Le Paradis des orages

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Dans ce treizième tome de L’Europe et la Profondeur, à partir d’analyses, tant picturales (Cézanne, Van Gogh, Lascaux, Vermeer, Picasso) que poétiques (Rimbaud, Hölderlin, Rilke), Pierre Le Coz ne tente rien de moins que de raconter l’histoire des rapports que, depuis son origine, l’espèce humaine entretient avec l’image. Et cela comme si la capacité de cette espèce à « fabriquer des images » constituait, avant même peutêtre le langage, sa véritable essence : de signature donc, non tant d’abord « poétique » que picturale. L’homme, avant que d’être l’homo sapiens de notre moderne anthropologie, serait-il cet homo pictor : la créature qui, pour avoir loisir de configurer le chaos phénoménal d’un « univers sans images » (Rimbaud) en un monde de/du sens, doit faire passer cet univers au filtre de l’élaboration – par traitement préalable de celui-ci en « motifs » – de telles images ? Il faut donc lire ce Paradis des orages comme une sorte de plongée généalogico-pensive dans l’abîme du temps en direction de l’origine de notre propre espèce : comment l’homme est devenu « humain » par cette faculté qu’il a développée de tirer-« figure »-de/isoler-en-« motifs » les choses qui l’environnent. Faculté toutefois, qui, tout en ayant fait de lui ce « configurateur-de-monde » (Heidegger), trouve aujourd’hui sa sanction comme « hubristique » – en le mouvement de l’oubli de cette même essence picturale – dans cette inflation du procédé de l’image qui semble être comme la signature de notre époque. Ce pour quoi ce Paradis – de tonalité le plus souvent, dans le cours de sa rédaction, analytico-picturale – s’achève par un long examen du concept debordien de « Spectacle », avatar modernemarchand de l’ancienne idolâtrie. Par quoi l’ouvrage, après cette exploration de l’origine ontologico-iconique de l’humanité, revient à des questions, elles, très actuelles et, pour cette humanité-là : la nôtre, tout ce qu’il y a de plus crucial : celles qu’avaient déjà abordées – quoique par des biais, selon, plus « philosophiques » ou plus « théologiques », voire très « politiques » – les tomes précédents du « grand récit » de Pierre Le Coz.

PIERRE LE COZ

Le Paradis des orages

PIERRE LE COZ

ISBN 978-2-86266-769-X

Taureau noir, peinture rupestre, Lascaux, France © Glasshouse Images / Alamy Stock Photo

Paradis des orages-v4.indd 1

29 €

www.loubatieres.fr

Les premiers textes de Pierre Le Coz ont paru en 1993 dans la revue N.R.F. Il a publié depuis de nombreux livres : poésies, romans, récits de voyage, essais. Il a fait paraître aux Éditions Loubatières une vaste Somme, L’Europe et la Profondeur, dont le présent ouvrage est la « continuation par d’autres moyens ».

LOUBATIÈRES

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Pierre Le Coz

LE PARADIS DES ORAGES (Treizième tome de L’Europe et la Profondeur)

Loubatières


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Toutes les légendes évoluent et les élans se ruent dans les bourgs. Le paradis des orages s’effondre.

Rimbaud (Illuminations)


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Ce sera un livre essentiellement pratique – je veux dire : un livre où la pensée sera, non pas ce qui se déploie à partir de choses « pratiques » (peu importe lesquelles : des pierres, une étoile, un nuage, etc.), plutôt comme une aventure qui arriverait à ces « choses » soudain prises dans le flux du sens ; et « aventure » qui surviendrait à la manière d’un rêve… que feraient ces choses à propos d’elles-mêmes : tant il m’apparaît de plus en plus clair, dans la distance de la rédaction de cette Profondeur, qu’écrire n’est rien d’autre que pénétrer le songe du monde – en quelque sorte : « passer sous la tête »… d’une pierre, d’une étoile ou d’un nuage – ; mais de quelle façon alors (probablement : en devenant soi-même ce rêveur plus ou moins « définitif » dont parle Breton – mais n’allons pas trop vite) ? Une étoile, par exemple, « brille au fond de l’espace », ou une « pierre repose au fond du torrent » ; même si bien sûr, de cette « brillance » ou de ce « repos », elles ne « savent » rien : puisqu’elles « dorment », puisqu’elles « rêvent » leur songe, selon, enflammé ou minéral, mais toujours « matériel ». Écrire alors serait sortir toutes choses de leur « sommeil dogmatique » : les éveiller à elles-mêmes en révélant au monde le rêve qu’elles sont en train de faire ; et rêve qui, par cette exposition, rejoindrait celui plus général et englobant du « monde » : le scripteur venant par là comme celui qui met en contact le rêve particulier de chaque chose avec celui des autres choses ; et cela de telle façon qu’à la fin il n’y ait plus qu’un seul songe : celui-là même « du monde ». Mais par là vient peut-être aussi une des signatures de l’essence humaine en tant que l’homme serait ce rêveur qui, lorsqu’il rêve, rêve peu ou prou toujours qu’il est autre chose que ce qu’il est (que ce qu’il « rêve ») : contrairement à la pierre ou à l’étoile qui elles, lorsqu’elles rêvent, ne rêvent jamais d’autre chose que de pierres ou d’étoiles ; si bien que, si personne ne vient les éveiller de leur sommeil, selon, minéral ou stellaire, elles demeurent éternellement en leur songe de pierre ou d’étoile. Merci à toi pensée sans laquelle les choses ne seraient que ce qu’elles sont (que ce qu’elles rêvent). Les choses généralement dorment ; et dormant elles rêvent ; mais rêvant elles ne font jamais que le toujours même rêve : le scripteur est celui qui, parce que, lorsqu’il rêve, il peut lui arriver de rêver d’autre chose que de lui-même, vient bouleverser tout cela – faire par exemple que la pierre se prenne à rêver qu’elle est une étoile (et réciproquement) : faire que les 5


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songes des choses entre eux communiquent et s’interpénètrent ; par quoi ce monde, où chaque chose vivait/rêvait en le chacun-chez-soi de son ensoi, peut devenir le champ de toutes les métamorphoses : de la pierre en étoile et aussi bien de l’étoile… en tout ce qu’on voudra. Mais par quoi aussi le scripteur – que d’aucuns appellent le « poète » – vient comme celui qui, à partir du « chaos phénoménal » de l’univers initial où chacun dormait/rêvait « de son côté », ne tire rien de moins qu’un monde, c’est-àdire ce « lieu » où toutes choses ont soudain loisir – parce qu’un scripteur a écrit (ou un poète « chanté ») – de tisser entre elles, entre leur rêve particulier (et indifférent aux autres rêves des autres choses), des relations qui l’instant d’avant n’existaient pas (« relations » qu’on désignera alors sous le nom générique – qui n’est peut-être qu’un abus de langage – de « sens »). Le schéma (qui est notamment celui de la science moderne et de sa mathesis universalis) selon lequel il y aurait à l’œuvre dans le monde un « sens » – se présentât-il sous la forme d’équations mathématiques – que la tâche du savoir, en sa « quête », consisterait à révéler et exposer dans une lumière, selon, « philosophique » ou « mathématique » est donc, on le voit, faux : car en vérité, ce sens, c’est le scripteur lui-même qui, en cherchant à « passer sous la tête des » choses : en cherchant à pénétrer leur songe particulier, l’introduit… en cela qui, avant que ce scripteur ne se mette à écrire – ou ce poète à chanter, ou cet astro-physicien à inscrire sur son tableau ses équations, etc. –, n’en avait aucun (n’était que ce pur « chaos phénoménal » où chaque chose dormait/rêvait « de son côté » et sans-communicationavec… les autres rêves des autres choses). Le « monde », sa seule notion : c’est-à-dire cette « idée » que les choses entretiennent entre elles des relations (peu important lesquelles : poétiques, « philosophiques » ou scientifiques), n’est que l’effet d’une sorte de générosité métaphysique d’un scripteur qui, se mettant à écrire, présuppose que les choses ne peuvent pas ne pas toujoursdéjà être en rapport entre elles : alors qu’en réalité, ce « rapport », c’est le scripteur lui-même qui, en commençant d’écrire, l’a introduit… dans un « quelque chose » qui, l’instant d’avant : d’avant que ce scripteur ne se mette à écrire (ses pensées, ses poèmes ou ses équations), n’était même pas un « monde » (tout au plus : un « univers », ce pur « chaos phénoménal » où les « phénomènes » sont sans relation entre eux – sans sens). Je suis dans un champ parsemé de pierres et de fleurs, c’est le soir et les premières étoiles commencent de briller au ciel ; et si je suis ce physicien je me dis que ces pierres sont un jour « tombées » des étoiles ; et si je suis ce poète j’écris que ces « étoiles fleurissent dans le champ d’azur du ciel » ; etc. ; mais à y songer, 6


