L'Algérie à l'ombre de Maria

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LUCE ROSTOLL

L’Algérie à l’ombre de Maria

RÉCIT LOUBATIÈRES


© Nouvelles Éditions Loubatières, 2008 10 bis, boulevard de l’Europe, BP 27 31122 Portet-sur-Garonne Cedex contact@loubatieres.fr www.loubatieres.fr ISBN 978-2-86266-542-9


Luce Rostoll

L’ALGÉRIE À L’OMBRE DE MARIA récit

Loubatières



Note

Premier novembre 1954 : l’insurrection algérienne débute par une série d’attentats dans les Aurès, moins de dix ans après la répression impitoyable des manifestations dans le Constantinois, passée sous silence en Algérie comme en France. En 1954, j’ai deux ans. Le 5 juillet 1962, l’Algérie accède à l’indépendance. Entre ces deux dates : huit années de guerre et toute mon enfance. Dès 1955, j’habite avec ma famille dans une maison située dans l’enceinte de l’hôpital d’une petite ville de l’Oranie. La villa est séparée des bâtiments par une cour et des jardins. Les fenêtres de ma chambre ouvrent sur le camp militaire qui jouxte l’hôpital. Mon père exerce la fonction de directeur de l’établissement doté d’une maternité et d’une morgue. Les victimes des attentats, les fellaghas blessés ou tués au cours d’opérations militaires sont conduits à l’hôpital à toute heure. L’hôpital est pour moi un lieu initiatique, un paradis et un enfer. J’apprends comment les femmes enfantent, comment des hommes perdent la vie et donnent la mort. 7


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Je rencontre « l’étranger » qui me devient familier. Il m’enseigne le nom des fleurs et le respect des morts, des fous, des autres. Je comprends que le mensonge peut sauver notre vie. Je découvre la cruauté, l’injustice, l’héroïsme vain ou nécessaire. L’hôpital avec ses faibles, malades ou blessés, ses soignants dévoués et justes deviendra à la fin de la guerre la cible des extrémistes criminels de l’OAS. Je tente de restituer la mémoire de ces faits au plus près de mon regard d’alors. Il s’agit peut-être d’exhumer les images d’un passé qui ne s’efface pas et sûrement de redonner vie à des êtres aujourd’hui disparus, mes parents, mais pas seulement. Ils n’étaient pas des héros mais s’étaient situés d’une façon singulière, minoritaires au sein de leur communauté sans être exceptionnels cependant. C’étaient des pieds-noirs qui ne se reconnaissaient pas dans cette appellation, qui dénonçaient les colons auxquels ils refusaient d’être injustement assimilés. Ils étaient des enfants d’Espagnols nés en Algérie auxquels on avait transmis la nostalgie de leurs provinces perdues et qui portaient en eux une Méditerranée mythique. Ils pensaient avoir leur place en Algérie. Tous les fragments de cette histoire ne m’ont jamais quittée, je les avais en moi comme les séquences cachées et décousues d’un film inabouti. En famille, nous ne parlions plus de la guerre. Nous savions que chacun détenait sa mémoire des « événements » et qu’il était impudique ou inutile de la partager. La nostalgie de l’Algérie restait suspecte pour mes parents. À leur tour ils nous léguèrent un territoire intérieur, imaginaire hors du temps et des 8


note

frontières. Ma mère transportait la Méditerranée dans ses faitouts. Elle créait autour de sa table un « chez nous » d’odeurs et de saveurs. L’Algérie s’entendait dans les silences de mon père. Ce sont les lambeaux d’une étoffe démodée, les éclats des voix éteintes, des photos sans légende, les tessons encore tranchants d’une histoire « buissonnière » que je dépose enfin. Les évènements que j’évoque se situent entre 1956 et 1958 à P., petite ville de l’Oranie. L’hôpital est rattaché administrativement à celui d’une commune voisine. Une seconde période se déroule à Tlemcen en 1959, toujours dans le cadre de l’hôpital puis durant les deux dernières années de 1960 au 17 juin 1962 à P., de nouveau à l’hôpital communal devenu autonome.



