harkis au camp de rivesaltes la relégation des familles septembre 1962 – décembre 1964 Fatima Besnaci-Lancou
collection récits et témoignages
éditions LOUBATIÈRES
harkis au camp de rivesaltes Collection Récits et Témoignages Transmettre l’histoire et la mémoire de ceux qui ont vécu dans le camp de Rivesaltes, en s’adressant à tous, et particulièrement aux plus jeunes, est une des missions prioritaires du Mémorial. La collection Récits et témoignages vient compléter celle des Cahiers de Rivesaltes dont la vocation est de rendre compte des recherches scientifiques sur l’histoire du camp. Harkis au camp de Rivesaltes ouvre donc une série d’ouvrages confiés à des historiens dont la mission est de « raconter l’histoire autrement » en recueillant la parole de ceux qui ont vécu les réalités quotidiennes de ce camp aux différentes périodes. Direction de publication : Carole Delga, Présidente de la Région Occitanie / Pyrénées-Méditerranée, Présidente de l’EPCC du Mémorial du Camp de Rivesaltes Président du Conseil scientifique du Mémorial du Camp de Rivesaltes : Denis Peschanski, Directeur de recherche au CNRS - Centre Européen de Sociologie et de Science Politique (Université Paris 1, EHESS) Direction de collection : Agnès Sajaloli, Directrice de l’EPCC du Mémorial du Camp de Rivesaltes Responsable des publications : Françoise Roux, Administratrice de l’EPCC du Mémorial du Camp de Rivesaltes Suivi des publications : Nathalie Fourcade, Responsable conservation et valorisation des collections de l’EPCC du Mémorial du Camp de Rivesaltes La publication de cet ouvrage a reçu le soutien de la Direction des patrimoines, de la mémoire et des archives du ministère des Armées Le Mémorial du Camp de Rivesaltes est un établissement public de coopération culturelle, porté par : La Région Occitanie / Pyrénées-Méditerranée Le Département des Pyrénées-Orientales Soutenu par : La Délégation interministérielle de lutte contre le racisme, l’antisémitisme, et la haine anti-LGBT La Direction des patrimoines, de la mémoire et des archives du ministère des Armées Photographie de couverture : La présence bienveillante de Sylviane d’Ollone, de Roselyne d’Ollone (au milieu des enfants) et d’Anne de Vasselot (en arrière-plan à gauche) a été une véritable bulle d’humanité pour les enfants du camp.
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Fatima Besnaci-Lancou
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collection récits et témoignages
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préface Il faut saluer la belle initiative du Mémorial du camp de Rivesaltes pour donner toute sa place à l’histoire des harkis qui y sont arrivés massivement à partir de l’été 1962. Depuis les années 1930, Rivesaltes fut un lieu d’internement et de relégation et son histoire est inséparable de la tragédie des harkis. Le cadre en a été campé dans un texte très souvent cité du bachaga Boualam. L’ancien vice-président de l’Assemblée nationale, figure marquante de la communauté harkie au début des années 1960 évoquait « une immense plaine désertique où s’engouffrent les vents glacés », des « lieux arides d’où la vie des hommes s’est enfuie » et « une route sinueuse et sans but que jamais un touriste n’emprunte » et qui « traverse cet enfer où les hommes ont planté un décor qui nous rappelle que l’univers concentrationnaire n’est pas mort 1. » Cette vision n’est pas isolée chez une partie des contemporains. Elle est notamment partagée par les responsables du Comité national pour les musulmans français qui s’est créé à l’automne 1962 et que prend en charge Alexandre Parodi, alors vice-président du Conseil d’État. Une première réunion informelle (la fondation officielle du Comité date du 2 janvier 1963) s’est tenue le 19 novembre 1962 dans les locaux du Conseil. Elle est ouverte par une intervention du général Olié, ancien secrétaire général de la Défense nationale 2 qui résume le voyage qu’il vient de faire à Rivesaltes sur un mode « bref » mais 1. Bachaga Boualam, Les Harkis au service de la France, France Empire, 1963, p. 267-268. 2. Il a démissionné de ses fonctions le 31 juillet 1961. 13
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net : « Rivesaltes est l’image du monde où nous vivons, violent et inhumain. Ce spectacle ne provoque pas l’indignation qu’il mériterait, tant l’idée d’un monde concentrationnaire est passée dans les normes. En résumé, Rivesaltes n’aurait jamais dû exister. Cette situation est indigne de la France ; pitoyable : des êtres sont malheureux de notre fait. Malgré les efforts déjà accomplis, ils vivent dans des conditions matérielles navrantes, aggravées par l’oisiveté. L’exploitation possible de cette situation à des fins politiques ou de scandale y présente de plus un danger 3. » Du côté des médias, la situation n’est pas ignorée mais les avis sont très partagés et épousent les positions prises pendant la guerre d’Algérie. Le Monde se veut informatif mais n’entre pas dans les détails du quotidien du camp, se souciant davantage de remettre le lieu en perspective historique : « Des milliers d’anciens harkis se préparent avec leurs familles à passer l’hiver sous les tentes du camp de Rivesaltes. Dans la plaine rocailleuse, à quelques kilomètres de Perpignan, le camp Joffre de Rivesaltes, à l’origine centre d’entraînement militaire, abrita successivement les réfugiés espagnols de 1936, les internés politiques de 1943 et les “personnes déplacées” de 1945 dans l’attente d’un asile définitif 4. » Quelques jours plus tard, le 13 octobre 1962, le journal communiste Le Travailleur catalan, dont les articles sont également franchement hostiles aux piedsnoirs 5, affiche son hostilité avec une interrogation abrupte : « Rivesaltes. Que compte faire le conseil municipal pour nous débarrasser des harkis ? » Pour brutale qu’elle puisse paraître aujourd’hui, cette vision très négative se retrouve souvent alors à gauche. Ainsi, Claude Lanzmann, préfaçant en 2012 3. Fac-similé du procès-verbal reproduit in André Wormser, Pour l’honneur des harkis. Un an de combat, 45 années de lutte, éditions Sillages, 2009, p. 11-12. 