PIERRE LE COZ
Le Secret de la vie
LOUBATIÈRES
Publié avec le coucours de la Région Midi-Pyrénées.
© Nouvelles Éditions Loubatières, 2012 10 bis, boulevard de l’Europe, BP 50014 31122 Portet-sur-Garonne Cedex contact@loubatieres.fr www.loubatieres.fr ISBN 978-2-86266-666-2
Pierre Le Coz
LE SECRET DE LA VIE (cinquième tome de L’Europe et la Profondeur)
Loubatières
Ă€ Maxence Fabiani
première partie
LA MARCHE À L’ÉTOILE
Le Voyage des morts s’achevait sur l’examen du monde-tombe moderne et de la délimitation de sa clôture époquale-(anti)spirituelle qui, constations-nous, tout en demeurant cachée : invisible et ineffable, était si prégnante qu’elle passait désormais par toutes choses de ce monde, à commencer par les esprits des individus qui y séjournent, si bien que ceuxci, même désireux de la briser, y étaient toujours, et quoi qu’ils fassent ou pensent, ramenés, en une sorte de mouvement d’auto-limitation qui leur interdisait d’avoir accès au libre « espace » et « pur insurveillé » qui s’étendent au-delà ; et c’est en cela d’abord que cette clôture était parfaite, « totale » : non tant qu’elle obstruait les chemins qui auraient pu conduire à quelque chose comme un « extérieur » et un « grand dehors », que parce que, cet extérieur et ce dehors, elle les niait sur le mode dénégateur d’un « au-delà il n’y a rien » (« dénégateur » parce qu’il est en réalité un « faisons comme si au-delà il n’y avait rien ») ; et par le même raisonnement, nous avions montré que le monde (dit) « globalisé » qui est le nôtre correspondait en tout point, et très logiquement, à une telle situation d’enfermement rédhibitoire : en quelque direction ou dimension vers laquelle on se tournait on retombait fatalement sur « la grande muraille » qui enclôt ce monde (ce pourquoi nous avions défini la condition de l’homme moderne comme une condition essentiellement carcérale, où le temps lui-même, son passage, était éprouvé comme le séjour en une prison d’azur) ; mais de ces considérations amères-« inactuelles » nous avions au moins tiré une méthode : que cette clôture, si elle pouvait un jour être abattue, devait être attaquée au lieu même où elle était – parce que la plus indiscernable – la plus prégnante : dans l’esprit des hommes, des contemporains qu’il s’agissait donc, une nouvelle fois, de « désespérer » – en leur montrant dans un premier temps le vide et le néant sur quoi leurs existences « modernes » sont bâties (et c’était là l’objet du Voyage des morts), puis, dans un second temps, en essayant d’ébaucher devant eux la fuyante d’un destin nouveau, d’une piste « temporelle-historiale » encore inouïe : ce sera l’objet de ce Secret de la vie, cinquième livre de notre Profondeur. Mais où l’on voit immédiatement la difficulté inhérente à un tel projet, c’est-à-dire le péril qui, presqu’à chaque page, le menace : la clôture étant partout et le « pur espace » (encore) nulle part, on est à chaque instant en
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danger d’y revenir ou d’y « retomber », et alors même qu’on croyait remonter des sentes non frayées, des « chemins (censés) ne mene(r) nulle part » : dans la selva oscura époquale, le plus grand péril qu’encourt le voyageur ou le pèlerin, c’est toujours celui de se mettre à « tourner en rond dans la nuit » – c’est-à-dire de revenir sans le savoir à son point de départ : à la clôture –, et alors même qu’il se consume du feu du désir d’un ailleurs en forme de « pur insurveillé » ; car si la quasi-totalité des productions « intellectuelles » d’aujourd’hui ne font qu’illustrer-renforcer cette clôture, celles qui échappent à cette vulgarité n’en sont pas quittes pour autant : après la « grande muraille » époquale s’étend en effet un vaste labyrinthe dont la plupart des chemins ramènent au monde-tombe et à sa modernité « maçonnée en plats sophismes », et où les meilleurs chevaliers, jusqu’ici, se sont tous égarés, comme le constatait en son In Girum celui qui fut peut-être le plus grand d’entre eux (mais pour une époque désormais révolue) : Mais rien ne traduisait ce présent sans issue et sans repos comme l’ancienne phrase qui revient intégralement sur elle-même, étant construite lettre par lettre comme un labyrinthe dont on ne peut sortir, de sorte qu’elle accorde si parfaitement la forme et le contenu de la perdition : In Girum imus nocte et consumimur igni. Nous tournons en rond dans la nuit et nous sommes dévorés par le feu. Un autre penseur – qui certes lui n’était pas un chevalier : seulement un philosophe, mais du moins, en sa partie, le meilleur (le seul en tout cas qui, unique parmi ses collègues-professeurs, ne nous ait pas endormi) – avait, lui, donné pour la traversée de ce même « labyrinthe » la consigne d’une « marche à l’étoile » (allant jusqu’à la graver sur sa pierre tombale) ; mais voilà : d’étoiles au ciel de notre « nuit du monde » il n’y en a plus – puisque selon Debord « le progrès de l’aliénation » (ce que nous appelons plus sobrement « la clôture ») les a « éteintes » –, si bien que, plus qu’au « chevalier » debordien ou au « pèlerin » heideggerien, ce à quoi nous ressemblons le plus c’est à ces Rois-Mages qui, parvenus à Jérusalem, entrés en son labyrinthe urbain-époqual, voient soudain disparaître au-dessus d’eux l’astre qu’ils avaient jusqu’alors suivi sans encombre, si bien que – et probablement malgré qu’ils en aient – ils sont contraints d’aller se renseigner auprès du roi Hérode, c’est-à-dire auprès de celui qui va s’avérer l’ennemi le plus mortel de l’enfant-Christ : « Où est le roi des Juifs qui vient de naître ? Nous avons vu, en effet, son astre se lever et sommes venus lui rendre hommage. » Hérode leur donne volontiers l’information recherchée, mais à la condition qu’en retour les mages lui en fournissent une autre : « Allez vous renseigner exactement sur l’enfant ; et quand vous l’aurez trouvé, avisez-moi, afin que j’aille moi aussi, lui rendre hommage »
