Laure Teulières
HISTOIRE DES IMMIGRATIONS EN MIDI-PYRÉNÉES XIXe-XXe SIÈCLES
LOUBATIÈRES
Cet ouvrage a été publié avec l’aide de l’Acsé.
ISBN 978-2-86266-624-2 © Nouvelles Éditions Loubatières, 2010 10 bis, boulevard de l’Europe – BP 50014 31122 Portet-sur-Garonne cedex contact@loubatieres.fr www.loubatieres.fr www.libre-parcours.fr Photographie de couverture : Juan Huichal
Laure Teulières
avec la contribution de Fabienne Souchet pour la dernière partie
HISTOIRE DES IMMIGRATIONS EN MIDI-PYRÉNÉES
XIXe-XXe SIÈCLES
LOUBATIÈRES
Cyriaque Cerros et son épouse Françoise Barba Y Madrid, tous deux natifs de Valdepeñas (Espagne) et arrivés en France à Labruguière en 1923. À gauche, leur fille Jeanne et à droite, sa sœur, Luisa, née en 1920, dont le prénom, inconnu en France, a été traduit par « Alice », prénom qu'elle gardera toute sa vie. La photo date de 1924 un an après leur arrivée, où le père s’est déjà acheté une bicyclette. (Coll. S. Nègre)
INTRODUCTION Faire connaître l’histoire de l’immigration. Offrir une synthèse des connaissances à l’échelle de la région Midi-Pyrénées. Partager les résultats des recherches sur le sujet. Autant d’objectifs qui expliquent et justifient la publication de ce livre. Ces dernières décennies ont vu s’engager une profonde relecture de l’apport des immigrés aux sociétés contemporaines et singulièrement à la société française. À l’échelle nationale, une abondante bibliographie existe désormais et permet d’aborder les différentes phases de l’immigration contemporaine comme les grandes questions que recoupe cette thématique. Il y a aussi beaucoup d’études spécifiques, de monographies locales sur telle ou telle vague migratoire ou sur une population particulière inscrite dans un espace circonscrit (département, localité, ville, quartier). Mais on ne disposait pas jusqu’à présent de vraies synthèses régionales. Autrement dit, la dimension régionale de l’histoire de l’immigration restait un des parents pauvres de l’historiographie qui s’est constituée sur le sujet à travers plusieurs générations de chercheurs. C’est pour pallier cette relative lacune qu’un programme d’étude à vocation nationale a été réalisé sur l’histoire et la mémoire des immigrations en région. Afin d’avoir une vue d’ensemble et dans la durée des processus sociaux-historiques en cause, mais dans la singularité propre à chaque entité territoriale. L’initiative en revient à l’Agence nationale pour la cohésion sociale et l’égalité des chances (ACSÉ) qui a commandité cette opération, en lien avec la Cité nationale de l’histoire de l’immigration (CNHI) et sous la 5
histoire des immigrations en midi-pyrénées
coordination scientifique d’une équipe de l’EHESS (laboratoire « Genèse et transformation des mondes sociaux ») dirigée par Gérard Noiriel. Le marché d’étude, divisé en lots géographiques, à permis de couvrir chacune des régions françaises, outremer compris. C’est ainsi qu’une étude intitulée « Histoire et mémoire des immigrations en région Midi-Pyrénées » a été réalisée presque deux années durant sous ma direction, au titre du laboratoire FRAMESPA (CNRS UMR 5136) de l’Université Toulouse-Le Mirail. Le rapport final a été remis en juin 2007. Au vu des résultats, la direction régionale Midi-Pyrénées de l’ACSÉ, désormais fondue dans le pôle cohésion sociale de la Direction régionale de la Jeunesse et des Sports et de la Cohésion sociale (DRJSCS), a ensuite décidé de soutenir la publication de la partie « synthèse historique » de cette étude. Le présent ouvrage est le résultat de ce travail et de cette volonté d’en partager l’acquis auprès du public. Le dernier chapitre, portant sur la période la plus récente, a été élaboré à partir de la contribution initiale de la sociologue Fabienne Souchet que je salue ici pour sa collaboration. Les historiennes Julia Ponrouch et Caroline Barrera ont aussi