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pourquoi faudrait-il penser qu’il existe seulement un rapport entre toutes ces choses – pierre, fleur, étoile – : pourquoi ne pas les laisser plutôt chacune au rêve particulier, tranquille et indifférent, qu’elles font de l’« en-soi » qu’elles sont (et qui se suffit bien à lui-même) ; pourquoi s’échiner à faire « fleurir » les étoiles ou à faire « tomber » les pierres (de ces étoiles) ? L’idée qu’il existe toujours-déjà un « monde », c’est-à-dire l’idée qu’il y a forcément un rapport entre les choses (de ce « monde »), est sans doute le plus profond, et le moins « pensé », de tous les présupposés que fait le « savoir » sur ce « monde » même… qui en réalité, tant que le scripteur n’a pas commencé d’écrire – ou le poète de « poétiser », ou le penseur de « penser », ou le scientifique d’établir ses « lois (de la nature) », etc. – n’existe pas. Dans notre « quête du savoir » (Hawking), nous croyons « découvrir » progressivement un « sens (plus ou moins caché) du monde » – peu important le médium de cette « quête » : poèmes, pensées ou équations – ; mais en vérité, ce « sens », c’est nous qui l’inventons : parce que ce « monde », c’est nous qui, par le présupposé (jamais interrogé) que les choses sont nécessairement en rapport les unes avec les autres : par l’idée (parfaitement arbitraire) qu’elles ont toujours-déjà tissé entre elles, entre leur songe respectif, le fil de lumière du sens, le créons (un peu à la manière d’un homme qui, jeté au sein de la plus profuse et épaisse des jungles : le « chaos phénoménal » que j’ai dit plus haut, voudrait tout de même voir en cette jungle un « jardin » savamment et harmonieusement agencé… où chaque plante a poussé en direction de sa voisine la liane du sens : l’« univers », c’est cette jungle peu ou prou « délirante » – où rien n’a de rapport avec rien – et le « monde », l’idée que cette jungle est malgré tout – malgré toutes les apparences qui plaident en faveur du pur chaos (végétal) – un jardin). La sentence de Einstein posant que « la seule chose inexplicable en cet univers est qu’il soit explicable » illustre bien, en sa formulation orbiculaire, l’erreur qui, en le mode de cette confusion entre « monde » et « univers », est à l’œuvre en tout « savoir humain » (scientifique ou pas). Car si cet univers est « explicable », cela ne provient nullement de quelque étonnant et (donc) « inexplicable » mystère ; plutôt du fait, lui très humain et très prosaïque-scripturaire, que, sur cet univers chaotique et délirant, nous avons toujours-déjà apposé la grille d’interprétation « explicative » que nous appelons « monde » : c’est-à-dire le présupposé dans le fond jamais démontré, non pas même qu’un sens – Einstein dirait : une « explication-de » – préxisterait à cet « univers », mais que les choses et autres « phénomènes » de ce même univers entretiennent forcément entre elles des « relations » – mais qu’est-ce qui le prouve et 7


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pourquoi la pierre dans son champ devrait-elle être nécessairement en rapport avec l’étoile qui la surplombe (étant clair aussi que, si j’ai toujoursdéjà postulé de l’existence de ce « rapport » – de l’existence d’un/du « monde » (qui n’est rien d’autre que l’idée d’un tel « rapport ») –, je vais bien finir, en croyant le « découvrir », par en trouver/établir/inventer un : que ce soit par le médium de la poésie, de la mythologie ou de la science) ? La vérité ici sans doute est que l’homme n’est jamais « face-à » quelque chose comme un « univers » et son pur chaos phénoménal : parce qu’en réalité, sans bien s’en apercevoir, il vit toujours-déjà dans un « monde », c’est-à-dire dans cette idée, pareille à une sorte de minimum syndical-ontologique, que les choses entretiennent entre elles des « relations » – que leurs songes respectifs participent d’un songe plus général et englobant : celuilà même « du monde » – ; et « idée » dont la première conséquence est bien sûr de rendre « explicables » ces choses et ce « monde » – mais pas l’« univers » qui lui, parce qu’il ne souscrit nullement à cette « foi » dans l’existence d’un quelconque « rapport » entre les choses, n’accède même pas aux catégories – encore « humaines, trop humaines » : toujours-déjà « mondanéisantes » – de l’« explicable » et de l’« inexplicable ». L’étonnement d’Einstein devant « l’explicabilité de l’univers » est donc hors de propos : étant clair qu’il n’y a rien d’« inexplicable » au fait qu’un « univers » inventé pour être « explicable », par le moyen de la préalable transformation de cet « univers » en « monde », le soit – ce serait même plutôt le contraire qui alors serait « inexplicable » : la chose la plus « inexplicable » dans n’importe quel « monde » serait qu’il figurât des choses, sinon non-expliquées, du moins inexplicables (la notion de « monde » dit déjà une « explication de (ce) « monde »).

Les choses en ce « monde » dorment, et dormant elles « rêvent » ; sauf que ce « rêve » n’entre jamais en relation avec les autres rêves des autres choses (de ce « monde ») : si bien que, pour la pierre ou pour l’étoile, il n’y a pas vraiment de « monde », seulement un « univers » où chaque chose est/vit/rêve « de son côté »… et sans nullement se soucier du songe des autres (choses). L’étoile au fond de son ciel peut bien surplomber la pierre au fond de son torrent, dans la mesure où leurs rêves respectifs ne communiquent jamais, cette « surplombation » n’a aucun sens pour ces deux choses, enfermées qu’elles sont dans la prison, selon, stellaire ou minérale de leur « en-soi » ; et prison dont on ne sort pas : sommeil dont on ne 8


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s’éveille pas… à moins que n’entre en lice un troisième larron qui lui, parce qu’il souscrit à l’idée de « monde » : la plus originelle-« primitive » des croyances humaines, va avoir loisir de mettre en relation des « étants » qui, jusque-là : jusqu’à lui, s’ignoraient parfaitement (la pierre ne « savait » pas qu’une étoile la surplombait ; et cela non tant parce qu’elle n’avait pas d’yeux voire de notion de « verticalité » pour le faire, que parce que jamais ne l’avait traversée l’« idée » qu’il pourrait y avoir un rapport entre elle et cette étoile). Le scripteur, le poète, est donc cette « chose » qui, unique entre toutes les autres, a eu l’« idée » qu’il pourrait bien, entre toutes choses : peu important le degré de « proximité » ou non de celles-ci, toujours exister un rapport (et peu important aussi, dans les débuts de cette « idée », la nature de ce « rapport ») pratique, mythologique, scientifique, etc. : par quoi quelque chose comme un fil du sens avait commencé de se tisser entre toutes ces choses ; et « fil » qui, lorsque son réseau a fini par devenir total : en n’excluant plus aucune chose de son « filet », a engendré l’invention d’un/du « monde ». Certes, les animaux sont eux aussi capables, en certaines circonstances, d’établir des rapports entre les choses ; mais l’établissement de ceux-ci demeure peu ou prou circonscrit à leur environnement immédiat… et justement « circonstancié » – ne sortant jamais du cercle étroit du souci de leur simple « survie » (qui fait toute leur « pensée ») – : un félin qui chasse, par exemple, saura mettre en relation les deux « phénomènes » que sont le bruit d’une branche cassée et le passage d’un gibier – parce que, de cette mise-en-relation, ne dépend rien de moins que sa survie en tant que félin et en tant qu’« espèce féline » (s’il n’établit pas ce rapport, il manquera sa proie et mourra, et ses petits avec lui) –, mais pourquoi appliquerait-il ce même processus de « mise-en-relation » à une pierre-et-uneétoile – qui sont deux choses ne pouvant être mangées (ni d’ailleurs ne pouvant le manger) – : pourquoi se « creuserait-il la tête » à se demander quel rapport peuvent bien entretenir cette pierre et cette étoile (choses parfaitement indifférentes – dans un sens comme dans un autre : ceux du « manger » ou du « être mangé » – à la survie de ce félin) ? Seul l’homme, le « poète », a loisir de se poser ce genre de questions ; c’est-à-dire de s’offrir le luxe (si c’en est un) de soumettre à sa « sagacité » – d’homme et non plus seulement d’animal (« luttant pour sa survie ») – des interrogations qui ne concernent pas directement cette survie ; et cela parce que, contrairement à l’animal, il habite lui toujours-déjà un « monde » – dans lequel il a pénétré en devenant « humain » (et aussi bien: est devenu « humain » en y pénétrant) –; c’est-à-dire vit toujours-déjà sous le règne, ne concernant pas l’animal 9


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– et a fortiori : la pierre ou l’étoile –, du présupposé, plus ou moins conscientisé mais de toute façon impératif, qu’entre chaque chose de ce « monde » il doit nécessairement exister un rapport : facile à établir dans le cas du bruit de la branche cassée et du passage d’un gibier (car l’homme est/fut aussi, à ses débuts, ce chasseur affamé), plus ardu, complexe et mystérieux à déterminer dans le cas de la pierre et de l’étoile ; et « question » qui, même si elle ne concerne pas directement la survie de cet homme, se doit cependant, lorsqu’on est l’habitant d’un « monde » : lorsqu’on est cet « humain », d’être examinée avec tout autant de « rigueur (intellectuelle) » que celle, plus pratique et (alimentairement) cruciale, du rapport entre la branche cassée et le gibier : par quoi l’on comprend que le fait d’habiter un « monde » – c’est-à-dire de vivre sous le règne d’un/du sens – agit sur son « résident » à la manière d’un « impératif catégorique » qu’il ne peut jamais, et malgré qu’il en ait : malgré le fait que la tentation soit toujours grande chez lui d’instrumentaliser ce « sens » à des fins de « survie » – on dirait aujourd’hui : économiques, marchandes… voire platement sexuelles –, tout à fait éluder.