« Regarde bien, souviens-toi… »



Port-aux-Poules, février 1962

« Regarde bien, souviens-toi, tu ne reverras jamais plus ce paysage. » Nous étions arrivés au sommet de la dune. Le ciel était d’un bleu intense, la lumière de cette fin d’hiver éclairait les rochers au loin, les genêts ébouriffés par le vent brillaient comme une crinière d’argent et la Méditerranée s’étendait, devant nous, éternelle et vide. Nous étions venus comme chaque année, dès les premiers jours de février, saluer le retour du soleil. Cela devait être une fête et tout est devenu subitement si triste. Pourtant, le sable était toujours aussi doux, le ciel aussi serein et la mer demeurait impassible. Comment pouvaitelle rester si calme, si bleue ? À cette seconde, j’aurais souhaité la voir grise, couleur de cendre. Mes yeux secs, aveuglés, s’efforçaient de fixer l’horizon, dans l’espoir de voler un peu de ce bleu et de l’emporter, pour toujours, imprimé sur la rétine. La gorge nouée, le cœur lourd de colère contre mon père et ses paroles définitives, je descendis lentement la dune que j’avais tant de fois dévalée enroulée sur moi-même, en riant, dans une avalanche de sable tiède. 13


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Je fis la route du retour en silence, cette fois, seule à l’arrière de la voiture, le nez collé à la vitre. Les yeux fermés, enfin, je voyais une mosaïque de couleurs sous mes paupières puis du rouge, le rouge de mon sang qui pulsait dans mes veines. J’avais regardé à m’en brûler les yeux. Après des années loin de la Méditerranée, la vue du haut de la dune avait fini par se voiler. Deux silhouettes noires, distantes, se découpaient dans la lumière blanche. Restaient la sensation de la descente au ralenti, des pieds qui s’enfonçaient dans le sable fin, la solitude et l’énigme des mots. Pourquoi m’avait-il dit cela à moi dès février ? Qu’avait-il fait pour devoir fuir ? J’ai obéi à l’injonction, je me suis souvenu des convulsions d’une enfance dans la guerre et surtout des présences étrangères qui ont ensoleillé ma vie. Je m’étonne encore de la liberté qui m’était offerte d’aller vers des adultes arabes et pauvres, des hommes dont l’humour et la poésie ont fait d’eux les princes de mon enfance.


Un’ femm’

Maria mourut le jour de mon premier anniversaire. La disparition de Maria l’insoumise, ce jour d’octobre, inscrivit la mort à l’aube de ma vie, comme un signe particulier invisible. Empreinte sournoise, plus radicale que la tache brune de naissance sur ma cuisse que je caressais enfant, persuadée de pouvoir être ainsi reconnue entre mille. La mort de ma grand-mère constitue mon premier souvenir. Ces réminiscences ont curieusement échappé à l’amnésie infantile. Les images comme les séquences d’un rêve ou plutôt comme les détails d’une scène vécue dans un passé lointain, hors du temps, revenaient, étranges, détachées de tout. Ces apparitions finissaient par devenir familières. Elles s’allumaient comme des fenêtres dans la nuit, pour moi seule. Je revoyais le carrelage en tomettes rouges défiler sous mes pieds, j’apercevais ma mère, en arrière-plan, debout, belle, élégamment vêtue d’un ensemble bois de rose. Elle ne me souriait pas, ne me regardait pas. Elle paraissait lointaine, absorbée par je ne sais quelles pensées. De minuscules ampoules portant des inscriptions rouges tombaient une à une dans un cendrier blanc avec un léger tintement : je voulais attraper ces petites choses brillantes. Une main fébrile s’agitait au-dessus de la table. 15