concouru à l’écriture de quelques passages. Dans sa forme et son gabarit, le récit historique répond à la commande initiale du marché d’étude. Le but était de faire le point sur les travaux existants afin d’en établir une synthèse. Il était précisé d’emblée que ce récit devait être rédigé dans une approche et un style adaptés à une lecture grand public en vue d’une diffusion ultérieure. C’était l’un des enjeux explicites de l’opération. Cette Histoire des immigrations en Midi-Pyrénées présente donc un panorama survolant presque deux cents ans, du XIXe au XXe siècle. L’exploration a en effet permis de répertorier plus de 750 références bibliographiques directement liées au sujet dans le cadre régional : ouvrages, articles scientifiques, mais également des travaux universitaires plus confidentiels (rapports, études, thèses de doctorat, maîtrises, autres mémoires académiques), parfois de grande qualité mais n’ayant pas donné lieu à publication. Très disparate, éparpillée dans les bibliothèques de section des universités ou dans les centres de documentation des laboratoires, cette « littérature grise » est souvent vouée à rester ignorée du public. L’objectif est donc de mettre au jour cette richesse documentaire pour faire 6
introduction
connaître dans son ensemble le travail accompli par les spécialistes. Pour plus de fluidité, l’éditeur a souhaité alléger l’appareil critique et les notes. Mais l’ouvrage offre néanmoins au lecteur une vaste gamme de références bibliographiques pouvant accompagner sa curiosité et guider ses lectures ultérieures. Chacun fera son miel à sa guise pour approfondir aux meilleures sources les aspects de son choix. À l’échelle d’un territoire régional, l’historiographie fait ressortir un panorama inégal et incomplet. Certaines périodes, et/ou territoires, et/ou populations immigrées ont été très bien couverts, d’autres encore forts peu ou médiocrement explorés. La synthèse historique produite est inévitablement tributaire de ces contraintes et de ces manques. En Midi-Pyrénées, il n’est pas surprenant qu’un intérêt précoce se soit manifesté pour l’exil espagnol. La forte présence d’Espagnols dans la région a en effet suscité de très nombreuses maîtrises à l’Université Toulouse-Le Mirail, aussi bien en histoire que dans le cadre des études hispaniques, la grande majorité portant sur la Retirada post-guerre civile, l’accueil et le traitement des réfugiés républicains, puis la dimension culturelle de leur exil, son organisation politique et l’héritage politico-culturel qu’il a laissé. Cette approche est déclinée dans sa dimension territoriale par des mémoires couvrant la plupart des départements midi-pyrénéens et le cas particulier de Toulouse. En dirigeant ces travaux de recherche de premier niveau, plusieurs universitaires ont contribué à l’exploration approfondie de ce sujet. Dans les années récentes divers ouvrages grand public ont valorisé les résultats de toutes ces recherches. Par comparaison, l’immigration espagnole économique apparaît beaucoup moins systématiquement étudiée, et d’autres vagues migratoires restent à ce jour mal documentées. Quelles sont les grandes lignes de cette histoire ? Au XIXe siècle, les étrangers sont encore très peu nombreux en Midi-Pyrénées et leur apport reste marginal au regard du demi-million d’habitants perdu par la région durant la seconde moitié du siècle du fait de la dénatalité. Car l’économie est faiblement attractive et les pôles industriels se suffisent de la main-d’oeuvre locale. Les étrangers présents composent néanmoins une population bigarrée exerçant toutes sortes d’activités, notamment des métiers forains caractéristiques de la vie de l’époque. L’appoint d’immigrants espagnols augmente 7
histoire des immigrations en midi-pyrénées