4. Maurice Denuzière, Le Monde, 8 octobre 1962. 5. Philippe Bouba, L’Arrivée des pieds-noirs en Roussillon en 1962, éditions Trabucaire, 2009, p. 74-83. 14
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un numéro des Temps modernes consacrés aux harkis n’a pas esquivé un élément « essentiel » qu’il entend verser au dossier de ceux qu’il considère aujourd’hui comme « les parias de la guerre d’Algérie » ; à savoir rappeler qu’il avait violemment pris à partie les harkis dans un article publié dans Les Temps modernes en avril 1961. Dorénavant, Claude Lanzmann, considère qu’il « n’est pas tolérable aujourd’hui que cette communauté soit marquée à jamais d’un stigmate de honte et que sa tragique histoire soit comme ensevelie, ignorée de la majorité des Français 6 ». Une communauté dont les membres vivaient en France dans des conditions très difficiles en 1962 et qu’avait dénoncées, à l’antenne de RTL, Jean Grandmougin, son célèbre éditorialiste, à la Noël 1962. Le mémorial du camp de Rivesaltes permet de prendre la mesure de la situation d’une partie des harkis, ceux qui ont pu gagner la France à l’été 1962 et qui pour une part importante d’entre eux arrivent au camp de Rivesaltes. La situation y est alors particulièrement difficile. À la fin d’octobre 1962, on y comptabilise 9 620 personnes dont 4 660 enfants (avec une moyenne de 45 naissances par mois), 1 910 femmes et 3 050 hommes. Pour être emblématique, la situation de Rivesaltes n’est pas unique. Ainsi, Saint-Maurice-l’Ardoise, situé près d’Avignon et camp militaire comme Rivesaltes, a ouvert ses portes aux harkis en octobre 1962 et en accueille au même moment plus de 5 000 alors que 400 places étaient prévues 7. Aujourd’hui, si la phase harkie du camp de Rivesaltes est connue dans ses grandes lignes, il reste encore beaucoup de travail à accomplir pour brosser un tableau exhaustif de l’histoire de 6. Claude Lanzmann, « Les Parias de la guerre d’Algérie », in « Harkis 1962-2012. Les mythes et les faits », Les Temps modernes, n° 666, novembre-décembre 2011, p. 3-4. 7. Abderahmen Moumen, « Camp de Rivesaltes, camp de Saint-Maurice-l’Ardoise. L’accueil et le reclassement des harkis en France (19621964) », Les Temps modernes, n° 666, novembre-décembre 2011, p. 107. 15
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ce qui est alors, avec plus de 10 000 habitants, la deuxième ville des Pyrénées-Orientales. Ajoutons que comprendre l’histoire de Rivesaltes impose de prendre en compte une double échelle, celle d’une histoire singulière de ce lieu d’enfermement, mais également la remise en perspective du camp de Rivesaltes avec les autres lieux où furent assignés les harkis qui ont pu traverser la Méditerranée et échapper aux massacres de l’été 1962 (Saint-Maurice-l’Ardoise, Bourg-Lastic, La Rye Le Vigeant, Le Larzac, ou encore Bias). L’ouvrage sur Rivesaltes que propose Fatima Besnaci-Lancou n’est pas une histoire du camp. Il constitue pourtant, pour aujourd’hui comme pour demain, une contribution très importante à son écriture car les récits de vie qu’il propose invitent à la connaissance et à l’intelligence du lieu comme du moment. Un lieu et un moment très particuliers pour celle qui a recueilli et mis en forme ces témoignages. Si Fatima Besnaci-Lancou s’efface devant la quinzaine de femmes et d’hommes qu’elle a interrogés et qui lui ont raconté leur séjour à Rivesaltes et l’empreinte qu’il a laissé pour leur vie entière, elle-même est une enfant du camp. Non qu’elle y soit née, puisqu’elle a 8 ans en 1962 lorsqu’elle foule ce lieu après le traumatisme de « l’été de sang » où, une partie de sa famille a été massacrée par le FLN (Front de libération nationale). Mais ce séjour de près d’un an « derrière les barbelés » l’a profondément marquée et a inspiré un chapitre entier de récit de souvenirs qu’elle a publié en 2003 8. Depuis cette autobiographie, Fatima Besnaci-Lancou s’est lancée dans des recherches historiques universitaires. Mais cette chercheuse, soucieuse aussi de porter la parole et la mémoire des harkis, s’est depuis une décennie lancée dans une quête de témoignages oraux qu’elle recueille grâce à sa connaissance du français, 8. Fatima Besnaci-Lancou, Fille de harki, préfaces de Jean Daniel et Jean Lacouture, Les éditions de l’Atelier/Editions Ouvrières, 2005 (2e édition). 16
