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à leurs oreilles, tous les Espagnols qui ont relaté leur séjour dans les camps le garderont toujours en mémoire. Contrairement aux autres prisonniers qui, à la demande des autorités françaises, acceptent avec résignation de retourner en Espagne retrouver leurs bourreaux, Francisco ne cède rien et déploie beaucoup d’énergie et de courage. Il ne s’engagera pas non plus dans la Légion étrangère française, mais quittera le camp de Prats-de-Mollo pour Le Barcarès et ensuite Argelès, avec l’objectif de rester maître de son destin. Puis on l’enverra au camp de Bram où les conditions sont très dures. Un ami le tirera de là, direction la liberté, mais dans un pays hostile et ravagé lui-même par la guerre. C’est sur ce point final, qui a quelque chose d’un saut dans le vide, que se profile la trempe d’un homme dévoué à son idéal, un militant de la dignité et de l’abnégation.

Le texte Le témoignage proposé au lecteur est le produit de la piété filiale et de l’obstination de Salvador Claude, le fils aîné de Francisco, qui s’est servi des cahiers de son père, écrits et réécrits à partir des années 1960 avec une opiniâtreté qu’on pourrait dire obsessionnelle. Il a pris la version la plus complète et la plus cohérente et il y a greffé des épisodes supplémentaires, rédigés à part par Francisco, en accord plus ou moins avec la chronologie, de sorte que les fragments épars reconstituent une unité, celle d’un destin. Il a ajouté en annexe une série d’écrits supplémentaires qui présentent la famille, les amis, le moment, l’ambiance andalouse, dans le but de faciliter la compréhension et de compléter l’image de l’homme dans son milieu. Enfin, il faut souligner la rigueur scientifique de la compilation de Salvador. Il a su préserver l’authenticité de la parole de son père et respecter scrupuleusement le ton et le style des manuscrits. Rarement, dans des textes de ce type, se dégage, avec autant de clarté, par-delà la simplicité et la mesure, 19


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l’intensité implacable d’un drame qui concerna des centaines de milliers de personnes des deux côtés des Pyrénées. Jean Franco professeur d’université à Montpellier


Mémoires d’un combattant libertaire Francisco García Barrera

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chapitre 1

avant le 18 juillet 1936 Francisco parle peu de sa vie au « rancho » (ferme). Mais, en quelques mots, il nous montre bien ce qu’elle fut : la pauvreté, mais avec la tendresse des siens, le travail toujours présent, l’absence d’école, l’injustice. Plus tard, en devenant adulte, comment sortir de cette exploitation ? Individuellement en sollicitant un poste de fonctionnaire, ou en luttant avec les siens pour la République ? Quand la guerre éclate, Francisco a 28 ans.

La vie à la ferme Je suis le descendant d’une famille nombreuse de la terre andalouse, c’est de là que je viens. Mes parents étaient des paysans sans terre, celles qu’ils travaillaient en fermage appartenaient à une des grandes familles de propriétaires terriens d’Andalousie. C’est dans les grands champs de la province de Séville que j’ai vu pour la première fois la lumière du jour, dans une chaumière d’une petite ferme du « cortijo 1 » de Las Arduas. Je ne peux pas dire ce que je faisais vers les quatre ans, mais je sais que je commençais à être utile. J’étais l’aîné des enfants. Ma pauvre mère nous donnait chaque année un nouveau petit frère. Cela n’éton1. Le cortijo est le domaine du grand propriétaire terrien, celui-ci appelé le señorito vit dans la capitale Séville ou Madrid. Un régisseur exploite ses terres avec les ouvriers agricoles du domaine. Il loue aussi une partie de ses terres à des fermiers ou « rancheros », qui vivent dans une « choza », habitation avec un toit de chaume, qu’ils ont eux-mêmes construite. L’ensemble choza et terres (une dizaine d’hectares) constituent le rancho. 23