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Personne ne s’occupait de moi, j’étais libre, grisée par la rapidité de mes déplacements. Je ne ressentais que l’excitation du moment. Rien n’évoquait la mort. Je devais avoir huit ans lorsque ma mère exhuma le tailleur rose parmi de vieux vêtements. Elle me dit regretter d’avoir dû l’abandonner pour porter le deuil de ma grand-mère. Je lui décrivis alors l’image que j’avais d’elle et les détails de cette curieuse vision. Elle me regarda étonnée, parut comprendre, elle m’expliqua que je me déplaçais en « youpala ». Elle se souvenait encore de mes petits pieds qui trépignaient de joie et de mes éclats de rire. Les ampoules étaient du « solucamphre » que l’infirmière injectait à Maria dans l’espoir de la réanimer. Hormis ces images, avec les êtres et les petites choses que seul un jeune enfant est susceptible de remarquer, je n’ai de Maria qu’une seule et minuscule photo de groupe, effacée par le temps. Sur ce cliché sépia, décoloré, je devine son imposante silhouette en haut à gauche. Les traits du visage ont disparu, je ne sais si son regard est doux ou sévère, si elle sourit. Elle trône comme une statue de pierre jaunie, au-dessus de mon grand-père, qui tient dans ses bras mon père, l’enfant au chapeau. Maria a été tellement décrite par mes parents qu’il m’est possible aujourd’hui de recréer son image. De forte corpulence, elle avait de longs cheveux châtains qu’elle coiffait avec soin en chignon retenu par un peigne d’écaille et d’argent. Ses yeux étaient noirs et rieurs. D’une grande coquetterie, elle faisait venir de France sa crème de 16


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beauté, ses parfums et sa poudre de riz. Maria avait des bijoux, des parures pour souligner son décolleté généreux, des éventails, des robes colorées. Maria était un personnage contrasté car sa féminité exacerbée était indissociable du scandale que son insoumission provoquait. « Veuve ? Divorcée ? – Non, je suis un’ femm’ », répondait Maria au magistrat qui l’interrogeait. Seulement « un’ femm’ » répétait Maria dans un mauvais français avec son fort accent espagnol. Elle s’enorgueillissait de ne pas parler la langue de ceux qui avaient chassé ses parents des terres qu’ils avaient assainies et cultivées dans la plaine marécageuse de l’Habra en Oranie. Elle-même avait perdu plusieurs enfants en bas âge de la malaria sur ces terres insalubres. Maria parlait l’espagnol et l’arabe comme une indigène. C’était sa fierté. Maria était jugée pour exercice illégal de la médecine. Elle avait aidé une jeune femme à accoucher. Elle se défendit seule, sans avocat. Ainsi elle avait expliqué « la vie qui n’attend pas », la souffrance et la misère, « la sagefemme et le médecin qui passent toujours dans les mêmes maisons, ne s’arrêtent jamais à d’autres ». Puis Maria, opportuniste et sûrement ironique, avait conclu sa plaidoirie par un vibrant couplet patriotique : « Monsieur le juge, j’ai sauvé un enfant pour servir la France ! » Acquittée, elle fut portée en triomphe à la sortie du tribunal par les deux petits mitrons de sa boulangerie. Deux jeunes arabes, tout de blanc vêtus, promenèrent ainsi cette grosse femme dans les rues de la ville. 17


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Maria la coquette aux éventails, au décolleté poudré, s’était souvent battue à coups de poings, à coups de pierre contre la destinée d’une femme de son époque. À dixsept ans, elle avait été mariée à un jeune homme volage, joueur, qui l’oubliait dans une ferme isolée au fond des bois et des marais. Elle avait porté des enfants, accouché avec l’aide des femmes arabes, ses compagnes de misère : ses petits étaient tous morts. Aux appels à l’aide qu’elle avait adressés à ses parents, ils auraient répondu : « Dieu t’a donné une croix, tu dois la porter. » Alors, Maria adressa un immense bras d’honneur à la croix, à ses parents, et partit à la ville divorcer. Après les marécages infestés de moustiques, la moiteur étouffante de l’air, l’absence d’horizon des forêts où elle récoltait des lichens qu’elle troquait contre de la nourriture, Maria allait découvrir Oran la frivole. Une nouvelle vie s’ouvrait à elle, à l’image de ce « Front de mer » lumineux, balayé par le vent du Nord qui soulevait ses jupons colorés et décoiffait ses cheveux aux reflets roux. Elle avait vingt ans. Mince et jolie, elle dut cacher sa condition de femme divorcée, mère de plusieurs enfants défunts, pour se placer un temps comme domestique. Elle ne tarda pas à rencontrer un jeune veuf, un boulanger aisé. Il fut sa chance, son grand amour. Il l’amenait au théâtre, aux concerts. Elle parlait de lui comme d’un prince et son souvenir restait associé à la « grande musique » qu’il lui avait fait découvrir. « Este violin ! » (ce violon !) s’exclamait-elle, rêveuse. Cet homme doux et raffiné mourut dix-huit mois après leur mariage d’une septicémie. 18