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(ce qu’ils ne feront pas) ; or voici que, dès qu’ils ont pris la route de Bethléem, c’est-à-dire : dès qu’ils ont quitté Jérusalem et son « labyrinthe », l’étoile leur réapparaît, et pour, cette fois-ci, ne plus les quitter : Sur ces paroles du roi, ils se mirent en route ; et voici que l’astre, qu’ils avaient vu à son lever, les devançait jusqu’à ce qu’il vînt s’arrêter au-dessus de l’endroit où était l’enfant. La vue de l’astre les remplit d’une très grande joie. Entrant alors dans le logis, ils virent l’enfant avec Marie sa mère, et, tombant à genoux, se prosternèrent devant lui ; puis, ouvrant leurs cassettes, ils lui offrirent en présent de l’or, de l’encens et de la myrrhe. Après quoi, un songe les ayant avertis de ne point retourner chez Hérode, ils prirent une autre route pour rentrer dans leur pays. Matthieu 2 1-12 La Jérusalem « terrestre, trop terrestre » mentionnée ici figure le labyrinthe époqual dont nous avons parlé ; y trône en son centre une sorte de « Palmer Eldritch » de l’antiquité : le vrai-faux « roi des Juifs » Hérode dont la légitimité est contestée par ses « sujets » eux-mêmes (les juifs, qui lui reprochent notamment sa politique « collaborationniste » avec l’Empire, l’occupant romain ; il a bien reconstruit le Temple, mais rien n’y a fait : il est toujours aussi haï de son peuple) ; et c’est à cause de cette vraiefausse légitimité que, lorsqu’on entre dans la ville dont un imposteur est le roi, les étoiles se voilent, disparaissent, « éteintes (par le) progrès de l’aliénation » : par cette imposture même. On est donc contraint – nous les « Mages » et autres herménautes – d’aller le trouver – lui, le faux roi mais vrai imposteur – afin de lui soutirer l’information que l’étoile (disparue) ne peut plus nous fournir : où se trouve, où « doit naître » le (vrai) roi des Juifs ? Ce faisant, on prend deux risques : celui d’abord d’éveiller la colère de « Palmer Hérode » – les Mages se rendent-ils compte que la seule formulation de leur question est une manière de provocation : s’enquérir du « roi des juifs » auprès d’Hérode, n’est-ce pas lui signifier automatiquement qu’il n’est pas ce roi-là, et que pourtant il prétend être : « des Juifs » ? – ; mais celui surtout d’éveiller l’attention du même Hérode quant à l’enfantChrist « qui vient de naître », et attention qui se manifeste chez Hérode par le souci de se « renseigner exactement » sur lui (afin bien sûr, non pas de « lui rendre hommage », mais de le faire périr : ce sera l’épisode du Massacre des Innocents dont nous avons brièvement parlé à la fin du Voyage des morts). C’est ce souci qui, probablement, explique pourquoi, devant la « provocation » des Mages, Hérode ne cède pas à la colère, du moins pas tout de suite – c’est avant tout un « politique » –, et le texte de Matthieu, très litoteusement, se contente de préciser que « le roi Hérode s’en
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émut » ; cette colère n’éclatant que lorsque Hérode comprendra que les Mages, non contents de l’outrager par leur question, l’ont de plus « joué » : puisque, après leur découverte de l’enfant, ils ne sont pas revenus à Jérusalem pour « renseigner exactement » Hérode, ont « pri(s) une autre route pour rentrer dans leur pays » : Alors Hérode, voyant qu’il avait été joué par les mages, fut pris d’une violente fureur et envoya tuer, dans Bethléem et tout son territoire, tous les enfants de moins de deux ans, d’après la date qu’il s’était fait préciser par les mages (…) Matthieu 2 13-18 Mais pour l’heure, Hérode dissimule sa colère – il sera toujours temps après, quand les « renseigne(ments) » auront été pris, de la laisser éclater –, et même, très poliment, il convoque le ban et l’arrière-ban des « intellectuels » de son temps pour répondre à la question des Mages (dont la réponse lui aussi, après tout, le concerne) : Informé, le roi Hérode s’en émut, et tout Jérusalem avec lui. Il assembla tous les grands prêtres avec les scribes du peuple, et s’enquit auprès d’eux du lieu où devait naître le Christ. « Bethléem de Judée, lui répondirentils ; car c’est ce qui est écrit par le prophète (…) » À vrai dire, les Mages ne s’adressent pas directement à Hérode ; le texte dit qu’« ils se présentèrent à Jérusalem et demandèrent : “Où est le roi des Juifs” (…) ; mais bien évidemment le tyran Hérode, qui devait avoir un réseau d’espions à son service dans la « multitude » de la ville-labyrinthe époquale, en fut rapidement « informé » : dans le monde « globalisé », les informations circulent vite (et même à la vitesse de la lumière)… Mais pourquoi, demandera peut-être notre lecteur, s’attarder aussi longuement sur cet épisode peu ou prou « légendaire » de la vie du Christ tel que le raconte le seul Évangile de Matthieu ? Il y a d’évidence à l’œuvre ici une parabole ; mais quel sens, voire quelle leçon en tirer, au moins pour l’ouvrage – ce Secret de la vie – dont nous faisons ici le projet. Celle-ci peut-être que, en cette écriture d’un tome inédit de la Profondeur, nous sommes pareil à ces Rois-Mages soudain privés, à l’approche ou à l’entrée du labyrinthe époqual, de l’étoile qui jusqu’ici les avait guidés en leur marche pour gagner le lieu de naissance du « roi des Juifs » – pour découvrir le secret de la vie (qu’illustrent bien évidemment toute naissance et autre Nativité, qu’elle soit celle d’un roi (l’or), d’un prophète (l’encens) ou d’un dieu (la myrrhe)). La consigne heideggerienne de « la marche à l’étoile » ne vaut donc pas pour nous en cet instant où nous nous « présent(ons)
