Les républicains espagnols à Rivesaltes

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JANVIER 1941 – NOVEMBRE 1942

GENEVIÈVE DREYFUS-ARMAND collection RÉCITS ET TÉMOIGNAGES

À partir de janvier 1941, des familles de républicains espagnols arrivent au camp de Rivesaltes. Un camp de plus sur leur long parcours d’indésirables. Pendant toute l’existence du camp, les Espagnols représentent toujours plus de la moitié des effectifs des internés. Longtemps passé sous silence, cet enfermement de familles entières resurgit ici dans les mémoires et dans l’histoire. Si les hommes sont incorporés dans les groupements de travailleurs étrangers (GTE) mis en place par le régime de Vichy, femmes et enfants restent confinés dans ce lieu inhospitalier, glacial en hiver et torride en été, où règnent la promiscuité, l’insalubrité et la faim. Où la mort rôde, notamment autour des enfants les plus jeunes, malgré l’aide apportée par des œuvres d’assistance dépassées par l’ampleur de la tâche. Sur les chemins de l’exil depuis 1939, parfois depuis plus longtemps, ces familles espagnoles ont connu les aléas de centres d’hébergement répartis sur tout le territoire puis les camps lorsque ces refuges ferment. Ces femmes et ces enfants sont alors transférés à Rivesaltes, surtout lorsque le camp d’Argelès est évacué suite aux inondations de l’automne 1940. Si le camp de Rivesaltes n’est pas le premier pour les réfugiés espagnols, il n’est pas non plus le dernier, puisqu’ils seront pour beaucoup transférés à Gurs en novembre 1942. Certains connaissent ainsi de multiples camps entre 1939 et 1944, transférés sans cesse de l’un à l’autre. Douze témoignages émanant de cinq femmes et de sept hommes, nés entre 1924 et 1939, évoquent cet univers d’enfermement et d’arbitraire. Ils sont présentés, contextualisés et mis en perspective par une historienne spécialiste de l’exil républicain espagnol.

Photographie de couverture : Paul Senn, PFF, MBA Berne. Dép. GKS. © GKS, Berne.

ISBN 978-2-86266-772-X

19 €

www.loubatieres.fr

Geneviève Dreyfus-Armand, conservateur général honoraire des bibliothèques, docteur en histoire, est ancienne directrice de la BDIC (devenue, en 2018, La Contemporaine, bibliothèque, archives et musée des mondes contemporains). Présidente d’honneur du CERMI (Centre d’études et de recherches sur les migrations ibériques), membre du conseil scientifique du Mémorial de Rivesaltes, elle est l’auteur de plusieurs livres de référence sur l’exil républicain espagnol ; elle a participé à de nombreux ouvrages collectifs et en a dirigé une quinzaine.

GENEVIÈVE DREYFUS-ARMAND

D’UN CAMP À L’AUTRE, LEURS ENFANTS TÉMOIGNENT

LES RÉPUBLICAINS ESPAGNOLS À RIVESALTES

LES RÉPUBLICAINS ESPAGNOLS À RIVESALTES

LES RÉPUBLICAINS ESPAGNOLS À RIVESALTES D’UN CAMP À L’AUTRE, LEURS ENFANTS TÉMOIGNENT JANVIER 1941 – NOVEMBRE 1942 GENEVIÈVE DREYFUS-ARMAND collection RÉCITS ET TÉMOIGNAGES

éditions LOUBATIÈRES



LES RÉPUBLICAINS ESPAGNOLS À RIVESALTES D’UN CAMP À L’AUTRE, LEURS ENFANTS TÉMOIGNENT (JANVIER 1941 – NOVEMBRE 1942)

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les républicains espagnols à rivesaltes Collection Récits et témoignages Transmettre l’histoire et la mémoire de ceux qui ont vécu dans le camp de Rivesaltes, en s’adressant à tous, et particulièrement aux plus jeunes, est une des missions prioritaires du Mémorial. La collection Récits et témoignages vient compléter celle des Cahiers de Rivesaltes dont la vocation est de rendre compte des recherches scientifiques sur l’histoire du camp. Il s’agit d’une série d’ouvrages confiés à des historiens dont la mission est de « raconter l’histoire autrement » en recueillant la parole de ceux qui ont vécu les réalités quotidiennes de ce camp aux différentes périodes. Direction de publication : Carole Delga, Présidente de la Région Occitanie / Pyrénées-Méditerranée, Présidente de l’EPCC du Mémorial du Camp de Rivesaltes Président du Conseil scientifique du Mémorial du Camp de Rivesaltes : Denis Peschanski, Directeur de recherche au CNRS – Centre européen de sociologie et de science politique (Université Paris-1, EHESS) Direction de collection : Agnès Sajaloli, Directrice de l’EPCC du Mémorial du Camp de Rivesaltes Responsable des publications : Françoise Roux, Administratrice de l’EPCC du Mémorial du Camp de Rivesaltes Suivi des publications : Nina Wöhrel, Responsable communication de l’EPCC du Mémorial du Camp de Rivesaltes Les témoignages réalisés entre 2008 et 2014, ont été pris en charge par José Jornet, dans le cadre de la préfiguration du Mémorial du Camp de Rivesaltes. Tous les témoignages ont été retranscrits par l’Équipex MATRICE – Investissements d’Avenir, ANR – dans le cadre du programme Matrice Memory, dirigé par Denis Peschanski et auquel participe le Mémorial du Camp de Rivesaltes. Le Mémorial du Camp de Rivesaltes est un établissement public de coopération culturelle, porté par : La Région Occitanie / Pyrénées-Méditerranée Le Département des Pyrénées-Orientales Soutenu par : La Délégation interministérielle de lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT La Direction des patrimoines, de la mémoire et des archives du ministère des Armées Photographie de couverture : Paul Senn, Fondation bernoise pour la photographie, le film et la vidéo, Musée des Beaux-Arts, Berne. Dépôt de la Fondation Gottfried Keller. © Fondation Gottfried Keller, Berne.

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GENEVIÈVE DREYFUS-ARMAND

LES RÉPUBLICAINS ESPAGNOLS À RIVESALTES D’UN CAMP À L’AUTRE, LEURS ENFANTS TÉMOIGNENT (JANVIER 1941 – NOVEMBRE 1942)

collection RÉCITS ET TÉMOIGNAGES

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Comme toi Ainsi est ma vie, pierre, comme toi. Comme toi, pierre petite, comme toi, pierre légère ; comme toi, caillou qui roules sur les chaussées et sur les chemins… León Felipe (Versos y oraciones de caminante)

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Pendant de longues années, la mémoire des camps a été entourée de silences, de non-dits. Et les témoignages des familles espagnoles venues trouver refuge sur le sol d’un pays qu’ils considéraient comme la patrie des droits de l’homme étaient rares. Si toutes ont souffert de l’exil, les enfants et les adolescents ont été particulièrement traumatisés par les conditions de vie. Geneviève DreyfusArmand, spécialiste de l’exil républicain espagnol, poursuit ici son œuvre d’historienne engagée. En donnant la parole à ceux que l’Histoire laisse sur le côté, ceux que l’on n’entend pas : les enfants. Eux qui ont eu faim et froid, qui ont vu leurs parents séparés, leurs familles déchirées. Ces enfants de l’exil relatent ici l’errance et la relégation, les fuites éperdues, les barbelés… mais la plus grande leçon de cet ouvrage réside dans l’attention qu’ils portent au sort des migrants d’aujourd’hui. Pour eux, la mémoire doit éclairer l’avenir. Ils veulent passer le flambeau à la jeunesse, pour que cessent les guerres, les exils et les massacres. Ils aspirent à ce que les nouvelles générations connaissent une société plus juste et, surtout, plus solidaire. Parce que c’est au nom des idéaux de liberté et de fraternité, au nom de la laïcité, que les républicains espagnols se sont battus contre le franquisme, se sont engagés dans la Résistance. La démocratie est une chance, mais elle n’est jamais donnée pour acquise. Pour préserver et améliorer 7

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C’est dire l’importance de ce livre. C’est d’abord de ces itinéraires incroyables, douloureux, chahutés dont parle Geneviève Dreyfus-Armand et dont parlent les témoins. C’est aussi la question du traumatisme né de ce drame dont elle parle. Avec au cœur la question cruciale du déracinement. Le long texte de Geneviève Dreyfus-Armand est une magnifique introduction à cette histoire. Le récit est clair et pédagogique. Et l’auteur a choisi elle-même les témoignages pour expliquer cette histoire qui a marqué ces individus et ces familles à vie. Voici douze témoignages recueillis par le Mémorial du Camp de Rivesaltes. Ces témoignages ont été transcrits et préparés pour être présentés au grand public et aux scolaires par les collaborateurs de l’équipement d’excellence MATRICE (Investissements d’Avenir, ANR. Pour en savoir plus : matricememory.fr). Cela fait partie d’un vaste programme de mise à disposition de tous ces témoignages. Voici donc Rivesaltes à hauteur d’enfants et d’adolescents. On évoque, à juste titre, la disparition des derniers témoins adultes. Mais la force de ce livre est dans la singularité des témoins survivants : l’âge à leur internement. Cela apporte un éclairage original qui impose une lecture particulière. C’est une autre histoire du camp qui nous est ici contée. La faim ; les mères ; les œuvres ; la transmission : tels sont les mots-clés d’une histoire à lire, d’une mémoire à comprendre. Ce sont de belles figures que Geneviève DreyfusArmand nous présente ici. Denis Peschanski Directeur de recherche au CNRS Président du conseil scientifique du Mémorial du Camp de Rivesaltes

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préambule Archives orales et histoire Les douze témoignages ici rassemblés ont été travaillés, réduits et séquencés par l’auteur. Afin d’en faciliter la lecture, l’ordre des passages a été parfois modifié, les phrases ont été souvent simplifiées, et les hésitations ou répétitions de langage enlevées. Mais, autant qu’il était possible, les expressions employées par les personnes interviewées ont été respectées ainsi que le style de façon générale. Le récit des témoins a, bien évidemment, été restitué dans sa teneur originelle, sans modification, même en cas d’approximation historique. Les citations mises en exergue, concernant le camp de Rivesaltes, sont extraites littéralement des textes transcrits. Les témoignages sont classés dans l’ordre de l’âge des témoins, de façon décroissante. Les noms de famille retenus sont ceux sous lesquels se présentent spontanément les personnes interviewées. En plus de leur double nom d’origine selon la coutume espagnole, les femmes ont choisi ou non d’apparaître sous leur nom marital actuel. Les accentuations ont été respectées pour les noms de personnes – comme partie intégrante d’une identité hispanique – mais les villes et les localités espagnoles apparaissent sous leur forme française. Seules des traductions de mots ou d’expressions sont indiquées en notes infrapaginales afin de faciliter la compréhension des textes. Pour alléger la lecture des témoignages, les personnages cités sont présentés en fin d’ouvrage, ainsi que les sigles, les organismes évoqués et les événements 13