«regarde bien, souviens-toi »

C’est en troisième noce qu’elle épousa mon grand-père, Antonio, un autre veuf, de seize ans son aîné, père de trois enfants. Maria, toujours intrépide, était devenue riche. Antonio était travailleur, intelligent et cultivé. À neuf ans, il avait traversé la Méditerranée avec sa mère à bord d’une barque, fuyant l’Espagne troublée par les guerres carlistes. Après l’assassinat de son père, alcalde (maire), ils avaient réussi à échapper à la répression d’une révolte villageoise, grâce à la parenté de sa mère, sœur de l’évêque. C’est à peu près tout ce que je sais de mon arrière-grand-mère, lettrée et musicienne qui débarqua à Oran en 1875 avec son fils et son violon. Antonio et Maria restèrent unis malgré leurs bruyantes querelles. Il était jaloux, colérique, elle était indomptable, théâtrale, insolente. Mon père, leur fils unique, fut élevé dans l’opulence et l’amour fou d’une mère possessive, passionnée, qui lui passait tous ses caprices d’enfant. Il hérita des colères de son père mais aussi de son goût pour la littérature. Les écrivains des Lumières et Victor Hugo étaient ses références. Antonio pétrissait et enfournait la nuit le pain que Maria vendait, le matin, avec les spécialités valenciennes qu’elle préparait, aidée par ses employés. Maria tenait le carnet de crédit. On raconte qu’elle préférait à l’écriture trop fade d’une triste comptabilité croquer les caricatures de ses clients. La boulangerie était réputée, prospère, jusqu’au départ de mon père au service militaire d’abord, puis à la guerre qu’il fit dans la foulée… Lorsqu’il revint, après des années à parcourir l’Europe et le Moyen-Orient, 19


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ses parents étaient ruinés. Antonio attendit son fils pour mourir, il décéda vingt jours après son retour en août 45. Un soir de l’hiver 1957, la voiture roule à la tombée du jour sur une route d’Oranie, des hommes surgissent armés, cagoulés, d’une orangeraie au feuillage sombre et dense : un barrage de fellaghas. Un homme s’approche, inspecte l’intérieur du véhicule, dévisage les passagers : « c’est le fils de Maria », lance-t-il en arabe à ses compagnons, la voiture peut repartir. Mon père est seul à comprendre ce qui vient de se passer : le fellagha est un de ses frères de lait. Le lien sacré du lait l’unit à des Arabes de son âge dont certains sont devenus des cadres du mouvement de libération. Maria n’est plus mais elle le protège encore. Il doit en retour respecter les lois de cette fraternité. Maria avait allaité mon père longtemps, pour le préserver des maladies. Des mères qui manquaient de lait et dont les enfants risquaient de mourir, emportés par les infections, lui demandaient de nourrir leurs bébés. Sa poitrine généreuse permettait d’allaiter une ribambelle d’enfants. Installée sur une chaise devant sa boutique, Maria ne se faisait pas prier pour offrir son sein aux petits qu’on lui présentait. Voilà comment ma grand-mère ancra mon père et notre famille dans l’histoire de l’Algérie, dans le tragique de cette guerre. Maria a été enterrée auprès de l’homme de sa vie, son second mari, dans un petit cimetière de l’Oranie. Libre jusque dans la mort, elle sut faire respecter son choix sans perdre l’amour de son fils.