un combattant républicain dans la guerre d’espagne

nait personne dans ce pays où nul n’avait un mètre de terre à fouler qui soit à lui. Pour mes huit ans je labourais déjà avec une paire de mules derrière mon père qui allait devant avec une autre paire. Nous nous couvrions tous avec la même couverture pour éviter d’avoir froid. Nous avons grandi en bonne santé, en nous aidant les uns les autres dans nos travaux, afin d’aller de l’avant dans notre lutte pour la vie. La ville, Utrera, était loin, et nous, les enfants, nous n’y allions pas souvent. C’étaient nos parents qui s’y déplaçaient quand c’était nécessaire. Nous jouissions d’une vraie tranquillité indispensable au bon développement de notre santé, ce qui ne signifie en aucune façon que tout allait bien. Car à part notre harmonie et le respect pour les nôtres, là-bas nous n’avions pas autre chose à manger que ce que les terres en fermage nous donnaient : un « cocido 2 » chaque jour, presque toujours le même. Nous nous levions à quatre heures du matin pour aller aux champs et nous arrêtions de travailler quand on ne voyait plus où on mettait les pieds parce que la nuit était tombée. Nous n’avions que le minimum pour manger, des souliers raccommodés, quelques espadrilles abîmées, une chemise rapiécée par notre pauvre mère, et pour tout le reste, la misère avec même la rareté de l’indispensable. Pour ma part, je n’ai jamais pensé que l’abondance existait partout. Mais pourquoi les uns ont-ils tant et les autres si peu ?

2. Le cocido, est une soupe de légumes, avec très souvent des pois chiches et quelquefois un morceau de lard. 24


avant le 18 juillet 1936

Le rancho de Francisco se trouvait au milieu de ces collines, sur les terres du cortijo de Las Arduas. La photo a été prise en septembre après les récoltes.

L’école, Fernando L’école, à cet âge, moi je ne l’avais jamais vue. Je ne savais même pas où elle était, ni comment on pouvait s’asseoir dans un tel lieu. Mais, en grandissant, j’ai entendu dire qu’il fallait aller à l’école pour apprendre et que, grâce à cela, la vie serait autre car le savoir nous rendrait l’existence plus supportable. Mes premières lettres c’est Fernando qui me les a apprises, je ne l’oublierai jamais. C’était un homme qui parcourait la campagne, de ferme en domaine agricole. Il m’enseigna les premières lettres de l’alphabet (l’abécédaire en contenait 24), et ce qu’il savait, car il avait le privilège de la connaissance. Mais il ne venait qu’une fois par semaine. Il devait faire tant de pas dans la journée cet homme pour pouvoir gagner sa vie, surtout avec le peu que lui donnaient nos parents ! Il m’enseigna donc à lire et un peu de calcul. Il m’expliqua aussi ce qu’étaient la vie et l’injustice qui régnait sur notre terre. La vérité sortait de sa bouche quand 25


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il parlait. On m’avait toujours appris depuis tout petit qu’il y avait des riches et des pauvres sur la terre, et il fut le premier à me dire que c’était un mensonge car la nature nous avait mis sur terre pour nous répartir comme des frères ses produits et ses richesses pour notre subsistance, et que, dans le cas contraire, ce serait la guerre. Parce qu’il était intelligent, c’était un rebelle. Il ne pouvait en être autrement pour quelqu’un qui, comme lui, savait comment se passaient les choses dans ce monde de misère. Sa rencontre lors de mes premiers pas dans la vie fut décisive. Et moi aussi je devins un rebelle.

Ma jeunesse avec Manolo La vie de Manolo fut la mienne, et la mienne celle de Manolo. Enfants, nous étions voisins et nous gardions les troupeaux ensemble en nous racontant les petits riens de tous les jours et en jouant. Avec le temps, nous sommes devenus adultes. Mais, bien que Manolo soit mon meilleur ami, quand nous parlions de son père, le régisseur du domaine qui ôtait son chapeau et se mettait presque à genoux devant le « señorito » (patron), il faisait comme s’il n’entendait pas. Je lui disais : « Écoute, ça m’étonne que le señorito, un homme aussi bon que le dit ton père, permette qu’une personne qui le sert avec tant de loyauté s’humilie de cette façon, alors que lui le méprise ! » Il me répondait que ça ne lui paraissait pas bien à lui non plus, mais que son père disait que c’était le señorito qui leur donnait à manger et qu’il avait toujours été bon pour eux. « Écoute, Manolo, il faut vraiment être pauvre d’esprit et avoir peu de jugement pour croire ça ! Quel est celui qui s’occupe du bétail du domaine, sème les champs, dirige les ouvriers, sinon ton père ? Le señorito ne fait rien, c’est donc ton père qui donne à manger au señorito ! Quand le señorito vient au domaine, ton père enlève son chapeau, se met à genoux et le vénère comme un dieu. Le señorito est 26