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de l’arabe et du berbère. Un tour de France de la mémoire harkie où Rivesaltes est toujours présente 9. Le lieu est en revanche sans doute beaucoup moins connu pour les lectrices et lecteurs de ce volume qui vont, pour la plupart d’entre eux, pénétrer pour la première fois dans un univers déroutant à travers les récits de vie proposés. Rivesaltes est pour chacun des témoins un point d’arrivée mais aussi de départ, une expérience indélébile et un lieu de mémoire où celui ou celle qui n’y est pas retourné, songe à le faire, au moins une fois. Ces dix-sept récits sont logiquement différents les uns des autres. Ainsi, leurs auteurs ont eu des parcours de vie singuliers, qui débutent par des origines géographiques fort distinctes, ces femmes, ces hommes et ces enfants venant des différents territoires et communautés de la mosaïque algérienne. C’est justement l’expérience du camp qui sert de trait d’union. Nous laissons aux lecteurs le soin de découvrir ce qu’il en est des conditions sanitaires très difficiles, des évolutions qui s’opèrent au fil des séjours qui s’écoulent dans des formes d’habitat très précaires (tentes et baraquements ouverts à tous vents) ; découvrir aussi ce qu’il en est des modes de vie, mais aussi la place de l’islam dans le quotidien ainsi que celle des activités proposées, à commencer par l’école. Sur tous ces points, le singulier des récits donne à la lecture le sentiment d’un nous collectif qui aidera à mieux comprendre ce que fut la vie confinée, contrainte et très rude des milliers de harkis passés par Rivesaltes. La contribution à l’histoire du lieu est ici inséparable de celle de la communauté harkie. Olivier Dard professeur d’histoire contemporaine à l’université de Paris-Sorbonne 9. En particulier in Fatima Besnaci-Lancou (dir), Des vies. 62 enfants de harkis racontent, préface de Boris Cyrulnik, Les éditions de l’Atelier/ Editions Ouvrières, 2010. 17
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introduction Dans le cadre de la collection Récits et témoignages mise en place par le Mémorial du camp de Rivesaltes, je propose de réunir dans cet ouvrage dix-sept tranches de vie comme autant de témoignages qui illustrent la tragédie des familles de harkis à la fin de la guerre d’Algérie. Entre septembre 1962 et décembre 1964, environ 22 000 personnes transitent par le camp de Rivesaltes (Pyrénées-Orientales). Onze femmes et six hommes, provenant de diverses régions d’Algérie, ne parlent pas tous le même dialecte. Ils sont berbérophones ou arabophones. Toutefois certains s’expriment également en français. Tous partagent l’expérience d’une vie de souffrance dans ce camp pour y avoir été relégués, entre quelques mois et deux ans. Je tisse mon histoire avec la leur. Je suis moi-même fille de harki. Arrivée avec mes parents, en France, le 22 novembre 1962, Rivesaltes a été ma première « adresse » en France. J’avais huit ans. Mon horizon s’arrêtait là où des fils barbelés délimitaient notre espace, au milieu de nulle part. Sans revenir sur l’histoire complexe des harkis pendant la guerre d’Algérie et ses suites tragiques comme l’était la guerre en elle-même, il me semble nécessaire de rappeler brièvement les circonstances de la fin de cette guerre, le sort réservé aux familles de harkis et l’arrivée, en France, des 42 000 personnes qui ont transité par des camps. Le 18 mars 1962, la signature des accords d’Évian aurait dû mettre fin à la guerre commencée en novembre 1954. Il n’en fut rien. Alors que les différents courants du Front de libération nationale (FLN) s’entre-déchirent aux portes 19
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d’un pouvoir qui peine à s’affirmer, une période noire débute pour les familles de harkis. Par milliers, ils sont enlevés, massacrés ou internés dans des camps de l’armée algérienne où nombre d’entre eux sont torturés. Lorsque l’ordonnance du 21 juillet 1962 a confisqué la nationalité française aux « personnes de statut civil de droit local originaires d’Algérie », dont faisaient partis les harkis 10, très peu de familles avaient fui l’Algérie pour se réfugier en France. Toutes les autres étaient prises au piège, dans leur pays natal, qui leur était devenu hostile. Du côté des autorités françaises, les harkis étaient devenus algériens, et par conséquent, ils devaient rester « chez eux ». Dans un télégramme daté du 12 mai 1962, qu’il fait parvenir aux unités militaires encore en place en Algérie, Pierre Messmer, alors ministre des Armées, menace les officiers qui prendraient l’initiative d’aider des harkis à rejoindre la France. Le 25 juillet 1962, au Conseil des ministres, le général de Gaulle, président de la République, confirme son opposition à voir des harkis venir s’installer en France : « On ne peut pas accepter de replier tous les musulmans qui viendraient à déclarer qu’ils ne s’entendront pas avec leur gouvernement ! Le terme de rapatriés ne s’applique évidemment pas aux musulmans : ils ne retournent pas dans la terre de leurs pères. Dans leur cas, il ne saurait s’agir que de réfugiés ! 11 » Paradoxalement, cette interdiction ne touche pas les ressortissants d’Algérie d’origine italienne, espagnole, suisse, etc., et aucun d’eux ne se verra interdire l’accès au territoire français. Bien que de nombreux freins soient mis en place pour éviter leur arrivée en France, environ 90 000 membres de familles de harkis traversent la Méditerranée. Environ la moitié d’entre eux arrivent en France avec l’aide de gradés 10. Les harkis et leurs familles avaient la nationalité française, avec cette ordonnance, tous se retrouvent de nationalité algérienne, du jour au lendemain. 11. Alain Peyrefitte, C’était de Gaulle, Fayard, 1994, p. 196. 20
