La Marianne du musée

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Mais, pour lui, cette journée au Musée n’est pas tout à fait comme les précédentes. Il se sent nerveux, ses gestes sont maladroits et sa parole moins fluide. Il le sait, il le sent. Tout comme le ressentent les filles et les garçons qui marchent à ses côtés sur le large trottoir de l’allée des Demoiselles. Sa nervosité est nourrie par cette impatience qu’il a de découvrir le Musée qui resta longtemps fermé en raison des importants travaux de rénovation et de modernisation Dès la montée des marches et le passage à l’accueil, le décor épuré et l’ambiance lumineuse incitent l’enseignant à forcer l’allure. Au débouché du couloir qui mène à la salle permanente d’exposition, il s’arrête, brutalement. Les premiers élèves sont surpris et viennent buter contre son dos.

ISBN 978-2-86266-784-3

Photographie de couverture : Aurélien Ferreira – CD31

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Une statue leur fait face, puissante, énigmatique. Elle dégage immédiatement la force et la sérénité que l’on prête au gardien d’un lieu sacré de la mythologie grecque ou romaine… Le gardien du temple. Là, posté en sentinelle, ce buste féminin représente une Marianne qui se pose, et s’impose, en gardienne symbolique du Musée, tout comme de cette vaste salle dédiée à la transmission de l’histoire des résistants et de leurs combats pour la défense de la République et de ses valeurs : liberté, égalité, fraternité.

la m arianne d u m usée

aniel est professeur d’Histoire-Géographie. Aujourd’hui, il conduit ses élèves au Musée départemental de la Résistance et de la Déportation de Toulouse pour une visite annuelle

la marianne du musée Georges Bringuier Jacqueline Fonvieille-Ferrasse Daniel Chartagnac Monique Biasi

éditions loubatières

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Remerciements Catherine et Hervé Bessières, atelier Créasculpt à Gondrin, Gers Jean-Luc Bosco, expert judiciaire, chimie des résidus de tirs, police scientifique José Braga, professeur de sciences, université Paul-Sabatier, Toulouse Magali Brunet, experte-restauratrice, atelier du Pigassou, Rouffiac-Tolosan Louis-Marie Desmaizières, vétérinaire-chirurgien, Clinique du cheval, Grenade Pierre Desnoyers, directeur honoraire de l’École nationale vétérinaire, Toulouse Francis Duranthon, directeur du Muséum de Toulouse, directeur des musées de la Ville de Toulouse Axel Hémery, directeur du musée des Augustins, Toulouse Anne Jourdain, responsable Bibliothèque-Fonds ancien, Institut supérieur des arts, Toulouse Nacéra Kaïnou, artiste peintre et sculptrice Sébastien Langloÿs, sculpteur, dessinateur, médailleur, Galerie des Carmes, Toulouse Elérika Leroy, chargée de mission des Hauts-Lieux de la Résistance en Haute-Garonne Kamyar Madjfar, président de la fédération Loisirs Éducation & Citoyenneté Grand Sud Stephen Marsden, professeur à l’Institut supérieur des arts, Toulouse Jacques Mongie, écrivain Benjamin Moreno, directeur IMA Solutions, Toulouse Philippe Reynier, expert en balistique, inscrit auprès de la cour d’appel de Toulouse, police scientifique La Direction des Archives et du Patrimoine culturel du Conseil départemental de la Haute-Garonne

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les républicains espagnols à rivesaltes

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P R É FAC E Le Musée départemental de la Résistance et de la Déportation est un formidable vecteur de mobilisation autour de l’héritage de la Résistance, auprès des scolaires mais aussi du grand public. Porteur d’un nouveau projet scientifique, culturel et artistique, il demeure un précieux outil pédagogique pour apprendre et s’approprier les valeurs de la République et de la laïcité, mais également pour comprendre les résistances contemporaines, les luttes et les engagements pour la démocratie et les droits de l’homme. Ses collections recèlent de nombreux trésors, de précieux éclats de mémoire ayant traversé l’histoire de notre pays et survécu à ses heures les plus sombres. Il en est un que chaque visiteur peut admirer, impressionnant par sa taille et ses atours ; c’est le buste de la « statue de la liberté », une Marianne qui ne manque pas d’intriguer et de questionner au premier regard par les traits africains de son visage, sa tête coiffée du bonnet phrygien, sa poitrine et son socle décorés de multiples symboles maçonniques. Ces légitimes questionnements ne pouvaient rester sans réponses. C’est ce à quoi se sont attelés Georges Bringuier, Jacqueline Ferrasse, Daniel Chartagnac et Monique Biasi, pour nous donner aujourd’hui les conclusions de leurs recherches sur l’histoire de celle que l’on désigna longtemps comme la « Marianne du musée » et qui laisse encore planer quelques mystères. Ce remarquable travail collégial nous éclaire sur la destinée quasi romanesque de cette œuvre commandée par 5