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un homme comme les autres, mis à part qu’il ne travaille pas et fait travailler ses employés pour que lui puisse manger tout ce dont il a envie. Et pendant ce temps, les ouvriers crèvent de faim parce que leur salaire ne leur permet pas de vivre correctement. Ce sont des salaires de misère, et s’ils réclament davantage, le señorito dit à ton père de les jeter dehors, et ton père le fait. » Lui me répondait : « Avant, mon père disait à un ouvrier : tu es renvoyé et je ne veux plus te voir ici, et l’autre s’en allait sans rien dire. Moi, ça ne me paraissait pas bien, mais il fallait le faire : le señorito était le patron et il n’y avait pas d’autre solution. Mais, après tout ce qui est arrivé et depuis la création du syndicat, les choses ne se sont plus passées ainsi. » Pendant mon adolescence les discussions étaient nombreuses dans mon entourage. J’y participais en parlant avec des personnes qui étaient en âge de savoir mieux que moi la cause des injustices de notre société. Ils ne me prêtaient pas trop attention parce qu’ils disaient de moi que j’étais un contestataire et que j’étais trop jeune pour parler de choses que je ne comprenais pas. Je me rappelle que le curé de mon village me traita un jour d’insolent et de mal élevé parce que je lui dis que, alors qu’il proclamait qu’ils faisaient tout leur possible pour que nous ayons tous du pain sur notre table, eux, les plus riches du monde, comment pouvaient-ils permettre qu’il y ait des gens qui souffrent de la faim ! Il me répondit que ce n’était pas vrai. Je lui dis que s’il voulait, à l’instant, je l’amenais à une maison où ils étaient neuf. La mère de ces pauvres gens était en train d’attendre que le père revienne avec la paye de sa journée de travail pour pouvoir acheter du pain, et c’était cinq heures du soir ! Nous n’avions pas discuté davantage et il me menaça de me frapper, mais je m’échappai car je courrais plus vite que lui. Plus tard, au cours d’une autre rencontre, il m’a dit qu’il me pardonnait, 27


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et je lui ai répondu que je ne l’avais pas offensé et que je ne voyais pas pourquoi il devait me pardonner.

Le cortijo de Las Arduas en 2015.

Francisco Après son service militaire (1929-1931) à Cadiz (Cadix) et ensuite au Maroc, pour sortir de la misère, Francisco sollicite un emploi de policier. Mais, devant les luttes du peuple, à la chute de la monarchie et à l’avènement de la République, il choisit son camp et il reste paysan. Membre de la CNT, premier syndicat des ouvriers agricoles et petits fermiers d’Andalousie, depuis l’âge de 16 ans, il devient même secrétaire de son secteur.

Arrivèrent mes vingt ans et j’allai au service militaire, comme tout bon citoyen. J’accomplis mon devoir, comme me disaient les miens, car c’était le moment de tenir ses engagements envers la patrie, sans se demander ce qu’était la patrie, et je n’ai jamais compris qu’on puisse appeler patrie quelque chose qui maintenait ses enfants dans une telle inégalité : les uns nageant dans l’abondance et les autres souffrant de la faim. 28


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Francisco pendant son service militaire : « J’avais 20 ans et je partis faire mon service militaire. »