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de l’armée française. Ce fut le cas des « Diables rouges 12 » qui participent à une véritable organisation d’accueil mise en place au camp de Zéralda 13, pour les familles de harkis qui fuyaient répression et massacres. Le rôle majeur de ce camp, organisé en « camp de réfugiés » dès le mois de septembre 1962, était de les accueillir afin de réunir les documents nécessaires à leur entrée en France. En quelque sorte, ce camp servait de base pour préparer les familles à leur départ en France. Les autorités civiles françaises étaient méfiantes. Chaque semaine, des « Diables rouges » se rendaient à l’ambassade de France pour tenter d’obtenir des autorisations permettant aux familles de quitter le territoire algérien. La signature des accords d’Évian, le 18 mars 1962, marque les premiers massacres de harkis et de leurs familles. Quelques semaines après, le ministre des Armées fait aménager en France, dans l’urgence, d’anciens camps militaires pour les familles d’anciens supplétifs dont l’effectif ne doit pas dépasser 5 000 personnes. Ces familles seront traitées en « réfugiées » et non en « rapatriées » comme les Européens d’Algérie. Le 15 juin 1962, un millier de tentes dans le Larzac (Aveyron) marque la première page de l’histoire des camps de harkis. Ce premier camp est rapidement saturé. Un deuxième camp s’ouvre le 24 juin, à Bourg-Lastic (Puy-de-Dôme). Le 19 juillet 1962, près de 12 000 personnes sont réparties dans ces deux camps. Toutes les alertes inhérentes à la surpopulation sont au rouge et dénoncent la promiscuité, les problèmes 12. Le 152e RIM, le régiment des « Diables rouges », s’installe à Zéralda à la mi-avril 1962, peu de temps après avoir quitté la frontière tunisienne. Il s’agit d’un groupe d’officiers qui ont pris l’initiative d’aider les familles de harkis venues se réfugier spontanément dans le camp ou bien emmenées, pendant l’année 1963, par le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) quand il s’agissait de familles d’anciens prisonniers du FLN. 13. Le camp de Zéralda se situait à une trentaine de kilomètres à l’ouest d’Alger. 21
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d’hygiène, le manque de nourriture et de médicaments, les maladies infectieuses et autres fléaux. En l’espace de quelques semaines, une douzaine d’enfants décéderont au camp de Bourg-Lastic. En septembre 1962, face à cette situation, les autorités françaises font fermer ces deux premiers camps. Les familles sont alors réparties entre le camp de Rivesaltes (Pyrénées-Orientales), de La Rye-Le-Vigeant (Vienne) et de Saint-Maurice-l’Ardoise (Gard). Le camp de Rivesaltes, d’une superficie de 613 ha, construit en 1939 pour des besoins militaires, est le plus peuplé de tous. Il avait déjà servi à l’internement de réfugiés espagnols fuyant le franquisme pendant la guerre d’Espagne puis à celui des Juifs étrangers et des Tsiganes français pendant la Seconde Guerre mondiale. Des familles de harkis se retrouvent reléguées dans ce dernier, officiellement, à partir du 26 septembre 1962. Elles ont affronté leur premier hiver sous des tentes où un vent glacial venait s’engouffrer. Dès décembre 1962, un document manuscrit de la Cimade dénonce la situation : « Tragique image concentrationnaire. Ce qui est choquant, c’est que cela ne choque pas. Peu digne, pitoyable, non sans danger 14. » Les baraquements, non utilisés depuis 1942, ne sont restaurés qu’au premier semestre 1963. En décembre 1962, environ 10 000 personnes sont entassées dans ce campement de fortune. Les premiers mois, des femmes accouchent sous les tentes. Les enfants – la moitié de la population – errent au rythme des activités liées à la vie du camp : arrivée de la citerne à eau, distribution de vivres… L’école n’est organi14. Archives de la Cimade, document non signé, cité par Anne Boitel, doctorante, université d’Aix-Marseille, UMR-TELEMME, in : « La CIMADE en action auprès des “indésirables” : essai de synthèse à travers le cas d’école du camp de Rivesaltes (de Vichy à nos jours) », 2es actes du séminaire transfrontalier : Déplacements forcés et exils en Europe au XXe siècle – Le corps et l’esprit, sous la direction de Roger Barrié, Martine Camiade et Jordi Font, éditions Talaia, ICRESS, UPVD, la Région Languedoc-Roussillon/Mémorial du Camp de Rivesaltes, 2013, p. 84. 22
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sée que plusieurs mois après l’arrivée des premières familles. La direction du camp reçoit des consignes strictes du gouvernement exigeant un contrôle accru des déplacements des internés. Dans un courrier du 8 décembre 1962, Georges Pompidou, Premier ministre, souligne qu’« il conviendra de soumettre les allées et venues à une certaine surveillance, les sorties du camp [de Rivesaltes] ne doivent être autorisées que pour des motifs sérieux 15 ». Toute médiatisation du camp et de ses occupants est interdite. Il faudra attendre plusieurs mois pour que l’interdiction faite aux journalistes d’accéder au camp soit levée. Pour en sortir, un certificat de logement et une promesse d’embauche sont alors nécessaires. Un des témoins de cet ouvrage indique que nombre de ces certificats étaient de faux documents. Par la suite, Rivesaltes se vide très progressivement, en deux ans. Des familles