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à Jérusalem et demand(ons) : « Où est le roi des Juifs ? » – i. e. : quel est le secret de la vie ? – ; elle vient soit trop tard (l’astre a disparu), soit trop tôt (l’astre ne réapparaîtra qu’à la sortie du labyrinthe : sur la route qui conduit de Jérusalem à Bethléem). Il faut donc accepter, quoiqu’il nous en coûte, l’entrevue avec Hérode entouré de ses intellectuels – « grands prêtres » et autres « scribes du peuple » : progressistes et néo-progressistes –, avec ce souci, comme dit le Debord des Commentaires, de « prendre garde à ne pas trop instruire n’importe qui », à commencer par le roi lui-même qui, dissimulant sa colère devant notre question (quant au « secret de la vie » : quant au « lieu où d(oit) naître le Christ »), cherche d’abord à se « renseigner exactement » (afin, cette « vie », et renseignements pris, l’étouffer en son « secret » même – cet enfant-Christ, le faire périr). Nous savons donc déjà, grâce à la « leçon » du récit de Matthieu, que nous ne reviendrons pas, après la visite à Bethléem, à Jérusalem, ne retraverserons pas son labyrinthe qui obscurcit les étoiles, ne « renseignerons » pas l’impie qui trône en son centre. Mais pour l’heure, il nous faut bien accepter d’être confronté à lui, à ses « docteurs » et leurs ouvrages spécialement composés pour ensevelir sous les gloses la parole vive des prophètes : Et toi Bethléem, terre de Juda, tu n’es nullement le moindre des clans de Juda ; car de toi sortira un chef qui sera pasteur de mon peuple Israël. Et aussi bien celle, tout aussi éclairante quoique moins toponymiquement explicite, des poètes : Ici du dicible est le temps ; ici, sa demeure Parle et reconnais. Plus que jamais succombent les choses, celles qui peuvent se vivre, car ce qui, refoulant, le remplace est un faire sans image. Faire sous des croûtes qui docilement éclatent sitôt que l’agir à l’intérieur s’élargit et autrement se borne. (Strophe de la Neuvième Élégie de Duino sur laquelle nous aurons l’occasion de revenir plus en détail, mais dont on peut tout de suite pointer le signifiant « bethléemique » : celui de cette « maison – la “demeure” – du pain » – ces « croûtes » qui « éclatent » (à la cuisson) et par quoi en effet le « dicible » a son « ici » et sa « demeure » : trouve son « temps », celui-là même d’une cuisson qui fait « s’élargi(r) » un « agir à l’intérieur » du pain et qui finit par faire ce pain : « autrement (le) borne ».)
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La Nativité du Christ est bien ce « dicible » qui se déploie en les deux dimensions du « temps » – la naissance d’un enfant-roi/prophète/dieu – et de l’espace (la « demeure »), à partir de l’« ici » d’un unique instantévènement qui va inaugurer une ère nouvelle : cette naissance même. Cet « instant » a un lieu – Bethléem – et une date – l’an o d’un comput « après Jésus-Christ » –, il est donc un début, le début de quelque chose (« ère » ou « piste temporelle ») dans (sur) lequel nous sommes encore en chemin ; mais en tant qu’il est un « dicible » il est aussi beaucoup plus qu’un simple « début » : un commencement absolu, du fait même que l’enfant dont la naissance est cet « ici » qu’évoque le poème de Rilke est aussi un dieu (et puisque, d’après Heidegger, « seul un dieu peut commencer »), et que donc cette naissance est beaucoup plus qu’une naissance : une Nativité (que ce début est beaucoup plus qu’un début : un commencement). Se mettre en marche, comme le font les Mages, vers l’ici de cette naissanceNativité, c’est donc chercher à revenir, par-dessus tout « début » époqualvulgaire, à un commencement, c’est-à-dire, au bout du compte (au bout du comput), à un « dicible » : à celui qui a inauguré ce comput même, mais qui ne lui appartient pas (c’est là, on l’a vu dès le premier tome de cette Profondeur – cf. notamment le chapitre 40 de L’Europe –, l’essentielle différence entre « début » et « commencement » : tandis que le premier est (encore) dans le temps (à son « (dé-)b(o)ut »), le second, lui, « a » ou est le temps qu’il fait partir, « débuter », mais sans lui appartenir lui-même, en lui accordant seulement un « ici » qui, « du dicible (du commencement), est le temps », et « ici » – lieu et instant – qui permet à ce temps de « débuter »). Se mettre en marche vers ce commencement, vers le lieu-instant de la Nativité de Bethléem, c’est donc chercher à re-venir-à ce « dicible » même : c’est par exemple écrire quelque chose comme Le Secret de la vie, tout en sachant très bien, dès le « début » de cette rédaction, que