À la fin de mon service, on fit des élections libres et ce fut la fin de la monarchie ; on renvoya le roi et la République triompha. Je me rappelle que, lorsqu’on proclama en 1931 cette République tant souhaitée, j’étais à Ceuta où j’attendais la fin de mon service militaire. Mais toutes les démobilisations furent suspendues, surtout les nôtres, nous qui avions une idée de ce qui se jouait en Espagne. L’air qui passait par ce coin du détroit pendant les jours qui suivirent la proclamation de la République, je m’en souviendrai toujours. Ce jour-là, dans Ceuta, les troupes occupèrent la rue. Les gens, qui ne vivaient que du travail que leur donnaient les militaires, leur criaient bravo. L’armée ne resta que quelques heures dans la rue, car de quelque supérieur vint l’ordre de se retirer. Il en coûtait beaucoup à la troupe mercenaire d’abandonner la monarchie et d’obéir à la République. C’est l’avènement de la République qui nous fit résister quelque temps, mais les hommes politiques nous promirent tout et ne nous donnèrent rien, parce qu’ils ne pouvaient 29


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pas et aussi parce que sans un peuple éduqué il ne peut rien se faire de bien. Les débuts furent médiocres. Les résultats ne pouvaient pas être bons : quand il n’y a rien, on ne peut ni donner ni prêter. Cependant le temps passait avec plus ou moins de promesses que nous ne voyions jamais se réaliser. Le résultat ne tarda pas et vint ensuite avec toutes ses conséquences. Pour ma part, je me vis pris dans cette situation critique dont je voulais me sortir d’une façon ou d’une autre : je ne voulais pas continuer à être un esclave qu’on exploitait chaque jour davantage. Avec la République ou sans la République, nous étions les mêmes, et c’est pour cela que je décidai de solliciter un poste de l’État avec toutes les conséquences que cela pouvait avoir, et peu importe le résultat, dans le seul but de pouvoir regarder vers l’avenir. J’ai fait ainsi, mais comme chaque jour la façon de résoudre les problèmes dans notre pays était de pire en pire, je n’ai pas eu le temps d’obtenir quoi que ce soit. Le mal était si profond entre les classes sociales, les uns voulant avoir tout et les autres ne voulant rien donner, que même dans la République on ne pouvait pas vivre sans que chaque jour apporte de nouveaux conflits. J’avais tant de mal à supporter cette ambiance que je renonçai à tout. Je ne voyais qu’une seule chose : la vie sous la monarchie et aujourd’hui sous la République était la même ; si on ne faisait pas des réformes plus profondes, des lois qui donnent satisfaction à ceux qui en avaient le plus besoin, on ne résoudrait rien de rien. J’ai donc renoncé à l’intégration dans la police que j’avais sollicitée. Je tenais mon destin entre mes mains. En mon âme et conscience je voyais que malgré toutes les solutions que nous proposions, avec toute notre bonne volonté, nous n’arrivions pas à amener les choses sur le bon chemin. Il est vrai que nous ne pouvions pas attendre grandchose de ceux qu’on n’arrivait pas à faire venir à la table des négociations pour trouver un bon compromis. Il fallait 30


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que les uns et les autres cèdent chacun pour leur part, avec l’idée que la bonne intelligence résoudrait les conflits qui éclataient chaque jour plus nombreux. C’est pour cela que je luttais toujours avec autant de volonté, du côté de ceux qui ont le plus de raison de le faire : ceux qui souffrent et qui travaillent. Ce ne fut jamais mon intention d’en arriver à la violence, mais celle d’accomplir la volonté du peuple souverain, qui est la raison la plus proche de la vérité. Puisque c’était nous qui devions vivre sous un régime dirigeant nos modes d’organisation et le développement de nos activités (et la République dit qu’on a parfaitement le droit d’élire librement ceux qui nous gouvernent), pourquoi ne pas avoir les forces suffisantes et la noble volonté d’écouter le désir de tous ? C’est pour cela, en tant que pauvre, et devant travailler pour subsister, que je suis passé définitivement dans le camp de mes frères de souffrance, et ce faisant, j’agissais en accord avec ce que j’ai toujours prétendu être. Le conflit était chaque jour plus proche, et j’ai suivi mon destin, celui que ma position dans la vie m’avait assigné. Cela me paraissait la meilleure des choses à faire si je voulais défendre des idées que je croyais justes, pour le bien de tous. Avec la droite parfois, avec la gauche de temps en temps, passèrent l’année 1933 et les suivantes. Depuis 1931, quand la République fut proclamée, les avantages avaient été bien peu nombreux : des lois qui sortaient mais qui n’étaient pas appliquées comme par le passé avec les monarchistes. La façon d’agir contre les masses qui réclamaient justice ne changeait pas. La « Guardia Civil » cognait sur le peuple sans que le gouvernement soit capable de l’en empêcher car c’étaient les mêmes qui restaient à tous les postes de responsabilité dans les différents ministères, et il ne pouvait donc pas en être autrement. Il n’y a pas le moindre doute qu’il faille éduquer les peuples pour que la justice se fasse dans une société, que les jeunes aillent à l’école et dans les 31