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Reproduction du Graff réalisé à l’occasion de la « Matinée des collégiens » dans le cadre de la semaine de la laïcité et offert au Conseil départemental de la Haute-Garonne par LE&C Grand Sud (Loisirs Éducation & Citoyenneté Grand Sud), fédération d’éducation populaire laïque qui œuvre dans les champs des politiques éducatives, de la formation, des loisirs et de la culture.

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les loges maçonniques toulousaines en 1848, année de la proclamation de la IIe République et de l’abolition de l’esclavage, qui subira en 1941 de sévères dégradations de la part des activistes du régime de Vichy avant d’être enfouie sous la terre d’un jardin du faubourg Bonnefoy puis donnée au Département à la Libération. Cette statue d’esclave affranchie est à ce jour une pièce unique de par sa représentation féminine de la liberté conquise par le peuple avec la Révolution de 1789, associée à celle décrétée en 1848 par la République qui émancipera les quelque 250 000 esclaves des colonies françaises. Sans oublier ses ornements qui rappellent que les francs-maçons, souffrant de lourds préjugés véhiculés par une propagande antimaçonnique tenace, républicains fortement impliqués dans la Résistance et la libération de la France, ont toujours mené de manière exemplaire les combats pour la défense de la République, de la liberté, de la justice et de la dignité humaine. Ce buste, qui est la représentation féminine de la République, notre Marianne dont le prénom trouve son origine sur les terres occitanes de Puylaurens, a pour modèle une femme noire. Un choix délibéré, assumé par son auteur à ce jour encore anonyme, pour dire au monde que tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Pour toutes ces belles et nobles raisons, le Conseil départemental de la Haute-Garonne salue le travail de mémoire sur la Marianne de la Liberté qui porte en son sein le message de l’universalité de la dignité humaine et d’une société de paix, de fraternité et de partage. Georges Méric Président du Conseil départemental de la Haute-Garonne

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U N E V IS I T E AU MUSÉE Daniel est professeur d’histoire-géographie. Aujourd’hui, il conduit ses élèves au Musée départemental de la Résistance et de la Déportation de Toulouse pour une visite annuelle qui s’inscrit dans le cadre du programme des classes de collège et du concours national de la Résistance et de la Déportation. Mais, pour Daniel, cette journée au Musée n’est pas tout à fait comme les précédentes. Pourtant, il s’y prépare depuis de longs mois, mais visiblement rien n’y fait. Il se sent nerveux, ses gestes sont maladroits et sa parole moins fluide. Il le sait, il le sent. Tout comme le ressentent les filles et les garçons qui marchent à ses côtés sur le large trottoir de l’allée des Demoiselles. La nervosité de Daniel est nourrie par cette impatience qu’il a de découvrir le Musée qui resta longtemps fermé en raison des importants travaux de rénovation et de modernisation engagés par le Département pour en faire un lieu de vie, un espace de rencontre et de partage autour de l’héritage de la Résistance et de ses enjeux contemporains. Dès la montée des marches et le passage à l’accueil, le décor épuré et l’ambiance lumineuse incitent Daniel à forcer l’allure : « On y va, suivez-moi ! », lance-t-il à son groupe seulement parcouru par quelques chuchotements de curiosité. Au débouché du couloir qui mène à la salle permanente d’exposition, il s’arrête, brutalement. Les premiers élèves sont surpris et viennent buter contre son dos : 9

