MICHEL CALS
le petit paresseux une enfance dans le Midi
Roman Loubatières
ISBN 978-2-86266-621-1 © Nouvelles Éditions Loubatières, 2010 10 bis, boulevard de l’Europe, BP 27 31122 Portet-sur-Garonne Cedex contact@loubatieres.fr www.loubatieres.fr Photographie de couverture : Guy, Michel, Pascal & Philippe collection personnelle Michel Cals
Michel CALS
LE PETIT PARESSEUX Roman
Loubatières
À la mémoire de mon Pépé, Henri, dit Tourette, le boucher du Terrier
« Le travail pense, la paresse songe » Jules Renard, Journal.
« Le petit paresseux » L’enfance est une fable. Une fiction. La seule vraie, au fond, et la seule qui compte à nos propres yeux. Mais beaucoup n’y croient plus, ou ont cessé d’y croire. D’autres l’ont bonnement oubliée, s’en moquent… Elle est si loin, quand chaque jour qui passe l’écorne toujours plus. On a dit un peu vite qu’elle est le paradis perdu, le vrai jardin d’éden que nous gardons pardevers nous, comme les choses que l’on préserve, en soi, les plus secrètes. Pour d’autres, moins chanceux, ce fut une page d’enfer, de hontes tues, de rebuts, de mal-être. L’étrange avec l’enfance, c’est qu’à mesure que le temps, imperceptiblement, nous en éloigne, comme la terre que le pilote, à l’horizon, voit s’effacer, la mémoire souvent nous la rend plus présente. Comme tangible. Et l’on sait bien que chez les vieilles gens, à l’approche du terme, c’est le plus enfoui de leur passé qui ressurgit, comme une source de jouvence, comme ces fontaines vauclusiennes qui après un long cheminement souterrain, reviennent brusquement, livrant au jour leurs claires, fraîches et douces eaux. Il suffit quelquefois d’un étrange hasard, un signe, un rien, pour nous ramener et nous conduire vers ce pays perdu. Pour moi, ce fut à Montpellier où j’étais de passage, par une après-midi d’automne, de ciel gris et de pluie. J’en avais profité pour faire une visite au musée Fabre que je ne connaissais pas. En fait, je voulais voir un Delacroix fameux. « Femmes d’Alger dans leur intérieur. » Une huile sur toile de 1849, qui fait pendant au tableau du Louvre du même nom, peint quinze ans auparavant, et qui présente de la scène une vision nostalgique et apaisée de ces femmes inaccessibles de harem qu’un rideau levé, par la main d’une servante, dévoile. Ce tableau 5
je l’ai vu. Puis au détour d’une galerie, presque en sortant pour retrouver la pluie d’automne et la grisaille de la ville, j’ai croisé un tout petit portrait. Un portrait peint par Jean Baptiste Greuze, un peintre français du XVIIIe siècle, connu pour ses tableaux de genre à la tonalité populaire et pathétique, qui en son temps enchanta le philosophe Diderot. Cette huile de taille très réduite, 65 x 54,5, datée de 1755, je ne l’avais jamais vue auparavant et j’en ignorais jusqu’à l’existence. C’est un enfant sur le banc de l’école. Un enfant d’autrefois, un enfant de toujours, un enfant qui est comme l’image même de l’enfance. Sa veste un peu fripée bâille sur sa chemise. Il dort, ou plutôt non, il vient de s’assoupir, le coude replié, la main à plat, bien posée sur le livre ouvert à la leçon, au chapitre du jour. Ne le dérangez pas surtout. Il rêve. Et moi aussi, devant lui, j’ai rêvé. Je suis resté scotché comme on dit quelquefois. Le cœur battant. Les mains tremblantes comme devant une rencontre, une de celles dont vous savez obscurément qu’elles vont bouleverser, aimanter votre vie. Cet enfant, je venais de le reconnaître. Il venait de si loin. De si longtemps. Je venais de le retrouver, moi qui le croyais perdu. Mais non, il était là, devant moi, sagement assoupi au creux de la cimaise. J’étais soulagé. Ce petit garçon que je retrouvais enfin au détour d’une galerie du musée Fabre, à Montpellier, ce petit garçon que je pensais disparu à jamais, englouti dans le puits aveugle de la mémoire, je savais bien que c’était lui. Je savais bien que c’était moi. Je pouvais désormais renouer un à un les fils épars, les bribes de la fable. Il ne me restait plus, après tout ce temps, qu’à aller le rejoindre, pour lui rendre sa voix, sa vie, ses songes, pour suivre pas à pas « Le petit paresseux ».