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universités, de quelque catégorie sociale qu’ils soient. Et comme le font nos peuples voisins il faudrait tirer le meilleur des nôtres pour qu’ils administrent et dirigent le pays avec intelligence. Or au contraire, tout va de mal en pis en Espagne, aujourd’hui comme hier. La santé d’un pays, de nos jours, ce ne sont pas les vieux caducs avec leurs coutumes passées de mode qui vont l’assurer, mais la jeunesse avec sa fougue qui doit donner vie à toute société pour engendrer une bonne organisation. Par les temps qui courent, il faut que disparaisse d’une manière définitive l’exploitation de l’homme par l’homme, cause de tous les maux dont nous souffrons, et c’est un devoir pour nous qu’il en soit ainsi, à cause du mal qu’elle nous fait à tous et des misères qu’elle entraîne. Les quelques lois que le peuple obtint avec la République, ce furent les organisations ouvrières qui réussirent à les faire respecter. Ces syndicats étaient détestés par le capital parce que grâce à eux les travailleurs progressaient peu à peu et pouvaient défendre leurs droits.

La famille devant la choza à la fin des années 1950.


chapitre 11

défense d’utrera, la fuite en zone républicaine Le 18 juillet 1936, Francisco est dans son rancho quand des compagnons viennent l’avertir de la rébellion de l’armée contre la République. Ils se rassemblent et vont défendre leur ville, Utrera. Le 26 juillet une colonne franquiste attaque et prend le contrôle d’Utrera. Après quelques jours d’attente dans leurs ranchos et devant le danger, ils décident d’aller combattre en zone républicaine, à Ronda.

Le 18 juillet Je n’oublierai jamais les premiers jours du mois de juillet 1936. Le 14 juillet, je m’en souviens, je voyageais dans le train de Séville à Utrera, la petite ville où j’ai grandi, enfin plus exactement dans sa « campiña » (terme populaire andalou pour désigner le territoire rural d’une commune) comme on disait chez nous. Je venais de Séville où j’étais allé voir un frère que je n’ai plus jamais revu car il est mort durant les premiers jours du conflit, je ne sais pas de quoi. Il était à l’hôpital, et apparemment, il y avait peu d’espoir qu’il guérisse. Dans ce train, un homme me dit : « Il se prépare quelque chose de terrible dont les gens ne se doutent pas et je ne donne pas cher de celui qui va se tromper de camp. » Je fis peu de cas de ce que me dit cet homme, d’autant plus que je ne le connaissais pas. De plus, je ne pouvais pas penser qu’il y ait quelqu’un au courant de ce qui allait 33