partent dans des régions industrielles, comme dans le Nord de la France où les pères louent leurs bras dans des usines de textiles ou de sidérurgie quand d’autres descendent dans des mines de charbon pour faire vivre les leurs. Afin de désengorger plus rapidement les camps de transit, près de 70 petits camps, nommés : « hameaux de forestage » sont implantés à la hâte, notamment, dans le Sud de la France et en Corse. Souvent isolés dans des forêts, certains ont des allures de camps retranchés. Entre janvier 1963 et septembre 1964, 1 845 familles 16 quittent le camp de Rivesaltes pour aller s’installer dans l’un de ces « hameaux de forestage », principalement dans la région Provence-Alpes-Côte d’Azur. Aujourd’hui encore, des familles d’anciens harkis passées par le camp de Rivesaltes, habitent dans les deux derniers « hameaux de forestage » encore debout : à Fuveau (Bouches-du-Rhône) 15. CAC 19920149/1 – Courrier de Georges Pompidou adressé au ministre des Armées, le 8 décembre 1962. 16. SHD 7 U 802 – Infanterie métropolitaine, 40e Cie de Camp, Rivesaltes (1962-1965). 23
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et à Collobrières (Var). Ces deux camps sont simplement administrés par leurs municipalités respectives. Toutefois, les régions industrielles et les « hameaux de forestage » ne permettent pas de vider l’ensemble des camps de transit. Aussi, en mai 1964, François Missoffe, alors ministre des Rapatriés, demande que « les déchets existant dans ce camp [Rivesaltes] et dont le reclassement s’avérera impossible » soient envoyés dans les camps de Bias 17 et de Saint-Maurice-l’Ardoise, transformés en « centres d’accueil » pour les « irrécupérables » selon la terminologie des autorités françaises. Encadrées par un chef de camp, souvent un ancien militaire, les familles sont allées y vivre en marge de la « vraie » vie, pendant une quinzaine années. Il faut attendre l’année 1976 et une série de révoltes spectaculaires menées par des descendants de ces familles pour que Valéry Giscard d’Estaing, nouveau président de la République, décide la fermeture de ces deux derniers camps aux allures de centres d’enfermement au regard des autorisations exigées pour les entrées et les sorties. Ce sont donc dix-sept témoins qui livrent ici leurs parcours aussi chaotiques que furent scabreux les premiers mois de l’Algérie indépendante. Ces hommes et ces femmes, pour certains, je les ai rencontrés lors de mes déplacements, dans diverses régions, pour parler de mon travail sur l’histoire et la mémoire des harkis et de leur famille. Pour d’autres, ce sont soit des personnes que j’ai côtoyées pendant mes quinze années de vie dans les camps, soit des personnes venues vers moi, spontanément ou à la demande de leurs descendants désireux de voir leurs parents sortir du silence. Pour cet ouvrage, j’ai conduit les entretiens dans différentes langues parlées en Algérie : l’arabe, le berbère ou 17. Le 19 juillet 1963, départ du camp de Rivesaltes « d’un détachement de 114 ex-supplétifs et familles à destination du camp de Bias (Lot-et-Garonne) », SHD 7 U 802 – Infanterie métropolitaine, 40e Cie de Camp, Rivesaltes (1962-1965). 24
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le français, parfois dans deux ou trois de ces langues à la fois. Compte tenu de la complexité de retranscription des dialogues, j’ai pris le parti de transformer des propos oraux en récits de vie écrits. Cinq de ces témoins, tous de la première génération, ont préféré garder l’anonymat pour des raisons diverses, dont la principale est celle de leur sécurité, réelle ou imaginée, par rapport à l’Algérie. Abdelkrim, Achoura, Aïcha, Amaria, Fatima, Fatima, Fatma, Hacène, Keltouma, Lazzouzi, Liamna, Mokhtar, Rabah, Tayeb, Yamina, Yamna et Zohra, en se racontant, revivent tous la fin dramatique de la guerre ainsi que les malheurs individuels ou collectifs et esquissent, à travers leurs récits, un état des lieux sans concession. Tous dressent un panorama des situations qu’ils ont vécues à travers leurs souvenirs indélébiles : les années de guerre ; les familles divisées et déchirées ; l’effervescence et les violences le jour de la fête de l’indépendance, le 5 juillet 1962 ; le désarmement des hommes ; la peur de l’abandon par la France ; les enlèvements ; les massacres ; les prisons ; les départs précipités ; les camps en Algérie ; le déchirement en quittant leur famille ; la traversée de la Méditerranée dans les cales de bateaux ; la relégation dans des camps en France, notamment celui de Rivesaltes ; et l’exil qui n’en finit pas. Chaque expérience est vécue de manière différente, mais elles résonnent à l’unisson d’une détresse commune, lisible et évidente. Chaque témoin fait entendre une voix en apparence singulière et tente de restituer une identité confisquée en 1962. La parole de ces femmes, de ces hommes, est tout simplement humaine. Toutes ces histoires personnelles convergent pour n’en faire qu’une seule. Elles rejoignent l’universel. La réalité y est simplement racontée. Écoutons-les. Fatima Besnaci-Lancou 25
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Extrait de notre carnet de famille de rapatriés établi au camp de Zéralda (Algérie), en 1962. Cette page concerne notre départ du camp de Rivesaltes pour nous rendre au hameau de forestage de La Roque d’Anthéron (13), le 30 mai 1964. © Collection particulière.