1. LA DRÔLE DE GUERRE
Pépé, il m’a dit comme ça, l’autre jour, qu’il y a très longtemps, avant même que tous les pépés comme lui, que toutes les mémés comme mémé, soyent nés, et même avant que soyent nés ses pépés et ses mémés à lui, et les pépés et les mémés de ceux-là, ce qui remonte drôlement, comme qui dirait à l’ancien temps, Vabre, à ce qu’il paraît, existait déjà. Le même village. Au même endroit. Avec le Gijou, la montagne et la forêt autour. Mais ces pépés et ces méméslà, du temps qu’ils étaient jeunes pardi, même si c’étaient des Vabrais comme nous, c’étaient quand même pas des Français. Pas des Français comme nous autres. À cause que c’étaient des Gaulois. Et les Gaulois même s’ils savaient parler ni le français ni le patois, je me demande des fois comment ils pouvaient bien faire entre eux pour se comprendre, ils avaient quand même de grandes moustaches. De grandes moustaches comme celles de Pépé. Les Gaulois, ils aimaient bien faire la guerre. Pépé aussi la guerre il l’a faite. Pas contre les Gaulois bien sûr. Ni contre les Romains, ces salauds, qui ont battu Vercingétorix et crucifié le petit Jésus. Ni même contre les Sarrasins, les Huns et les Anglais, à cause qu’ils ont brûlé Jeanne d’Arc. Tous ceux-là, ils étaient déjà morts depuis belle lurette. Sa guerre à Pépé c’était contre les Boches. Même comme il dit souvent « ça marquait mal », parce que les Boches, ils avaient une arme secrète, qu’à lui, on la lui avait pas donnée. La Grosse Bertha qu’elle s’appelait. À cause que c’était un canon si énorme qu’avec un seul coup, on aurait pu démolir tout Vabre. Mais n’empêche que les Boches ils avaient beau avoir la Grosse Bertha, Pépé la guerre, lui, il l’a gagnée. 7
Quand je lui demande comment il a fait pour la gagner il me dit tout le temps en se frisant la moustache que c’est grâce à la Madelon, au pinard, et surtout parce que les Français ils étaient plus poilus que les Boches. D’ailleurs Pépé quand il parle des copains de son temps, de ses copains à lui avec lesquels il a gagné la guerre, c’est drôle, il dit jamais les Français, mais toujours les Poilus. C’est quoi les Poilus que je lui ai demandé alors. Les Poilus, il m’a dit, c’est comme qui dirait les couillus. Et, tu vois pitiou, à la guerre comme ailleurs, c’est toujours les plus couillus qui gagnent. Ce que m’a dit Pépé ce jour-là, ça m’a fait sacrément réfléchir. Je me suis dit que Pierrot, par exemple, il pourrait jamais faire le Poilu quand on joue à la guerre, parce que Pierrot, le pauvre, des couilles il n’en a qu’une, vu que l’autre elle est pas descendue, et des poils, il n’en en pas un seul autour de sa quiquette. C’est pareil pour Paco, pas pour les couilles, mais parce qu’il est Espagnol. Vu que les Espagnols c’est pas trop des Français, au jeu de la guerre, Paco, il doit forcément faire le Boche. Mais il veut rien savoir. Je vous emmerde qu’il nous dit tout le temps, et d’abord mon père, il est pas Espagnol, il est anarchiste, et des guerres il en a fait bien plus que vos pépés à vous. J’ai demandé alors à Pépé ce que c’est les anarchistes. C’est des gonzes qui se figurent qu’on peut faire sans Dieu, sans maître, sans patron, de gentils fadorles 1 quoi, qu’il m’a dit, Pépé en haussant les épaules. À Pépé, pour le récompenser d’avoir gagné la guerre, un peu comme le maître quand il distribue les bons points, on lui a donné des médailles. Tout plein. Des médailles avec des rubans en couleur. Il les cache au fond d’un tiroir, dans une boîte, bien rangées avec du coton, mais quand je le lui demande il veut bien me montrer les breloques, comme il dit. 1. Écervelés. 8