peu à peu, pour tes tâches de maœuvres et comme travailleurs « flottants » des chantiers d’infrastructures (construction de chemins de fer par exemple). C’est en fait la Grande Guerre, parce que les Français sont massivement mobilisés, qui va provoquer un appel inédit à la main-d’oeuvre étrangère et coloniale, même si celle-là ne vient que de façon transitoire et sera rapatriée une fois la paix revenue. L’entre-deux-guerres renforce ensuite ce tournant avec le quasi-triplement de la présence étrangère sur la décennie 19211931, l’immigration devenant plus organisée, les mouvements temporaires perdant de leur importance devant l’établissement d’une main-d’œuvre permanente dans une logique de repeuplement. C’est particulièrement net dans les campagnes et l’immigration devient dans la région très largement rurale. Ce qui permet d’ailleurs à Midi-Pyrénées de rester un territoire attractif malgré la crise économique des années 1930 : l’effectif des étrangers continue d’y augmenter alors qu’il diminue globalement en France. L’exil espagnol de 1939, puis les mouvements causés par la Seconde Guerre mondiale, amenant beaucoup de réfugiés (antifascistes et/ou juifs en particulier), joueront dans le même sens, ce qui explique le nombre record d’étrangers dans la région au recensement de 1946, en chiffres absolus comme en proportion des habitants. Durant les Trente Glorieuses (1945-1974), la croissance économique étant inférieure à la moyenne nationale, le profil de la population étrangère résulte plus du stock ancien que des nouveaux flux, bien réels cependant. Jusqu’à la fin des années 1960, le nombre d’étrangers diminue constamment, les nouveaux arrivants ne suffisant pas à compenser les départs, les décès et surtout les naturalisations des étrangers déjà installés dans la région. Après une légère remontée au recensement de 1975, la population étrangère diminuera sans cesse jusqu’à la fin du XXe siècle, passant en 1990 sous le nombre atteint en 1931. Si on comptabilise par contre les personnes d’ascendance étrangère, leur nombre n’a cessé d’augmenter au sein de la population régionale. Parmi les points caractéristiques de cette histoire de l’immigration en Midi-Pyrénées, l’importance bien sûr de la présence espagnole. Le voisinage pyrénéen constitue une donnée structurelle, générant des migrations fron8
introduction
talières qui ont de longtemps irrigué l’ensemble du Sud-Ouest. Au XIXe siècle, la prédominance des Espagnols est sans partage parmi les étrangers présents. D’importants flux migratoires, y compris l’exil post-guerre civile, se maintiennent ensuite jusqu’à la fin des Trente Glorieuses. D’où le fait que les Espagnols forment la première nationalité présente à l’échelle de Midi-Pyrénées jusqu’en 1931 (et le demeurent en Ariège, Hautes-Pyrénées, Lot, Aveyron, Tarn), puis à nouveau à partir de 1945. À la fin du XXe siècle, les quelque 36 000 immigrés originaires d’Espagne représentent encore 20 % du total de ceux recensés en 1999. Les années 1920 voient cependant l’arrivée massive de nouvelles populations, en particulier des Polonais pour les mines et plus encore des paysans italiens venus reprendre comme exploitants les fermes à l’abandon du bassin de la Garonne. Il y a aussi des flux moindre de Belges, de Suisses ainsi que de réfugiés russes, arméniens ou juifs d’Europe orientale, certains étant considérés apatrides. Dans les années 1930, les Italiens passent en tête des nationalités présentes et le restent durablement dans certains départements : Haute-Garonne (jusqu’en 1954), Tarn-et-Garonne (jusqu’en 1975) et Gers où ils sont en proportion les plus nombreux. L’effectif des trois principales nationalités est cependant en baisse dès les années 1950, baisse très marquée pour les Italiens et les Polonais, du fait du vieillissement et des naturalisations, freinés par de nouvelles arrivées pour les Espagnols. Au cours des Trente Glorieuses, la nouveauté vient de la montée