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historiques demandant plus amples explications. Une brève chronologie ainsi qu’une sélection bibliographique et filmique permettent d’approfondir la connaissance du sujet. Il a, par ailleurs, semblé extrêmement intéressant, afin de montrer leur grande diversité, de suivre les itinéraires des anciens internés du camp de Rivesaltes avant leur internement dans ce lieu et au-delà de leur sortie. Les témoignages reflétant la pluralité d’un groupe, constitués en archives orales, sont d’un grand intérêt pour l’historien, qui s’appuie sur eux comme sur de multi­­ ples autres sources inlassablement vérifiées et croisées. À celui-ci revient la tâche de contextualiser, d’éclairer, de donner à comprendre et de mettre en perspective ces récits d’expériences vécues, surtout quand celles-ci remontent à l’enfance, avec des souvenirs directs et d’autres transmis. Cependant, les témoignages donnent chair à ce que les seules archives administratives ne peuvent laisser entrevoir. Ils sont irremplaçables. Geneviève Dreyfus-Armand

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le camp de rivesaltes vu par les enfants de républicains espagnols De janvier 1941 à novembre 1942, période d’existence du camp de Rivesaltes pendant la Seconde Guerre mondiale, les Espagnols représentent toujours plus de la moitié des effectifs des internés. Sans compter les prestataires des Compagnies de travailleurs étrangers (CTE) venus aider, en 1939 et 1940, à la construction et à l’aménagement du camp militaire Joffre prévu, dès la déclaration de guerre, pour les troupes coloniales : ces prestataires sont des républicains espagnols extraits des camps voisins du Roussillon, de Saint-Cyprien, du Barcarès et d’Argelès-sur-Mer. Les autres internés du camp de Rivesaltes sont des Juifs étrangers – pour 40 % du total – et des Tsiganes français. En près de deux ans d’existence, quelque 17 500 personnes auront été internées dans ce camp. À la fin de 1940, le ministère de la Guerre cède au ministère de l’Intérieur neuf îlots du camp Joffre, dont sept seulement sont alors utilisables, en vue de la création d’un Centre d’hébergement pour étrangers « en surnombre dans l’économie nationale », c’est-à-dire ne possédant pas de « ressources personnelles suffisantes pour subvenir à la totalité de leur entretien ». Le camp de Rivesaltes est prévu pour des familles comprenant des enfants de moins de 14 ans, inaptes au travail. Une partie du camp est cependant réservée aux hommes, incorporés immédiatement 15

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dans les Groupements de travailleurs étrangers (GTE) qui font, depuis septembre 1940, suite aux CTE. De fait, le régime de Vichy se trouve devant la nécessité de procéder à des réaménagements du système des camps d’internement. Ce dernier s’est considérablement développé sur le territoire français, en métropole comme en Algérie, depuis l’arrivée des réfugiés espagnols en janvier et février 1939 et les mesures d’internement prises, dès le déclenchement de la guerre mondiale, à l’encontre d’autres étrangers « indésirables », ressortissants de puissances ennemies – y compris antinazis et antifascistes – puis Juifs étrangers. Les effectifs des camps dépassent les capacités des installations pourtant bien sommaires et les conditions de vie y sont très précaires. Pour couper court aux critiques développées dans la presse étrangère, notamment en Suisse et aux États-Unis, tous deux pays neutres à cette date, le gouvernement de Vichy tâche de désengorger les centres existants. Il crée d’autres camps comme celui de Rivesaltes pour les familles et des « camps-hôpitaux » pour les vieillards, les infirmes et les malades, tels ceux de Noé et du Récébédou dans le département de la Haute-Garonne. Par ailleurs, le gouvernement du maréchal Pétain impose en 1941 une nouvelle terminologie pour désigner les camps : au camp de concentration de 1939, terme hérité de la Première Guerre mondiale, le pouvoir substitue le nom de « camp d’hébergement » ; seuls, les camps disciplinaires conservent l’appellation initiale. Alors que le rôle répressif des camps s’accentue encore et que ceux-ci deviennent un rouage essentiel dans la collaboration avec l’occupant, le gouvernement ne cesse d’euphémiser leurs noms. Ainsi, le camp de Rivesaltes est-il désigné hypo­­ critement par le régime de Vichy, successivement ou simultanément, comme « Centre d’hébergement », « Centre de regroupement familial » ou « Centre d’internement », 16

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avant que de devenir, à l’été 1942, « Centre national de rassemblement des Israélites ». Tout au long de la durée de vie du camp de Rivesaltes, les Espagnols constituent le groupe le plus nombreux. C’est dire l’importance que revêt ce camp dans l’histoire de l’exil espagnol. Pourtant, la mémoire espagnole du camp a été longtemps tue puis oubliée. Bien davantage encore que celle concernant les autres camps qui ont jalonné l’arrivée en France des vaincus de la guerre d’Espagne. L’internement des familles espagnoles à Rivesaltes fait partie de ces zones grises de l’histoire qui ont mis des décennies à émerger. Au-delà des raisons communes à tous les exilés espagnols, l’explication réside très probablement dans le fait que l’immense majorité des internés étaient des femmes et des enfants.

Le long silence des anciens internés et les mots de la souffrance Les républicains espagnols ont donné très tardivement témoignage des pitoyables conditions de leur arrivée dans un pays qu’ils considéraient de loin comme la patrie des droits de l’homme. À part quelques brefs récits sur les camps français parus dans les années 1940 en Amérique latine, notamment dans un Mexique beaucoup plus hospitalier envers eux que la France, et les Mémoires publiés en Europe au lendemain de la guerre mondiale par quelques anciennes responsables républicaines écrivant au nom de leurs compatriotes internés, ce n’est véritablement qu’à partir des années 1960 que des témoignages sur l’exil républicain commencent à paraître. Pourquoi un aussi long silence ? Les raisons en sont multiples. Les républicains espagnols en exil se sont trouvés rapidement happés dans la tourmente de l’histoire et, pour ceux restés en France, dans l’enchaînement des tragédies causées par la Seconde Guerre mondiale. Puis, après 17

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la guerre, fortement impliqués, pour une grande majorité d’entre eux, dans le combat antifranquiste, ils n’ont guère eu la possibilité, le temps et le goût d’écrire leur histoire pendant des décennies. Ils ont eux-mêmes fait l’histoire, dans la Résistance, dans les guérillas antifranquistes ou dans le combat politique et culturel, mais ils n’ont pas eu l’opportunité de relater leur propre itinéraire. De plus, les exilés espagnols sont des combattants qui assument les risques de leur engagement ; même s’ils dénoncent les mauvais traitements subis lors de l’arrivée en France, ils ne se présentent pas comme des victimes. Le temps n’est pas encore venu, comme ce sera parfois le cas à partir de la fin du xxe siècle, une ou plusieurs générations après, de considérer ces exilés comme de simples victimes au détriment des motivations de leur combat. Il faudra donc attendre les années 1960 pour que des témoignages commencent à être publiés en France, la plupart du temps en langue espagnole. La grande majorité de ces récits concerne la Retirada, cet exode massif vers la France de près d’un demi-million de réfugiés au moment de la prise de la Catalogne par les troupes rebelles à la République conduites par le général Franco. Ces textes retracent généralement autant le dur combat mené en Espagne pour défendre la République que l’internement en France dans des camps appelés alors « camps de concentration », selon une tradition administrative datant de la Première Guerre mondiale. Depuis, les témoignages se sont multipliés, donnant ainsi naissance à toute une littérature en langue espagnole sur les camps français, véritable corpus de la souffrance et de la misère générées par un asile accordé à contrecœur. Ces textes relatent également la participation des républicains espagnols à la Seconde Guerre mondiale aux côtés des Alliés et à la Résistance, comme leur déportation dans les camps nazis. À de rares et notables exceptions près, ces 18

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publications émanent d’hommes jeunes ayant souvent combattu une décennie durant et non de femmes, en dépit des rôles politiques de premier plan attribués à des femmes par une moderne Seconde République espagnole. Les camps français évoqués sont les camps de « triage », ces simples prés glacés entourés de barbelés improvisés près de la frontière, comme à Prats-de-Mollo, La Tourde-Carol, Bourg-Madame ou à Arles-sur-Tech. Mais, ce sont surtout les « grands camps » qui retiennent l’attention, ceux rassemblant des dizaines de milliers de réfugiés dans des conditions précaires, comme à Argelès-sur-Mer, SaintCyprien, Bram, Agde, Le Vernet, Septfonds ou Gurs. Autant de noms de lieux que les Espagnols ont – comme l’exprime un long poème publié au Mexique en 1944 – « gravés pour toujours dans leurs cœurs » et « qui protesteront éternellement contre le manque de solidarité et l’indifférence ». Sauf à certains moments précis de leur histoire, ces « grands camps », sortes de plaques tournantes pour toutes les destinations, sont réservés aux hommes. Tandis que femmes, enfants et vieillards sont conduits vers des centres d’hébergement répartis dans soixante-dix-sept départements. Dans tous les récits émanant de républicains espagnols, comme dans les témoignages sur Rivesaltes présentés dans cet ouvrage, le terme utilisé pour désigner les camps français est toujours celui de « camp de concentration » ainsi que les désignaient les pouvoirs publics en 1939 après la Retirada. L’historien ne peut que prendre acte de cet usage récurrent d’un terme qui, après la Seconde Guerre mondiale, résonne aussi du souvenir d’autres tragédies humaines ; il ne peut, inlassablement, qu’expliquer, contextualiser, périodiser, éclairer sur la nature des divers types de camps qui ont surgi au xxe siècle, mais il doit aussi tenter de comprendre pourquoi, des décennies après les événements, l’emploi de ce terme s’impose constamment 19

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chez les républicains espagnols et chez leurs descendants, y compris dans les deux premières décennies du xxie siècle. À la conscience douloureuse d’avoir, les premiers, combattu les fascismes avec leurs seules forces et à l’incompréhension d’avoir été abandonnés face à cette coalition noire, s’ajoute l’humiliation d’avoir été des « étrangers indésirables » sur le sol d’un pays qu’ils considéraient comme la patrie des droits de l’homme. N’étant ni ressortissants de puissances ennemies ni soldats prisonniers, ils ont – selon la définition du camp de concentration admise en France dans les années 1930 – été considérés d’emblée comme des suspects qu’il fallait surveiller et contrôler. C’est pourquoi, dans leurs têtes et dans leurs cœurs, les camps français restent intitulés comme ils l’étaient en 1939, à savoir des camps de concentration ; et ce, même après la découverte de l’existence des camps nazis qu’un certain nombre d’entre eux ont, par ailleurs, connus. Ce choix linguistique, inconscient ou revendiqué, exprime la profondeur de la douleur ressentie et, au-delà, le poids mémoriel d’un vécu longtemps ignoré, occulté, sous-estimé, tant en France qu’en Espagne. Les républicains espagnols ont été durablement marqués par les conditions indignes et inhumaines de leur arrivée en France et refusent instinc­­ tivement toute terminologie qui pourrait sembler les minimiser.