Faut vous dire aussi qu’après celle de Pépé, il y a eu encore une autre guerre. Une petite. Parce que celle de Pépé, pardi, c’était la grande. C’est lui qui me l’a dit. Mais moi, je peux pas m’en souvenir, ni de la grande ni même de la petite, parce que c’était avant que je sois né. Dommage. J’ai pas eu cette chance. Ça fait rien, avec les copains, le jeudi, on en fait une de guerre. Pour de faux bien sûr. Mais on s’amuse quand même bien. Avec les fusils et les arcs que nous fabrique le pépé de Jean Marc qui est menuisier à Pénéry. Pépé m’a expliqué que pour bien faire la guerre, c’est obligé de faire des tranchées. Il m’a même fait des dessins sur une feuille pour me montrer comment c’était les siennes. La guerre de position qu’il a dit Pépé. Je crois que j’ai compris. Il m’a expliqué l’infanterie, l’artillerie, la cavalerie, tout. Pour ce qui est de l’infanterie, nous autres, on se débrouille assez bien il me semble. L’artillerie c’est plus dur, vu que les canons c’est pas facile à imiter. La cavalerie, à présent, c’est plus la peine. C’était bon pour les guerres d’avant ou pour les films de cow-boy. Je me demande d’ailleurs, comment on aurait pu s’y prendre pour les chevaux vu qu’il n’y en a pas de trop dans le canton. Il y a bien l’âne de Poulou, qui aurait fait l’affaire pour le copain qui doit jouer le général. De toute façon, chaque fois qu’on distribue les rôles, y a jamais personne qui est intéressé pour faire Napoléon.
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2. PÉPÉ
Mon Pépé, c’est un type formidable. Si vous le connaissez pas, faut que je vous le décrive. À l’école on fait ça en français, les descriptions, et en général je me débrouille pas trop mal, mieux toujours qu’en calcul où c’est que je suis une brêle. Pépé il est vieux. C’est normal puisque c’est mon Pépé. Il est plutôt petit, costaud, avec une moustache et un béret, qu’il pose sur la tête, là où il lui reste plus trop de cheveux. Il a le visage un peu rouge, à cause qu’il aime boire un coup, surtout avec Julou, son pote, qui habite chez nous, avec Mémé, Tantine Françoise et la bonne. Mémé, elle crie des fois, contre moi ou bien contre Tantine, parce que Tantine elle s’intéresse trop aux garçons. Pépé, lui, il me dispute presque jamais, même s’il a un fouet, un grand fouet pour les chevaux, qu’il pose à côté de lui, à table et que personne d’autre que lui a le droit de toucher. Il ne s’en sert jamais, mais je comprends que s’il le garde près de lui, comme ça, c’est pour faire genre, comme les rois de l’ancien temps, qu’on voit dans le livre d’histoire, Saint Louis par exemple. Saint Louis, il avait un bâton terminé par un doigt, qu’il gardait toujours à la main pour bien faire comprendre que c’était lui le boss. À table, Pépé il s’assied toujours à la même place, sur la même chaise, qu’après il fait la sieste, en la retournant, la tête posée sur le coude, et le coude sur le dossier. Avant de commencer le repas, c’est lui qu’est toujours servi en premier, il prend la grande miche ronde et avec la lame de son canif, il fait le signe de croix avant de la couper et de distribuer les tranches. Pour dire de Pépé, faut savoir qu’il m’a jamais donné de claque, pas comme Maman qui, elle, s’en prive pas, dès 10