en puissance des immigrations maghrébines et lusitaniennes. Des « Français musulmans d’Algérie » au temps de la colonisation, puis des Algériens après l’indépendance de 1962 viennent travailler dans l’industrie et la construction, plus ou moins rapidement rejoints par leurs familles. Quant au nombre de Portugais, il double en Midi-Pyrénées entre 1946-1962, puis sextuple pour atteindre 26 865 en 1975. À cette date, les Espagnols sont encore les plus nombreux (plus du tiers de la population étrangère), avant les Portugais (22 %) et les Italiens (16 %). En 1982, les Algériens (13,4 %) et les Marocains (11,8 %) se placent désormais devant les Italiens. L’immigration marocaine est en effet devenue très importante au cours des années 1970-1980, notamment pour répondre à la demande de salariés agricoles. 9
histoire des immigrations en midi-pyrénées
La période la plus récente se caractérise, comme partout en France, par une diversification des origines nationales. La vague de réfugiés du SudEst asiatique marque l’arrivée d’une autre composante entre 1975 et le début des années 1980. Il y a aussi l’immigration de l’Afrique subsaharienne qui est assez récente dans la région, avec certaines spécificités et un ancrage avant tout toulousain. La diversification s’est accélérée au cours des années 1990 et 2000. Outre le regroupement familial ou les études, la demande d’asile tendant à devenir le seul moyen permettant à certaines populations de pénétrer sur le territoire européen, elle représente une part croissante dans les entrées et amène des personnes d’origines très variées. Il faut aussi mentionner les nouveaux flux d’immigrés de niveau social élevé, actifs hautement qualifiés ou retraités, en provenance notamment du Nord de l’Europe. Phénomène récent au regard de l’histoire des flux migratoires régionaux, la présence de ces populations s’est accélérée dans les dernières décennies. D’où une nouvelle figure de l’immigré, bien différente de celle des vagues antérieures. Au total, la population immigrée est aujourd’hui le résultat de ces apports successifs et contrastés. C’est cette mise en perspective historique qui permet d’en comprendre la diversité.
1. JUSQU’AU SORTIR DE LA GRANDE GUERRE MOBILITÉS D’ANTAN Le dernier tiers du XIXe siècle ouvre l’histoire de l’immigration contemporaine en France. Mais la présence de migrants est bien sûr autrement plus ancienne, tout comme la distinction de qui est étranger, même si cela recouvrait des contours spécifiques révélateurs de la société d’autrefois. Une étude donne un éclairage pour Toulouse sous l’Ancien Régime grâce à un registre de 1720 pour le capitoulat de Saint-Barthélémy 1. Parmi ceux venus d’au-delà des frontières du royaume, il y a plus de deux tiers de Transalpins, dont des marins génois remontant le Canal du Midi pour faire commerce, beaucoup d’artisans spécialisés du bâtiment (marbriers lucquois, peintres, stucateurs, sculpteurs, etc.) et des artistes de rue, mais aussi des marchands juifs de Cologne ou Francfort, des horlogers suisses, quelques nobles prussiens… les 10 % d’Espagnols sont surtout pèlerins ou mendiants. Au temps des Lumières, la ville héberge en outre une colonie d’Hibernois (Irlandais), dits Jacobites, exilés pour exercer librement leur catholicisme, ayant leur propre collège. La notion d’« étrangers » est cependant beaucoup plus large à l’époque : elle englobe de fait tous les nonrésidants de la ville qui sont indistinctement considérés tels et désignés comme « forains » 2 par les Toulousains et les autorités. Divers mouvements de population parcourent la société traditionnelle et se recomposent avec les prémisses d’industrialisation dans le Midi pyrénéen. Beaucoup sont d’ordre saisonnier : migrations de récoltes (moissons, vendanges), trimardeurs de la morte-saison, ressaïres (scieurs de long) des11