Rivesaltes, une étape dans un long parcours d’exil et d’internement Lorsque des familles entières sont transférées dans le camp de Rivesaltes, elles sont aussitôt séparées : les femmes et les enfants de moins de 14 ans sont conduits vers un îlot, les hommes vers un autre îlot. Dès lors, les destins des uns et des autres empruntent bien souvent des voies différentes. Les hommes essaient très rapidement de trouver du travail à l’extérieur, dans les fermes de la région, avec 20

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l’espoir de faire venir leurs familles auprès d’eux. Mais ils sont surtout enrôlés dans des GTE et, à partir de 1942, requis de force pour travailler dans les chantiers de l’organisation Todt. Ainsi, Rivesaltes est-il peu présent dans les récits relatifs aux camps français car les hommes y demeurent peu de temps. Les femmes écrivent alors rarement et les enfants ont attendu un âge avancé pour parler de leur expérience hautement traumatique. Les témoignages ici rassemblés tentent de combler, autant que faire se peut, les nombreuses lacunes inévitablement laissées par les récits émanant d’hommes adultes et de faire apparaître ce qu’aucune archive administrative ne délivrera : le vécu des enfants et des adolescents internés. Le camp de Rivesaltes est un aboutissement provisoire après un périple de deux années en France. Mais, pour beaucoup, l’errance a débuté bien avant 1939 lorsqu’il a fallu quitter la région de Saint-Sébastien et l’Andalousie, en 1936, ou la côte Atlantique en 1937 ou encore le HautAragon en 1938, régions conquises successivement par les franquistes. Le premier exil a parfois été catalan, dès 1936, comme pour la famille de Julia Fernández, venue des Asturies, ou celle d’Antonio Córdoba venue d’Andalousie. C’est au printemps 1938 que la famille d’Antoine Cascarosa doit quitter l’Aragon et se réfugier dans la Catalogne voisine. Refuge catalan qu’il faudra quitter pour la France, à l’approche des vainqueurs, au début de 1939. Ce sont aussi des itinéraires en zigzag, faits d’allers et retours entre la France et l’Espagne. Des témoins racontent être déjà venus chercher refuge en France au cours des années de guerre, accueillis le mieux possible par le gouvernement de Front populaire et la solidarité d’une large frange de la société. À leur demande ou conduits par les autorités vers la frontière de leur choix, beaucoup ont alors gagné la Catalogne avant de devoir en repartir à la fin 21

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janvier 1939. Pepita Bedoya quitte Bilbao pour Bordeaux avec sa mère, son frère et sa sœur en 1937 puis repart vers la zone républicaine. La mère de Pilar Fabia, partie des Asturies en 1937 après l’exécution de son compagnon, s’est réfugiée en France puis est repartie à Barcelone, où Pilar est née. Les parents de María Luisa Fernández quittent aussi les Asturies en octobre 1937 et, de La Rochelle, sont ramenés à Barcelone. À l’été 1937, Florentino Calvo quitte également les Asturies avec sa mère et ses frères ; ils vivent quelques mois dans des familles d’accueil en Corrèze avant d’être reconduits en Espagne par les autorités, comprenant au dernier moment qu’ils doivent refuser de rentrer dans leur région d’origine mais choisir d’aller en Catalogne. À partir de février 1939, un long périple commence pour les réfugiés espagnols. Une fois franchie la frontière française, ce sont des mois et des mois de transferts obligés, de déplacements forcés, sans pouvoir connaître à l’avance la destination, avec parfois la menace d’un renvoi en Espagne franquiste. C’est quitter un endroit où l’on a pu « s’arranger » pour survivre pour un autre endroit, où il faudra tout recommencer. C’est, bien souvent, quitter un village accueillant pour un camp, comme pour les familles d’Antoine Cascarosa, Antonio de La Fuente ou Florentino Calvo. Ainsi, la famille d’Antoine Cascarosa a pu rejoindre le père embauché dans une ferme du Tarn et travailler quelque temps avant que d’être internée à Argelès en octobre 1940 sur décision préfectorale. Au gré de décisions administratives impératives, c’est généralement quitter un camp pour un autre. Errance et incertitude sur le proche avenir, impossibilité de construire des relations durables ou de rester dans un lieu accueillant, inquiétude pour les proches dont on n’a pas de nouvelles, nostalgie pour le pays et la famille quittés. Autant de sentiments de déracinement que connaissent tous les réfugiés et qui sont 22

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particulièrement difficiles à vivre pour des enfants ou de jeunes adolescents. Le camp de Rivesaltes n’est donc pas le premier camp dans lequel sont internés les réfugiés espagnols. Deux ans se sont écoulés depuis la Retirada, passés dans des centres d’hébergement pour les familles ou dans d’autres camps pour les hommes, constituant une véritable diaspora espagnole. Les femmes et les enfants sont transférés à Rivesaltes lorsque les refuges ferment progressivement au printemps 1940 et que le camp d’Argelès, où ils ont généralement été internés, est en grande partie évacué suite à l’Aiguat, aux fortes inondations d’octobre 1940. Plus fréquemment, c’est le grand exode que connaît la France devant l’avancée des troupes allemandes qui conduit les familles vers le Sud où elles sont rapidement internées dans l’un ou l’autre camp avant d’être transférées à Rivesaltes. Les réfugiés espagnols empruntent les mêmes routes que les réfugiés français mais avec encore moins de sécurité et beaucoup plus d’angoisse car ils ne sont que des étrangers sans droits. C’est ce qu’évoquent, par exemple, Pierre Torres, Antonio Córdoba, Pepita de Bedoya, Julia Fernández ou Pilar Fabia, venus de Bretagne, de Meurtheet-Moselle, du Cher ou de la Somme. L’établissement du tracé de la ligne de démarcation empêche le père de Gilbert Susagna d’aller chercher sa femme et son fils ; il se retrouve interné à Bram. Mais ce peut être aussi une rafle de la gendarmerie dans un village du Tarn qui conduit les réfugiés espagnols à Argelès puis à Rivesaltes, comme c’est le cas pour la famille d’Antoine Cascarosa. L’internement s’effectue aussi lorsqu’un convoi prévu à destination de l’Espagne doit s’arrêter avant la frontière devant les protestations des femmes, comme le décrivent José Torres Cuadrado ou Antonio de La Fuente. C’est qu’avec la déclaration de guerre le gouvernement français souhaite intensifier les rapatriements. La circulaire du 23

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ministère de l’Intérieur du 19 septembre 1939 insiste sur le nécessaire retour dans leur pays des réfugiés « à la charge de la collectivité », « non susceptibles d’apporter un travail utile à l’économie française ». Et, en février 1940, le ministère de l’Intérieur précise plus strictement les catégories de réfugiés autorisés à rester en France. De fait, dès la déclaration de guerre, les autorités locales organisent de façon croissante des convois vers l’Espagne de réfugiés non utiles à l’économie du pays, surtout des femmes et des enfants. Mais des refus de ces rapatriements forcés se produisent. Comme en gare de Narbonne, le 25 octobre 1939, où des femmes et des enfants tentent de quitter le convoi à destination de la frontière espagnole ; ou en gare d’Hendaye, les 1er, 4 et 5 novembre 1939, où des femmes ont également protesté contre leur envoi en Espagne, réalisant qu’elles étaient conduites au-delà des Pyrénées alors que les autorités leur avaient annoncé qu’elles changeaient simplement de centre. Cependant, le camp de Rivesaltes n’est pas non plus, pour beaucoup, l’ultime camp d’internement. Lors de l’évacuation du camp pour le remettre à l’armée allemande, à la fin novembre 1942, les réfugiés espagnols qui n’ont pas eu la possibilité de trouver une échappatoire sont transférés à Gurs, comme les internés juifs qui n’ont pas été envoyés à Drancy et Auschwitz. C’est le cas, notamment, de Pepita Bedoya, d’Antonio de La Fuente, ou de María Baqué. Ils jugent ce nouveau camp encore pire que celui qu’ils viennent de quitter : délabré, froid, humide. Les avis sont unanimes : « à Gurs, c’était pire qu’à Rivesaltes », « camp très triste », « camp mal en point », « camp dans un état épouvantable », « baraques complètement délabrées ». Il est vrai que ce transfert s’effectue à la mauvaise saison, qu’il fait froid, que le terrain est boueux et que les baraques protègent mal des intempéries. Mais aussi, parce que cela fait des années que, de camp en camp, les enfants 24