ce « secret » ne sera pas « révélé », seulement illustré, et cela de la même manière qu’un artiste qui se proposerait de peindre une Nativité, à ce bémol près que nous, du fait de notre « situation » époquale-moderne, nous nous trouvons tout au bout de la piste temporelle inaugurée par cette Nativité – par ce commencement et son « dicible » – : à son autre « (dé-)bout », si bien que, rédigeant ce Secret, nous sommes dans la position de celui qui se proposerait d’exécuter la dernière Nativité de l’histoire du (d’un) monde, du (d’un) temps, celui qui a précisément « débuté » à (avec) la première (Nativité), et dont celle-ci fut le véritable envoi et, pratiquement-traditionnellement, « l’an zéro » de notre ère, « l’an zéro » du comput de notre piste temporelle sur le point d’« à-b(o)utir ». Car ce « dicible » bien sûr n’est pas un dire (ce « secret » n’est pas de l’ordre du révélable à la manière d’une quelconque-vulgaire « énigme »
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qu’on pourrait « résoudre » ou non) : il est essentiellement une lumière qui, tout en ne disant rien par elle-même, rend autour d’elle – autour de sa source « bethléemique-nativifique » – toutes choses visibles/dicibles ; leur donne sens nouveau, inédite présence – exactement à la manière de cette Adoration des bergers du Greco qui est au musée du Prado, et dans laquelle c’est l’enfant-dieu lui-même qui joue le rôle d’une source lumineuse projetant sa clarté dans la caverne époquale où se tiennent les autres personnages (bergers, anges et bœuf ) : étant cette lampe que la Vierge a loisir d’allumer ou d’éteindre à sa guise en levant ou en baissant le linge/lange dans lequel est « emmailloté » son fils (et à ce titre, si le corps de l’enfant demeure bien sûr la source de toute lumière – « la lumière du monde » –, la vraie, quoique secrète, ordonnatrice de toute la scène, c’est bien elle, la « reine des anges » mais aussi « la déesse de la peinture » (Pontévia) : puisqu’elle a ce pouvoir extraordinaire, quasi-« divin », de montrer ou de cacher (de dire ou de taire), de « ré-véler » en le jeu d’un dé-voilement/re-voilement la (« divine ») lumière, celle qui va permettre aux peintres (européens) de peindre – aux poètes de « dire » –, et, plus généralement, celle qui va permettre à toutes choses encloses en ce mondecaverne (celle de Platon comme celle « tombe » de Palmer Eldritch) d’être vues/dites/peintes – d’être saisies en cet éclairage nouveau qui est aussi, on l’a vu, le don à ces « choses » (animées ou pas) d’une présence nouvelle. En ce sens, la toile du Greco exprime picturalement (« illustre ») ce que pour notre part nous cherchons ici à cerner avec des mots – ce « Secret de la vie » –, mots qui, en leurs prémisses, ne sont même pas de nous, parce qu’appartenant à un autre arrivé avant nous à Bethléem, à un poète-berger guidé, non par une étoile, mais par les (ses) « anges » eux-mêmes, comme il est raconté dans le récit de l’évangéliste dont la figure est justement le bœuf, celui présent dans le tableau du Greco. Il y avait dans la contrée des bergers qui vivaient aux champs et qui la nuit veillaient tour à tour à la garde de leur troupeau. L’Ange du Seigneur leur apparut et la gloire du Seigneur les enveloppa de sa clarté ; et ils furent saisis d’une grande frayeur. Mais l’ange leur dit : « Rassurez-vous, car voici que je vous annonce une grande joie, qui sera celle de tout le peuple : aujourd’hui, dans la cité de David, un Sauveur vous est né, qui est le Christ Seigneur. Et ceci vous servira de signe : vous trouverez un nouveau-né enveloppé de langes et couché dans une crèche. » Et soudain se joignit à l’ange une troupe nombreuse de l’armée céleste, qui louait Dieu, en disant : « Gloire à Dieu au plus haut des cieux et paix sur la terre aux hommes qu’il aime ! »
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Luc 2 1-20 … paroles qu’on lit en effet sur le bandeau que tiennent les anges de la toile du Greco ; et berger-poète qui, du fait de cette chance insigne d’avoir été présent à Bethléem la nuit de la Nativité, d’avoir été parmi « les premiers à adorer Noël sur la terre » (Rimbaud) : Or, lorsque les anges les eurent quittés pour le ciel, les bergers se dirent entre eux : « Allons donc à Bethléem et voyons ce qui est arrivé et que le Seigneur nous a fait connaître ». Ils vinrent donc en hâte et trouvèrent Marie, Joseph et le nouveau-né couché dans la crèche. Et l’ayant vu, ils firent connaître ce qui leur avait été dit de cet enfant ; et tous ceux qui les entendirent furent émerveillés de ce que leur racontaient les bergers (…) Luc 2 1-20 a pu constater de visu, et s’exclamer : Ici du dicible est le temps ; ici, sa demeure. Parle et reconnais (…) … tandis que les Mages, eux (nous), étaient encore en route (et peutêtre, à cet instant de l’Adoration des bergers, égarés dans le labyrinthe époqual-sans astre de la Jérusalem « terrestre, trop terrestre » du (faux) roi Hérode, la cité où « le progrès de l’aliénation » – et aussi bien le « progrès » tout court – a « éteint les étoiles ») ; et voilà pourquoi le berger « René Rilke » de l’état civil a pu devenir le « Rainer-Maria Rilke » de la littérature : parce qu’il fut le témoin « premier », privilégié, de cette « rené »ssance de la lumière (« l’être qui était rené en moi », dit Proust, témoin-acteur d’une autre