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« Pardon, monsieur »… « C’est rien, dit-il. Là, devant vous, regardez… » Une statue leur fait face, puissante, énigmatique. Elle dégage immédiatement la force et la sérénité que l’on prête au gardien d’un lieu sacré de la mythologie grecque ou romaine… Le gardien du temple. Là, posté en sentinelle, ce buste féminin représente une Marianne qui se pose, et s’impose, en gardienne symbolique du Musée, tout comme de cette vaste salle dédiée à la transmission de l’histoire des résistants et de leurs combats pour la défense de la République et de ses valeurs : liberté, égalité, fraternité. Daniel est là pour apprendre et transmettre aux jeunes générations, mais aussi pour comprendre l’histoire de cette statue remarquable et si singulière ; comprendre aussi le parcours quelque peu énigmatique de ce buste éminemment républicain de « Marianne », à l’origine daté du milieu du xixe siècle et répertoriée dans les registres du Musée sous le nom de « Statue de la Liberté ». Marianne ou Liberté, la statue impressionne par sa taille d’un mètre vingt, sa large carrure, son cou long et fort qui lui confère un port de tête altier. Sous le bonnet phrygien, sa longue chevelure est en contradiction avec un visage dont les traits signent sans conteste ses origines africaines. Malgré l’absence d’yeux dans les orbites creuses, le regard de cette étrange Marianne semble suivre le visiteur qui le croise. L’effet est saisissant. Par le maintien général, l’expression grave et troublante, la bouche exprimant une sorte de sage fierté, il émane d’elle tout à la fois force et assurance. Le buste est présenté comme étant celui de la Liberté, celui d’une esclave affranchie. Indéniablement, la statue impose le respect. Mais également, elle questionne par la profusion des symboles qui ornent son buste majestueux. À l’aune d’une étude plus attentive, on ne peut s’y tromper : les atours de cette Marianne sont bel et bien maçonniques. 10

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D’où vient donc cette Marianne « maçonnique » ? Que fait-elle au Musée départemental de la Résistance et de la Déportation de Toulouse ? Qui en est son auteur ? Autant de questions qui ne manquent pas d’interpeller Daniel.

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Mais, un détail l’intrigue plus que tout. En pleine poitrine, au niveau du plexus, on peut remarquer un petit orifice. Ce qui vient d’abord à l’esprit est que ce trou de forme cylindrique pourrait avoir été fait par le projectile d’une arme à feu. S’il s’agit d’une balle de pistolet, quelles sont les circonstances de cet assassinat symbolique ? Qui est l’auteur du crime ? Par ailleurs, les marques de dégradations que porte la statue laissent à penser que Marianne a été violentée, jetée à terre. Parmi ces interrogations, nombreuses sont celles que se posent les élèves de Daniel et, il le devine, ce sont certainement les mêmes qui viennent à l’esprit des visiteurs ayant la curiosité d’examiner dans le détail la surprenante statue. Au Musée départemental de la Résistance et de la Déportation, en ce jour si particulier, Daniel prend une ferme décision, importante pour son travail de professeur d’histoire mais aussi essentielle dans sa vie de citoyen : il va désormais pousser loin ses recherches sur la statue du musée, et pour cela se donner le temps et les moyens de mener une expertise digne d’une enquête policière. Ce jour-là marque le début d’une étonnante aventure qui va tirer la belle et énigmatique Marianne d’un long, très long sommeil.

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L E S TO UR M E N TS DE MARIANNE E T D E L A R É PUBLIQUE Mais avant de nous intéresser à La Marianne du musée, voyons qu’elles sont les origines des Mariannes et quelles sont leurs destinées. Nommer Marianne certains bustes, notamment celui du Musée départemental de la Résistance et de la Déportation de Toulouse est un anachronisme. En effet, nous le verrons, la rencontre du prénom Marianne et de l’allégorie de la Liberté est tardive. Avec la Révolution de 1789, se lève une jeune femme, nommée Liberté, qui va symboliser la République naissante. Cette République et la figure féminine qui la symbolise vont subir quelques tourments, avant de devenir ce qu’elles sont l’une et l’autre aujourd’hui. Période révolutionnaire : naissance de l’allégorie Pourquoi une représentation féminine ? Suivant la tradition allégorique antique qui consiste à représenter les choses abstraites ou lointaines de manière anthropomorphique, la Liberté, la France, la République ou encore la Justice, s’énonçant au féminin, c’est naturellement que ces concepts abstraits ont pris le genre de leur nom et sont donc représentés par des corps féminins. Ces femmes drapées à la mode antique se ressemblent et 13