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Pour soigner mes proches, j’ai beaucoup utilisé des plantes qui poussaient autour du camp. Je suis née en 1932 à Bouhlal, dans le département d’Orléansville. C’est également à cet endroit que je me suis mariée et que j’ai eu mes trois premiers enfants : Mohamed, Fatma et Aïcha. On y a vécu sous la protection de nos marabouts. Pendant la guerre d’Algérie, mon mari a travaillé pour la France comme GMS (Groupes mobiles de sécurité). Il avait des fonctions semblables à celles des gendarmes. La guerre d’Algérie a été une souffrance au quotidien. On allait se réfugier dans la forêt pour se soustraire aux violences des fellaghas, ainsi qu’à celles des militaires français. Nous soupçonnant d’aider le FLN, certains d’entre eux venaient nous fouiller pendant la journée. La nuit, c’étaient les fellaghas qui venaient à la maison pour nous obliger à leur préparer à manger. On devait tuer un mouton ou des poulets pour leur préparer un repas. On était vraiment obligés. On n’avait pas le choix. C’était leur préparer un festin ou mourir. Tous les jours, on prévoyait de la nourriture pour le FLN. Si par hasard, un soir, ils arrivaient à l’improviste et qu’il n’y avait rien à manger, c’était pour nous la mort assurée. La peur venait aussi du côté de l’armée française, qu’on craignait. Les militaires qui cher18. Fatma Aridj est décédée le vendredi 3 octobre 2014. 49
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chaient les gens du FLN n’hésitaient pas à venir nous interroger et nous fouiller. On leur répondait : « Les hommes qui sont passés avaient les mêmes uniformes militaires que ceux que vous portez. On ne sait pas à quel camp ils appartenaient. Vous savez très bien que nous les femmes, on ne sort pas, donc on ne peut pas savoir. » La fin de la guerre d’Algérie, puis l’indépendance, le 5 juillet 1962, auraient dû nous soulager tous. Hélas, on a vécu ces deux évènements dans la peur et dans les pleurs. Mon mari s’était réfugié à la gendarmerie de Tablat, du côté de Marceau. Il a passé la journée à Cherchell, à l’ouest d’Alger, et la nuit à Tablat où il se sentait en sécurité. Son frère, inquiet de le savoir loin, avait insisté pour qu’il revienne. Mon mari a hésité. Il avait très peur. Son frère a fini par le persuader en lui assurant qu’il ne craignait rien. Il est donc revenu à la maison, mais pas pour longtemps. Le 25 juillet 1962, vers 16 ou 17 heures, des hommes du haut commandement des moudjahidine sont venus l’arrêter et l’ont emmené je ne sais où. Il n’est revenu qu’à 4 heures du matin. J’ai cru qu’ils l’avaient tué. Ce soir-là, je n’avais pas préparé à manger aux enfants. Ils ont passé la nuit le ventre vide et moi, je l’ai passée à pleurer. Quand ils l’ont libéré, son visage était couleur jaune citron. C’était à cause de l’angoisse, de la panique, de la peur qu’il avait subi. Il n’avait pas été frappé. À sept heures du matin, ils sont revenus le chercher. Ils l’ont emmené avec sept autres hommes dont certains sont de la famille. Ramdhan, un membre de notre famille était parmi eux. De loin, j’ai reconnu sa barbe. Il s’est avancé vers moi. Pour me rassurer, il a dit : « N’aie pas peur, on ne le frappera pas, on ne le tuera pas non plus. » Une fois les hommes rassemblés, ils ont tous été « jetés » dans le camp du « Bois sacré », non loin de Gouraya. Le frère de mon mari a pris le risque d’aller le voir 50
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deux ou trois fois. Tous les internés avaient des corvées à effectuer : ils devaient ramasser et transporter des pierres, cueillir la caroube et les amandes. Ils les ont emmenés au sommet des falaises pour qu’ils se précipitent de la cime et se tuent. Pieds nus, ils construisaient des chemins d’accès pour arriver à la crête ; ils étaient pieds nus. Dans ce camp, mon mari a vu beaucoup de choses qui l’ont énormément marqué jusqu’à sa mort. Les personnes à exécuter étaient notées en rouge. Un certain « Messaoudane », après avoir travaillé deux ou trois mois, a pu se sauver dans la forêt : des gardiens avaient tenté de le fusiller. Par la suite, il est allé se réfugier en France. Ceux qui ne sont pas morts dans le camp, ou qui n’ont pas été libérés, ont été déplacés dans des prisons. C’est le cas de mon mari qui a été incarcéré à Tablat pendant sept mois. À sa sortie de prison, il était en sursis. Il n’avait ni le droit de travailler ni de sortir de son domicile sans autorisation. Il pouvait uniquement sortir pour aller chercher des médicaments à Cherchell pour notre fille Aïcha, qui était malade. Il profitait de l’occasion pour rendre visite à la délégation de la Croix-Rouge française. Il y allait chaque semaine. Les permanences de la Croix-Rouge française et du Croissant-Rouge algérien avaient lieu au même endroit, par alternance. Quand il voyait le drapeau algérien à la porte de la permanence, il ne rentrait pas et rebroussait chemin. La Croix-Rouge française lui a fortement conseillé de partir, mais il avait très peur. C’est moi qui, progressivement, l’ai persuadé de regagner la France. Un jour j’ai eu la visite d’un cousin. Il a déjeuné avec nous. Quand il est sorti de chez nous, il est tombé sur un groupe de personnes qui attendaient à proximité de notre maison. Il leur a demandé ce qu’elles attendaient. L’une d’elles a répondu : « On attend un chien ! » Mon cousin a 51