illumination sinon d’une autre épiphanie), événement qui le fit passer d’un simple « reconnais » (re(con)né) à un « Parle et reconnais », autrement dit : qui le fit poète – qui le fit « Rainer-Maria », c’est-à-dire le témoin et célébrant d’un règne (« Rainier ») nouveau : celui de la Vierge « Maria » (« règne » que dit précisément, on vient de le voir, cette Adoration des bergers du Greco dont la Vierge est la grande ordonnatrice en tant qu’elle commande à l’apparition ou à la dis-parition de la lumière qu’est son enfant : de même que cette Adoration « (des bergers) » est le moment où le berger « René (Rilke) » devient le poète « Rainer-Maria (Rilke) », elle est aussi peut-être celle où la « jeune fille Myriam » de « l’étatcivil » juif, devient la « Vierge Marie » (ou « Maria ») de l’état-civil chrétien ou romain : n’oublions pas que, dans le récit de Luc, si le Christ naît à Bethléem, c’est à cause d’un recensement voulu par « César Auguste » ;
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par ailleurs, dans le texte hébreu (probablement) sous-jacent à l’Évangile (grec) du même Luc, il n’est pas question d’une « vierge » (betoula en hébreu) mais bien d’une « jeune fille » (naara) ; c’est donc par le même glissement que « Myriam » devient « Marie », et la « jeune fille » une « vierge » – par le même mouvement d’un devenir-reine de Myriam/Marie qui trouve son « épiphanie » (modeste-secrète) lors de cette Adoration des bergers, et notamment du berger « René (Rilke). » Mais les Mages – c’est-à-dire nous-même (qui avons également dans la liste de nos prénoms celui de la Vierge) ? Il semble qu’en cette « variation autour du (pré)nom de Marie », nous les ayons quelque peu oubliés en chemin, sur la route qui les mène, quoique après les (ou le) berger(s), à l’« ici » de Bethléem. Eux aussi, après tout, auront leur « épiphanie » (et même c’est la leur qui a été nommée ainsi, non celle des bergers). L’Épiphanie, comme son nom l’indique, est le moment où est révélée au monde la royauté/divinité de l’enfant-Christ : puisque même les « rois de la terre » s’agenouillent, « se prostern(ent) » devant lui, le « roi du monde », le « dieu vivant ». René (encore un) Guénon voit en les Rois-Mages ce qu’il appelle « les représentants de la tradition primordiale » venus rendre hommage au dernier avatar du divin en ce monde (et depuis, en effet, il n’y en a plus eu) ; car en tant que ces « rois » sont des « mages », il faut voir surtout en eux, non quelques potentats « orientaux », mais des savants : les dépositaires de la « science » de leur temps, de son « savoir » de tonalité, à l’époque, peu ou prou « astrologique » (d’où « l’étoile »). Entre l’épiphanie « modeste » des bergers et la leur avec majuscule, il y a le même écart qu’entre le statut social, lui aussi « modeste », de ces bergers et celui, glorieux, prestigieux, de ces « rois » qui sont aussi, surtout, des « intellectuels », et qui pour cela n’ont pas eu besoin de l’explicite message du ciel (les anges) pour se mettre en marche vers l’« ici »-Bethléem : à eux qui, en tant que mages, sont habiles à tirer le sens des signes un « astre » a suffi : « Où est le roi des Juifs qui vient de naître ? Nous avons vu, en effet, son astre se lever (…) ». Par ailleurs, si l’histoire (sainte) n’a retenu que leur « Épiphanie », c’est parce qu’ils étaient les seuls – en tant que les dépositaires de la « science officielle » de l’époque – à pouvoir sanctionner de leur caution « scientifique » l’événement qui venait d’avoir lieu : s’il n’y avait eu que les bergers et leur émerveillement d’« êtres simples », personne n’aurait accordé sérieux et importance à cet événement ; on y aurait vu tout au plus, pour parler la langue des modernes, « un phénomène d’hystérie collective », chose impossible à soutenir dès lors qu’on a affaire à des « savants », habiles en la lecture des signes – à des Mages. Et pourtant, le mouvement qui entraîne les bergers vers l’étable de Bethléem est le même qui pousse ces Mages à entreprendre leur voyage vers le même lieu, vers le même
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« Ici » qui, « du dicible est le temps (et la) demeure » : à la seule différence, on l’a vu, que, tandis qu’aux premiers est délivré, par la voix des anges, un explicite-sonore message (« aujourd’hui, dans la cité de David, un sauveur vous est né (…) »), les seconds, eux, n’ont droit qu’à un signe : le lever silencieux d’un astre (« Nous avons vu son astre se lever (…) ») – à eux ensuite de faire le reste (puisqu’ils sont si « savants »), c’est-à-dire à eux d’interpréter le sens de ce « leve(r) » et de sa « vu(e) » et, si leur interprétation de ce sens est correcte, de prendre la direction de Bethléem ; où l’on voit que le ciel parle à chacun la langue qu’il peut entendre/comprendre : en mots (sonores) pour les « humbles », en signes (silencieux) pour les « savants » – ouïe (le sens du temps) et vision (le sens de l’espace), ce pourquoi, tandis que les bergers, pour découvrir et adorer l’enfant, n’ont qu’à « se dire entre eux : “Allons donc à Bethléem” », les Mages eux, pour faire de même, doivent entreprendre un long voyage (après avoir probablement effectué de longs « calculs » astrologiques) – ; multiples sont les routes qui mènent à l’étable de Bethléem, multiples les manières d’y (re)venir, mais toutes, on le voit, avant d’être