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doivent se distinguer par certains attributs en fonction de la valeur abstraite qu’elles représentent ; ainsi l’Agriculture porte une gerbe de blé, la Justice une balance, la Fortune une corne d’abondance… Pour la Liberté ce sera le bonnet phrygien. Notre figure féminine, qui ne sera nommée Marianne que tardivement, allégorie initiale de la Révolution, ne cessera d’évoluer pour être tour à tour allégorie de la Liberté, de la République, de la Nation, de la France. Tantôt sur le devant de la scène, tantôt dans l’opposition voire dans la clandestinité, tantôt adulée, tantôt décriée, vilipendée, moquée, son histoire suit l’histoire de la République de la Première à la Cinquième. Ainsi, avant de devenir définitivement le symbole de la République, Marianne a connu quelques mésaventures et a pu susciter aussi bien l’affection que la haine. L’histoire de la représentation féminine de la République suit l’évolution des mentalités selon les régimes politiques en place. La Révolution et le bonnet phrygien ou bonnet de la Liberté Si la Révolution de 1789 ne renverse pas la monarchie, pas encore, elle déclenche un enthousiasme pour le culte de la Liberté. Partout se multiplient les manifestations symboliques : on danse autour d’un arbre dit de la Liberté ou autour d’un joug jeté à terre et brisé, mais c’est l’image allégorique d’une femme drapée à la manière antique, avec le bonnet phrygien dont elle est coiffée ou qu’elle exhibe au bout d’une pique lorsqu’elle est casquée, qui va se généraliser. Dans la Rome antique, les esclaves affranchis portaient le pileus pour affirmer leur liberté, coiffe qui ressemblait à celle portée en Phrygie, ancien pays d’Asie Mineure. 14

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La Liberté, Antoine-Jean Gros, Grand-Palais – Château de Versailles.

Antoine-Jean Gros (1771-1835) est un élève de David. À partir de 1792, il reçoit commande des portraits des membres de la Convention, qu’il interrompt pour s’exiler en Italie en 1793 compte tenu de la tournure que prend la Révolution. On lui doit le fameux « Bonaparte au pont d’Arcole ».

En 1794, Antoine-Jean Gros réalise un écusson pour la légation 1 de la France à Gênes. 1. Les légations sont les représentations d’un pays au niveau national ; elles sont remplacées aujourd’hui par des ambassades. 15

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La pique surmontée d’un bonnet phrygien symbolise la Liberté. Le faisceau de licteur 2 entouré de feuilles de chêne sur lequel est posé le niveau, symbole de l’Égalité, figure l’union et la force. La tunique courte à l’antique, un sein découvert, le casque guerrier d’Athéna ou de Minerve, rappellent les anciennes allégories romaines et symbolisent la nation en armes contre les monarchies coalisées.

« Promenade du bonnet de la Liberté. » Image extraite de L’Histoire de Toulon depuis 1789 jusqu’au Consulat, t. 1, D.-M.-J. Henry, imp. E. Aurel, Toulon 1855, p. 304.

Le 20 juin 1792, pour calmer la foule qui a envahi les Tuileries, Louis XVI se coiffe du bonnet phrygien. La République qui est proclamée le 22 septembre 1792 doit se doter d’un emblème allégorique. Le 25 septembre la Convention, sur proposition de l’abbé Gré2. Le licteur était un officier romain qui marchait devant les magistrats et qui portait une hache entourée d’un faisceau de verges. 16

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goire, décrète que désormais l’État « portera pour type la France sous les traits d’une femme vêtue à l’antique, debout, tenant de la main droite une pique surmontée du bonnet phrygien ou bonnet de la Liberté, la gauche appuyée sur un faisceau d’armes ; à ses pieds un gouvernail et pour légende ces mots : Archives de la République française ». Culte de la raison et allégorie vivante Depuis la nationalisation des biens du clergé décrétée le 10 octobre 1789 par la Convention, les églises sont réaffectées au culte de la Liberté, au culte de la Raison, puis au culte de l’Être suprême – sorte de déisme à la Voltaire ou à la Rousseau imposé par Robespierre –, quand elles ne servent pas d’entrepôts ou d’écuries… Notre-Dame de Paris n’échappe pas à l’histoire. Entre le Veni Creator du 4 mai 1789 qui ouvre les États-Généraux et le Te Deum du 10 avril 1802 pour la proclamation du Concordat, on y célèbre les fêtes civiles de la Liberté, le culte de la Raison ; par la suite Notre-Dame sert d’entrepôt des vins de la République et pour finir de lieu du culte de l’Être suprême. L’inauguration d’une statue de la Liberté, initialement prévue au Palais-Royal, renommé Palais-Égalité, aura finalement lieu à Notre-Dame. Ainsi, le 10 novembre 1793, devenu le 20 brumaire an II selon le nouveau calendrier républicain de Fabre d’Églantine adopté par la Convention le mois précédent, est célébrée la première fête de la Raison à Notre-Dame de Paris devenue le Temple de la Raison. 17

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La déesse de la raison, à l’identité incertaine, est promenée dans les rues de Paris..