L’hôpital au jour le jour

Autour de la vision inaugurale qui correspond à la mort de ma grand-mère, c’est le noir ou presque. De rares images de la même période se détachent encore précises. Je suis devant la maison, attachée sur ma poussette, une grande tache colorée sur le mur m’attire. Mon petit corps se tend, s’arc-boute, je donne des coups de rein pour faire avancer ma monture. Je réussis à me placer sous une affiche immense que je contemple longuement. Un homme au regard doux se penche, détache mes liens, me transporte à l’intérieur, il fait noir. La musique est forte, des chevaux hennissants traversent la nuit. J’exulte. C’est une joie sans égale. Je suis au cinéma de M. Bendidouna qui me tient dans ses bras. Je dois avoir trois ans lorsque nous quittons mon village natal et la maison à côté du cinéma pour une localité voisine. Nous allons habiter « la villa dans l’hôpital ». Ça sent la peinture fraîche et le carrelage à damier noir et blanc est frais sous mes pieds nus. Le jardin tout autour est planté de ficus géants et de toutes sortes de fleurs. Le jasmin et le galant de nuit embaument l’air du soir. L’hôpital, construit dans le style des édifices publics de la IIIe République, a la structure d’un cloître. Les chambres des 21


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malades ouvrent sous des arcades qui bordent le jardin. La salle de soins située près du hall d’entrée très vaste est grande comme une salle de bal. D’ailleurs, une boule à facettes projette au plafond ses reflets irisés, un scialytique au-dessus d’une table d’examen pareil à un gigantesque œil de verre me fascine tout autant que les gestes précis d’Hélène l’infirmière, une jolie brune dans son habit immaculé. Les vitres blanchies à mi-hauteur protègent des regards. Derrière ces parois de verre, des femmes enfantent presque chaque jour, excitant la curiosité de mon âge. Combien de fois ai-je attendu côté jardin le moment propice, cherché le petit trou dans la peinture écaillée des vitres pour voir enfin comment naissent les bébés. Des effluves d’éther et d’alcool flottent partout. Elles sont encore plus entêtantes lorsqu’on pénètre dans la pharmacie où Bagdad s’affaire souvent, perché sur une échelle. Il range, dresse l’inventaire de la réserve. Au fond, face à la porte d’entrée se trouvent les bureaux. Mon père occupe celui du milieu. J’entends sa machine à écrire, la frappe continue des touches, rythmée par le retour régulier du chariot. Une cigarette toujours coincée au coin de la bouche, mon père me lance un regard sombre, perdu dans ses pensées. Devant son ventilateur, il ressemble à un détective de film noir américain. Il délaisse parfois son clavier pour ouvrir un épais livre de comptes où s’alignent, impeccables, des colonnes de chiffres. Il trace les titres de chapitres en gros caractères avec des roseaux taillés trempés dans de l’encre rouge ou verte. J’admire 22


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sa main fine et sûre. Ainsi penché sur la page emplie de signes minuscules, avec son front large et buriné, il a alors l’air appliqué d’un scribe égyptien. Dans son bureau, ça sent un mélange de tabac, de papier carbone et d’encre fraîche. Sous le préau, à droite, c’est la cuisine, domaine d’une belle rousse aux yeux verts, une veuve au cœur d’artichaut comme il lui plaît à se définir elle-même. Grande lectrice de romans photo aux heures de pause, elle me fournit mes premiers livres d’images en noir et blanc. Autour de cette héroïne de comédie italienne s’agitent des comparses plus effacés dans un parfum de café moulu et de chicorée. Dans le jardin, l’homme en bleu, c’est Djilali. Il déplace sa longue silhouette nonchalante au milieu des allées, il s’occupe des fleurs, du potager, de la basse-cour. Sauvageo, sur son vélo, entre et sort à tout moment, parfait dans son rôle de garçon de courses et de messager. Autour de lui, les jeunes femmes se pressent en riant, il distribue les babioles qu’il a ramenées de la ville et rapporte des nouvelles dont on ne sait jamais si elles sont sérieuses. Deux lieux me sont interdits : la buanderie et, tout au fond à l’opposé de notre maison, la morgue. Tempête, mon chien, et moi avons un ennemi commun, Rémy le fou. Rémy porte une énorme besace qui contient ses trésors, son butin. Il subtilise les objets qui lui plaisent, je suis une de ses principales victimes. Lorsque le sac de Rémy est trop lourd, Djilali le vide et chacun récupère son bien. Rémy supplie, trépigne, pleure. Il a son 23