C’est que sans doute venir habiter un « monde », comme l’a fait homo sapiens à l’origine, et « venir-habiter » qui, en retour, l’a rendu proprement « humain » (sapiens), si cela constitue un grand privilège – la « domination inconditionnée » (sur les autres espèces comme sur toutes les choses inanimées d’un tel « monde » : dont on voit aujourd’hui les désastreux dommages collatéraux) que confère ce « sens » à son illustrateur/utilisateur –, cela donne également lieu, pour ce même « résident », à l’observation, comme à chaque fois d’ailleurs qu’il y a octroi d’un « privilège », de stricts devoirs ; et si ce « monde moderne », ne serait-ce que du point de vue « écologique », va aujourd’hui si mal, c’est probablement parce que son « occupant/résident/habitant », tout en profitant abusivement du privilège que lui avait conféré ce « sens », n’en a pas respecté les devoirs (qui allaient pourtant avec) : homo sapiens en quelque sorte « a voulu le beurre (du sens) et l’argent du beurre » (a utilisé ce sens, ce « monde », à des fins strictement économiques : tel un félin qui, (ab)usant de sa puissance chasseresse, au lieu de ponctionner de temps à autre, pour sa seule survie et celle de son espèce, quelques proies dans le troupeau des antilopes, éradiquerait en une seule chasse le troupeau tout entier). En entrant dans l’« espace » du sens, en venant habiter un/le « monde » : ce lieu où toutes choses sont en rapport 10


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les unes avec les autres, homo sapiens a certes acquis de grands privilèges, une immense puissance : se disant aujourd’hui en ce mode technico-instrumentaliste ; mais pour n’avoir pas su respecter les devoirs qui allaient avec ces privilèges, il risque de se retrouver bientôt dans la situation de ce félin qui, parce qu’il a éradiqué en une seule chasse le troupeau entier de ses proies ordinaires, va mourir de faim ; et tel est bien en effet le risque auquel s’expose le « configurateur de monde » : celui de tomber dans l’hubris d’une instrumentalisation (ab)usive, non tant de sa puissance « objective » : technico-instrumentaliste, que du sens même qui lui avait octroyé cette puissance – de faire servir ce sens, c’est-à-dire cette capacité à mettre en relation toutes choses de ce « monde » : en venant habiter justement un tel « monde », à la résolution de questions qui demeurent elles d’ordre uniquement « de survie » – « économiques » et pour ainsi dire « animales » – : alors que ce sens, justement, lui était venu parce qu’il s’était mis à se préoccuper de questions (la relation entre la pierre et l’étoile) qui sortaient du cercle étroit du souci de sa simple survie. Si notre (fictif ) félin, bien que susceptible d’établir des rapports entre certaines choses et « phénomènes » (la branche cassée et le gibier qu’il chasse), n’a pas la capacité d’éradiquer en entier le troupeau de ses proies, ce n’est sans doute pas pour la raison que serait à l’œuvre en son cerveau de félin une sorte de « sagesse animale » – comme voudraient nous le faire croire certains militants de la « cause animale » (à ranger dans le même sac que les illustrateurs du concept de « Terre-Mère » et autres foutaises écolo-radicalo-néo-païennes) –, plutôt pour cette autre que, étant « pauvre-en-sens » – Heidegger dit : « pauvre en monde » –, il est incapable de se préoccuper d’autres questions que celles qui concernent directement sa survie – notre félin, si l’on peut ainsi parler, ne s’intéresse qu’à des problèmes de type « économique » : ceux du « comment » se nourrir et nourrir ses petits (et une fois qu’il les a résolus en mangeant l’objet de sa chasse, il ne pousse pas plus loin sa « méditation » pratico-économique : ce n’est certes pas lui qui, contrairement à homo sapiens, mettrait à profit sa sieste digestive… pour se poser par exemple la question « extra-économique » du rapport qui peut bien exister entre une pierre et une étoile) – ; et c’est justement pour cette raison de pauvretéen-sens/monde que ne lui pas été octroyée la capacité/puissance d’éradiquer en une seule chasse le troupeau entier de ses proies : parce que ses préoccupations gravitaient justement, en un mode uniquement « économique » : celui du seul souci de sa « survie », autour de celles-ci et du moyen de les dévorer – paradoxalement : c’est parce que le félin est cet animale 11


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(uniquement) economicus que, dans le registre de cet economicus même, il se trouve « limité », incapable d’éradiquer en une seule chasse le troupeau des antilopes (ce qui, sans aucun doute, vaut mieux pour lui – mais « limitation » dont on voit qu’elle n’est le fruit d’aucune « sagesse » économicoanimale particulière : plutôt celui d’une incapacité à se poser d’autres questions que celles de type « économique »).

Tout autre est bien sûr la « situation » de l’espèce dite homo sapiens – ce qu’on a pris coutume d’appeler la « condition humaine » (au sens « spéciste » et autre) – ; et espèce qui, parce qu’elle a su elle, contrairement aux autres espèces –, se poser d’autres questions que celles de type strictement économiques – des questions, si l’on peut dire, « de poètes » (ou « de philosophes ») : comme celle de la nature du rapport entre la pierre et l’étoile (et plus généralement : du rapport de toutes choses entre elles) – ; et questions qui, parce qu’il a été le premier à se les poser : les autres espèces, parce que elles uniquement concentrées sur celle purement économique de leur survie, n’en ayant pas éprouvé la nécessité, lui ont conféré en sus, par le simple exercice de l’illustration de ce sens, la puissance, dont aucun félin ancien « à dents de sabre » ou moderne n’aurait pu rêver, d’éradiquer le troupeau entier des antilopes… et même actuellement, parvenu tout au bout de l’instrumentalisation de ce sens, de mettre à sac une planète entière – chose étrange à penser : c’est parce que, à l’origine, notre ancêtre homo sapiens a eu l’idée de se poser des questions extra-économiques – ce que j’appelle ici, pour dire vite, des « questions de poètes » : des questions qui, en tout cas, ne relevaient plus directement de celle cruciale et quotidienne de la survie de l’« espèce » (quelle relation y a-t-il entre une pierre et une étoile ?) – qu’aujourd’hui nos chers prédateurs de « l’économie mondialisée » ont loisir de procéder à une telle mise en coupe réglée d’un « monde » paradoxalement né des spéculations extra-économiques d’un « poète » de ces âges lointains et (dits) « farouches » – comme si le nôtre ne l’était pas tout autant ! – ; et poète sans lequel il est probable que ces mêmes prédateurs qui n’ont justement cure des poètes et de leurs « peu sérieuses » questions, seraient encore à se goinfrer de bananes dans les branches de leurs arbres : étant également probable que les ancêtres de nos modernes « prédateurs économiques », s’ils ne s’étaient pas encore ouverts aux arcanes de la discipline appelée depuis « économie politique », devaient déjà, en termes de « goinfrerie », s’y connaître ; mais goinfrerie qui à l’époque, et parce 12