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se trouvent trimballés avec leurs mères au gré des décisions administratives. Leur capacité de résistance est souvent à bout. « Nous avions perdu tout espoir et on n’avait plus envie de vivre », témoigne Pepita Bedoya. Pour Antonio de La Fuente, il s’agit alors du septième camp après celui de Verdun, près de Rennes, de Saint-Cyprien, d’Argelès, de Bram, d’Argelès à nouveau et de Rivesaltes. Ce que soulignent tous les témoins ce sont les multiples transferts, d’un centre d’hébergement – appelé bien souvent « camp » par les témoins, même si le souvenir n’en est pas malheureux – à un camp de concentration proprement dit selon la terminologie de l’époque, puis d’un camp à un autre, d’un îlot à un autre, d’une baraque à une autre… Déplacements obligés incessants et nombreux, sans être prévenus à l’avance, sans savoir le lieu où les autorités ont décidé de les emmener. Les témoins constatent que ces innombrables déplacements s’effectuent à la nuit tombée, après de longs moments d’attente qui font croître la tension et l’inquiétude, l’ombre d’une menace de rapatriement n’étant jamais écartée. Mais des éclairs de lumière peuvent apparaître dans cette obscurité : beaucoup de témoins soulignent la solidarité rencontrée dans les gares traversées lors des voyages, les gestes de sympathie de la population, l’aide prodiguée par des anonymes, l’implication des cheminots pour leur venir en aide, l’accueil souvent chaleureux des habitants des villages où ils sont envoyés. En arrivant à Rivesaltes, leur expérience concentrationnaire permet aux témoins de jauger le camp par rapport aux précédents. Généralement, le camp de Rivesaltes est jugé favorablement par rapport au camp d’Argelès, « l’enfer d’Argelès » évoqué par Pepita Bedoya. Les témoignages d’Antoine Cascarosa ou de Florentino Calvo convergent aussi, trouvant à Rivesaltes des installations moins sommaires et, surtout, des baraques en dur. Le camp de Rive­­ saltes apparaît ainsi à certains plus « confortable » que 25

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celui d’Argelès, comme le dit Antonio Córdoba, ou, même, selon María Baqué, il s’apparente à un « hôtel cinq étoiles » ! Mais, tout est affaire sans doute de comparaisons subjectives et de souvenirs complexes à élucider, aussi Julia Fernández modère-t-elle cette comparaison flatteuse : « Rivesaltes, c’était pire ». Sans doute cela tient-il aussi aux épisodes dramatiques que Julia a vécus dans le camp de Rivesaltes, avec la mort de sa petite sœur, celle d’un autre bébé, et la faim encore plus forte semble-t-il. De toute manière, même si, dans un premier temps, les nouveaux arrivants apprécient les baraques en dur et les châlits en bois, tous dénoncent la promiscuité, le sur­­ peuplement, le manque d’hygiène, l’impossibilité de se laver un tant soit peu régulièrement. Et, bien sûr, l’enfermement, la contrainte et la grande précarité des conditions de vie. La rigueur du climat est soulignée par beaucoup, très chaud en été, froid l’hiver, avec la fréquence d’une tramontane déchaînée sur cette plaine dénudée. Même des rapports officiels, rédigés en février et à l’automne 1941 par des représentants du ministère de la Guerre, font état des fortes variations climatiques, de la faible protection procurée par des baraques en fibrociment mal closes, impossibles à chauffer, de l’absence d’égouts et des tinettes installées au milieu des îlots. Ces conditions de vie extrêmement précaires et difficiles, jointes à l’angoisse du lendemain, à la faim lancinante rappelée par tous les témoins, à cet insupportable internement qui n’en finit pas, poussent certaines familles à repartir en Espagne. Malgré la détestation du régime franquiste et les risques encourus. Depuis les débuts de l’exil républicain espagnol, les rapatriements sont la solution préférée des autorités françaises qui y incitent fortement les réfugiés, les hommes dans les camps ou les femmes dans les centres d’hébergement. Si, en mai 1939, le gouverne­­ ment tente de proscrire la pratique des retours forcés, 26

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ceux-ci reprennent avec la déclaration de guerre et s’accentuent sous le régime de Vichy. Un peu plus de 1 600 réfugiés espagnols auraient quitté le camp de Rivesaltes pour l’Espagne, l’immense majorité d’entre eux entre mai et novembre 1941 et les autres en 1942. Parmi les témoins ayant retracé leurs parcours dans cet ouvrage, il s’agit d’un retour provisoire dans l’Espagne franquiste, avec un nouvel exil lorsque la situation y devient intenable ou que le père resté en France peut y faire revenir sa famille, comme dans le cas d’Antonio Córdoba. Ou dans celui de María Luisa Fernández, retournée deux ans dans les Asturies avec sa mère, avant de rejoindre à nouveau le père à Lyon. C’est le désir de fuir un enfermement injustifié qui pousse la mère de José Torres, malade, et dont le mari est détenu par le Reich, à venir chercher avec ses enfants un appui auprès de sa famille d’Espagne. Plus tard, devenu adulte, José Torres reviendra clandestinement en Espagne pour aider les militants anarchistes pourchassés par la dictature, comme il le fera à la fin du régime pour former des syndi­­ calistes.

Le camp de Rivesaltes vu par des enfants et des adolescents Les douze témoignages présentés dans cet ouvrage émanent de cinq femmes et de sept hommes nés entre 1924 et 1939, originaires de milieux sociaux et politiques différents. Ces personnes ont des souvenirs directs pour les plus âgés d’entre eux. Les autres ont à la fois des souvenirs propres mais aussi des souvenirs indirects, réfractés par les récits familiaux et, en tout premier lieu, par l’intermédiaire de leurs mères. Tous ont été profondément marqués par leur expérience d’exil et d’internement. Tout au plus peut-on avancer l’hypothèse que plus les enfants étaient jeunes plus ils ont été marqués, manquant d’éléments de compréhension de leur sort. Mais l’on peut dire 27

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également que la présence protectrice des mères s’exerçait davantage sur les plus petits. Les adolescents issus de familles intellectuelles et politisées ont-ils eu de meilleures armes pour affronter l’adversité ? Autant de personnalités, autant de réactions sans doute. Le témoin le plus âgé, Pierre Torres, doit à sa haute taille, malgré ses 14 ans, de ne pas avoir été emmené comme les autres enfants en camion depuis La Jonquère et d’avoir continué à marcher jusqu’au-delà de la frontière française. Placé avec les hommes au camp d’Argelès, il est incorporé dans une CTE et envoyé à Rivesaltes alors qu’il n’a pas 16 ans. Il y est employé à des travaux de terrassement destinés à l’aménagement du camp. Cet adolescent représente ainsi l’un de ces Espagnols réquisitionnés dans les camps voisins pour construire le camp de Rivesaltes avant les entrées massives de réfugiés du début de l’année 1941. Son expérience du camp est ainsi différente de celle des autres témoins ; sauf sur un point, la faim. La faim est signalée dans tous les témoignages, faim lancinante pour des enfants ou de jeunes adolescents en pleine croissance. Faim que connaissent aussi, à la même époque, les jeunes Français de milieux populaires d’âge identique vivant dans des grandes villes. Mais, au moins, pour ceux-là, il y a des tickets donnant droit, selon leur âge, à des quantités précises de denrées, même si c’est très insuffisant pour eux. Cependant, aucune règle ne gère la distribution de nourriture aux enfants internés ; des trafics et des vols de produits alimentaires se font souvent dans les camps à leur détriment et, de plus, leurs parents ne peuvent sortir du périmètre du camp pour se procurer un peu de compléments de nourriture. Tous les témoignages rassemblés parlent d’enfants qui ont toujours faim, qui apprécient énormément les goûters offerts de temps à autre par le Secours suisse ; des enfants en quête d’un bol de soupe ou d’un morceau de pain 28

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supplémentaire comme Antoine Cascarosa, d’enfants à l’affût d’épluchures de pommes de terre comme Antonio Córdoba ou même d’enfants cherchant à manger dans les poubelles comme Pilar Fabia et Julia Fernández. Il est question aussi d’enfants contraints à manger des rats comme le rapporte cette dernière, ou d’adolescents employés à des travaux de force amenés à faire cuire des chats comme hésite à le dire Pierre Torres. Un camp représente aussi, pour les enfants, une confrontation directe avec la violence et avec la mort. Violence exercée par des gardes contre des hommes tabassés à mort, comme l’évoquent Pepita Bedoya – à propos d’un homme qui aurait essayé de s’évader du camp d’Argelès – ou María Baqué, au sujet d’un médecin qui, bravant la censure, a écrit à l’extérieur pour dénoncer les conditions de vie dans le camp de Rivesaltes et les injustices qui y régnaient. Cependant, certains témoins évoquent aussi la compassion dont certains gardes ou gendarmes font preuve envers les enfants, comme le fait José Torres. Orpheline de père et de mère, Pilar Fabia a été adoptée par un officier de gardes mobiles et élevée dans une famille protectrice et aimante. Réalité multiforme des camps français. Les enfants sont parfois témoins de la mort de plus jeunes, comme l’évoque Julia Fernández : mort de son petit frère de un an et demi suite au bombardement d’une colonne de réfugiés près de Puigcerda, en Catalogne, et mort de sa petite sœur de 6 mois dans le camp de Rivesaltes « empoisonnée par le lait qu’on leur donnait là-bas ». Julia Fernández évoque aussi la mort d’un bébé de sa baraque, mordu par un rat à l’oreille dans la nuit et dont l’infection provoquée par la morsure n’a pu être soignée. Les enfants internés, tombés parfois gravement malades et soignés avec beaucoup de dévouement par certains médecins comme le Dr Fournier évoqué avec gratitude par Julia Fernández, prennent la mesure de leur propre fragilité et de celle de leurs cadets. 29

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Tenus à distance des incidents par les mères, cantonnés dans leur îlot, les enfants espagnols ne perçoivent guère ce qui se passe dans les parties du camp où sont confinés les Juifs à partir d’un certain moment. Ils ne comprennent pas ce que peuvent vivre, à l’été 1942, leurs compagnons de captivité : 2 313 hommes, femmes et enfants, considérés comme juifs par le régime de Vichy, envoyés à Drancy en neuf convois, pour être ensuite très rapidement déportés à Auschwitz, d’où très peu reviendront. Antonio de La Fuente se rappelle des familles juives allemandes qui partageaient leur îlot au début, des « malheureux comme nous », dit-il. Il constate que ces familles découvraient le camp, avaient des vêtements et des chaussures encore en bon état alors que les Espagnols, ballottés depuis trois ans de refuges en camps, étaient vêtus de guenilles. Il a cependant été marqué par la résistance et le désespoir de ceux que l’on transférait dans un autre îlot, par les mouvements des trains entrant dans le camp, par les plaintes de ceux qui partaient. Ce n’est qu’après-guerre que les anciens internés ont compris ce que signifiaient ces déportations. Comment pouvaient-ils imaginer que ces Juifs étaient menés vers leur extermination ? Il tient à préciser à juste titre que les Allemands n’étaient pas alors présents. Même dans un camp, avec tout ce qui vient d’être évoqué, un enfant reste un enfant. La pulsion de vie est la plus forte. Beaucoup de témoins parlent de leurs jeux, indispensables pour surmonter les difficultés, le désœuvrement de la journée, l’absence d’école et tromper l’angoisse, la peur et la faim… Comme le narre María Baqué, « c’était l’enfance malgré tout ! ». Une chanson de Charles Trenet réentendue récemment lui rappelle les saynètes que de plus grandes apprenaient aux petites filles, les chants, les danses, les rondes. « Nous, les enfants, on grimpait sur les toits des baraques, on faisait des blagues aux mamans, on faisait tout ce que peuvent faire des enfants, dans la mesure 30

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de ce que l’on avait parce qu’on n’avait pas grand-chose ! On n’avait pas de jouets, alors on jouait à cache-cache, on se faisait des blagues entre nous… Tout ce que peuvent faire des enfants ! », dit-elle. C’est ce qu’évoque aussi Antonio de La Fuente : « Nous les enfants, nous passions nos journées à jouer. Nous avions beaucoup d’imagination. Nous fabriquions des billes avec de la terre glaise, on les faisait sécher au soleil, elles n’étaient pas très solides. On jouait à tous les jeux des enfants, à cache-cache, à saute-mouton. On jouait aussi, en équipes, à un jeu qui était un semblant de baseball. On jouait aux osselets. » Instinctivement, ces deux témoins emploient la même expression : « Nous, les enfants », situant ainsi leur positionnement dans le monde si indéchiffrable des adultes.