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téléphone : deux boîtes de conserve, reliées par une ficelle. D’un ton grave, il appelle « Allô ? Le cimetière ? C’est Rémy, j’arrive. » Ce rituel s’accomplit sous mon regard impitoyable et sous les yeux vigilants de Tempête. Impatiente de voir apparaître mes jouets dérobés, les larmes de Rémy me laissent froide. Une fois les objets restitués, Tempête esquisse une sorte de danse, secoue la tête avec un gémissement joyeux comme un rire et s’élance le premier dans les allées du jardin. Les pattes en équilibre sur les bordures, il n’écrase aucune fleur, pas la moindre capucine. Je le suis fièrement, amusée par les battements vifs de son panache blanc qui me fouette le visage 1. Arrive le moment où je dois fréquenter l’école maternelle. Je m’y ennuie, le petit monde de l’hôpital est tellement plus captivant. Il y a toujours ce mystère de la vie que je n’arrive pas à percer. Des femmes arrivent cambrées, le ventre proéminent. Deux jours plus tard, elles ressortent, un poupon tout neuf dans les bras. Je demande à ma mère de me donner un petit frère ou une petite sœur. Elle me parle de cigognes, de samaritaine, elle se moque de moi, j’enrage. 1. La description de l’hôpital s’étend sur deux périodes: de 1955 à 1958, puis de 1960 à 1962. À mon retour en 1960, Tempête est mort. Le chiot, trouvé engourdi dans la neige près de Saïda, a grandi avec moi. Un matin, des chasseurs connus de mon père l’emmenèrent, espérant faire de lui un chien d’arrêt. Ils l’abandonnèrent au fond d’un ravin. Tempête mourut d’épuisement étouffé par la chaleur suffocante et la bêtise de ces hommes. Kiss, offert pour me consoler de la perte de Tempête, prit son rôle à cœur. C’était un chien clown, facétieux, au grand dam de ma sœur. « Les âmes de nos chiens en bouquet réunies et leurs paroles dans la nuit comme une traîne » chantait Léo Ferré. 24


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Le jour, à l’hôpital, la vie bat son plein, elle pulse dans ses moindres recoins. Dès les beaux jours, au jardin, les fleurs s’ouvrent, bourdonnantes d’insectes, les oiseaux se gorgent de fruits, les légumes brillants comme du satin s’entassent dans les paniers, les coqs s’égosillent dès l’aube, les poules pondent et l’annoncent comme toujours et partout. Les vieux malades convalescents, dans leurs pyjamas de percale verte s’enhardissent, hésitant sur leurs cannes pour une promenade à l’ombre des ficus. Ils psalmodient des paroles inaudibles et rendent souvent grâce à Dieu et aux soignants qu’ils croisent d’être encore parmi nous. Ils trimballent des boîtes de fer-blanc pour leurs ablutions avant la prière. Quand vient l’heure, ils s’agenouillent et baisent le sol dans un murmure. Devant leurs chambres, sous le préau, les mères-enfants jouent aux osselets, leurs bébés repus endormis au creux de leurs cuisses. La cuisinière roule des hanches et chante des refrains espagnols sous le regard allumé des hommes. On s’invective en arabe, en espagnol, en français. On mélange les trois en une amusante cacophonie. Dans le silence de la maison, ma mère, belle et fière, se tient à l’écart : elle a tant à faire chez elle. Elle brique sans cesse, fait la chasse à la poussière, à la moindre chiure de mouche. Pieds nus, bien campée sur ses jambes musclées de jeune paysanne, elle lave le carrelage qui doit rester humide en été. Avec les fleurs du jardin, elle compose pour chaque pièce des bouquets lumineux. C’était son luxe, sa façon à elle de dresser un rempart contre le chaos, un fanal 25