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qu’elle ne mettait pas encore en danger les délicats équilibres de la « biosphère », « ne mangeait pas de pain » (seulement, donc, des « bananes »). C’est donc assez paradoxalement parce que le « premier homme », l’homo sapiens originel et « primitif », fut d’abord ce « poète » et non, si l’anachronisme est permis, cet « économiste » – à tout le moins: se posa des questions, non plus d’« économiste »: relatives à la survie de l’espèce, mais de « poètes » –… qu’aujourd’hui, dans la sphère de la « pensée humaine », ces mêmes « économistes » ont pu conquérir, entre d’autres rivaux, selon, « philosophes », « scientifiques » ou « poètes », la préséance : tant, dans cette même sphère, la question économique semble devoir l’emporter « en sérieux » sur toutes les autres – à commencer bien sûr sur celles que posent de « peu sérieux » poètes (telle par exemple que celle du rapport entre la pierre et l’étoile) – ; alors que, on le comprend, si l’homo sapiens primitif n’avait pas commencé originellement à « raisonner en poète » – Hölderlin dirait peut-être : n’était pas venu d’abord « habiter poétiquement la terre » (la faisant venir par là comme « monde » : champ où peut se déployer quelque chose comme un/du « sens ») –, il est probable qu’il n’existerait aujourd’hui aucune discipline nommée « économie politique » – et que les illustrateurs de cette discipline en seraient encore à manger des bananes dans leurs arbres – : puisqu’on l’a vu, c’est parce qu’homo sapiens, au commencement de son « évolution », a cessé de raisonner uniquement « en économiste » – traduction préhistorique : s’est mis à se préoccuper de questions non-relatives à sa simple survie (comme le font encore les animaux) – pour se mettre à le faire « en poète » qu’il a pu sortir du cercle étroit de la pure préoccupation « animale » de sa survie… et par là, émerger enfin de cette « animalité » même pour aller-vers un « monde du sens » ; à se demander si la prégnance actuelle, dans la sphère de la « pensée humaine », de la question économique ne dit pas, de manière très savante et sournoise, une sorte de retour d’homo sapiens vers l’animalité : puisqu’on a vu que cette question, et tant qu’elle demeure la préoccupation unique de la « pensée » d’une espèce : celle de sa survie, est en réalité une signature de l’essence animale (l’homme est cet « animal » à qui il peut arriver de penser à autre chose qu’à sa survie : à penser autrement qu’en mode « économique »).

Riche en mérites, mais poétiquement toujours, sur terre habite l’homme : le vers fameux de Hölderlin dit l’entrée de cet « homme » dans un tel « monde du sens » ; et qu’est-ce donc au juste, pour homo sapiens, qu’« habiter 13


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poétiquement sur/la Terre » ? Peut-être rien d’autre pour cet « homme » que venir résider dans un lieu mental – qui fut d’abord, selon la Genèse, un « jardin » – où toutes choses étaient en rapport les unes avec les autres – étaient prises dans le filet du sens – ; et « lieu » qui, pour cette raison, se tenait à l’écart du reste de l’« univers » et de son « chaos phénoménal » sur lequel, justement, ce « sens » n’avait pas prise : ce pourquoi aussi, dans cette même Genèse, il est bien spécifié que le Jardin d’Éden était circonscrit à un espace – lui aussi sans doute : « mental » – réduit et géographiquement (-mentalement) localisé (« quelque part » entre les fleuves Nil, Tigre et Euphrate en une sorte de « croissant fertile » du sens) ; et jardin/espace/croissant dont l’homme originel était le jardinier, non tant des « plantes » qui y poussaient, que de ce « sens » lui-même : il faut imaginer le premier Adam passant son temps à établir des « relations » – à tisser inlassablement des fils (de sens) – entre toutes les choses du « Paradis » où le Créateur l’avait, pour sa sécurité à la fois physique et « économique » : la signature de tout « paradis », placé. Le vers de Hölderlin – cette idée que l’homme « habite (d’abord et toujours) « poétiquement » la terre – pointe donc ce qu’il faudrait appeler la « composante paradisiaque » de l’essence humaine : à savoir que, si homo sapiens est devenu « humain », c’est parce qu’il a « un temps » séjourné dans un « lieu » où, parce qu’en celui-ci il vivait délivré du souci « économique » de la survie de son espèce, il a pu se consacrer entièrement, pour « occuper ses loisirs », à cette pratique poético-divinodélicieuse – et toujours : anti-économique – qui consiste à tisser du sens entre les choses : en se demandant par exemple quelle relation peuvent bien entretenir entre elles une pierre et une étoile ; et genre de questions qui, très probablement, a constitué l’« origine » de tout langage : celui-ci ayant dû apparaître à l’homo sapiens originel, non tant comme la réponse à toutes les questions (extra-économiques) qu’il se posait, que comme le « médium » qui lui permettait, par extension incessante du filet de ce « sens » : poussant ses fils de lumière de choses en choses, d’approfondir toujours plus ces mêmes « questions » (par quoi l’on voit en tout cas que cette théorie « anthropologico-paradisiaque » s’oppose en tout point à celle, d’inspiration elle « économiste », de nos modernes préhistoriens qui pensent eux, pour leur part, que c’est au contraire la seule nécessité économique – le souci de la survie de son espèce – qui a rendu un certain (pré-)homo « humain », sapiens : qui a contraint une certaine espèce « simiesque », sous l’effet de quelque changement climatique : survenu, selon Yves Coppens, il y a des millions d’années dans l’actuelle Afrique de l’est, à descendre de ses arbres, 14


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à se redresser sur ses membres postérieurs, à devenir « chasseur », etc. ; mais théorie qui, si elle présente bien des attraits (scientifiques), comporte cependant, comme je l’ai montré dans ma Profondeur, un point aveugle – à savoir : qu’elle ne parvient jamais à résoudre l’énigme, justement, de cette origine du langage… sur laquelle nos modernes anthropologues demeurent fort circonspects : l’hypothèse sur ce point qu’expose le même Coppens dans son Odyssée de l’espèce étant d’une insigne pauvreté… alors que celle anthropologico-paradisiaque que j’expose ici la résout sans coup férir : c’est parce que l’homme a séjourné « un temps » au sein d’un « lieu » délivré de toute pré-occupation « économique » qu’il a eu loisir, pour examiner certaines questions relatives au(x) rapport(s) qu’entretenaient les choses entre elles : pour en quelque sorte densifier toujours plus étroitement ce « filet du sens », d’inventer le « médium » de ce langage – même si, très probablement, le langage que nous utilisons encore aujourd’hui n’a qu’assez peu de rapports avec celui que développa l’homo sapiens originel : plus tourné à présent vers la « communication » que vers la pure nomination des choses (même si cette « communication », pour « communiquer », est bien forcée de faire encore appel à l’essence nominative – presqu’oubliée à notre époque – de ce même langage ; car sinon personne, en vérité, ne pourrait se « comprendre » : personne ne pourrait « communiquer »). Si donc, à partir d’un moment de son « évolution », l’homme est devenu cet « humain » – homo ce « sapiens » –, ce n’est peut-être pas pour la raison qu’invoquent les anthropologues de la nécessité pour cet homo, s’il voulait survivre (en tant qu’espèce), de s’adapter à de nouvelles conditions économiques (« climatiques »)… mais pour celle, en ce sens rigoureusement inverse, qu’il a eu loisir, dans le cours de cette même « évolution », de séjourner en un « lieu » – qu’on appelle, selon, « paradis terrestre », ou « jardin d’Éden » ou « croissant fertile » voire, pour conférer à ce « lieu » un nom plus temporel, « âge d’or » : étant clair que ce « lieu » était aussi un « moment » – où ce même homme fut délivré « un temps » de toute préoccupation « économique » de survie de son espèce (humaine)… et par cette délivrance de s’intéresser à d’autres questions que celles strictement « économiques » relatives à cette « sur-vie » même… qui devint par là une « vie » – la « vraie vie » d’un autre poète –, et aussi bien une « habitation poétique » de l’homme « sur terre » : « habitation » qui n’a peut-être pas duré très « longtemps » – dans la Genèse : une unique journée –, mais qui a cependant suffi, par la traversée par homo sapiens de son « milieu doré », pour rendre cet homo « humain » (sapiens) ; et « humanité » qui, depuis, ne l’a plus 15


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quitté : même si depuis également, et suite à son expulsion du « Paradis terrestre »-anti-économique, il a bien fallu à ce même homo, à ce même « humain » originellement « poète », se re-confronter avec la prosaïque et anti-poétique question de sa survie « sur terre ». L’homme n’a peut-être « habité poétiquement » cette terre qu’un très bref instant ; mais le fait est que, depuis, il ne l’a jamais oublié – alors qu’il a sans doute oublié bien d’autres moments de son « évolution » : quel homme aujourd’hui se souvient de l’invention de l’outil, ou du feu, ou de la roue (alors que tout le monde garde encore mémoire d’un « séjour en Éden ») – ; et « non-oubli » de ce séjour délicieux – celui donc d’une « habitation en poète » de la terre – qui a fait aussi que ce même homme, et malgré toutes les contraintes économiques qui, depuis sa sortie d’Éden, l’ont assailli, n’a jamais fait retourà l’animalité ; c’est-à-dire retour-à une condition strictement économique de la créature terrestre : celle qu’illustre justement, on l’a vu, la « condition animale » en tant que celle-ci n’est rien d’autre que la soumission des espèces – dites pour cela : « animales » – à l’unique nécessité économique dictée par le souci lui aussi unique de leur survie.

Mais alors comment, dans cette perspective, interpréter l’autre mythe, associé à celui du « Paradis », de la chute de la créature humaine : de l’expulsion de celle-ci de ce « Paradis » ? Un signifiant présent dans le récit de la Genèse – celui de « l’Arbre de la Connaissance » – doit en cette interprétation nous guider : puisque c’est pour avoir « mangé de son fruit », transgressé le tabou qui pesait sur lui, que le couple originel fut chassé d’Éden ; et que peuvent bien signifier cet arbre, ce fruit et cette transgression ? Si le paradis est ce lieu de l’univers où, à l’écart/protégé-du pur « chaos phénoménal » de celui-ci, quelque chose comme un « monde du sens » a pu se déployer – quelque chose comme une « habitation poétique de la terre » a pu être illustrée par l’homme –, alors cet « arbre de la connaissance », en tant que cette « connaissance » n’est rien d’autre que le fruit de ce sens lui-même : de cette « idée » que toutes choses entretiennent entre elles un « rapport » (qui est ce « sens » même), ne peut être que le « centre » de ce Paradis – ce qui est en effet, dans la Genèse, le cas puisque le texte indique que « Dieu avait placé cet arbre au centre » du jardin d’Éden – ; quoique centre interdit à l’habitant (poétique) de ce jardin… qui pouvait « manger de tous les autres fruits des autres arbres » mais pas de celui-là ; et pour quelle raison ? Il est clair ici que, si mon interprétation est correcte, cette 16


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autorisation donnée par Dieu au couple originel de « manger de tous les autres fruits » du jardin exprime la latitude conférée à l’habitant de ce jardin – au « jardinier du sens » qu’est/fut l’homo sapiens originel – d’établir des « rapports » entre toutes les choses du « monde » : entre tous les arbres du jardin… à l’exception donc d’un seul, celui « de la connaissance » (je laisse pour l’instant de côté le fait que, dans la Genèse, cette « connaissance » était celle « du Bien et du Mal » : j’aurais l’occasion d’y revenir plus tard… lorsque j’aurais établi ce que, en de telles circonstances : en une telle habitation poético-édénique de la terre par l’homme, ce mot de « connaissance » pouvait « signifier » au juste) ; et en effet que pouvaient bien signifier pour notre « Adam originel », pour notre « habitant-en-poète » du jardin d’Éden – à quoi se circonscrivait en ce temps-là l’entièreté d’un « monde » : puisqu’au-delà de ses limites commençaient l’univers et son « chaos phénoménal » (dénué de tout « sens ») –, ces mots de « connaître » et de « connaissance » ? Probablement rien d’autre justement que ces capacité/latitude à établir entre toutes choses de ce jardin – à quoi, en ce temps-là, se réduisait le « monde » (puisque, on l’a vu, un « monde » est toujoursd’abord un monde du sens : sinon ce n’est qu’un « univers ») – des relations… qui ne soient pas seulement à motifs économico-animaux : qui soient elles de type « poétique » – d’où la nécessité, pour avoir loisir de tisser de telles « relations » entre les choses, de venir « habiter-en-poète » la terre (traduction biblico-génésique : d’être d’abord le résident d’un Paradis, d’un « jardin d’Éden ») – ; étant clair que « connaître » pour l’homme – et en quelque mode que ce soit : « mythologique », « philosophique », « scientifique », etc. –, c’est d’abord établir un/des rapport(s) entre les choses – entre la branche cassée et le gibier comme entre la pierre et l’étoile – : c’est d’abord jeter, tel un pêcheur poético-ontologique, le filet du sens sur un « monde », c’est-à-dire sur un « lieu mental » dont la caractérisque première est de souscrire au pré-supposé fondamental (et dans le fond : jamais démontré, purement-« philosophiquement » arbitraire) que les choses, en ce « lieu » : en ce « monde », ne peuvent faire autrement qu’entretenir des rapports entre elles (ce qui est sans doute aisé à établir dans le cas de la branche et du gibier… beaucoup moins dans celui de la pierre et de l’étoile… où il faut « se fatiguer salement », « se creuser » beaucoup plus « la tête » : en mode cette fois-ci « poétique » pour parvenir au même résultat de l’établissement d’un autre rapport – mais la connaissance n’est-elle pas à ce prix ?). Mais que peut bien exprimer alors, si la connaissance est bien ce que je dis ici : le tissage du filet du sens entre toutes choses de 17


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ce « monde », le signifiant de cet « Arbre de la Connaissance » et de son interdit ? Peut-être ceci qu’il doit exister une limite à cette « connaissance » et à son « action de connaître » ; mais mot de « limite » à prendre ici, non pas au sens de la platitude qu’on ne pourrait pas « tout connaître/comprendre/expliquer », plutôt à celui biblico-géographique de frontière : la « connaissance » s’arrêtant à celle de ce jardin d’Éden, c’est-à-dire à la limite séparant « monde » – ce « lieu mental » dont l’« habitant poétique » a loisir de s’exercer à l’activité de ce « connaître » : à ce tissage du réseau du sens entre toutes les choses-en-Éden (parce qu’« Éden » est justement le nom biblico-géographique du présupposé « philosophique » que les choses entretiennent des « rapports » entre elles) – d’« univers », cet autre lieu qui, parce que lui en proie à un pur « chaos phénoménal », n’a cure de ces notions de « rapports »-entre-choses, de « monde » et, par suite, de « connaissance ». Et voilà pourquoi, en Éden, cette « connaissance » était un arbre – celui buissonnant du sens – ; comme voilà pourquoi aussi il était défendu aux « habitants-en-poète » de ce jardin – où « croissait et se multipliait » ce sens – de manger, à l’exception de tous les autres des autres arbres, de son fruit : car faire cela c’était tomber dans l’hubris (elle aussi « philosophique » et « mentale ») d’une confusion entre « monde » et « univers » : entre un jardin où quelque chose comme un « sens » était toujours-déjà à l’œuvre… et cela qui, au-delà de la limite de ce jardin : au-delà de l’exercice de ce « connaître » qu’il autorisait à ses « résidents », n’avait cure de ce sens et de ce connaître. La « faute » du couple originel de la Genèse, en mangeant du fruit interdit de l’Arbre de la connaissance, consista donc à s’imaginer que cette connaissance et son activité de mise-en-relation entre les chosesen-Éden s’appliquaient indifféremment/pareillement aux autres choses que celles qui étaient-en-Éden : à l’« univers » entier et non pas seulement au « monde » – « Vous serez pareils à des dieux », avait dit le Serpent à Ève ; c’est-à-dire pareils à des êtres susceptibles de « connaître » la totalité des étants de l’univers (et non seulement de ceux circonscrits aux limites du jardin d’Éden… qui constituaient la limite de la/leur connaissance : la frontière entre « monde » et « univers ») – ; et ce pourquoi aussi cet « arbre » était celui « de la connaissance du Bien et du Mal » : ces deux termes à prendre ici encore en un sens non tant « moral » que, toujours, biblicogéographico-édénique ; le « Bien » étant cela qui, parce que circonscrit à l’intérieur du jardin d’Éden, est susceptible de donner prise à quelque chose comme un sens et à son « connaître »… tandis que le « Mal », parce que lui « situé » dans un en-dehors de ce même jardin du sens – dans un 18


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en-dehors « im-monde »… du « monde » : dans cet « univers » qui commence au-delà des frontières d’Éden (au-delà des limites de la « connaissance ») – ne fait, lui, jamais cela : n’est, par définition, jamais susceptible d’illustrer quelque chose comme un sens (étant, on l’a vu, ce pur « chaos phénoménal » où rien n’entre en relation avec rien : ce pourquoi, on le sait, la signature la plus profonde de ce qu’on a coutume d’appeler le « Mal » réside d’abord en ce fait – notamment signifié par cette question du « pourquoi ? » qui vient spontanément à l’esprit de ceux qui le subissent » (« pourquoi me fais-tu cela – ce Mal – » ? demande la victime à son bourreau) – qu’il est peu ou prou, à l’inverse du « Bien », dénué de tout sens ; c’est-àdire s’exerçant dans un en-dehors – pour cela même : « im-monde » – du « monde »… Mangeant du fruit (défendu) de l’Arbre de la Connaissance, le couple originel s’est donc en quelque sorte comporté comme cette colombe de Kant qui s’imaginait qu’« elle volerait mieux dans le vide » : là où il n’y a pas d’air ; et pareillement homo sapiens a dû se dire qu’il « connaîtrait mieux » là où il n’y a pas de sens : dans l’« univers » qui s’étendait audelà du « monde du sens » circonscrit à Éden – mais bien évidemment, quand il n’y a plus d’air, au mieux de « mieux voler » la colombe tombe ; et, pareillement quand il n’y a plus de sens, au lieu de « mieux connaître » l’homme chute : sa « faute originelle » ayant donc consisté à n’avoir pas compris que, pour « connaître », il faut d’abord habiter un « monde », c’est-à-dire « résider poétiquement » dans un lieu-jardin où règne toujoursdéjà quelque chose comme du/un « sens » ; et « sens », « monde », « connaissance » qui s’arrêtent aux limites de ce « jardin » : puisqu’au-delà de celui-ci il n’y a plus que « non-sens », « univers » et in-« connaissance » (in-différence des choses les unes envers les autres : de la pierre vis-à-vis de l’étoile… comme, à son tour, de l’étoile vis-à-vis de… tout ce qu’on voudra).

Ce n’est donc qu’en Éden, dans les limites temporello-géographiques d’un « jardin » où Dieu avait « placé » l’homme originel, qu’il existait quelque chose comme un « monde », c’est-à-dire un « lieu mental » où toutes choses avaient latitude – en s’inscrivant dans le filet du sens (dont cet « homme originel » était comme le tisserand) – d’entrer en relation avec les autres choses ; et « monde »/« sens »/« jardin » qui furent perdus quand le tisserand de ce « filet » s’imagina qu’il pouvait en étendre le réseau (de « sens ») au-delà des frontières d’Éden : dans le off-limits qui commençait après celles-ci ; et « off-limits » où ne régnait qu’un pur « chaos phénoménal » 19


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– par essence : « mauvais », im-monde et « in-sensé » – : celui qui caractérise justement tout « univers » quand il cesse d’être un « monde » – quand il cesse de faire-monde : c’est-à-dire d’abriter en lui quelque chose comme un « Paradis »… où les choses, parce qu’elles s’intéressent les unes aux autres : parce qu’elles « s’aiment », ont loisir de se déployer « en-monde » (ce qui, dans un « univers », n’arrive jamais, dans la mesure où ce qui, en un tel « univers », règne toujours-seulement, c’est une souveraine « in-différence » entre ces mêmes choses : entre la pierre et l’étoile, l’étoile et la fleur, la fleur et le nuage, etc.). En ce sens, tout « monde » ne peut être qu’un « paradis » (et réciproquement) ; et de la même façon : on ne peut « habiter poétiquement la terre » que si cette « terre » est d’abord un « paradis » et cela pour la raison, non tant qu’il serait plus difficile de résider dans un « univers » que dans un « monde », que pour celle-ci que, au sein d’un « univers » : ce lieu non-soumis au sens, il n’y a tout simplement pas d’habitation possible : seulement de la « survie », c’est-à-dire ce mode d’existence uniquement régi par des considérations de type « économique-animal » (c’est-à-dire ce (non-)« lieu » où, si l’on peut à la rigueur établir une relation entre le bruit de la branche cassée et le passage d’un gibier – parce que de l’établissement de ce « rapport » dépend le « repas du soir » (et par extension : rien de moins que la « survie de l’espèce ») –, on se gardera bien d’en faire autant avec d’autres « phénomènes » tels que la pierre au fond de son torrent et l’étoile qui la surplombe : question de poète qui ne pourrait que faire perdre son temps à l’animale économicus… que sont justement tous les « animaux »). « Habiter poétiquement la terre » est donc une sorte de pléonasme : puisqu’il n’y a d’« habitation » que « poétique » – sinon, c’est de la simple « survie » –; et pléonasme qu’illustre encore l’autre expression de « monde paradisiaque » : puisque tout « monde », s’il en est vraiment un : s’il n’est pas seulement un « univers », ne peut, par le même mouvement, qu’être un « paradis » ; c’est-à-dire le lieu mental où quelque chose comme un/du « sens » a loisir de déployer son filet/réseau et, en un tel déploiement, de « faire-monde (paradis) ». On se demandera comment nous qui avons depuis longtemps perdu ce « paradis », parvenons encore à tisser du sens entre des choses qui elles, selon toutes apparences, n’appartiennent plus qu’à un « univers » ; mais c’est qu’aussi, si nous avons perdu ce paradis : ce « monde du sens », nous n’avons pas complètement oublié la pratique de ce métier de tisserand du sens à laquelle nous nous consacrions quand nous habitions encore, poétiquement-pléonastiquement, ce « paradis » et ce « monde » – comme l’a dit un poète : quand nous étions encore « au monde » ; et « monde », 20


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« paradis », dont nous essayons depuis, comme l’a dit un autre poète, de « rassembler les fragments » (Novalis)… avec les résultats que l’on sait. Le paradis est certes pour nous humains à jamais perdu – cf. Proust : « Tout paradis est un paradis perdu » – ; mais ce que, de ce paradis, nous n’avons pas complètement perdu, c’est la mémoire de sa « structure-en-monde » ; et structure que, en le mode de cette « quête du savoir », nous nous obstinons à appliquer à ce qui n’est plus justement un « monde » (un « paradis ») : seulement un « univers » ; et « univers » qui, par définition : parce que les choses en lui ne « s’aiment » pas (comme elles le faisaient en Éden), ne peut que se montrer rétif à tout « savoir humain », c’est-à-dire à une « connaissance »-de lui qui, en vérité, n’avait été élaborée/inventée que pour… le « monde » tel qu’il se déployait en Éden. « L’acte de connaître » est donc une pratique de type paradisiaque – une pratique que nous avons apprise en Éden (cf. également l’autre légende de l’Âge d’or où les dieux, parce que vivant encore parmi les hommes, leur enseignaient les arts et autres « pratiques » telles que l’agriculture) – ; et pratique que nous essayons encore aujourd’hui d’appliquer à un champ qui, parce que dans l’intervalle le paradis, et le « monde » qui allait avec : qui était ce « paradis », a été perdu, ne peut plus être qu’un « univers », qu’un (non-)« lieu mental » où il faut « se fatiguer salement » pour continuer d’établir des rapports entre les choses : pour continuer de tisser/ravauder infiniment le filet déchiré du sens, tel qu’il se déployait librement, aisément et sans accroc en Éden. Et c’est pourquoi aussi la connaissance, cette activité de type originellement « paradisiaque », est devenue aujourd’hui si difficile : parce que, chaque fois que nous cherchons à l’exercer : chaque fois que nous cherchons à l’appliquer à un « univers » qui, Éden étant perdu, ne peut plus être qu’un « chaos phénoménal » (in-différent et in-sensé), il nous faut préalablement retisser/raccommoder le réseau du sens qui, en Éden, s’étendait sans difficulté, en le mode d’un « tout fait sens », à toutes choses… de cet Éden : comme si d’une certaine façon, avant de (re)commencer à « connaître » quoi que ce soit, il nous fallait d’abord (re)construire/« (r)assembler » (cf. Novalis cité plus haut) un petit morceau de cet Éden perdu, dispersé, « explosé » en fragments de sens parmi la vastitude morne, chaotique et toujours in-sensée de cet « univers » où les choses, après s’être un temps « aimées » au sein d’un jardin des origines : dont celle de la « connaissance », sont redevenues indifférentes entre elles, chacune dormant/rêvant « de son côté » sans se soucier du rêve que font pourtant, tout proches d’elle, les autres choses pareillement endormies en leur sommeil, selon, minéral ou stellaire, 21


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mais toujours « dogmatique ». Et sans même « remonter » jusqu’à l’étoile qui, du fond de son ciel, la surplombe, est-ce qu’une pierre aujourd’hui se préoccupe seulement de l’autre pierre qui, au fond du même torrent, repose, pareillement indifférente et im-mobile, à côté d’elle ? Quelques centimètres pourtant seulement les séparent, mais cette distance pourrait être plus courte encore – évaluée en microns – voire plus longue – évaluée en annéeslumière (comme dans le cas cette fois-ci des étoiles) – que cela ne changerait rien à l’affaire : ne mettrait pas « en-relation » ces deux « choses-pierres » (ou « étoiles ») ; car la « distance » qu’il y a entre elles, avant d’être constituée de centimètres, de microns ou d’années-lumière, est d’abord tissée de souveraine indifférence ontologique ; et indifférence qui a commencé lorsqu’Éden a été perdu et que, suite à cette perte : à cette chute, chaque chose a tourné le dos à sa « sœur-chose » pour se claquemurer en son propre rêve, « égoïste » et « perso » (comme on dit d’un joueur de football qui ne tient pas compte, sur le terrain, des autres membres de son équipe). Un philosophe expliquerait cette in-différence des pierres entre elles par le fait que la pierre « n’a pas conscience » d’elle-même – et a fortiori : des autres pierres – ; et un autre (philosophe), plus récent et moderne, expliquerait cette même in-différence par l’autre fait que « la pierre n’a pas de monde », formulation sans doute plus proche de la vérité, mais qui manque quand même la véritable explication de cette somme toute bien mystérieuse indifférence des choses entre elles – à savoir : que si les choses s’ignorent ainsi désormais l’une l’autre, c’est, non tant parce qu’elles n’auraient ni « conscience » ni « monde », que parce que, ne séjournant plus en Éden, elles ont cessé de « s’aimer » (et on le sait « le contraire de l’amour », ce n’est pas la haine – qui est encore une forme de l’amour –, mais bien cette « in-différence »… qui est la tonalité la plus fondamentale de tout « univers » sitôt que celui-ci a cessé d’être un « monde » : un paradis).

Mais par quoi l’on comprend aussi, à l’inverse, que la tonalité fondamentale qui caractérise tout « paradis » est cela qui, opposant à la présente in-différence des choses entre elles depuis qu’Éden, justement, a été perdu/dispersé, a nom « amour » ; et « amour » qui, en Éden, était si prégnant que même les choses (dites) « inanimées » – pierres ou étoiles – avaient loisir, entre elles, de « s’aimer un peu » – à tout le moins : de ne pas être in-différentes les unes envers les autres (comme elles le sont aujourd’hui) – ; chose étrange à penser : en Éden, même les pierres ou les 22


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étoiles, parce qu’enserrées dans le filet « paradisiaque » du sens, « s’aimaient » – Heidegger dirait peut-être : « a(vaient) un monde » – ; et amour qui, sans aller jusqu’à faire de ces pierres ou de ces étoiles des « configurat(rices) de monde » : car cela c’était la fonction particulière de l’Adam originel – du jardinier/tisserand du sens –, les affectait cependant : leur donnait loisir, bien qu’« inanimées » : sans conscience » ni « monde », de participer elles aussi de ce réseau de sens dont Éden était à la fois le sujet et l’objet (de toute activité de « connaissance »). Certes, « au Paradis », seul l’homme originel, en tant que l’inlassable tisseur du réseau de ce sens, pouvait vraiment « connaître », c’est à dire tisser du sens entre les choses : établir une « relation » entre la pierre et l’étoile… voire, plus pratiquement, entre deux pierres ; mais cette « connaissance » en ce temps-là était aisée parce que les choses, s’aimant toujours-déjà entre elles, n’opposaient pas à cette « connaissance » le mur d’indifférence qu’elles ont depuis – depuis la perte d’Éden – érigé entre elles ; et mur qui rend aujourd’hui si difficile et si problématique le « connaître » de la moindre chose : puisque, on l’a vu, ce « connaître », aujourd’hui, suppose que nous reconstituions d’abord les « conditions de l’expérience » (de ce « connaître ») qui régnaient alors en Éden – que nous (re)placions préalablement toutes choses en l’amoureux élément qui emplissait alors de son « air spirituel » Éden ; et élément qui, parce que toutes choses en ce temps-là y étaient plongées, faisait que ces choses n’étaient pas in-différentes les unes aux autres : acceptaient volontiers qu’on établisse entre elles des rapports (cet « établissement de rapports » – peu importe lesquels – étant bien sûr l’origine de toute « connaissance » ; et origine qui a perduré jusqu’à notre moderne « connaissance scientifique » puisqu’elle aussi, pour « connaître », se doit d’abord d’établir un « rapport » entre deux phénomènes en apparence sans-rapport – « in-différents – : entre par exemple, dans le cas de la théorie newtonienne de la gravitation, la chute d’une pomme dans un verger et le mouvement au ciel des astres). Ces considérations pouvant expliquer pourquoi les premières sociétés humaines furent spontanément animistes : non tant parce qu’elles auraient été plus « naïves » et « primitives » que les nôtres que parce que, étant plus proches que nous d’Éden et de sa « perte », elles avaient intégré cette idée dans le fond assez simple que, pour « connaître » les choses, il fallait peu ou prou les replacer dans les conditions qu’elles avaient connues en Éden, lorsque celui-ci n’était pas encore perdu : pour l’homme comme pour ces choses – la « chute » de l’homme ayant entraîné celle de ces « choses » : animées ou pas – ; et, par suite, les créditer d’un minimum de « vie » – de « sentiments », de 23


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« conscience » ou de « monde » : dans la pensée animiste, n’en déplaise à Heidegger, même « les pierres ont un monde » –… sans lequel aucun « connaître » de ces choses n’eût été seulement possible (et dans le fond, avec beaucoup de bémols et de précautions, même la science moderne a conservé quelque chose de cet animisme philosophico-originel – exemple notamment de la mécanique quantique dont les chercheurs nous expliquent qu’une particule ne « choisit » pas la même trajectoire selon qu’elle est ou non « observée » : mais comment « sait »-elle, cette particule, qu’elle est « observée » ?). Et la vérité sans doute ici est que toute science ancienne ou moderne, chaque fois qu’elle procède à une « expérience » : en vue, par l’observation (scientifique ou non), de mieux « connaître » les choses et les « phénomènes », ne fait rien d’autre que de spontanément (re)placer ces choses dans les « conditions (de l’expérience) » telles qu’elles régnaient en Éden ; c’est-à-dire ne fait rien d’autre que de (re)tisser le filet du sens qui les enserrait lorsqu’elles « séjournaient » – un animiste dirait : lorsqu’elles « vivaient » – en Éden et, pour cela, ne s’étaient pas encore claquemurées dans cette (tonalité d’)in-différence vis-à-vis des autres choses… qui les caractérise aujourd’hui ; et indifférence dont le chercheur moderne, s’il veut apprendre quelque chose du comportement… de ces « choses » : mieux comprendre/connaître les phénomènes, se doit d’abord de les en faire sortir – encore une fois : de réveiller ces « choses » de leur sommeil dogmaticoontologique… en les contraignant, parfois par violence exercée-contre leur mutuelle indifférence, à interagir entre elles (ces mêmes particules de la mécanique quantique que, dans les cyclotrons, on accélère jusqu’à des vitesses proches de celle de la lumière pour qu’elles viennent en percuter d’autres et par là, enfin sorties-de leur indifférence, nous en apprendre un peu plus sur leur « en-soi »… de particules). Car dans le fond ce qui toujours guide en ses investigations le chercheur ancien ou moderne, c’est cette « idée », héritée du bref séjour de son espèce en Éden, que les choses ne peuvent pas ne pas entretenir entre elles de rapports – dont il s’agit ensuite, par introduction d’un peu de sens en le « chaos phénoménal »-in-sensé de la « nature » : d’un peu de « monde » dans l’im-monde qu’est l’« univers », de dérouler la pelote (ou le fil) – ; et « idée », présupposé peut-être après tout parfaitement arbitraire et aberrant, dont on a vu qu’ils constituent la source de tout « connaître » et l’origine du mouvement de toute « connaissance » des choses et des phénomènes (dont sans doute, si nous n’avions pas un temps séjourné en Éden : « habité poétiquement » son « monde de sens », nous n’aurions cure… sinon peut-être en ce mode « économique » 24


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qu’illustrent les animaux dont toute la « connaissance des choses » se résume à l’examen de questions relatives au souci de leur seule « survie »).

Dans le livre que je commence ici, c’est d’abord l’abyssalité de la pensée qui sera recherchée : par quoi toute vérité par lui conquise devra être exposée en le mode d’une « vérité avant-dernière » qui sait que, derrière elle, il y en a toujours une autre, sinon « plus haute », du moins plus profonde et plus cachée ; et par quoi aussi ce livre sera plus un voyage ou un rêve qu’un « traité de » : toujours une « aventure arrivée au sens » en son développement scripturaire-spiralé ; et qui ne voit que l’inscription par un scripteur sur la page d’un tel développement du sens est le seul moyen pour ce scripteur de faire que son livre soit autre chose qu’un fantôme de sens : de faire que son écriture soit, non pas un écho (plus ou moins atténué) de ce sens, mais ce sens lui-même. Prétendre « dire le sens » présuppose qu’on renonce à le fixer en une « vérité » – peu important laquelle (puisque de toute façon, et aussi ingénieuse et « pertinente » soit-elle, elle sera toujours « avant-dernière ») –… pour se contenter d’épouser/imiter/illustrer le mouvement de ce sens qui, lui, est toujours « en-avant » : qui, lui, se pré-cède toujours luimême et, en une telle « pré-cession », toujours aussi échappe au filet de mots, de phrases, de concepts et de « vérités » (forcément toujours parcellaires) dans lequel on voudrait le prendre. Tel le Dieu hégélien, toujours le sens cherche, en un mouvement orbiculaire-scripturaire qui voudrait revenir sur ses propres traces (l’écriture), à se saisir lui-même ; mais saisie qui, du fait même de la nature toujours fuyante/dérobante de ce sens, est bien sûr impossible : par quoi s’impose peu à peu l’idée que le scripteur n’est pas tant le tranquille « Secrétaire de l’Absolu » dont avait rêvé le même Hegel… que le poursuivant/correspondant/illustrateur plus ou moins harassé d’un sens qui, parce que toujours en-allé, jamais ne se repose… en venant par exemple habiter une « vérité » stable et anti-dynamique dont on connaîtrait (enfin) l’adresse, et ce pourquoi aussi, à la fin de ses Illuminations : juste avant son propre renoncement à toute pratique poético-scripturaire, le « scripteur-Rimbaud » donne pour consigne à ses « frères-humains » – à ceux que du moins toujours taraudent les poursuite/illustration de ce sens (qu’il appelle pour sa part le « Génie ») – de, à ce sens, non tant y renoncer – puisqu’il s’agit tout de même, en le poème éponyme, de continuer à « le héler et le voir » – que de le « renvoyer » – c’est-à-dire, sans jamais renoncer tout à fait à le « suivre » : sans jamais renoncer à saluer l’éclair que, en la 25