Des « mères Courage » Les mères occupent une place prépondérante dans les témoignages car les enfants et les jeunes restent avec elles dans le camp de Rivesaltes. Les pères étant absents, déjà morts ou alors internés dans d’autres camps ou dans l’îlot réservé aux hommes avant de rejoindre un GTE, les mères se retrouvent seules avec leurs enfants pour faire face à l’adversité. De façon générale, l’exil espagnol a été marqué par la séparation des familles pendant des mois, voire des années, et les retrouvailles ont pu s’effectuer au gré du bon vouloir des autorités, à l’occasion d’un transfert ou d’un regroupement familial obtenu lorsque le père est à même de justifier de ressources suffisantes pour faire vivre sa famille. Parfois, cependant, l’absence du père est définitive. Ainsi, lorsque le père a été fusillé par les franquistes en Espagne comme celui de Pilar Fabia, l’Asturien Àngel García, comme celui de Florentino Calvo, agriculteur anarchiste, ou comme celui de Pepita Bedoya, colonel de l’armée républicaine. Ou lorsque le père a été fait prisonnier par les Allemands dans une unité auxiliaire de l’armée 31

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française puis déporté à Mauthausen, comme le père de José Torres, décédé dans le camp autrichien. Même si la famille arrive groupée à Rivesaltes, elle est séparée dans le camp. Avec ces rares moments d’intense joie lorsque la mère et l’enfant peuvent voir le père certaines fois, comme l’évoque María Baqué. De toute manière, au quotidien, les mères restent seules avec les enfants et, afin de les aider à survivre, elles se débrouillent comme elles peuvent pour leur trouver un complément de nourriture. Ces mères font preuve d’ingéniosité, elles débordent d’imagination pour organiser la survie de la famille : fabriquer des petits gâteaux – dont on charge les enfants de trouver les ingrédients en passant sous les barbelés et en les achetant au marché noir –, petits gâteaux qui améliorent l’ordinaire des repas et que l’on vend aussi ; mères qui proposent leur savoir-faire en couture pour se faire connaître des personnes qui travaillent dans les cuisines ou dans les infirmeries. Bref, des mères qui essaient de trouver des solutions pour nourrir leurs enfants et les protéger. Les hommes qui, enfants ou adolescents, ont suivi leur mère de refuge en refuge, de camp en camp, vouent une admiration sans borne à leur mère, pour leur courage, leur débrouillardise, leur force morale. L’émotion les gagne en parlant d’elles. Ils savent ce qu’ils leur doivent, ils en sont émus et ils ne tarissent pas d’éloge sur elles… Gilbert Susagna évoque sa mère « très responsable, une vraie militante, combative », qui savait beaucoup de choses et était toujours appréciée. Antoine Cascarosa loue de même la force de caractère de sa mère qui trouvait sans cesse des solutions pour assurer leur survie. Au-delà de cette nécessité vitale, la mère aide le jeune à percevoir un autre avenir, comme le dit encore ce dernier : « On a toujours essayé de s’en tirer, c’està-dire d’avoir toujours une pensée au-dessus des barbelés. » Énergiques et inventives, ces mères, ces femmes, sont aussi celles qui se révoltent contre l’injustice, comme 32

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le rappellent José Torres, Florentino Calvo, Antonio de La Fuente ou Pepita Bedoya, évoquant la massive mobilisation des femmes à Argelès lorsque les anciens volontaires des Brigades internationales sont menacés d’être transférés en Afrique du Nord en mars 1941. Ce sont elles qui affrontent les militaires avec du sable, écartant les adolescents qui auraient risqué davantage, pensaient-elles. La répression envers les hommes aurait été féroce, donc il leur paraissait normal de prendre leur place pour manifester leur solidarité envers ceux qui avaient combattu aux côtés des républicains en Espagne et continuaient dans le camp à multiplier des gestes de générosité envers les enfants.

Les œuvres d’assistance aux internés : lueurs vives dans les ténèbres Tous les témoins parlent des œuvres d’assistance présentes dans le camp de Rivesaltes, notamment les quakers, la Cimade ou le Secours suisse aux enfants. Comme l’affirme María Luisa Fernández, c’est à Rivesaltes que sa mère et elle ont commencé à recevoir de l’aide. Parfois, ce sont des évocations lointaines et timides de la baraque du Secours suisse, lieu perçu comme un havre de paix, de gentillesse et de générosité ; lieu aussi où l’on pouvait, de temps à autre, recevoir un complément apprécié de nourriture. Dans d’autres cas, il s’agit d’une véritable coopération menée par les mères et leurs enfants avec telle ou telle œuvre, de liens de confiance et d’amitié forgés dans le travail, qui ouvrent sur des sorties du camp vers des centres gérés par l’organisme. Ainsi, plusieurs témoins doivent à l’intervention des œuvres un changement radical et positif dans leur itinéraire d’exil. Des responsables quakers ou du Secours suisse aux enfants ont changé leur vie, leur ont permis de se nourrir mieux, les ont parfois extraits du camp, leur permettant 33

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ainsi de vivre libres et de se former. C’est le cas, par exemple, d’Antoine Cascarosa désireux, à 16 ans, d’apprendre un métier et qui quitte le camp pour une colonie quaker dans les Bouches-du-Rhône puis au Chambon-sur-Lignon, où il peut faire venir sa mère puis son père et son frère échappés d’un chantier de l’organisation Todt. Florentino Calvo qui, à Argelès, avait travaillé pour la « Goutte de lait » du Secours suisse, retrouve cette même organisation à Rivesaltes, ce qui permet à la famille d’améliorer son ordinaire. La mère de Pepita Bedoya a travaillé dans la cuisine de la Croix-Rouge suisse, nouant des liens étroits avec Friedel Reiter et Elsie Ruth. C’est encore ce même organisme qui permet à María Baqué et à sa mère de quitter Gurs et d’aller dans une colonie dans l’Ain. Gilbert Susagna et sa mère pourront connaître une parenthèse réparatrice au Canet, dans la Villa Saint-Christophe tenue par le Secours mennonite aux enfants. De belles figures, connues et moins connues, des œuvres d’assistance aux internés apparaissent. Ainsi, Mary Elmes, directrice de la délégation quaker de Perpignan, évoquée par Gilbert Susagna : sa mère et la responsable quaker venue d’Irlande « étaient faites pour s’entendre ». Sa mère dirige l’ouvroir créé par les quakers à Argelès et Mary Elmes la fait sortir du camp avec son fils, les place au camp de Rivesaltes « en transit » et les envoie en convalescence à la Villa Saint-Christophe en attendant la possibilité du regroupement familial. Au Chambon-sur-Lignon, haut lieu cévenol de solidarité pendant l’Occupation, Antoine Cascarosa rencontre Daniel Trocmé, directeur de deux maisons de jeunes organisées par les quakers. Elsie Ruth, infirmière du Secours suisse aux enfants, apparaît dans les témoignages de Florentino Calvo ou de Pepita Bedoya. C’est à elle que cette dernière, transférée à Gurs, doit d’avoir été envoyée dans une colonie de la Croix-Rouge suisse où elle a commencé à travailler et 34

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d’être ainsi devenue puéricultrice. Friedel Bohny-Reiter et son mari August Reiter sont présents dans plusieurs témoignages et leurs noms sont synonymes d’aide morale et matérielle envers les internés.

Mémoires, héritages et transmissions ? Les souvenirs du camp de Rivesaltes et des autres camps ont été longtemps enfouis, bien souvent, par les témoins. Leur objectif, comme enfant ou adolescent, étant de quitter cet univers d’enfermement et de misère, ils ont dû « aller de l’avant » pour se construire, se reconstruire. Il est clair que toutes les personnes qui ont accepté de livrer leur témoignage ont atteint ce but. D’autres, certainement, n’y sont pas parvenues mais leur absence de ce recueil ne signifie pas qu’elles n’aient pas existé. Comme beaucoup d’autres, Antonio de La Fuente témoigne du fait que le silence a été total pendant des années et qu’il a commencé à parler de « tout cela » en 1997 ou 1998 avec les élèves et professeurs du lycée Maillol de Perpignan qui faisaient des recherches sur Rivesaltes. De même, María Baqué n’a jamais parlé de son histoire à sa fille et à son fils et ce n’est qu’au début du xxie siècle, en compagnie d’une petite-fille, qu’elle a été amenée à l’évoquer publiquement. Pepita Bedoya dit également qu’elle n’a jamais parlé de son histoire à ses enfants afin « d’aller de l’avant » et que c’est à un âge avancé que, poussée par sa fille, elle a commencé à le faire. Séparée de sa sœur et de son frère pendant trente ans, elle évoque son frère, poussé par sa mère à rentrer en Espagne avec sa sœur et son beau-frère, et qui ne s’est jamais vraiment remis de son internement et de l’éclatement de sa famille entre les deux pays. Elle reste persuadée que ce sont les enfants qui ont le plus souffert des camps car les adultes, forts de leurs convictions politiques – comme sa mère –, savaient pourquoi ils souffraient. Alors que les enfants ne comprenaient pas, selon elle, ce 35