de terres, de « grèves et (de) monts » (Rimbaud), sont d’abord des « chemins de pensée », et aussi bien : des cheminements spirituels, les innombrables « modes d’approche » du même « ici » spatio-temporel (« demeure » et « temps » : Rilke) – pèlerinage et autre « marche à l’étoile ». À chacun donc de choisir – ou plus exactement : de trouver – le sien ; et, pour notre cas particulier, à nous de frayer le nôtre en la selva oscura époquale de notre « monde-tombe » moderne et de sa « profondeur sans étoile », et cela à travers les mots eux-mêmes, à travers la langue (puisqu’il n’y a, pour ce « temps de détresse », plus d’autre dimension que celle-là où pouvoir encore progresser/cheminer : puisqu’il n’y a plus ni anges pour nous conseiller, ni astre pour nous guider) : sur la page même où s’inscrit/s’écrit ce Secret de la vie. Nous nous étions tout à l’heure (sans trop craindre qu’on puisse nous reprocher notre immodestie) identifié à la figure de ces Roi-Mages en route vers Bethléem ; et certes nous maintenons cette image « immodeste », mais en précisant désormais que ce voyage ne peut plus s’effectuer que sur le papier et sans étoile – qu’« autour de (notre) chambre » (celle où nous écrivons) et sous un ciel célinien « où rien ne luit » : nos « Rois-Mages » à nous sont donc tout aussi bien ces « Gardes suisses » de l’exergue apocryphe et fameux d’un autre Voyage (ce qui, on nous l’accordera, réduit du même coup beaucoup notre « immodestie »). L’essentiel, après tout, n’est-il pas, après bien d’autres – bergers, mages, peintres et poètes –, de parvenir à l’« ici » (bethléemique) dont parle le « berger » Rilke en sa Neuvième Élégie ? Et c’est probablement un autre trait de ce temps « moderne-globalisé » – un autre symptôme de sa clôture totale-époquale – que, désormais, pour le faire, ou du moins : pour seulement tenter une telle approche, on ne puisse plus
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emprunter que des chemins de papier – que la voie sans astre ni poussière de l’écriture de quelque chose comme cette Profondeur. Notre livre, en ce sens, est unique : non parce qu’il serait « meilleur » que les autres – il est même, dans la logique spéciale de notre époque, plutôt « moins bon » : puisqu’il n’illustre aucune des catégories de cette logique et de cette époque ; puisqu’il n’est ni (vraiment) de la philosophie, ni (vraiment) de la théologie, et surtout pas de la « science humaine », etc. – ; mais parce qu’il est le seul de son temps à remettre en route le vieux projet de la réouverture d’un chemin – celui qui, donc, conduit à l’« ici » rilkéen-bethléémique –, et aussi bien celui de l’invention d’une quête nouvelle en forme d’aventure « poético-métaphysique » : notre projet, comme nous l’annoncions dans Le Voyage des morts, n’est-il pas de réintroduire le mystère dans le monde – quitte à recourir à toutes les anciennes légendes et à leurs « beaux mensonges » : de celle de ces Rois-Mages à celle de ces chevaliers du Graal (dont on connaît bien désormais le nom du dernier, de celui qui, en un temps pas si lointain, voulut lui aussi inventer « une légende nouvelle », vivre le « jamais garanti » qu’est en son essence toute aventure, « poétique » ou non) –, et puisque seule une telle réintroduction permettrait en prime à l’histoire de faire retour « en ce monde ennuyé » et qui se meurt de cet ennui même, « philosophique-ratiocinant », et qui suffoque de la prégnance universelle d’une clôture qu’il a pourtant lui-même édifiée (et notre livre est unique aussi parce que le seul à ne pas illustrer cette clôture-là et sa pensée) ? Il s’agit toujours dans le fond de « cor-respondre » à la vieille question que Rimbaud – quoi qu’en termes encore « progressistes, trop progressistes » – pose vers la fin de sa Saison : Du même désert, à la même nuit, toujours mes yeux las se réveillent à l’étoile d’argent, toujours, sans que s’émeuvent les Rois de la vie, les trois mages, le cœur, l’âme, l’esprit. Quand irons-nous, par-delà les grèves et les monts, saluer la naissance du travail nouveau, la sagesse nouvelle, la fuite des tyrans et des démons, la fin de la superstition, adorer – les premiers ! Noël sur la terre ! *** Ceci précisé, revenons à l’« ici » dont il est question dans l’Élégie du « berger » Rilke, l’un de ces « premiers » à avoir eu loisir de venir « adorer (…) Noël sur la terre ». Cet « ici », on l’a vu, en les deux guises jumelles de « temps » et de « demeure », est celui d’un « dicible », de sa lumière qui, jaillissant au cœur des ténèbres de la caverne époquale – de notre mondetombe moderne –, rend à nouveau toutes choses « dicibles » (par, notamment, le « dire » des poètes) et reconnai(ssables) » (par, notamment,