histoire des immigrations en midi-pyrénées
cendus de la « Montagne », débardeurs, cureurs de fossés, colporteurs, ouvriers du bâtiment… La Haute-Garonne, par exemple, reçoit annuellement au début du XIXe siècle 400 scieurs de long du Massif central, des ferblantiers, couteliers et rémouleurs auvergnats, des étameurs et ouvriers du cuivre italiens, des fondeurs suisses, des ramoneurs d’Auvergne et de Savoie (territoire ne faisant alors pas partie de la France), des marchands forains vendant des produits de leur région (cotonnades de Rouen, toiles des Flandres ou de Bretagne), etc. Les étrangers participent donc aux mobilités de travail et de négoce, au milieu de tant de provinciaux français dont ils ne se distinguent pas sensiblement. Du point de vue des mentalités de l’époque, « l’étranger » est alors celui qui n’appartient pas à l’espace local. Dans sa thèse sur Carmaux, Rolande Trempé souligne que ce terme « désigne d’abord les Français non originaires de la région tarnaise ; en second lieu, il qualifie vraiment des immigrés » 3. L’appartenance nationale n’est qu’une caractéristique parmi d’autres quand les Français qui circulent sont aussi porteurs de particularismes culturels et d’étrangeté… D’autant que, jusqu’à la Grande Guerre, l’entrée des personnes sur le territoire français demeure libre, un passeport suffit pour passer la frontière. Les flux ont donc un caractère spontané et peu contrôlé.
MOUVEMENTS CONJOINTS D’ÉMIGRATION ET D’IMMIGRATION Dans ces circulations migratoires, on doit d’ailleurs prendre en compte jusque dans la première moitié du XIXe siècle des mouvements antagonistes et complémentaires qui ont vu la région être à la fois une terre fournissant et attirant des hommes. Une synthèse des rapports de préfets sous le Premier Empire 4 illustre l’importance de ces mouvements inter-régionaux où les étrangers stricto sensu n’ont encore qu’une très faible place. Dans le Lot, le Tarn-et-Garonne ou le Gers, la prospérité de l’agriculture exige l’apport régulier de travailleurs temporaires, contribuant à créer des foyers d’appel de main-d’œuvre. Les Pyrénées centrales sont par contre une zone de départ (tout comme le Massif central ou les Alpes) : Haute-Garonne, Hautes-Py12
jusqu’au sortir de la grande guerre
rénées et surtout Ariège, département qui fournit plus de 2 000 émigrants annuels au début du XIXe siècle. Ceux-là « descendent » vers les plaines d’Aquitaine ou du Languedoc pour s’y faire vendangeurs ou moissonneurs. D’autres partent, de façon très comparable, s’embaucher au sud des Pyrénées. La Haute-Garonne reçoit alors du côté de Saint-Gaudens 400 moissonneurs espagnols quand elle fournit 1 200 journaliers à l’Espagne, surtout comme travailleurs agricoles ; les Hautes-Pyrénées voient arriver une centaine d’Espagnols pour curer les fossés, plus quelques chaudronniers, ramoneurs ou revendeurs ambulants, quand quatre fois plus de ses habitants – surtout des vallées de Barèges, Campan, Aure et Barousse – passent la frontière dans l’autre sens pour travailler comme manœuvres. Sans parler des spécialistes de la forge à la catalane 5, mise au point au XVIIe siècle dans le comté de Foix et l’Est des Pyrénées. Cette innovation dans le procédé direct de réduction du minerai de fer produisait davantage de métal tout en économisant le charbon de bois, elle ne disparaîtra qu’à la fin du XIXe siècle. Se déplaçant généralement en équipe combinant les divers métiers nécessaires, des forgeurs ariégeois vont dans les Pyrénées espagnoles, andorranes et leurs piémonts proposer leur savoir-faire bien adapté aux possibilités de l’environnement montagnard et de la civilisation agro-pastorale traditionnelle. Tous ces mouvements migratoires antagonistes sont moins caractérisés par le franchissement d’une frontière nationale que par le fait de s’arracher à son petit « pays » pour gagner une autre région.