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qu’ils vivaient. Il est vrai que ces témoins appartiennent à ce que l’on a pu appeler la « génération oubliée », arrivée en France avec leurs parents à l’âge de l’enfance ou de l’adolescence, et que leur devenir a été en partie lié à leur âge. Souvent, il a pu être constaté que plus ils sont arrivés jeunes, plus ils ont pu s’acclimater dans leur nouveau pays. Un peu plus âgé de quelques années, José Torres revendique l’internement comme une fierté : « On était là parce qu’on avait voulu y être en quelque sorte. On pouvait en sortir quand on voulait, il suffisait de se soumettre, et on était là parce qu’on ne voulait pas se soumettre. » Plus jeune de plusieurs années, Julia Fernández, qui a beaucoup souffert de l’exil et des camps, se déclare toutefois fière de la part que son père et ses frères ont prise à la Résistance dans la région de Vierzon. Elle n’a rien caché à ses enfants de son itinéraire et de celui de sa famille, n’ayant pas honte des extrémités auxquelles elle a été contrainte – faire les poubelles et manger des rats – afin que sa famille connaisse les raisons de leur exil. « Parce que ce n’est pas un déshonneur, au contraire c’est un honneur », dit-elle. « Pas un honneur de faire la guerre, mais j’ai des photos de mes frères quand ils étaient au maquis et avaient le brassard FFI ; mon père l’avait aussi. » Attitudes de personnes engagées et non posture victimaire. Les liens des témoins avec l’Espagne demeurent forts mais sont ambivalents. Beaucoup ont choisi d’épouser un conjoint issu du même pays, sinon de la même histoire. La rencontre avec le futur conjoint peut s’effectuer dans le camp, comme Florentino Calvo Rodríguez qui partage la même baraque que sa future épouse et sa mère. Les naturalisations des réfugiés espagnols ne prennent une certaine ampleur qu’à partir du milieu des années 1950, quand tout espoir de retour au pays natal s’est évanoui. Mais, en partie grâce au statut de réfugiés acquis en 1945, elles restent longtemps peu nombreuses, sauf quand les nécessités d’un 36

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travail y poussent. Si Pepita Bedoya obtient la nationalité française en 1950, Antonio de La Fuente ne la demande qu’en 1962 et Antonio Córdoba qu’en 1965. Comme le précise Antoine Cascarosa, c’est en 1970, comme ses enfants étaient déjà français, que lui-même demande sa naturalisation. José Torres devient français à la même date. Il en est qui reviennent en Espagne longtemps après leur départ et s’y sentent mal à l’aise, étrangers, même s’ils se veulent espagnols et parviennent à y renouer des liens, comme Antoine Cascarosa, ou comme Julia Fernández qui n’y retourne qu’en 1984, à la demande de son mari, un Français. Ainsi que le résume Antonio de La Fuente : « Nous avons fait notre vie en France, nous y sommes bien… Mon cœur, il est partout. Je suis Espagnol, Catalan et Français. » C’est que l’exil espagnol a été si long que la vie des réfugiés s’est faite ailleurs par nécessité puis par conviction. Antoine Cascarosa parle d’un « attachement viscéral à l’Espagne, à l’Espagne mythique, une Espagne qui n’existait plus, celle de 1936 ». Il ajoute : « Mais, en fait, la France, c’est quand même là où j’ai appris à être un homme. Les valeurs françaises me paraissaient celles qui me convenaient le mieux : les valeurs de fraternité, de liberté, la liberté de conscience, l’école publique, toutes ces valeurs qui fondent la possibilité pour tout le monde de pouvoir se développer. » D’ailleurs, la génération qui a suivi celle de ces témoins a fait des études – comme le disent avec fierté leurs parents – études qu’ils n’ont, bien souvent, pas pu faire eux-mêmes ; cette génération exerce aujourd’hui en France des métiers hautement qualifiés ou assume des responsabilités professionnelles. L’âge d’arrivée en France a probablement une influence sur les formes de relations entretenues avec l’Espagne. Adoptée à 3 ans par un officier français, Pilar Fabia constate : « Je dois me dire que je viens d’Espagne mais, 37

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si on ne me l’avait pas dit, comme je n’ai aucun souvenir, je pourrais très bien être née en France. » Car, jusqu’à sa majorité, elle n’a rien voulu savoir de l’Espagne ; elle avait très peur que l’on vienne la chercher chez sa famille adoptive pour l’y ramener. À la fin du xxe siècle, à l’incitation de ses enfants et une fois à la retraite, elle a pu retrouver une demi-sœur en Espagne. Ce qui l’amène à s’interroger sur qui a eu le meilleur destin de l’enfant exilé adopté par une famille française, ou de l’enfant à qui l’on a fait croire que ses grands-parents étaient ses parents, eux-mêmes surveillés et malmenés par la police franquiste. Les plus âgés parmi ces enfants espagnols de Rivesaltes ont dû construire, bon gré mal gré, leur vie en France, s’investissant d’une autre manière par rapport à l’Espagne. Les activités antifranquistes en exil les ont souvent mobilisés et ils sont conscients de la richesse de leur double culture. Certains ont développé des actions clandestines contre la dictature en Espagne même, comme José Torres ou María Luisa Fernández. Née en 1939, quelques jours avant la Retirada, María Luisa Fernández est retournée vivre dans son pays d’origine après la mort du dictateur. « Pour participer à la reconstruction de l’Espagne », ditelle. Peut-être aussi parce que, plus jeune, elle s’est investie dans une action syndicale en liaison avec les Asturies, effectuant dès 1962 des voyages entre les deux pays pour aider les travailleurs asturiens. C’est d’ailleurs un séjour de deux ans en Espagne qui lui a donné cette envie de s’engager, car elle avait découvert la dictature franquiste dans toute son ampleur concrète. Même si ce n’était pas l’objet des entretiens, la transmission des valeurs transparaît bien souvent. Ainsi, María Baqué revendique les valeurs transmises par son père : aider les autres, militer pour que de pareilles tragédies – guerres, exils, camps – ne se reproduisent pas. Pourtant, si elle a faites siennes ces valeurs humanistes, María ne 38

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les a pas toujours comprises lorsqu’elle était adolescente, reprochant à son père d’avoir fait mener une vie difficile à sa famille à cause de ses idées, à un père qui lui disait : « Quand on a des idées, on vit et meurt avec ses idées. » Ce n’est qu’avec l’âge adulte qu’elle a peu à peu intégré ces valeurs et qu’elle les met en pratique. Même s’il ne le dit pas explicitement, c’est dans la filiation d’un père instituteur libertaire que José Torres a mené ses activités militantes. Ces « Espagnols de l’exode et du vent », pour reprendre la belle expression du poète espagnol León Felipe mort en exil au Mexique, manifestent spontanément une sensibilité particulière aux réfugiés du début du xxie siècle que la France reçoit avec frilosité. Suivant en cela le poète qui évoque dans un même élan les exils d’hier et d’aujourd’hui : « Peut-être que l’homme du présent… est l’homme en mouvement, homme de la lumière, de l’exode et du vent. » Revivant leur propre expérience d’errance et de relégation, ces enfants de l’exil espagnol – l’un des plus grands du siècle passé et si longtemps passé sous silence – ne peuvent qu’être attentifs au sort des migrants du temps présent. Pour eux, devenus âgés, « la mémoire doit éclairer l’avenir », comme l’affirme José Torres, afin que les guerres, l’internement et les massacres disparaissent de la surface du globe. Ils veulent passer le flambeau à la jeunesse, comme le souhaite María Luisa Fernández de La Fuente, pour que la nouvelle génération « connaisse tout ce qui s’est passé dans ce xxe siècle, les catastrophes en tous genres et qu’ils sachent que, demain, ce sera à eux d’essayer de faire avancer la société vers plus de justice et, surtout, plus de solidarité ». Une mémoire du passé consciente des enjeux du présent et de l’avenir.

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Pierre Torres Flores à Pamiers (Ariège), en 2009 (Photo José Jornet).

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pierre torres flores « Ils ont formé la 182e Compagnie de travailleurs étrangers et ils nous ont envoyés au camp de Rivesaltes. Je n’avais pas 16 ans encore. Nous étions les premiers. C’était avant que les Espagnols arrivent dans le camp, il n’y avait que les Sénégalais et les militaires de la cavalerie… Ils m’ont mis à faire du béton… On le faisait à la pelle. » Je me présente, je m’appelle Pierre Torres en France et, en Espagne, Pedro Torres Flores. Je suis né en Andalousie, dans la province d’Almeria, dans un hameau qui s’appelle Sopalmo, le 20 septembre 1924. Mes parents étaient du même village. C’était un pays pauvre. Mes parents étaient paysans. Ils s’en allaient, l’été, moissonner ailleurs en Andalousie.