que j’ai fait une bêtise. Les seules claques que j’ai vu donner par Pépé, c’est sur le dos des vaches quand il me prend avec lui, au marché, pour en acheter une, ou sur le cul de la bonne quand Mémé le voit pas. Pépé il a un gros camion, un gros camion qui pue très fort quand on y monte vu que ça sert à transporter les vaches, les veaux, les moutons, les cochons, la bétaillère qu’il l’appelle. Pépé il a aussi une voiture. Une Delage qu’il conduit avec des gants. Pépé pour la conduite, c’est un as, à cause qu’avant de faire le boucher et de vendre du vin il a été chauffeur de maître chez monsieur de Rouville, à Bousquet. Ça empêche pas, que quand je monte dans sa voiture, je finis toujours plus ou moins par dégobiller. C’est terrible. À cause de l’odeur de l’essence et qu’à Vabre, les routes, il y a rien que des contours. J’ai remarqué que Pépé, il est copain avec presque tout le monde dans le village. Il aime bien serrer les mains et taper les gens sur le dos, comme il fait pour les vaches, en leur parlant patois. Avec Mémé, Julou ou la bonne, Pépé il parle rien que le patois, mais à Tantine Françoise et moi, il nous parle en français. Pépé, il sait aussi parler l’arabe, parce qu’il a été au Liban, chez les Juifs et les Turcs. Quand il veut dire un secret ou une couillonnade, à la bonne ou à Julou, il baisse la voix, il parle vite, en patois bien sûr, en se figurant, peut-être, que j’arriverai pas à comprendre, mais là, Pépé, je peux vous dire qu’il se fourre le doigt dans l’œil.
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3. LES FUSILS DE LA COMMUNE
Les parents de Daniel sont concierges à la Commune. À Vabre, c’est comme ça qu’on dit pour la mairie. Ils habitent au rez-de-chaussée. À droite, en entrant, sous les arches. Je vous dis ça parce que Daniel il connaît la Commune comme sa poche. Il a le gros passe avec toutes les clés. Sa mère l’accroche à un clou dans le couloir quand elle a fini de faire le ménage. Il y a pas bien longtemps, Daniel est monté au galetas avec son père, pour aider à charrier des vieux papiers, et il a vu la caisse dans un coin. La caisse des fusils. Des vrais. Des vieux. Dans de la paille. Même que son père lui a gueulé dessus pour ne pas qu’il y touche en ajoutant que ça datait de la Révolution. Daniel, bien sûr, s’est empressé de tout nous raconter. Celui-là, il tient bien de sa mère, une vraie pipelette me dit Maman quand je lui parle de Daniel. Mais revenons aux fusils, parce que vous pensez bien que ces fusils, là-haut, dans le grenier de la Commune, ces fusils oubliés dans des caisses, nous autres, depuis, on ne fait qu’y penser. Pour notre guerre ça serait beaucoup mieux que les fusils de bois du pépé de Jean-Marc. On en a causé, l’autre jeudi, à la cabane. Chacun a donné son avis. Il en est ressorti qu’il nous faut monter une opération secrète. Une opération commando. Comme au cinoche. On risque gros, pardi, si on se fait pincer. J’ose même pas y penser pour nos fesses. Mais on a tous juré, craché, main levée, en se regardant dans les yeux, de garder, quoi qu’il arrive, le silence.