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qui nous indiquait l’arrivée au port. Ma mère cuisine beaucoup et bien. L’après-midi, à l’heure de la sieste, elle coud sous la véranda ses vêtements élégants et mes robes de princesse : broderies anglaises, organdi, piqué blanc, fil d’Écosse, matières dont s’est habillée mon enfance. Je la surprends à fredonner des mélodies tristes. Sa chanson favorite, Les Feuilles mortes, est restée associée aux yeux grisvert de ma mère, tellement mélancolique à cette époque qu’une ombre semblait toujours la recouvrir. Était-ce la guerre, la perte récente de ses parents, la présence auprès de mon père de femmes à la séduction facile ? Les après-midi de visites, l’hôpital a des airs de souk. Les familles arrivent nombreuses, chargées de couffins pleins de fruits et de pâtisseries. Le hall d’entrée s’emplit d’un mélange d’odeurs, de menthe fraîche, de coriandre, de graisse d’agneau, de vieilles babouches et de transpiration. Dans le jardin, les femmes ôtent leurs voiles blancs. Elles déploient sur le sol des nattes et des tissus imprimés. Assises, les jambes croisées en tailleur, elles déballent les théières, les plateaux de cuivre, les assiettes recouvertes de torchons noués. Les jeunes accouchées s’avancent nonchalantes en riant dans leur voile comme des gamines. Elles présentent fièrement leur nouveau-né, doré et chevelu, accroché à leur sein. Des enfants dodus, presque nus, disputent aux mouches les tranches de pastèque et les gâteaux au miel. Les petits piaillent, crient, se bousculent : les mains des mères battent l’air, protègent les têtes de nourrissons des ardeurs des aînés qu’elles aspergent régulièrement sous la fontaine. Des femmes se coiffent entre elles, lissant leurs longs cheveux bouclés qu’elles tressent 26


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ensuite et entourent de bandes de tissus colorés. Leurs nattes ainsi faites ont la rigidité d’un fouet. À l’écart, au centre d’un petit auditoire attentif, une femme plus âgée fait tourner des grains de blé sur un plateau de bois : les grains de blé noir signifient la mort. Lorsqu’elle arrête son mouvement, elle peut lire dans le blé dispersé l’avenir de celui ou de celle qui l’interroge. Il arrive que ce plaisant tableau orientaliste vacille comme sous l’effet d’un coup de tonnerre. Le décor d’opérette change brutalement : Djellali court ouvrir le portail situé à l’arrière, le préau se vide, l’ambulance arrive, Hélène et Bagdad s’apprêtent à l’accueillir. Une bombe a explosé, une ferme a été incendiée, des « rebelles » ont été abattus. La nuit, après le couvre-feu nous sentons la présence de la guerre, pareille à un fauve invisible. Elle dicte nos gestes les plus anodins, nous guettons le déplacement des blindés dans le camp militaire voisin. Leur mouvement et leur nombre indiquent l’ampleur des opérations. Certains soirs nous dormons sur des matelas à même le sol. Les fenêtres sont grandes et mal protégées, nous craignons d’être mitraillés. La sonnerie à l’entrée de l’hôpital annonce la mort et la souffrance des blessés. Elle est toujours une menace pour nous. Lorsqu’elle retentit, mon père se lève, attend dans le noir, écoute. Au bruit du moteur, il reconnaît s’il s’agit d’une ambulance ou d’une voiture particulière. Il enfile un vêtement, saisit l’arme de service, un pistolet toujours posé sur sa table de nuit, sort, traverse le jardin à découvert. Nous attendons, nouées, son retour. Une 27