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la vision des peintres) ; si bien que, lorsqu’on est enfin parvenu à cet « ici » – à l’étable de Bethléem –, on n’a plus en effet qu’à « parle(r) et reconnaî(tre) », et rien d’autre : les poètes peuvent à nouveau « dire » et les peintres… peindre ; et c’est pourquoi aussi Rimbaud appelle ce moment (cet « ici » d’un « Noël sur la terre ») celui de « la fin de la superstition », parce que, saisies dans la clarté de ce « dicible »-là, toutes choses peuvent apparaître comme et pour ce qu’elles sont : simples et pures, dégagées des couches d’opacité (à elles-mêmes) qu’avaient accumulées sur elles au cours des siècles tous les « anciens mensonges », toutes les successives guises de la présence, et qui avaient fini par former autour d’elles cette gangue de « superstition » (entretenue jusque-là par ces « tyrans » et « démons » qui, chez Rimbaud, se sont enfuis) qui nous empêchait de les « dire » et de les « reconnaî(tre) » – de les « voir/saisir » en leur « simplicité/pureté » de choses : en leur essence et « sans-pourquoi ». La lumière qui, dans le tableau du Greco, émane de cet enfant qui vient de naître est bien celle d’un « dicible » qui nous permet à nous – peintres et poètes : « bergers » – de recon-naître toutes choses en le mouvement d’un naître avec (« con ») elles ; c’est pourquoi cette naissance de l’enfant-Dieu constitue pour nous les déjà-nés (mais pas encore « re-nés ») une re-naissance, au sens où, grâce à cet enfant et au « dicible » dont il est la lumière, il nous est donné de (re)voir toutes choses en leur vérité de choses, en leur présence à la fois très ancienne et cependant nouvelle (« nouvelle et éternelle » comme l’alliance terre/ciel que scellera plus tard cet enfant devenu adulte). Tel est bien le sens le plus profond de cette « adoration des bergers » (que nous sommes), le sens du rimbaldien « adorer-Noël-sur-la-terre » : tandis que nous « a-dorons » l’enfant divin, nous sommes nous, comme toutes choses du monde-caverne (platonicien), du monde-tombe (eldritchien), en retour dorés par la lumière qui vient de cet enfant et de son « Noël », et, en une telle doration, accédons à une présence plus haute et plus « vraie ». Tel est le secret de toute « adoration » – ce mouvement d’alleret-retour : a-doration/doration –, et aussi la raison du fait qu’on ne peut (comme on disait autrefois aux enfants) « adorer que Dieu » : puisque seul (un) Dieu peut répondre à notre « a-doration » par une « doration », c’està-dire par le don d’une lumière nouvelle qui est tout aussi bien celui d’un « être-présent » inédit. « Adorer » ne dit donc rien d’autre que ce mouvement (de l’« adorateur ») d’un venir-se-placer dans cette lumière-là, que ce mouvement d’une entrée-en-présence (dirait Heidegger) nouvelle ; « venir-dans », « entrée-en » que régit de part en part la consigne rilkéenne de ce « Parle et reconnais » ; et que, tout aussi bien, illustre – enlumine (avec force dorure et « doration ») – cette Adoration du Greco où les personnages ne font que refléter la lumière émanant du corps surexposé de l’enfant-Dieu – la voilà la vraie « clairière de l’être », celle dont le même
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Heidegger, parce que « païen, (encore) trop païen, ne voulut jamais entendre parler ! – ; mais, du fait même de cette acceptation par eux de n’être que des « reflets » de la « gloire de Dieu » (Gloria in excelsis deo) – de n’être que des êtres-qui-ont-été-créés, des créatures (acceptation qui constitue dans le fond la seule dis-position requise pour « adorer ») –, reçoivent en retour vie, chair, être (et même : surcroît d’être, car véritablement ici le pinceau du Greco a illuminé/en-luminé ces humbles bergers) : « Présence à l’excès » (Rilke dans la même Élégie) ; car bien évidemment, si l’on s’avise de re-couvrir l’enfant – c’est le pouvoir, on l’a vu, que détient la Vierge tenant le linge-lange –, si l’on éteint la lampe (ou le foyer : le berger à la gauche de Marie se tient véritablement dans la posture de quelqu’un qui se réchaufferait à un feu) qu’est cet enfant, il n’y a plus rien – ni anges, ni bergers, ni bœuf, ni même… Vierge –, toute la scène disparaît et l’on se retrouve dans les ténèbres de la caverne époquale où, bien sûr, il n’est plus question de « parle(r) et (de) reconnaî(tre) » – puisqu’on n’y voit plus rien. Mais c’est en ce sens également qu’on comprend que le Gloria in excelsis inscrit sur le bandeau des anges est beaucoup plus qu’un (discret) rappel du texte de l’évangéliste : il est la véritable légende de la scène représentée et de son motif-« Adoration des bergers » ; car qu’y voit-on au juste ? – rien d’autre que des « hommes » (des bergers) qui contemplent, par le don de cet enfant, de cet « Emmanuel » (« Dieu avec nous »), la « gloire de Dieu (au plus haut des cieux) », et qui, en retour de cette (leur) adoration, reçoivent lumière et présence nouvelles/éternelles : reçoivent la « paix (sur la terre aux hommes qu’il (ce Dieu) aime », tant il est vrai que cette « paix » qu’a en vue le texte de Luc n’est rien d’autre que le retour de toutes choses de « la terre » à cette lumière-là, à cette présence-vraie ; que la cor-respondance à leur essence propre de « choses » (un berger, un bœuf, une étable…). C’est pourquoi, dit à peu près René Guénon commentant ce même Gloria in excelsis (…), « quand le ciel est à sa gloire, la terre est à (peut connaître) la paix » : plus Dieu sera « glorifié », adoré, et plus la terre sera paisible – telle est la « correspondance » qu’illustre cette nuit de Noël, et aussi bien toute « Nativité » (poétique ou picturale). Chacun chez soi – chaque chose confinée en son essence – et les vaches (ou les bœufs) seront bien gardées – et chaque chose sera « prise en garde » (par le bien connu « berger » heideggerien) – : quand le ciel est à sa gloire (correspond à son essence « glorieuse »), une partie de cette gloire se reflète « sur la terre » qui, dès lors, peut correspondre elle-même à son essence « paisible » – peut connaître la « paix » (qui n’est donc que le nom terrestre de la « gloire » divine : sa traduction par et pour les « hommes-reflets », ceux que Dieu « aime »). C’est pourquoi aussi, dans la même Élégie de Rilke, la notion que médite le poète n’est nullement celle d’un « indicible » – peu ou prou toujours