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arriver, surtout à ce moment-là et dans ces circonstances. Cependant, a posteriori, cela m’a permis de comprendre que tout s’était préparé en son temps dans les états-majors. Je n’ai pas attaché beaucoup d’importance à cet incident, mais plus tard j’ai compris le lien, et comme je l’ai dit, ceci s’est produit le 14 juillet. Comme nous étions en été, je travaillais dans nos champs, c’était précisément la période des récoltes et les journées étaient longues ; je n’étais pas au courant de ce qui se discutait au syndicat, ni des évènements politiques. Le manque de temps ne me permettait pas d’être informé, je savais simplement que tout n’allait pas bien au gouvernement. Le 18 juillet 1936, alors que nous avions terminé la moisson (un travail qui en ce temps-là se faisait à la main et était pénible comme tous les travaux des champs) et que je me reposais dans ma maison, ma mère me réveilla en me disant : « Sur le chemin, il y a des gens qui viennent vers la maison. On dirait qu’ils portent des fusils. » Je me suis levé et j’allai les accueillir car je les connaissais ; c’étaient les compagnons paysans de mon syndicat la CNT (la Confédération nationale du travail). Ils venaient m’annoncer qu’une grande partie de l’armée et la quasi-totalité de la Guardia Civil s’étaient soulevées contre le gouvernement de la République. Mes compagnons ajoutèrent qu’il fallait exploiter cette situation pour faire la Révolution dont nous avions si souvent parlé dans nos réunions et moi comme les autres je devais la défendre. Nous fûmes parmi les premiers groupes de cette campagne à sortir pour combattre l’ennemi.

Rassemblement au barrage de la Tour de l’Aigle De la maison, nous sommes allés en divers endroits pour propager la nouvelle. Nous avons annoncé à tous les voisins ce qui se passait, en exigeant qu’ils nous accompagnent, avec ce qui leur tombait sous la main pour aller les plus nom34


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breux possible à la ville. Nos compagnons la défendaient les armes à la main face à la Guardia Civil qui avait essayé de s’emparer du bourg et avait tué un des nôtres. Puis nous sommes partis en direction de notre ville. Nous nous sommes d’abord rassemblés dans un petit village voisin du barrage de la Tour de l’Aigle où il y avait une correspondance avec Utrera. Nous étions une quarantaine de jeunes et le patron de l’entreprise mit à notre dispo­­sition un autobus pour nous transporter à Utrera qui était à plus de 20 km du lieu où nous avions les terres en affermage. On appelait cet endroit le cortijo de Las Arduas. Les terres que mes parents louaient appartenaient à ce domaine. Le chauffeur de l’autobus nous avertit que nous ne pouvions avoir sur nous une arme quelconque : la Guardia Civil contrôlait les abords d’Utrera et nous courions le risque de tomber sur eux. S’ils voyaient que nous étions armés nous nous exposerions à ce qu’ils nous tirent dessus. Cela n’arriva pas parce que nous n’avions rien dans les poches. En effet, la Guardia Civil nous stoppa à deux kilomètres de la ville. Ils nous firent descendre de l’autobus, ils nous fouillèrent un par un pendant que d’autres nous tenaient en joue avec leurs fusils. L’autocar partit vide vers la ville et ils nous ordonnèrent de revenir à pied dans nos maisons. C’est ce que nous avons fait : nous n’avions pas d’autres moyens de rentrer dans Utrera, toutes les issues étaient surveillées et nous nous serions exposés à une nouvelle confrontation. Nous avons donc décidé de rentrer à pied… et en marchant. Nous étions en pleine campagne alors que le soir tombait et nous sommes arrivés chez nous à la nuit.

L’entrée dans Utrera et sa défense Le lendemain 19 juillet, nous nous sommes regroupés avec plusieurs compagnons sur des collines proches qui nous permettaient de voir la route nationale de Cadiz à Séville. Nous observions le trafic qui nous parut normal, 35


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même si nous étions éloignés et n’étions sûrs de rien, car nous étions isolés de tout et de tous. Plus tard, nous nous sommes rassemblés encore plus nombreux et nous avons décidé de rentrer la nuit même dans la ville, par tous les moyens, chacun comme il pourrait, certains avec des fusils et les autres sans armes. Avec quelques amis qui avaient trouvé une voiture je ne sais où, tantôt en auto et tantôt en marchant, nous avons pu pénétrer dans Utrera le soir même à minuit, par des chemins et des rues adjacentes, pour éviter d’être vus par les patrouilles des guardias civiles qui étaient surtout présentes dans les rues principales. Mais le centre de la ville était contrôlé par les nôtres.

Utrera dans les années 1930 : la place centrale.

Dans la ville, sur la Plaza Mayor (place centrale), avec le peu d’expérience que nous avions, nous avons pris position en des points qui nous paraissaient stratégiques pour repousser l’ennemi au cas où il viendrait. Tout cela se faisait à deux cents mètres, peut-être moins, de la caserne de la Guardia Civil. Ceux-ci, après s’être repliés dans leurs 36


table des matières La despedida (l’adieu) .................................................... 5 Présentation du récit de Francisco ................................ 7 Préface ....................................................................... 11 Mémoires d’un combattant libertaire Francisco García Barrera I : Avant le 18 juillet 1936 .......................................... 23 II : Défense de Utrera, la fuite en zone républicaine .................................. 33 III : De Ronda à San Pedro de Alcantara .................... 51 IV : Le front d’El Burgo .............................................. 63 V : La retraite de Málaga ............................................. 75 VI : Blessé, de Motril à Torvizcon ............................... 87 VII : L’hospitalisation et la convalescence ................... 93 VIII : Les fronts andalous ......................................... 107 IX : De Jaén (Andalousie) à Balaguer (Catalogne) ���� 121 X : En arrière-garde de la bataille de l’Èbre ................ 131 XI : Les derniers mois sur le front du Segre ............... 143 XII : La « retirada » ................................................... 157 XIII : Les camps ........................................................ 175 XIV : Enfin la liberté ................................................ 191 Sur le chemin de Francisco ..................................... 197 Le rancho. Les frères de Francisco. Les historiens locaux et La memoria oculta (La mémoire cachée). Les clichés de Serrano. La mémoire orale. Dalia et la rage d’écrire. D’Utrera à Ronda et les compagnons. Des milices à l’armée populaire. Les archives de l’armée républicaine. Les archives de Salamanque. Le passage de la frontière et l’arrivée à Pratsde-Mollo. Les camps. Encarnacion. Le refus des camps de travail. La présentation du livre en Andalousie. Jean. Documents personnels de Francisco. Bibliographie ............................................................ 249 251


Un combattant républicain dans la guerre d’Espagne

Rare témoignage d’un paysan andalou né en 1908, Francisco Garcia Barrera, qui prit les armes dès le 18 juillet 1936 pour défendre la République espagnole. Humble paysan sans terre, c’est son engagement politique et syndical – il était secrétaire de la CNT (anarcho-syndicaliste) pour la zone d’Utrera – qui l’amène à s’engager pour défendre la République espagnole. D’Utrera jusqu’à la frontière française, il a vécu toute la guerre, du premier jour jusqu’à la Retirada en février 1939. Francisco se dévoue totalement à sa cause (il est blessé et hospitalisé plusieurs fois), mais ressent profondément les destructions que la guerre inflige à la terre et les ravages des champs et des cultures. D’une loyauté sans faille, il observe et déplore les incapacités du commandement républicain déchiré en tendances contradictoires. Francisco décrit avec exactitude les espoirs de victoire, les déroutes, les retraites, l’exode des populations civiles… Au bout du bout, ce sont les derniers moments en Espagne, à Molló, à deux pas de la frontière, lorsqu’il faut se résoudre à traverser, à abandonner la patrie sans espoir de retour. C’est sur ce saut dans le vide que s’achève le récit d’un homme dévoué à son idéal, un militant de la dignité et de l’abnégation. Francisco GARCÍA BARRERA (Utrera, Andalousie, 1908 – Chalabre, Aude, 1999) est l’auteur du manuscrit original.

ISBN 978-2-86266-779-9 Photographie de couverture : Document d’identité daté du 23 décembre 1938, premier jour de l’offensive franquiste en Catalogne.

21 €

www.loubatieres.fr

Salvador Claude GARCÍA, fils de Francisco, a établi le texte définitif et la biographie de l’auteur, avec l’aide de Jean Franco (1944-2017), professeur spécialisé en littérature latino-américaine à l’université de Montpellier.

UN COMBATTANT RÉPUBLICAIN DANS LA GUERRE D’ESPAGNE Francisco García Barrera

FRANCISCO GARCÍA BARRERA

Francisco García Barrera UN COMBATTANT RÉPUBLICAIN DANS LA GUERRE D’ESPAGNE présenté par

Salvador Claude García préface de

Jean Franco

éditions Loubatières


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