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4. BOUN
Boun est fort. Très fort. Pépé dit même que c’est l’homme le plus fort du village. Et Pépé question force il en connaît un rayon. À cause de la guerre. À cause aussi qu’il est allé au Liban, chez les Turcs qui sont les types les plus forts du monde. Et à cause enfin que Pépé, il est boucher et qu’à l’abattoir c’est lui qui tue les bœufs et les autres bestiaux à coup de masse. Boun il habite au quartier du Mas. Il fait tous les travaux les plus pénibles, et il aide aussi à la forge pour soulever le fer. Quand je le croise, il me fait un peu peur, pas comme les caraques ou le peillarot 2, mais tout de même. Il est petit, trapu, le visage et les mains tout noirs. Il marche en se balançant, avec le fond des pantalons qui bâille, comme s’il avait les grelots qui lui pendaient jusqu’aux genoux. Pépé m’a raconté que dans l’ancien temps, le très ancien, le temps d’avant les Gaulois, avant même que le petit Jésus il vienne dans la crèche, il y avait un type qui avait la force dans ses cheveux. Boun, lui, sa force c’est dans les dents qu’il l’a. Avec ses dents il décapsule les bouteilles, il arrache les œillets des galoches et les clous des sabots. Pépé et Julou qui passent leur temps à se chiner, à se défier, à faire des paris ont promis à Boun que s’il parvenait à couper la queue du bouc du Janou avec ses dents, ils le régaleraient d’un barricou de vin. Boun les a regardés d’un drôle d’air, avant de couiner comme il a l’habitude de faire et de lâcher tope-là en patois. On est tous montés jusqu’à l’Albiguier, où le Janou tient enfermé son bouc. Le grand bouc barbu aux yeux jaunes. En arrivant là-haut on s’est pincé le 2. Chiffonnier. 13
nez à cause de l’odeur. L’odeur du bouc ça, y a pas pire. Mémé elle dit que même le diable dans l’enfer il doit pas puer aussi fort. Boun, lui, il n’en a pas fait cas. Il a levé le loquet et il est rentré là-dedans aussi à l’aise que s’il avait monté les escaliers de la terrasse du café Courrech. Il a lancé à la femme du Janou qui tordait un peu le nez : « T’en fagues pas, sera leu fach ! 3 » en claquant la porte derrière lui. Comme la chose s’était sue, ceux du quartier, ils s’étaient tous serrés, et il y avait un bel attroupement devant l’enclos. Ça rigolait, ça se claquait les cuisses en entendant le remue-ménage que Boun et le bouc y menaient là-dedans. Et bingue bangue ça tarabustait dans tous les coins, avec des charretées de macarels, de milledieu et de me damne ! Et puis d’un coup il y a eu un drôle de silence, un silence comme à la messe quand le curé lève l’hostie. Tout le monde retenait son souffle d’autant qu’on voyait rien à cause de la cloison. C’est alors que Boun est sorti, encore plus noir que d’habitude, débraillé, déchiré, les bragues en tire-bouchon au milieu des chevilles, en secouant, entre ses dents, la queue dégoulinant du sang du bouc.
3. « T’en fais pas, ça sera vite fait ! » 14
5. MILOU
À l’école, moi ce que je préfère c’est l’histoire et la lecture, j’aime bien aussi la géographie, mais pour les cartes je suis trop dégoûté, à cause de Milou. Milou, c’est le plus grand, le plus gros, le plus vieux de la classe. Il s’est arrêté dans celle de Monsieur Julien et il a décidé d’y rester. Aller jusqu’au certif, Milou ça l’intéresse pas. Faut dire que malgré qu’il soit dans la même division depuis plusieurs années, dans presque toutes les matières, c’est lui qu’est le dernier. Monsieur Julien, des fois il dit : « Milou c’est pas du redoublement, c’est du surplace. » Comme au vélo, sur piste, je sais pas si vous avez remarqué, mais souvent c’est le dernier qui gagne. Question cartes de géographie, ça, Milou, il est sans concurrence. Champion toutes catégories. Faut voir comme il s’applique. Nous, les cartes, on les fait à toute berzingue, à cause des questions qu’il faut répondre après. Alors forcément, on bave, on déborde, on escagasse la Bretagne, on écornifle la Corse, et puis la mer c’est beaucoup trop dur à faire, bleue et lisse de partout. Milou, lui, il a tout son temps. Il est dispensé des questions vu que depuis qu’il est avec Monsieur Julien dans la classe, les réponses il doit les connaître par cœur. Alors pardi sur les cartes, il s’applique. Faut voir comme il tire la langue, comme il appointe les crayons de couleur, comme il passe les bouts de buvard sur l’océan pour bien égaliser le bleu. Les cartes de Milou elles valent largement celles que le maître accroche sur le tableau et qu’il nous explique avec la baguette. La baguette c’est sa spécialité au maître. À part celle du tableau qui est marron et qui ressemble à une longue règle, il en utilise deux autres. Il leur a donné un nom. Doucette 15
et Virginie. Doucette c’est celle pour taper sur les doigts, Virginie, c’est une gaule souple qu’il fait claquer comme un fouet et qui nous cingle le dos et même les oreilles quand on a fait une grosse boulette. Faut pas croire, même s’il joue parfois de la baguette, monsieur Julien est très gentil. On l’aime bien, parce qu’il est jeune et que pendant la récré ça lui arrive de jouer avec nous. Pas comme les vieilles maîtresses à moustache de l’école des filles qui nous crient dessus, avec leur bouche en cul-de-poule, en prenant l’accent pointu.