Allers et retours France-Espagne-France En 1928, nous sommes partis en France, à côté de Perpignan, dans un village qui s’appelle Passa, pour travailler la vigne. Mes parents travaillaient à la vigne et, moi à 5 ans, j’ai commencé à aller à l’école. Nous étions dans une petite ferme qui avait vingt mille pieds de vigne ; les patronnes étaient deux sœurs, veuves. Nous sommes restés là jusqu’à mes 9 ans à peu près. Mais on s’écrivait beaucoup avec mon oncle qui habitait à Olesa de Montserrat, en Catalogne. Il y avait là-bas des usines textiles qui embauchaient, six ou sept, et mon oncle 41

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voulait qu’on y vienne. Alors, mon père a donné ses quinze jours aux patronnes mais, quand on est arrivés en Espagne, il n’y avait plus d’embauche. Heureusement que l’on avait quelques économies parce que mon père est resté un an sans travailler. Ensuite, il a trouvé du travail à Sallent de Gallego, dans les mines de potasse. La famille s’est installée à San Juan de Vilatorrada. Quand la guerre a commencé, je ne suis plus revenu à l’école car elle a fermé. Mon père était devenu sourd parce que, en 1916, il était allé en France, à Béziers, travailler dans une usine d’armement. À l’époque, il n’y avait pas trucs pour se boucher les oreilles et les coups de marteau l’ont rendu complètement sourd. Il avait 16 ans. Et, pendant la guerre, en Espagne, quand il y avait des réunions de syndicats, il fallait que j’aille avec lui pour lui raconter après ce qu’ils avaient dit, comment ça s’était passé. En attendant, j’ai laissé l’école et j’ai commencé à vendre des journaux comme Solidaridad Obrera. Chaque matin, il fallait que j’aille à Manresa, chercher les journaux pour les vendre au village. Et à 13 ans, j’étais secrétaire de la Juventud libertaria, parce que le président ne savait ni lire ni écrire. J’écrivais les lettres comme il me les dictait et je lisais les lettres qu’il recevait. Mon père, étant en invalidité, n’a jamais été mobilisé. Un mois avant la fin de la guerre, ils l’ont appelé pour travailler aux fortifications aux alentours de Manresa. Nous sommes partis vers la France le 22 janvier 1939, c’était un dimanche. Nous avons passé la frontière le 5 février par Le Perthus. De San Juan à la frontière, on l’a fait à pied, du 22 janvier au 5 février. Sur la route qui va de Barcelone à la frontière, suite aux bombardements des aviations franquiste et italienne, il y avait plein de charrettes avec des chevaux ou des mulets morts par terre et je ne sais pas combien de personnes décédées. On a passé deux jours et deux nuits à La Jonquère, dans un grand champ ; quand on entendait les avions tout le monde 42

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se réfugiait dans le bois ! Quand nous sommes passés en France, nous étions vingt-deux du village ; il y avait dix enfants et j’étais l’aîné. Un camion a emporté tous les gosses et les mamans. Nous autres, on est restés là-bas, à La Jonquère et on a marché. À moitié chemin, un camion est arrivé, il nous a pris, moi je ne pesais pas lourd. J’avais une grande taille, un mètre soixante, mais je n’étais pas trop large. En arrivant au Perthus, on a cherché et trouvé notre famille ; c’était au mois de février, avec un froid qui pelait et sept ou huit feux allumés, tout le monde était autour du feu. Quand on se réveillait le matin, il y avait déjà dix centimètres de neige.

Vers la Bretagne et la Gironde Le lendemain, ils nous ont fait monter, ma mère, ma sœur et moi, dans un train. Dans le train, à chaque gare, on s’arrêtait. La Croix-Rouge nous apportait à manger et soignait les malades. Nous autres, ils nous ont emmenés près de Quimper, dans la commune de Loctudy. Nous étions dans une espèce de château, commencé pour la guerre de 14-18 ; il n’y avait ni WC, ni cuisine, ni rien. Ils nous ont nourris pendant deux mois, là, avec des cuisines militaires ambulantes. Deux soldats nous ont fait à manger, pendant deux mois, du riz au lait, du bifteck et des frites, il n’en manquait pas, après tant de temps sans manger ! Mon père avait été envoyé au camp de Septfonds, dans le Tarn-et-Garonne. Dans les camps, ils écrivaient les noms, ils faisaient des listes et ils les envoyaient dans les colonies, dans les refuges. C’est comme ça que l’on a trouvé mon père. Alors, on a commencé à s’écrire. Mon père a été mis dans la 69e CTE, il travaillait dans les chemins de fer, il couchait dans des wagons. Il était au camp de Souge, près de Bordeaux. Nous autres, nous étions dans la colonie, là-bas. Ils nous ont déménagés à L’Île-Tudy et ils nous ont mis dans une espèce d’usine de 43

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conserves désaffectée. Mon père a trouvé une fermette, à deux kilomètres du camp de Souge, où le fils qui venait de se marier avait été mobilisé. Et mon père s’est débrouillé pour nous faire venir à cette ferme. Le jour où nous sommes arrivés dans cette maison, on nous a donné une boîte de conserve à ma mère, à ma sœur et à moi, pour enlever les doryphores des pommes de terre. Ça devait être le mois de juin ou juillet. Ma mère gardait les vaches, elle en avait peur, la pauvre, elle n’en avait jamais vu ! Les parents de la maison prenaient ma sœur comme une fille. Et moi j’ai travaillé avec la bellefille, qui avait 23 ans, et je l’aidais à nettoyer l’étable, à traire, enfin un peu à tout. Sur ces entrefaites, il n’y avait pas longtemps qu’on était là, le malheur est arrivé : l’invasion des Allemands.

Camps d’Argelès et de Rivesaltes Mon père était toujours au camp de Souge et la ligne de démarcation passait à Langon. Alors mon père est venu nous chercher, le matin de bonne heure, et on a pris le train jusqu’à Perpignan. On a passé la journée à la gare d’Argelès mais on n’a pas trouvé d’hébergement et on nous a envoyés au camp de concentration. Comme j’avais une grande taille, ils ne croyaient pas l’âge que j’avais et ils m’ont mis avec les hommes. J’étais au camp d’à côté, mais j’étais tout seul. Huit ou dix jours après, ils ont formé la 182e Compagnie de travailleurs étrangers et ils nous ont envoyés au camp de Rivesaltes. Je n’avais pas 16 ans encore. Nous étions les premiers. C’était avant que les Espagnols arrivent dans le camp, il n’y avait que les Sénégalais et les militaires de la cavalerie. Ils nous ont emmenés au chantier : le terrassement était fait et l’embranchement du chemin de fer aussi mais, nous autres, il nous a fallu faire le quai d’embarquement et le 44

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chemin de fer du camp, soit à peu près deux cents mètres de voies. Je ne me rappelle pas au juste avec les traverses, les pinces ; comme j’étais tout jeune, j’avais peur que je ne puisse pas lever les traverses et ils m’ont mis à faire du béton. On le faisait à la pelle ; on était cinq ou six paires, il n’y avait pas de bétonnière à l’époque. On comptait seize pelles chacun, trente-deux pelletées, de grosses pelletées, pour un sac de ciment. L’autre équipe mélangeait le ciment, le mouillait et le mettait dans le mur. J’y ai passé un mois et demi, deux mois. À Rivesaltes, on avait si faim que j’ai fait des choses que je n’ose pas dire. Avec deux copains, un berger et un horloger, deux ou trois fois, on est allés à Salses tuer des chats pour les manger. On partait à dix heures du soir, on prenait le chat et on repartait. Trois fois, je m’en rappellerai toute la vie. Et alors, on le faisait cuire dans une grande marmite sur le poêle de la baraque. Mais quand on commençait à manger, t’entendais « miaou, miaou, miaou »… Moi, je le mangeais par force. C’était bon, quand même.

D’Amélie-les-Bains à la caserne Niel de Bordeaux Ma mère et ma sœur sont restées dans le camp d’Argelès jusqu’à l’inondation du camp puis elles ont été déplacées à Rivesaltes. Par ma mère, j’ai su que mon père avait été envoyé à Amélie-les-Bains, toujours dans le département des Pyrénées-Orientales, parce qu’il y avait eu aussi une grande inondation. Des montagnes s’étaient affaissées, un lac s’était formé et ça ne tenait pas ; à force de pleuvoir, le lac a lâché et a emporté la moitié du pont d’Amélie-lesBains, la moitié de la gare, l’usine de chocolat et le casino. J’ai demandé si je pouvais changer de Compagnie de travail. Ils ont pris note et, huit jours après, ils m’ont dit que je pouvais partir. Je suis allé avec mon père à Amélieles-Bains. On était bien. On ne mangeait pas beaucoup mais, enfin, ça allait bien, on se débrouillait. Mon père 45

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était dégourdi pour ça. Mais il a eu une hernie, il a fallu qu’il aille à Perpignan se faire opérer et sur ces entrefaites, au mois d’août, le capitaine de la Compagnie – on était vingt-deux – nous dit : « Allez, préparez la valise, vous allez vendanger à Béziers. » J’étais fier comme Artaban ! Le lendemain, on est montés dans un camion et il y en a un qui a dit : « Ça m’étonnerait qu’on aille à Béziers ! Un camion militaire ! » À la sortie d’Amélie-les-Bains, le camion s’arrête, quatre gendarmes. Deux devant et deux derrière, pour qu’on ne puisse pas s’échapper. Ils nous ont emmenés à Elne, ils nous ont fait passer la nuit dans une usine de conserves désaffectée et, le lendemain matin, ils nous mènent au camp d’Argelès. Au camp d’Argelès, ils ramassent tous ceux qu’il y avait et allez, le train via Bordeaux. J’avais à peine 16 ans et j’étais avec les Allemands, à la base sous-marine de Bordeaux, à Bacalan. On a passé deux mois tranquilles, on mangeait bien mais, à mon âge, j’avais besoin de plus que ça. On habitait à la caserne Niel et on allait au chantier à pied. Il y a eu un attentat contre Pierre Laval en août 1941 et on a accusé les Espagnols. Depuis ce jour-là, on a été mis en lignes de trois et sévèrement gardés. J’ai passé là plus de deux ans et demi ; il y avait à manger et à boire. Il y avait deux copains dégourdis, Manuel Martín et José Rato – ils doivent déjà être décédés –, un monsieur âgé – on l’appelait Don Miguel car il avait été cuisinier au gouvernement de Catalogne, la Generalitat de Catalunya – et un autre qui avait travaillé dans les chemins de fer. Tous les quatre ont décidé de foutre le camp. Cela devait être début 1943. Nous sommes partis un soir, nous n’étions pas gardés. Nous sommes allés à Bègles et nous avons trouvé une entreprise qui nous a fait des certificats de travail pour avoir des papiers français. Deux cents francs, je me rappelle que ça m’a coûté ce certificat de travail. À Bègles, ils nous ont fait une espèce de carte d’identité, une sorte 46

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d’accordéon et, de là, on est partis et on a trouvé un chantier à La Réole, toujours en Gironde.