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forme d’une amoureuse décharge, il inscrit sur l’horizon de nos vies « lasses » et peu ou prou toujours prostituées, de le laisser-à sa vie toujours insaisissable parce que toujours se pré-cédant elle-même : Sachons cette nuit d’hiver, de cap en cap, du pôle tumultueux au château, de la foule à la plage, de regards en regards, forces et sentiments las, le héler et le voir, et le renvoyer, et sous les marées et au haut des déserts de neige, suivre ses vues, ses souffles, son corps, son jour. « Renvoyer » le « Génie » ici, c’est peut-être renoncer à l’activité poético-scripturaire – ce que fera en effet, après avoir écrit cette ultime phraseconsigne : pareille à un « testament » lui aussi poético-scripturaire, le scripteur-Rimbaud (dont j’ai montré dans ma Profondeur qu’il ne cessait en vérité, en tous ses poèmes et à chaque fois, de nous annoncer son départ proche, imminent) – ; mais ce n’est sûrement pas renoncer à la poursuite de ce « Génie », de ce sens qui veut que, tant que nous demeurons ces humains et ces vivants/disants, nous continuions à le « suivre »/illustrer : plutôt poursuivre cette quête « par d’autres moyens »… qui seront pour Rimbaud, après son renoncement à la « littérature », ceux de l’inflexion/conversion de son existence en une tonalité plus « voyageuse » et moins « scripturaire » ; et inflexion que disent déjà, en l’ultime phrase de son « œuvre poétique » : en ce « testament » que je viens de citer, tous ces termes – « cap », « pôle », « plage », « marées » et autres « déserts » – relatifs à l’errance géographico-planétaire que mènera ensuite le poète devenu aventurier… quoique toujours en recherche de/du « sens » et de « sa vie infinie ».

Et Rimbaud lui aussi, toute sa vie, n’a rien fait d’autre que de rechercher inlassablement le/un « paradis » – celui qu’il appelait pour sa part « paradis des orages » : preuve en tout cas que pour lui un tel « séjour-en paradis » n’avait rien de particulièrement paisible et lénifiant (constituait bien plutôt, par ce mot même d’« orages », l’existence la plus ardente, violente et toujours « passionnée ») – : n’a jamais cessé, comme il l’avoue dans sa Saison, de « songer à Éden » ; même si c’est dans l’admirable « Sonnet » du poème « Jeunesse » des Illuminations que, de cet « Éden » et de son obsession, il s’est encore le mieux expliqué – voici le passage : 26


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Homme de constitution ordinaire, la chair n’était-elle pas un fruit pendu dans le verger – ô journées enfantes ! le corps un trésor à prodiguer ; – ô aimer, le péril ou la force de Psyché ? La terre avait des versants fertiles en princes et en artistes, et la descendance et la race vous poussaient aux crimes et aux deuils : le monde votre fortune et votre péril (…) Peut-être du fait de son « éducation judéo-chrétienne » (comme on dit) Rimbaud voit d’abord le « paradis » comme le lieu de l’innocence de la « chair » – un « fruit pendu dans le verger » – et du « corps » – « un trésor à prodiguer » – : un séjour délivré de toute « culpabilité » (là aussi – et toujours comme on dit – « judéo-chrétienne ») vis-à-vis de la sexualité et de l’amour (dit) « charnel » ; mais à ce trait – qui n’est peut-être après tout, en le mode de la célébration d’un Âge d’or d’inspiration résolument néopaïenne (alors qu’ici, d’évidence, nous sommes bel et bien au sein du jardin d’Éden du mythe – pour le coup : « judéo-chrétien » (!) – de la Genèse) qu’un « cliché » : celui qu’illustra le premier Rimbaud – parnassien et peu ou prou encore « académique » – dans des poèmes tels que « Soleil et chair » (« Ô Vénus, ô déesse/Je regrette les temps de l’antique jeunesse/Des satyres lascifs, des faunes animaux », etc.) – ne se limitent nullement la vision rimbaldienne du « paradis »… ni d’ailleurs le mérite poético-philosophique de ce « Sonnet » – moins de quatre années entre celui-ci et « Soleil et chair » ; mais, dans l’élément de la poésie et de la pensée, quelle distance parcourue ; quel stupéfiant « progrès » effectué ! – ; car voici qu’en cet Éden de « journées enfantes » s’immisce presqu’immédiatement le Serpent d’un « péril » (mot qui revient à deux reprises sous la plume du poète) ; mais « péril » qui luimême est présenté par Rimbaud, non pas comme un vulgaire danger qui menacerait la quiétude et (donc) l’« innocence » de ce paradis, plutôt comme le nécessaire avers d’une « force » et d’une « fortune » – d’abord en mode interrogatif : « ô aimer, le péril ou la force de Psyché ? » puis carrément affirmatif : « le monde, votre fortune et votre péril » (ce passage de « ou » à « et » – par mes soins soulignés – disant bien qu’une avancée « philosophique » a ici été réalisée). Tout se passe ici comme si ce « péril » – qui très probablement va conduire à la chute/expulsion de l’habitant poétique – « princes » et autres « artistes » – de ce paradis : « homo sapiens originel » ou « homme de constitution ordinaire » (dans les deux formulations – la mienne et celle rimbaldienne – : toujours le représentant de « l’espèce (dite) humaine ») – procédait non pas d’un défaut (de « force » et/ou de « fortune ») mais, à l’inverse, d’un excès de celles-ci : ce qui rejoint la thèse que j’ai 27


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développée plus haut, lorsque examinant particulièrement la question de l’essence du « connaître humain », j’avais posé que cette « chute » était de signature hubristique – était bien une « chute », mais chute, non par manque/défaut-de, que par excès – ; ce qu’exprime à sa manière, tout à la fois fulgurante et laconique, Rimbaud lorsqu’il écrit, à la suite de « deux points » explicatifs, cette phrase qui, après avoir été une interrogation, est désormais une affirmation en forme peu ou prou « explicative »-conclusive : le monde votre fortune et votre péril – rien d’autre… mais qui suffit à faire comprendre que, si quelque chose comme un « paradis » – dont j’ai montré qu’il n’était rien d’autre que le nom biblico-génésique de ce « monde » même… qui est toujours un « monde du sens » : son jardin – a pu être perdu à l’origine, au cours de « journées enfantes », par l’« homme de constitution ordinaire » : l’« homo sapiens originel », c’est parce que, toujours en ce paradis, cohabitaient en le mode d’une co-appartenance : à l’équilibre sans doute délicat et, en tout cas, jamais garanti/toujours instable, « fortune » et « péril » ; et équilibre, « harmonie » et innocence qui se sont (inter)rompus lorsque la première, en tombant dans l’hubris de son propre excès : de « force » et/ou de « fortune », a ouvert la voie au second : à ce « péril » qui, bien que toujours-déjà là en puissance dans la « structure-en-monde » dont était tissé le « filet-de-sens » de ce paradis, et tant qu’il était contenu par une juste « fortune » – ni trop forte ni trop faible – dans les limites du jardin de ce paradis, ne menaçait encore rien ni personne. « Ô journées enfantes » où l’« homme de constitution ordinaire » avait ce loisir, pareil à une sorte de luxe ontologique, de se demander si « aimer » constituait une « force » ou un « péril » ; et cela sans doute parce que, de toute façon pour lui : présupposé « paradisiaque-mondanéisant », aimer était toujours d’abord connaître ; restant à savoir si ce « connaître » constituait pour sa « psyché » plutôt une « force » ou plutôt un « péril » : question qui demeura pour son bonheur et sa « fortune » en suspens… tant qu’il respecta l’interdit relatif au manger du « fruit pendu » à l’Arbre de la Connaissance » – c’est-à-dire : tant qu’il ne chercha pas, en oubliant que « connaître » c’est d’abord « aimer », à étendre cette connaissance à autre(s) chose(s) que celles qui, en Éden, « faisaient monde »… alors que, sitôt qu’on quittait Éden, il n’y avait plus que le règne sans amour – et pour cela : in-sensé – d’un « univers » (que Rimbaud, dans la deuxième partie de son « Sonnet », qualifie énigmatiquement de « sans images » : parce qu’un « monde » justement – et a fortiori : un « paradis » (mais on a vu que c’est la même chose) – est lui à l’inverse, en tant que « monde du/d’un sens », toujours tissé d’« images »). 28



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