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nuit, c’est une Traction avant, nous percevons des voix d’hommes au loin, des portières claquent, la voiture repart. Qui a sonné ? Que voulaient-ils ? Le plus souvent, quelques minutes après le départ de mon père, nous entendons le grincement du portail métallique, le crissement des pneus sur le gravier, les voix des brancardiers. Leurs ombres se projettent, agrandies sur les murs éclairés par les phares de l’ambulance. À son retour, mon père est toujours silencieux, il s’assied, allume une dernière cigarette et se recouche. Mes parents chuchotent, nous nous rendormons. Certains soirs, ma mère se lève aussi et accompagne mon père: nous comprenons que c’est un « gros coup ». Ainsi, une nuit, un homme hurle, implore la Vierge d’une voix de fausset ridicule. Il court nu dans le jardin, deux infirmiers à ses trousses. Est-ce un fou ? Non, un grand brûlé, le mécanicien d’un train qui a déraillé, suite à un sabotage. Il criera ainsi jusqu’à son transfert à Oran au matin. Une autre nuit encore, la maison est pleine de cousins et ce n’est pas un jour de fête. Ils se sont réfugiés chez nous. Les fermes aux environs ont été attaquées. Je dois partager ma chambre avec une jeune fille blessée, unique survivante d’une famille de fermiers. Ma mère et l’infirmière la transportent inconsciente, sa tête dodeline, elle porte un large pansement à la base du cou. On me fait un lit avec des coussins sur deux chaises rassemblées, on couche la jeune fille dans le mien. Elle émet un râle rauque, un ronflement suivi d’un sifflement aigu. Ce bruit me fait peur et j’ai peur de ne plus l’entendre. J’observe le visage 28


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de la jeune fille, sa bouche entrouverte et la bande blanche qui cache sa blessure. Je me demande comment elle va pouvoir vivre sans parents. J’ai peur de perdre les miens. Ma gorge se serre, je pleure dans le noir qui bruisse d’autres présences éveillées. Au matin, l’adolescente est transférée à Oran, elle devait avoir seize ans et habitait Ferme Blanche.


LUCE ROSTOLL

L’Algérie à l’ombre de Maria « En 1954 [début de l’insurrection algérienne], j’ai deux ans. Le 5 juillet 1962, l’Algérie accède à l’indépendance. Entre ces deux dates : huit années de guerre et toute mon enfance. » Ainsi commence le récit de Luce Rostoll. Une enfance passée dans la maison familiale située dans l’enceinte de l’hôpital d’une petite ville de l’Oranie. Hôpital qui est pour elle « un lieu initiatique, un paradis et un enfer. J’apprends comment les femmes enfantent, comment des hommes perdent la vie et donnent la mort. » Une enfance entre des parents qui pensaient avoir leur place en Algérie, des pieds-noirs qui refusaient d’être assimilés à la figure du colon. Eux-mêmes enfants d’exilés espagnols, ils portaient en eux une Méditerranée mythique. « En famille, nous ne parlions plus de la guerre. La nostalgie de l’Algérie restait suspecte pour mes parents. À leur tour ils nous léguèrent un territoire intérieur, imaginaire hors du temps et des frontières. Ma mère créait autour de sa table un “chez nous” d’odeurs et de saveurs. L’Algérie s’entendait dans les silences de mon père. » Luce Rostoll a su reconstituer les fragments de la mémoire de son enfance algérienne avec justesse. Ce faisant, elle fait écho aux souvenirs de tous les enfants d’Algérie. Luce Rostoll est née près d’Oran, elle vit et travaille à Toulouse. Elle exerce le métier de psychologue auprès d’enfants et de parents dans une consultation médico-sociale située au cœur d’une cité toulousaine. L’Algérie à l’ombre de Maria est son premier ouvrage.

ISBN 978-2-86266-542-9

www.loubatieres.fr diffusion Dilisud www.dilisud.fr

Photographie de couverture : Maxence Fabiani

12 €


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