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6. MONSIEUR ALLAL
Monsieur Allal, il est Arabe. Arabe de naissance, même si je l’ai entendu dire, un matin, à Galibert, le ferblantier, pendant qu’il buvait son café à la terrasse de Courrech, qu’il était aussi Français que lui ou que Pierre, Paul, Jacques, vu que lui, Monsieur Allal la guerre il l’a faite pour la France et même qu’à la guerre il a perdu un œil. Monsieur Allal, son métier, c’est de vendre des chemises, des cravates, des costumes, toutes sortes d’habits et des bleus, même que Julou lui en a acheté un l’autre jeudi. Monsieur Allal, il vient à Vabre pour la foire. Il a un gros camion qu’il gare juste devant la vitrine de la charcuterie Nicoulaud. Sur le camion y a écrit en grosses lettres : « À la belle liquette » Et puis en plus petit, en dessous : « confection en tous genres, Allal habille la femme forte. » Pour la foire du jeudi, il gare son camion entre celui de Rhul le marchand de chaussures et le camion du quincaillier où c’est qu’on trouve tous les outils que vous pouvez imaginer, les clous, les écrous et les petits roulements à bille qu’il y a pas meilleur pour tirer les merles au lance-pierres. Monsieur Allal, en général, c’est lui qui arrive le premier. Dès qu’il a ouvert son bazar, il se quille au milieu de son étalage et il jongle avec une barre. Une barre crochue avec laquelle il fait glisser les cintres des vêtements suspendus qu’il descend d’un coup sec et qu’il tend aux clients pour qu’ils les essayent. Monsieur Allal, il parle très fort, très vite, avec son accent et de grands gestes. Il dit sans arrêt des bêtises qui font rire les gens, surtout les femmes. Pépé dit qu’il y a pas mieux que monsieur Allal pour faire l’article, que c’est un fameux camelot. Comme j’avais pas bien com17
pris ce que ça voulait dire, et que je demande toujours des explications, surtout pour les mots, parce que j’aime bien ça les mots, les expressions, le vocabulaire, j’ai demandé à Pépé ce que ça voulait dire faire l’article, et qu’est-ce que c’est un camelot. Un camelot, c’est un bonimenteur, un baratineur, un phraseur, qu’il m’a dit Pépé, un professionnel de la salive qu’il a même ajouté en passant son index sur sa langue. Faut dire que les mots j’aime ça. Il vous faut savoir que des mots il y en a tellement qu’on peut pas seulement se le figurer. Et même s’ils sont tous marqués dans le dictionnaire, le gros, le Larousse que le maître a posé sur le coin du bureau et dont il aime bien caresser la couverture comme s’il caressait le dos d’un petit chien, personne, pas même lui qui en connaît pourtant un tas, peut se flatter de les connaître tous. J’aime bien regarder faire monsieur Allal, l’écouter surtout. Il doit bien gagner, parce qu’il porte de grosses bagouzes qui brillent et qu’il a des dents en or, et que du matin au soir, la foire s’achève sur le coup de six heures, devant chez monsieur Allal c’est toujours plein. Pépé en parlant de monsieur Allal, il dit comme ça, qu’un type comme lui serait capable de vendre un peigne à un chauve, ou peutêtre même un cercueil à deux places, à un mort. Monsieur Allal il m’aime bien, surtout depuis que Maman a acheté chez lui le costume, le jour de ma confirmation. La confirmation, pour ceux qui pratiquent pas j’explique. C’est la fois où l’évêque est venu exprès d’Albi pour qu’on embrasse sa bague d’améthyste et qu’il nous a même foutu une bouffe 4 pour faire descendre le Saint Esprit. Ce jour-là d’ailleurs, ça a failli mal tourner. Maman était de mauvais poil. J’ai essayé plusieurs costumes qui m’allaient vraiment pas. Faut dire que Maman voulait à tout prix me faire porter une veste noire, une chemise blanche avec des 4. Gifle. 18
boutons de manchette, une cravate et des souliers vernis. Ça fait plus chic disait Maman. La chemise ça allait encore, le pantalon aussi, avec les pinces et le pli qui cassait bien sur les chaussures, mais la veste, vraiment, je la trouvais trop moche. Ça faisait vieux. Fagoté comme ça, je ressemblais au sacristain. Maman a insisté, comme elle fait d’habitude. Elle est têtue Maman. Moi j’ai rien voulu entendre, et j’ai senti que si ça continuait, ça allait se finir par une bonne gifle, une vraie, pour de bon, pas comme celle en toc de l’évêque. C’est alors que monsieur Allal m’a sauvé la vie. Attendez madame, a-t-il dit à Maman avec son plus beau sourire, où avais-je la tête, j’ai quelque chose de formidable pour ce garçon. Un costume dernier cri qui lui ira à ravir. Et le voilà de farfouiller au fond de son camion jusqu’à ce qu’il te me dégotte un ensemble qu’il a exhibé devant nous comme si c’était le saint sacrement. La veste était verte, cintrée, avec des boutons dorés et un écusson cousu sur la pochette, le pantalon assorti, taille basse et patte d’éph avait un liseré brillant sur la couture. C’est le modèle qui fait fureur à Paris, a lâché monsieur Allal, en arborant son plus beau sourire. Le costume que portent les chanteurs en vogue du yéyé, vous savez ceux qui se trémoussent en grattant la guitare a rajouté monsieur Allal en roulant du bassin. C’est la mode américaine. Les jeunes ne portent plus que ça aujourd’hui. C’est la coupe Johan et Lydie, a-t-il conclu, en direction de Maman, convaincu de l’efficacité de son discours, en me lâchant un clin d’œil appuyé au passage. Vous voulez dire Johnny Hallyday a rétorqué ma mère sur un ton agacé, en haussant les épaules. Bon. Tout s’est bien terminé. Pour une fois j’ai pas eu droit à une gifle. J’ai eu mon costume, et à la place de la cravate que je déteste, un nœud papillon assorti. Un nœud papillon vert et doré, qui s’accroche dans le cou avec un élastique. 19
« Le bicot, il nous a bien roulés dans la farine », a roumégué 5 Maman, en rentrant à la maison, « enfin, tu as eu ce que tu voulais, tu dois être content. » J’ai fait oui de la tête. J’ai eu envie de lui demander pourquoi elle avait, en parlant de monsieur Allal, prononcé ce mot de bicot, ce mot que je connaissais pas, mais j’ai mordu ma langue et j’ai filé rejoindre les copains, à la cabane, sans demander mon reste, trop content d’avoir, grâce à monsieur Allal, obtenu ce que voulais. Pépé dit souvent que je suis tenace, que j’ai de la suite dans les idées. Il dit aussi que j’ai la langue bien pendue. Ça remarquez, je sais très bien pourquoi. Car quand j’étais petit, vraiment petit quoi, ce qui fait que même si je le voulais, je pourrais pas m’en rappeler, parce qu’avant trois ans, c’est bien connu, on a pas de mémoire, on m’a coupé le frein, le frein de la langue. Depuis, j’ai une petite boule, une toute petite sous le fil, que je peux sentir dans ma bouche quand je roule ma langue. C’est à cause de ça que je suis un bavard, tout le monde le dit. Tout le monde sait que j’adore parler et d’ailleurs quand je serai grand, ce que je veux faire, si je suis pas boucher, c’est écrire des livres, raconter des histoires, parce que j’ai tout le temps des histoires qui me trottent dans la tête. Des tas d’histoires. Mais revenons à Monsieur Allal. J’avais repensé au mot de Maman à la foire et je comprenais pas pourquoi elle avait dit Bicot en parlant de monsieur Allal vu que Bicot, avec Julot, Ernest et Auguste, c’est le héros du club des Rantanplan, l’illustré que j’adore et que Pépé m’achète, et que j’échange après contre les Blek, Buck John, Kiwi, Battler Britton, aux copains de la cabane. C’est vrai que j’aurais pu demander à Pépé. Pépé qui adore me répondre même si mes questions ont parfois l’air de l’agacer et qu’il me fait bisquer en me disant des fois, quand il sent que je vais lui en poser une 5. Râlé. 20