UNE PRÉSENCE IMMIGRÉE CROISSANTE MAIS ENCORE TRÈS FAIBLE En 1851, 379 000 étrangers sont recensés en France, 7 839 à peine dans les huit départements qui forment aujourd’hui Midi-Pyrénées, un vaste territoire de faible immigration puisque les étrangers y atteignent 0,3 % de la population totale (contre 1 % au niveau national) ; outre la Haute-Garonne, seul le département du Gers, fort d’une agriculture prospère, dépasse les 2 000 étrangers présents. L’immigration ira ensuite croissant jusqu’à la Grande Guerre, mais sur un rythme très modéré. En 1872, les 12 911 13
histoire des immigrations en midi-pyrénées
étrangers recensés ne représentent encore que 0,5 % de la population du Midi pyrénéen. Le Sud-Ouest est alors en voie de dépeuplement, tendance longue qui s’aggrave durant le dernier quart du XIXe siècle. Dans tous les arrondissements de la région, sauf celui de Toulouse, la population baisse continûment à partir du milieu du siècle : dès les années 1840 dans le Gers et le Tarn-etGaronne ; les années 1850 dans l’Ariège, le Lot, les Hautes-Pyrénées, le Tarn ; les années 1890 en Aveyron. Le déficit est accentué dans les cantons ruraux où la population de 1911 peut se trouver réduite du tiers par rapport à 1851. Sauf exception (Toulouse), les villes et les bourgs eux-mêmes stagnent, voire s’étiolent lentement, n’échappant pas à la rétraction générale du peuplement. La cause principale est l’affaiblissement de la natalité : son taux moyen annuel est descendu dans le Gers à 12 naissances pour 1 000 habitants en 1911, contre encore 19 ‰ au plan national. Évolution de la population régionale 1851 Départements
Français
Étrangers
1911 % Étrangers
Français
Étrangers
1851-1911 % Étrangers
Français
Étrangers
% Étrangers
Ariège
267 276
159
0,06 % 191 258
1 220
0,6 % - 76 018 + 1 070
x 8,1
Aveyron
393 848
335
0,08 % 363 995
1 244
0,3 % - 29 853
+ 909
x 3,7
Haute-Garonne
479 195
2 415
0,50 % 416 804
6 832
1,6 % - 62 391 + 4 417
x 2,8
Gers
305 333
2 146
0,70 % 216 545
4 613
2,1 % - 88 788 + 2 467
x 2,1
Lot
295 799
425
0,11 % 202 203
199
0,1 % - 93 596
- 226
x 0,5
Hautes-Pyrénées 249 234
1 700
0,67 % 198 235
4 032
2,0 % - 50 999 + 2 332
x 2,4
Tarn
362 819
254
0,07 % 318 128
1 051
0,3 % - 44 691
+ 797
x 4,1
Tarn-et-Garonne
237 148
405
0,17 % 180 587
589
0,3 % - 56 561
+ 184
x 1,4
0,9 % -502897 + 11950
x 2,5
Midi-Pyrénées 2590652
7 839 0,30 % 2087755 19 780
Seule zone un peu moins exsangue, l’Aveyron connaît un fort « exode » dans le dernier quart du XIXe siècle quand 2 000 à 3 000 personnes quittent annuellement la contrée. Les Aveyronnais du Sud 6 se dirigent vers le Midi 14
jusqu’au sortir de la grande guerre
languedocien et ceux de la « Montagne » (au nord du Lot) vers Paris. Car l’économie régionale demeure traditionnelle ; les entrepreneurs réinvestissent souvent leurs bénéfices dans la terre et la rente plutôt que de moderniser l’appareil productif. Des activités artisanales sont partout en train de péricliter, ce qui accélère l’exode rural. C’est le cas pour nombre de fabricants locaux de textile, concurrencés par les firmes plus performantes du Nord de la France ou d’Europe septentrionale. L’essor économique qui se déclenche sous le Second Empire n’atteint quasiment pas cet espace méridional. Au début du XXe siècle, avec la disparition des établissements de la première industrie, bien des campagnes du Midi toulousain correspondent à cette description faite à propos du Volvestre : « l’économie apparaît plus paysanne que jamais et la croissance repose pour l’essentiel sur l’évolution de la production agricole avec l’augmentation des récoltes de grains et surtout le développement de l’élevage 7. » Hors de rares sites industriels, seul le développement des infrastructures de transport (routes et voies ferrées) crée un soudain besoin d’emplois et bouleverse la vie locale. Dans ce contexte, l’immigration ne constitue pas, jusqu’à la Grande Guerre, un courant de compensation à la situation démographique, ce que montrent les travaux précurseurs de Christiane Toujas-Pinède sur le Quercy 8. L’augmentation de 11 950 étrangers entre 1851 et 1911 reste marginale au regard du demi million d’habitants perdu dans la région sur la même période. L’immigration se concentre sur les trois départements des Hautes-Pyrénées, Gers et Haute-Garonne qui réunissent le plus grand nombre et la plus forte proportion d’étrangers durant toute la seconde moitié du XIXe siècle.