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un « cliché » –, mais bien celle, on l’a vu, du « dicible », de sa lumière « bethléemique-épiphanique », de ce processus somme toute très mystérieux par lequel les choses peuvent être « dites », par lequel « le simple » peut être « montr(é) » ; d’où le conseil que donne Rilke à son « berger » de lecteur, à son « jeune poète » (« tu es un novice ») : Célèbre à l’ange le monde, non celui de l’indicible, à lui, tu ne peux en imposer par un splendidement ressenti ; dans l’univers où, plus sensible, il sent, tu es un novice. C’est pourquoi montre-lui le simple qui, d’âge en âge en sa forme donnée, vit comme du nôtre, à côté de la main et dans la prunelle. Dis-lui les choses (…) Et en effet, dans la perspective de la consigne d’un « Parle et reconnais », tout « berger-novice » ou « jeune poète » ne peut prendre comme but que ce « dire » (à l’ange) des « choses », que le « montre(r) du « simple » (de ces « choses ») ; car sinon un danger tout de suite menace l’apprenti-berger-poète, danger nommé immédiatement après le « Parle et reconnais » : Parle et reconnais. Plus que jamais succombent les choses, celles qui peuvent se vivre, car ce qui, refoulant, les remplace est un faire sans image D’où la nécessité probablement – peut-être l’urgence – de, ces « choses » (« celles qui peuvent se vivre », mais aussi « succombent », sont « refoul(ées) »/« remplacé(es) » par un « faire sans image »), les « dire » (à l’ange) en (lui) « montr(ant) » le simple qu’elles sont avant tout, et « simple » qui est aussi le « nôtre », probablement notre essence humaine, et qui du coup, on le comprend, est elle aussi, cette essence, menacée, elle aussi en danger de « succomber », d’être refoulée/remplacée par cet énigmatique « faire sans image ». À quoi pense ici Rilke ? Quel danger – probablement très « moderne » puisqu’il menace le « simple » des « choses » : leur essence – a-t-il en vue au juste ? Et pourquoi, ce danger, le nomme-til un « faire sans image » ? Nous sentons que ce « faire »-là a quelque lien avec celui de la Technique qui, effectivement, « remplace » les choses par des objets, et, en ce remplacement, les fait « succombe(r) » (par « refoul(ement) » du « simple » qu’elles étaient) ; mais que vient faire ici ce « sans image » qui semble la caractéristique de ce « faire »-là, dangereux et (même) mortel ? Faut-il penser que ce « sans image » n’est rien d’autre qu’un « invisible », et que donc son « faire » serait dangereux dans la mesure même où on ne pourrait pas le voir, le dire, le nommer ? dans
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la mesure où ce « faire » s’effectuerait comme clandestinement et (presque) sournoisement, – ce que tendraient à corroborer le « sous des croûtes » et le « à l’intérieur » des deux vers qui suivent : Faire sous des croûtes qui docilement éclatent sitôt que l’agir à l’intérieur s’élargit et autrement se borne. Vers qui, par ailleurs, nous fournissent une autre information sur cet énigmatique « faire (sans image) » : qu’il est un « agir » – nous voilà (pensera peut-être notre lecteur) bien avancé ! Continuons de lire : Entre les marteaux notre cœur passe, comme entre les dents la langue, qui pourtant, néanmoins, la célébrante reste. (ce « célébrante » introduisant à l’exhortation rilkéenne du « Célèbre à l’ange (…) » citée plus haut et qui, dans le poème, suit immédiatement). Voici donc toute la strophe, que détache la traduction-Lewinter : Ici du dicible est le temps ; ici, sa demeure. Parle et reconnais. Plus que jamais succombent les choses, celles qui peuvent se vivre, car ce qui, refoulant, les remplace est un faire sans image. Faire sous des croûtes qui docilement éclatent sitôt que l’agir à l’intérieur s’élargit et autrement se borne. Entre les marteaux notre cœur passe, comme entre les dents la langue, qui pourtant, néanmoins, la célébrante reste. , mais non celle de Lorand Gaspar : Voici le temps de ce qui peut être dit, voici sa demeure. Parle et reconnais. Plus que jamais se perdent les choses qui nous aident à vivre, peu à peu, en poussant, un « faire » sans images les supplante. Un mouvement sous l’écorce, qui la fait éclater dès que grandit au dedans l’action et se donne des limites nouvelles.
« L’Europe et la Profondeur » aux éditions Loubatières
L’Europe et la Profondeur (2007) Traité du Même (2009) L’Empire et le Royaume (2010) Le Voyage des Morts (2011) Le Secret de la vie (2012) L’Ancien des jours (en préparation) Le Haut-page (en préparation)
Pierre Le Coz est né en 1954. Ses premiers textes ont paru en 1993 dans la revue NRF. Il a publié depuis de nombreux livres : romans, récits de voyage, essais. Il a commencé de faire paraître en 2007 aux éditions Loubatières une vaste Somme, L’Europe et la Profondeur, dont le présent ouvrage est le cinquième tome.
ISBN 978-2-86266-666-2
El Greco (Domínikos Theotokópoulos, 1541-1614): L’Adoration des bergers. Musée du Prado, Madrid. © 2012. Photo Scala, Florence
29 € 9 782862 666662