Gironde, Ariège, Pyrénées-Orientales, Aude, Ariège… À l’entrée de La Réole, on faisait des trous, on y mettait des morceaux de rails de chemin de fer, parce qu’ils croyaient que les Américains ou les Anglais allaient débarquer par là. J’étais des plus jeunes. Il y avait deux mois qu’on n’était pas payés ; nous étions logés et nourris mais pas de salaire. Un jour, le patron m’appelle, il y avait un type avec lui qui me dit : « Écoute, tu es recherché à Bordeaux, comme anarchiste et communiste. Tu ferais mieux de partir, parce qu’autrement ils vont venir te chercher. » Heureusement que j’avais un copain qui était de l’Ariège. Le lendemain matin, deux copains sont allés à la gare pour voir s’il y avait des Allemands ; il n’y avait personne. Le patron avait fait exprès, le salaud. On prend le train et on arrive à Foix. On est allés à Cadarcet parce que le copain travaillait dans une ferme. Mais il n’y avait pas de travail pour moi, alors je suis allé au maquis deux mois ; c’étaient des Espagnols. On était vingt pour deux fusils. On habitait dans une espèce de baraque forestière, puis je suis reparti, trop jeune pour participer à une action ; ils m’ont donné des tickets pour le pain. Je suis arrivé à Foix, j’ai vu un bureau et j’ai demandé s’il y avait de l’embauche. On m’a dit que oui. On a pris mon nom, je voyais la liste des inscrits, je ne connaissais personne. Je vais à un autre endroit, sur la route de Pamiers, où j’avais vu « Bureau d’embauche » ; j’y vais, je demande à la jeune fille s’il y avait de l’embauche. Elle me dit : « Oui, oui, oui ! Attendez, je vais sortir la liste et vous inscrire. » Quelle chance ! C’étaient les copains de La Réole. Le lendemain, on m’a pris dans un camion, on m’a conduit à l’équipe qui était à l’hôtel de ville de Porté-Puymorens, 47

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dans le département des Pyrénées-Orientales. Quand ils m’ont vu arriver, ils étaient fous. Il y avait aussi mon oncle, ils étaient fous, fous. « Et comment tu as fait, et comment tu nous as trouvés ? » Les copains de La Réole étaient partis de là-bas, ils avaient été payés un mois et ils avaient trouvé ce chantier à Porta, à côté de Porté-Puymorens. Là, on démolissait des murs de soutènement. Et on a fait un mur de deux ou trois cents mètres, parce qu’ils avaient peur que les Américains débarquent en venant d’Espagne. C’était juste à l’entrée du tunnel, du côté de Porta. Les Allemands avaient trouvé un petit hôtel-restaurant à l’entrée de Porta en descendant de Porté-Puymorens. On dormait au grenier. Et on mangeait là. Il y avait un Allemand qui nous gardait, tout le temps, tout le temps, mais il n’était pas trop dur… ; il était tellement vieux qu’il fallait lui porter le fusil jusqu’au chantier… Quand j’étais à Porta, j’ai attrapé mal entre les doigts et les copains croyaient que c’était la gale et ils m’ont dit : « Écoute, va au docteur et il t’enverra à Foix. » Alors, j’ai passé quatre jours à Foix, dans les bains, comme un pacha ! J’ai mangé dans un restaurant, j’ai même rencontré un cousin germain à mon père, que je n’avais pas vu depuis 1936 et il m’a donné l’adresse où ils habitaient. Pendant quelque temps, on nous a changés de place ; ils nous ont conduits à Mont-Louis, toujours dans les Pyrénées-Orientales, pour faire des tranchées dans toute la plaine, plus de deux kilomètres de tranchées. Les Allemands nous ont fait loger dans une caserne, mais il n’y avait pas de matelas, ni rien, que de la paille par terre. On voyait les poux monter sur le mur. On n’a pas voulu coucher là. L’Allemand s’est foutu à rire, mais ils nous ont mis dans une autre pièce et ils nous ont porté de la paille. On est restés huit jours et, après, on est revenus à Porta à nouveau. Et à Porta, les Allemands sont partis. C’était la libération du Sud, de Perpignan, on nous l’a dit 48

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deux jours après. Un jour, on se lève, l’Allemand n’était plus là. Alors, nous sommes allés prendre le train pour Perpignan à Bourg-Madame. À Perpignan, il a fallu se débrouiller, aller à la mairie. Je savais que mes parents habitaient Fitou, dans l’Aude, parce qu’on s’écrivait souvent. Après son opération de hernie, mon père n’était plus remonté à Amélie-les-Bains. Il avait trouvé du travail à Fitou par l’intermédiaire d’un monsieur qui avait une grande ferme. Mon père y était ouvrier agricole et ma sœur femme de ménage. Le régisseur, c’était un Portugais, pas trop gentil, sauf quand il avait bu un coup. Mais ce n’était pas facile et nous sommes partis rejoindre de la famille dans l’Ariège. Nous sommes arrivés chez les parents, ils étaient fous de joie ! Nous avons trouvé du travail à MontaigutPlantaurel : une trentaine d’hectares de bois à couper. Nous avons habité une maison à sept ; j’avais deux copains avec moi, trois, et mon oncle, quatre, mon père et ma mère et ma sœur. On couchait comme on pouvait. Mon père, étant plus âgé, allait garder les vaches. Et moi, avec mes copains, on allait au bois. Nous sommes arrivés dans l’Ariège cinq jours avant la Noël de 1944. Mais, quand même, je n’allais pas rester toute la vie à couper du bois ! L’oncle que j’avais trouvé à Ax-les-Thermes travaillait dans une ferme, qui s’appelait « Nom de Dieu », sur la commune de Montaigut-Plantaurel. Nous y avons passé un an avec mon oncle. Puis nous avons travaillé pendant cinq ans dans une autre ferme, à côté, qui s’appelait « La Coupe carreau ». Nous avons laissé la ferme parce que ma mère a eu un grave accident, une charrette s’est renversée sur elle et lui a perforé un poumon ; j’avais peur que l’on ne puisse pas tenir seuls, mon père et moi. Nous sommes alors venus habiter Madière, toujours dans l’Ariège. C’est là où j’ai commencé à travailler comme bûcheron. De tout, j’ai fait de tout. Et j’ai mené, l’été, une 49

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machine à dépiquer, une batteuse. Pendant cinq ans, avec un ancien voisin de « La Coupe », on allait dépiquer dans les villages alentour ; on y passait deux mois. Sur ces entrefaites, j’ai fait connaissance avec Marie et on s’est mariés. Nous sommes partis quelque temps travailler à Roquefort-des-Corbières, dans l’Aude ; c’est là que nous avons eu deux enfants, les deux aînés. Mais, à ma femme, le vent d’Autan ne lui faisait pas du bien. Souvent, elle était très malade. On a pensé, puisque c’est comme ça, puisqu’on connaît Madière : « On va s’en aller à Madière et puis c’est tout ! » Nous sommes donc revenus à Madière à nouveau. C’est là que les enfants ont commencé à grandir ; ma fille, l’aînée, est entrée au lycée. Seulement, de Madière au lycée, il y avait un car de ramassage à six heures et demie du matin et qui revenait à six heures et demie du soir ; elle passait douze heures dehors. Alors, j’ai dit : « Non, c’est impossible, on ne peut pas continuer comme ça ! » C’est là que nous avons acheté une maison à Pamiers en août 1970. J’ai trouvé du travail à la fonderie, j’y ai passé trois ans. Puis, j’ai décidé de m’en aller à la cartonnerie ; j’ai été embauché par l’intermédiaire d’un copain de Madière. J’y ai passé douze ans, c’est là où j’ai attrapé la maladie. L’humidité du carton m’a déclenché de l’asthme et une bronchite chronique 1.

1. D’après l’entretien réalisé par José Jornet à Pamiers, le 1er octobre 2009.

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JANVIER 1941 – NOVEMBRE 1942

GENEVIÈVE DREYFUS-ARMAND collection RÉCITS ET TÉMOIGNAGES

À partir de janvier 1941, des familles de républicains espagnols arrivent au camp de Rivesaltes. Un camp de plus sur leur long parcours d’indésirables. Pendant toute l’existence du camp, les Espagnols représentent toujours plus de la moitié des effectifs des internés. Longtemps passé sous silence, cet enfermement de familles entières resurgit ici dans les mémoires et dans l’histoire. Si les hommes sont incorporés dans les groupements de travailleurs étrangers (GTE) mis en place par le régime de Vichy, femmes et enfants restent confinés dans ce lieu inhospitalier, glacial en hiver et torride en été, où règnent la promiscuité, l’insalubrité et la faim. Où la mort rôde, notamment autour des enfants les plus jeunes, malgré l’aide apportée par des œuvres d’assistance dépassées par l’ampleur de la tâche. Sur les chemins de l’exil depuis 1939, parfois depuis plus longtemps, ces familles espagnoles ont connu les aléas de centres d’hébergement répartis sur tout le territoire puis les camps lorsque ces refuges ferment. Ces femmes et ces enfants sont alors transférés à Rivesaltes, surtout lorsque le camp d’Argelès est évacué suite aux inondations de l’automne 1940. Si le camp de Rivesaltes n’est pas le premier pour les réfugiés espagnols, il n’est pas non plus le dernier, puisqu’ils seront pour beaucoup transférés à Gurs en novembre 1942. Certains connaissent ainsi de multiples camps entre 1939 et 1944, transférés sans cesse de l’un à l’autre. Douze témoignages émanant de cinq femmes et de sept hommes, nés entre 1924 et 1939, évoquent cet univers d’enfermement et d’arbitraire. Ils sont présentés, contextualisés et mis en perspective par une historienne spécialiste de l’exil républicain espagnol.

Photographie de couverture : Paul Senn, PFF, MBA Berne. Dép. GKS. © GKS, Berne.

ISBN 978-2-86266-772-X

19 €

www.loubatieres.fr

Geneviève Dreyfus-Armand, conservateur général honoraire des bibliothèques, docteur en histoire, est ancienne directrice de la BDIC (devenue, en 2018, La Contemporaine, bibliothèque, archives et musée des mondes contemporains). Présidente d’honneur du CERMI (Centre d’études et de recherches sur les migrations ibériques), membre du conseil scientifique du Mémorial de Rivesaltes, elle est l’auteur de plusieurs livres de référence sur l’exil républicain espagnol ; elle a participé à de nombreux ouvrages collectifs et en a dirigé une quinzaine.

GENEVIÈVE DREYFUS-ARMAND

D’UN CAMP À L’AUTRE, LEURS ENFANTS TÉMOIGNENT

LES RÉPUBLICAINS ESPAGNOLS À RIVESALTES

LES RÉPUBLICAINS ESPAGNOLS À RIVESALTES

LES RÉPUBLICAINS ESPAGNOLS À RIVESALTES D’UN CAMP À L’AUTRE, LEURS ENFANTS TÉMOIGNENT JANVIER 1941 – NOVEMBRE 1942 GENEVIÈVE DREYFUS-ARMAND collection RÉCITS ET TÉMOIGNAGES

éditions LOUBATIÈRES


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