La cérémonie civique est organisée par la Commune de Paris qui réunit des gardes nationaux, des artistes et un « peuple immense » selon les termes des commentateurs. La statue est remplacée par Sophie Momoro, la belle et jeune épouse de l’imprimeur Antoine-François Momoro, allégorie vivante de la Liberté et de la Raison. Coiffée du bonnet phrygien, armée d’une pique, depuis l’autel où elle siège, elle assiste au spectacle donné par les danseuses de l’Opéra et aux chants interprétés par l’école de musique de la Garde nationale (qui deviendra le Conservatoire de musique). Portée par quatre solides citoyens, la déesse Momoro est transportée devant la Convention où Chaumette 3 prononce un vibrant discours vénérant la Liberté et la Raison : 3. Pierre-Gaspard Chaumette (1763-1794) procureur de la Commune de Paris, lutta pour l’abolition de l’esclavage. Guillotiné avec les hébertistes le 13 avril 1794 pour avoir conspiré contre la République et avoir voulu effacer toute idée de divinité pour instaurer un État fondé sur l’athéisme. 18

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« Nous n’avons point, dit-il, offert nos sacrifices à de vaines images, à des idoles inanimées. Non : c’est un chef-d’œuvre de la nature que nous avons choisi pour la représenter, et cette image sacrée a enflammé tous les cœurs. Un seul vœu, un seul cri s’est fait entendre de toutes parts. Le peuple a dit : “Plus de prêtres, plus d’autres dieux que ceux que la nature nous offre‌.” Nous, ses magistrats, nous avons recueilli ce vœu, nous vous l’apportons du temple de la Raison. Nous venons dans celui de la Loi pour fêter encore la Liberté. » Est-ce bien Sophie Momoro qui joue le rôle de la déesse de la Raison ? D’autres sources avancent que la déesse de la Liberté était Mlle Aubry, chanteuse lyrique. On trouve aussi les noms de Mlle Maillard et de Mlle Candeille. Se sont-elles remplacées au cours de la cérémonie ? Grossi par tous les membres de la Convention, le cortège se remet en marche pour chanter encore quelques hymnes républicains dans le Temple de la Raison. Les archives parlementaires font état d’une fête particulièrement réussie où « tout le peuple de Paris » a communié avec les autorités et les artistes, chanté et dansé, en toute décence, sans violence ni destruction. Mais pour d’autres, cette fête témoigne de « l’anéantissement des prêtres, des églises, de la religion par un peuple d’athées, de fous, un peuple ingouvernable » et n’est qu’une « mascarade tournant en dérision la religion et le culte ». À l’issue de cette première fête de la Liberté et de la Raison, la municipalité décrète la fermeture de toutes les églises. Le culte de la raison sera remplacé à partir de juin 1794 par la reconnaissance de l’Être suprême dont la première fête sera célébrée le 8 juin 1794.

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Antoine-François Momoro (1755-1794), imprimeur, libraire et révolutionnaire est une figure du Club des cordeliers et de l’hébertisme. Élu au Directoire du département de Paris, il propose au maire Jean-Nicolas Pache de faire inscrire la devise « Liberté, Égalité, Fraternité ou la mort » sur les façades des édifices publics. Révolutionnaire radicalisé, il prend une part active à la déchristianisation. Il œuvre à la chute des Girondins, participe aux attaques contre Danton, Robespierre ou encore le Comité de salut public. Le Comité, sur un rapport de Saint-Just dénonçant un complot de l’étranger, fait procéder à l’arrestation des hébertistes. Momoro est guillotiné le 24 mars 1794 avec d’autres hébertistes dont Jacques-René Hébert lui-même.

Les trois termes formant la devise de la République apparaissent successivement dans l’ordre : Liberté, Égalité puis Fraternité. Le premier à agréger les trois mots est Camille Desmoulins en 1790 dans son journal Les révolutions de France et de Brabant, mais celui qui officialise la formule est Maximilien Robespierre dans son Discours sur l’organisation des gardes nationales. Momoro reprendra la formule au Club des cordeliers dès 1791.