nouvelle : « Quelle est ta question, pitiou, parce que la réponse, ébé, c’est non ! » Donc, pour une fois j’avais oublié de poser la question à Pépé. Alors à la foire suivante, quand je suis passé devant le camion de monsieur Allal, devant lequel, pour une fois il n’y avait pas un chat bien que ça soit l’heure normale d’affluence, il m’a interpellé en me disant : « Salut, gamin, alors ce costume ? Extra, monsieur Allal, extra », que je lui ai répondu. « Qu’est-ce qu’ils ont aujourd’hui les Vabrais ? » at-il fait alors en tournant la main pour me montrer la place vide, avec son drôle d’accent qui vient sans doute de ce qu’il est Arabe. « C’est pas encore aujourd’hui qu’on va attacher les chiens avec de la saucisse ! » Son histoire de chien et de saucisse ça m’a bien fait rigoler, du coup je lui ai demandé comme ça ce que c’était un bicot. Il a d’abord eu l’air étonné de ma question, puis il m’a répondu. C’est moi, petit. C’est moi, tu vois. Je suis un bicot. Et je m’appelle Mohammed. Parce que tous les bicots, sache-le, s’appellent Mohammed. Comme j’avais pas l’air de comprendre, il a repris. Un bicot, c’est un Arabe, si tu veux. Enfin, c’est comme ça que certains appellent les Arabes. Comme je suis curieux de nature et que je ne me contente jamais des réponses les plus simples, intrigué, j’ai insisté, car je voulais en savoir davantage. « Mais pourquoi on appelle les Arabes des bicots ? » ai-je insisté. « C’est facile à comprendre », m’a-t-il répondu, en prenant le même air que celui que prend monsieur Julien quand il veut nous expliquer quelque chose de difficile, à l’école. « Les Arabes, ils sont très poilus, surtout la barbe et la moustache, et ils ont beau se raser, ils ont toujours le menton bleu », m’a-t-il expliqué en se passant à plusieurs reprises le dos de la main sur les joues. « Alors, bien sûr, ils biquent, c’est pour ça qu’on les appelle les bicots. »
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MICHEL CALS
le petit paresseux une enfance dans le Midi Ce roman nous plonge dans un village du Haut-Languedoc au début des années soixante, et tout un monde prend vie sous la plume de Michel Cals. D’une écriture drôle et tendre, le narrateur dessine les grands personnages de son histoire : Pépé le boucher, Monsieur Julien le maître d’école, Mario l’Italien ; il nous fait partager ses découvertes et ses étonnements : la colo, le Parisien, les filles ; il nous entraîne avec lui au bord de la rivière à la recherche des écrevisses, dans la cabane avec les copains, sur les chemins des dernières saisons de l’enfance. Michel Cals peint ici une fresque poétique, celle d’une France rurale où le monde pouvait encore tenir dans la main d’un enfant. Il réveille en nous la nostalgie du paradis perdu mais aussi la tendresse et l’amusement devant l’insouciance et la vivacité du petit narrateur… pas si paresseux.
ISBN 978-2-86266-621-1
16 €
www.loubatieres.fr
Michel Cals, né à Castres en 1951, est issu d’une vieille famille enracinée dans les terres du Sidobre en Haut-Languedoc. Agrégé de lettres, il a enseigné au Maroc, aux Comores et à La Réunion ; il enseigne aujourd’hui à l’Université de Nice. Il a publié, en 2008, La Porte des sables (Loubatières).