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posé une autre question, on lui a répondu : « On attend Ramdhan Aridj. » Malgré tout, un des membres du groupe est intervenu pour prendre la défense de mon mari. Il a déclaré qu’il était comme son frère et qu’il avait protégé beaucoup de monde pendant la guerre. Il a même précisé : « C’est lui qui a pris notre défense face aux autorités françaises et qui a permis à nos femmes et à nos enfants d’aller et venir en toute tranquillité. Pourquoi le tuer, alors qu’il a fait du bien ? C’est un des nôtres, on ne peut pas faire ça ! » Lorsque mon mari est rentré de Cherchell avec des victuailles, je lui ai relaté les remarques faites par le groupe d’hommes et lui ai conseillé de partir très vite. Finalement, ce dernier incident l’a convaincu qu’il devait se sauver. Avant de partir, il m’a laissé pour consigne de vendre les meubles et toutes les affaires que l’on avait, à quoi je lui ai répondu que je n’étais pas d’accord et que je ne vendrai rien. Lorsque mon mari nous a quittés pour rejoindre une caserne de l’armée française, il a simulé une livraison de haricots à quelqu’un de la famille. Il avait sur lui un document de la Croix-Rouge de Cherchell qu’il a présenté en arrivant au camp de Zéralda. Les militaires étaient très heureux de le revoir, ils lui ont rendu ses armes sur-le-champ. Il a aussitôt été employé par les militaires du camp. Il était chargé, entre autres, de recevoir toutes les familles qui venaient rejoindre le camp militaire pour partir en France. Il y avait, parmi elles, les familles Chami et Messaoudane. Alors que je pensais aller retrouver mon mari, ses frères, mes beaux-frères, m’ont dit de ne pas aller le rejoindre, car il allait certainement se remarier avec une Française. Je leur ai fait comprendre que je ne resterais pas derrière lui, quel que soit le sort qui m’attendait. Je me suis alors débrouillée pour trouver l’argent afin de payer le taxi qui allait nous aider à nous enfuir. J’avais des petites chèvres 52
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que gardait une petite bergère aidée par ma fille Fatma, âgée de sept ans. Avec leur lait, je faisais du beurre que je vendais. J’ai réussi à en vendre assez pour nous payer un taxi pour partir, le 12 juin 1963, soit deux mois après le départ de mon mari, le 25 avril 1963. On a marché pendant environ 2 km le long de la mer, pour rejoindre la voiture et son chauffeur. Dès qu’une vague me frôlait, je me disais « Ça y est, ils nous ont rattrapées. » Le chauffeur m’a rassurée en me promettant qu’il nous conduirait jusqu’au camp. Il nous a fait monter dans une camionnette bâchée et a pris soin de bien la fermer afin qu’on ne nous voie pas de l’extérieur. On est partis vers 10 heures du soir pour arriver le lendemain, vers 4 heures, devant le camp de Zéralda. Là, on a trouvé l’armée française et l’armée algérienne. Notre chauffeur s’est arrêté sur la ligne rouge. On a entendu : « Halte ! Haut les mains ! Qu’est-ce que vous transportez dans votre voiture ? » Notre chauffeur a répondu : « Une famille de harkis. » Un militaire français s’est approché de moi et m’a demandé si j’avais des papiers sur moi. Je lui ai répondu que j’étais en possession d’un livret de famille. Après avoir fait vérifier les papiers par les soldats français, ils nous ont dit de descendre et ont conseillé au chauffeur de faire attention, de changer l’immatriculation de sa 403 pour ne pas avoir d’ennuis, car les soldats de l’armée algérienne présents à proximité de la caserne, avaient certainement noté le numéro d’immatriculation. Beaucoup plus tard, j’ai appris que, dès le lendemain, à son retour chez lui, à Gouraya, notre chauffeur a reçu la visite du FLN pour vérifier la véracité des faits. Il a nié nous avoir aidés à nous réfugier vers l’armée française. Il aurait répondu au sujet de la 403 : « Tout le monde à une 403 ! Ce n’est pas moi qui ai conduit cette famille à Zéralda. » Il aurait probablement été tué s’il avait avoué. 53
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Quand on est arrivé au camp de Zéralda, l’armée nous a pris en charge et à immédiatement prévenu mon mari. Il était surpris de nous voir ; il m’a demandé comment je m’étais débrouillée pour arriver jusqu’à lui. On nous a remis la clé numéro 10 du baraquement qui se situait en face des douches et du hammam du camp. La CroixRouge nous a donné des vêtements. Il y avait des femmes qui faisaient à manger. Les hommes servaient les femmes qui étaient seules dans le camp et dont le mari était déjà en France. Il y avait des gens de Gouraya, de Novi, d’El Louz. L’été, on mangeait dehors et, quand il faisait froid, on mangeait ensemble dans une grande salle. Mon mari travaillait. Il n’a jamais fait de corvée, jamais ; il était gendarme, donc il travaillait et il était payé ; il surveillait nuit et jour. Les hommes travaillent la journée et surveillaient le camp la nuit parce qu’il y avait des attaques de l’extérieur. Des fellagas nous jetaient des pierres par-dessus le mur du camp. Les hommes qui surveillaient étaient en civil, de façon à ne pas être reconnus par la population ; certains se sont sauvés du camp suite à une de ces attaques. Par ailleurs, une femme s’est éventrée avec les fils barbelés en sautant par-dessus le mur avec sa fille. Les fellagas ont réussi à brûler deux maisons dans le camp. Fatma et Mohamed allaient à l’école, Aïcha était petite, je la gardais avec moi. Un jour, Mohamed est tombé malade et a été hospitalisé. Il y avait un capitaine qui voulait me prendre ma fille, prétextant que ce n’était pas la mienne. J’avais beau lui dire que c’était bien ma fille, il ne me croyait pas. Quand je lui ai présenté notre livret de famille, il est revenu à l’évidence en me disant : « C’est bizarre, vous avez tous la peau brune, et elle, elle est blanche, vous l’avez certainement conçue sous la lumière électrique. Je 54
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vous l’échange contre une ferme ! – Non, je n’ai pas besoin de ferme, je garde ma fille ! » lui ai-je répondu. Ma petite fille Aïcha était une véritable poupée. Pendant la journée, on vaquait à nos occupations : on lavait le linge, on prenait des douches. Comme j’étais enceinte de Yamina et qu’Ahmed était bébé, je ne travaillais pas. Des femmes qui étaient employées comme aides ménagères. On les rémunérait à hauteur de 20 F par jour et on leur donnait cinq paquets de cigarettes pour leur mari. Pour les médicaments, moi, j’étais jeune, je n’en avais pas besoin. Mais Ahmed est tombé malade et il a été hospitalisé, je suis restée avec lui. Le jour où l’on a quitté notre pays, les autorités algériennes m’ont dit que je ne retournerais plus en Algérie ! Finalement, on est restés quatre mois dans ce camp. Sur le bateau, on a beaucoup souffert, on a fait une traversée de six jours en mer en passant par l’Espagne. On est partis de Zéralda, vers 12 ou 13 heures. Quand on était en mer, on nous a demandé de sortir sur le pont pour voir notre pays ; on était au niveau de Damous, après Gouraya, je suis sortie au soleil, en larmes. On est restés trois jours sur le pont ; puis, suite à une tempête, on est rentrés à l’intérieur. Arrivés à Marseille, tout le monde est allé se restaurer, sauf moi car j’étais très malade. J’étais enceinte de Yamina de deux mois ! Après on nous a distribué des rafraîchissements et des gâteaux. Ensuite, on a été transportés dans des camions de Marseille jusqu’à Avignon et de là, on a été dirigés vers le camp de Rivesaltes. On est arrivés au camp de Rivesaltes à 8 heures du matin. À 9 heures, la Croix-Rouge nous a distribué un petit-déjeuner, du café, du lait et des biscuits. On nous 55
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a laissés sur un terrain au soleil pendant des heures. Puis, on a appelé les hommes pour leur donner les clés des logements que nous devions intégrer. Le lendemain, on nous a distribué des aliments. Pendant notre passage dans ce camp, j’ai été hospitalisée, sur place, pendant huit jours. J’ai emmené avec moi Ahmed qui était petit, et les autres, ils sont restés à la maison. Mon mari travaillait. C’est un cousin qui venait les garder. Le jour où je devais sortir de l’hôpital, une femme a voulu m’égorger. C’était une fellagha : il y avait des fellaghas à l’époque, je me souviens, on était quatre personnes dans la pièce ; dès que j’ai posé ma tête sur l’oreiller, je l’ai vue sortir un couteau et se précipiter sur moi. Je l’ai alors saisie par le bras et l’ai mordue à la main ; elle s’est dégagée et s’est sauvée immédiatement. J’ai crié au secours ! Mokhtar, un surveillant de l’hôpital, était présent. Il s’est précipité à mon chevet et m’a demandé ce qui m’arrivait. Je lui ai relaté ce que je venais de vivre. Depuis lors, au camp, on n’ouvrait plus la porte aux inconnus. On m’a ensuite demandé de sortir de l’hôpital parce que mon fils avait la rougeole. Une fois rentrée à la maison, je lui faisais des lentilles au poulet et je l’emmenais tous les jours voir le médecin. On l’a soigné avec des lentilles au cumin, aux oignons et à l’ail, sans sauce tomate. Pour soigner mes proches, j’ai beaucoup utilisé des plantes qui poussaient autour du camp. Avec le thym, je préparais des tisanes pour les douleurs au ventre et je faisais des cataplasmes de diverses herbes pour soigner les rhumes et les furoncles. Au camp de Rivesaltes, mon mari ne restait jamais sans rien faire. Il participait à l’organisation du camp en demandant que les citernes d’eau passent plus souvent, que les passages entre les baraques restent propres, que les cuves puantes des toilettes soient vidées plus souvent, que 56
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la nourriture soit partagée équitablement. Vraiment, Aridj était très actif. Malheureusement, on était tellement nombreux que rien ne fonctionnait normalement. On a quitté le camp, le 30 mai 1964, pour aller au hameau de forestage de La Roque-d’Anthéron. On était plus de quarante familles. Les hommes étaient employés par les Eaux et Forêts. Notre histoire, je l’ai tue à mes enfants lorsqu’ils étaient petits. J’ai attendu qu’ils grandissent pour la leur raconter. Témoignage recueilli le 3 décembre 2011
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table des matières Région Occitanie / Pyrénées-Méditerranée 5 Département des Pyrénées-Orientales 7 Conseil scientifique du Mémorial 9 Préface 13 Introduction 19 Amaria Fatima Abdi Hacène Arfi Fatma Aridj Yamina Beldjillali Aïcha Berkane-cousineau Zohra Boualem Liamna Gouasmia Yamna H. Tayeb Kacem Keltouma B. Abdelkrim Klech Lazzouzi Rabah Mehenaoui Mokhtar Achoura Slamani Fatima Soubisse Table des sigles Lexique Repères chronologiques Bibliographie
27 35 45 49 59 65 73 81 91 99 107 115 123 131 137 145 153 159 160 165 169
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harkis au camp de rivesaltes la relégation des familles septembre 1962 – décembre 1964
Fatima Besnaci-Lancou collection récits et témoignages
Au lendemain de la signature des Accords d’Évian, le 18 mars 1962, des harkis et leurs familles font l’objet de violences de la part de membres du Front de libération nationale (FLN). Dès l’indépendance de l’Algérie, le 3 juillet 1962, la situation s’agrave. Des dizaines de milliers d’entre eux sont tués, d’autres milliers sont emprisonnés, quand presque tous les autres sont mis au ban de la société. Il est reproché aux hommes leur « engagement » sous le drapeau français. Par ordonnance française du 21 juillet 1962, ils perdent leur nationalité française. Entre juin 1962 et fin 1963, malgré les mesures prises par les autorités françaises pour les maintenir dans l’Algérie indépendante, environ 90 000 personnes (hommes, femmes et enfants) traverseront la Méditerranée pour se réfugier en France. Accueillis par des militaires français, près de 43 000 vont transiter par des camps en Algérie, puis par ceux implantés en France. Ces familles seront traitées en « réfugiés » à surveiller et non en « rapatriés » comme les Européens qui, eux aussi, ont dû quitter l’Algérie. Autour de 22 000 personnes – soit plus de la moitié – seront reléguées dans le camp de Rivesaltes. Ce chiffre fait de Rivesaltes le lieu le plus emblématique dans l’histoire de l’exil des familles de harkis. Cet ouvrage réunit dix-sept tranches de vie comme autant de témoignages qui illustrent la tragédie des familles de harkis à la fin de la guerre d’Algérie. Onze femmes et six hommes partagent l’expérience d’une vie de souffrances dans ce camp pour y avoir été relégués, entre quelques mois et deux ans.
ISBN 978-2-86266-771-3
16 €
www.loubatieres.fr
Fatima Besnaci-Lancou est docteur en histoire contemporaine, spécialiste de la guerre d’Algérie et ses suites. Elle est membre du Conseil scientifique du Mémorial du camp de Rivesaltes. Elle a reçu le Prix Seligmann 2005 contre le racisme.