La déesse de la Liberté est protégée et contrôlée par l’aigle impérial.

L’épisode des processions du culte de la Liberté ou de la Raison est réinterprété au gré des besoins de l’histoire. Sous le Premier Empire, Napoléon rappelle qu’il est le gardien de la République. En 1878 Charles-Louis Müller (1815-1892), élève d’Antoine-Jean Gros, réalise La Fête de la Raison dans Notre-Dame de Paris le 10 novembre 1793. 20

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La Fête de la Raison de Charles-Louis Müller, 1878, musée Sainte-Croix, Poitiers.

La profusion de bonnets phrygiens marque le caractère révolutionnaire de la scène. Sur le fanion tenu par la jeune femme au centre du tableau on peut lire « Raison » et sur la chaire dans la partie gauche du tableau on remarque l’inscription « À la Philosophie ». À y regarder de près, Charles-Louis Müller, ne présente-t-il pas une allégorie de la débauche ? Le personnage central a tous les atours d’une femme de mauvaise vie : la couleur rose de son vêtement entrouvert sur ses bas, ses bottines rouges, son regard aguicheur. Avec ironie, Müller place la déesse sur un fauteuil garni de feuilles de chêne, symboles du pouvoir et de la gloire. Les bouteilles de vin brandies çà et là accentuent le caractère de débauche de la farandole populaire. À Toulouse aussi on organise une procession autour du jardin Royal, devenu aujourd’hui le Grand-Rond ; une jeune fille est juchée sur un char accompagné par une foule nombreuse et encadré par la Garde à cheval. Un feu d’artifice clôt la journée. 21

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TABLE DES MATIÈRES PRÉFACE ...................................................................................................................................... 5 UNE VISITE AU MUSÉE........................................................................................... 9 LES TOURMENTS DE MARIANNE ET DE LA RÉPUBLIQUE ...................................................................................... 13 Période révolutionnaire : naissance de l’allégorie............................ 13 Empire, Restauration, monarchie de Juillet : Marianne entre dans la clandestinité .................................................... 24 IIe République : les deux Mariannes ........................................................... 29 Second Empire : Marianne dans l’opposition .................................. 50 IIIe République : le triomphe de Marianne ......................................... 52 La Gueuse ............................................................................................................................... 64 Les caricatures de Marianne ................................................................................ 69 RETOUR AU MUSÉE ................................................................................................ 73 Expertises balistiques .................................................................................................. 73 Étude des symboles : Marianne est bien maçonnique ............. 75 Recherche de l’auteur présumé de l’œuvre ........................................... 79 Pourquoi une Marianne noire ? ....................................................................... 85 Recherche de l’auteur présumé du « crime présumé » ............. 91 Les pérégrinations de La Marianne du musée .................................... 96 ÉPILOGUE ............................................................................................................................... 99 ÉLÉMENTS DE CHRONOLOGIE ........................................................ 104 BIBLIOGRAPHIE ......................................................................................................... 107

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Mais, pour lui, cette journée au Musée n’est pas tout à fait comme les précédentes. Il se sent nerveux, ses gestes sont maladroits et sa parole moins fluide. Il le sait, il le sent. Tout comme le ressentent les filles et les garçons qui marchent à ses côtés sur le large trottoir de l’allée des Demoiselles. Sa nervosité est nourrie par cette impatience qu’il a de découvrir le Musée qui resta longtemps fermé en raison des importants travaux de rénovation et de modernisation Dès la montée des marches et le passage à l’accueil, le décor épuré et l’ambiance lumineuse incitent l’enseignant à forcer l’allure. Au débouché du couloir qui mène à la salle permanente d’exposition, il s’arrête, brutalement. Les premiers élèves sont surpris et viennent buter contre son dos.

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Une statue leur fait face, puissante, énigmatique. Elle dégage immédiatement la force et la sérénité que l’on prête au gardien d’un lieu sacré de la mythologie grecque ou romaine… Le gardien du temple. Là, posté en sentinelle, ce buste féminin représente une Marianne qui se pose, et s’impose, en gardienne symbolique du Musée, tout comme de cette vaste salle dédiée à la transmission de l’histoire des résistants et de leurs combats pour la défense de la République et de ses valeurs : liberté, égalité, fraternité.

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