UNE CONSTANTE : LA TRÈS FORTE PRÉPONDÉRANCE DES ESPAGNOLS La migration est une capillarité ancienne avec l’Espagne. Les Pyrénées, par leurs nombreux ports muletiers, font lien plus que barrage. Les habitants des vallées de part et d’autre de la frontière circulent sans discontinuer dans le cadre des échanges de l’économie agro-pastorale, des accords de 15
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HISTOIRE DES IMMIGRATIONS EN MIDI-PYRÉNÉES
XIXe-XXe SIÈCLES
Ces dernières décennies ont vu s’engager une profonde relecture de l’apport des immigrés aux sociétés contemporaines et, singulièrement, à la société française. À l’échelle nationale, une abondante bibliographie existe qui permet d’aborder les différentes phases de l’immigration contemporaine comme les grandes questions que recoupe cette thématique. De même qu’on trouve beaucoup d’études spécifiques et de monographies locales sur telle ou telle vague migratoire ou sur une population particulière inscrite dans un espace défini (département, localité, ville, quartier). Mais on ne disposait pas de vraies synthèses régionales ; la dimension régionale de l’histoire de l’immigration restait un parent pauvre de l’historiographie constituée par plusieurs générations de chercheurs. C’est pour pallier cette relative lacune qu’un programme d’étude à vocation nationale a été réalisé sur l’histoire et la mémoire des immigrations en région. Afin d’avoir une vue d’ensemble et dans la durée des processus sociaux-historiques en cause, mais dans la singularité propre à chaque entité territoriale. L’initiative en revient à l’Agence nationale pour la cohésion sociale et l’égalité des chances (ACSÉ) qui a commandité cette opération, en lien avec la Cité nationale de l’histoire de l’immigration (CNHI) et sous la coordination scientifique d’une équipe de l’EHESS dirigée par Gérard Noiriel. C’est ainsi qu’une étude intitulée « Histoire et mémoire des immigrations en région Midi-Pyrénées » a été réalisée presque deux années durant. Le présent ouvrage est le résultat de ce travail et de cette volonté d’en partager l’acquis auprès du public.
ISBN 978-2-86266-624-2
19 €
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LAURE TEULIÈRES est historienne, maître de conférences à l’Université de Toulouse-Le Mirail, rattachée au laboratoire FRAMESPA (CNRS UMR 5136). Spécialiste d’histoire culturelle et du thème de l’immigration, elle est l’auteur d’“Immigrés d’Italie et paysans de France, 1920-1944” (Presses Universitaires du Mirail, 2002) et a notamment coordonné les ouvrages “Migrations, mémoires, musées” (Méridiennes, 2008) et “Frontiers and Identities: Cities in Regions and Nations” (Pisa University Press, 2008). Associée aux réseaux de recherche européens Cliohres et Clioh-World, elle est membre du conseil d’orientation de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration.