MES AMIS DEVENUS
Un adolescent en résistance
que sont mes amis devenus
Ouvrage publié avec le soutien du Conseil départemental de la Haute-Garonne
ISBN : 978-2-86266-814-7
© Éditions Loubatières, 2023
Sarl Navidals
1, rue Désiré-Barbe
F-31340 Villemur-sur-Tarn
www.loubatieres.fr
que sont mes amis devenus
QUE SONT MES AMIS DEVENUS
Un adolescent en résistance
que sont mes amis devenus
Cet écrit est à la mémoire de mon véritable ami
Tibor Weisz
(Budapest 22 avril 1925-Lyon 17 mars 1944) fusillé par les Français !
L’ENFANCE 1925 -1935
Je me nomme Christian, Cyriaque Bouhours. Je m’appelle Christian car mes grands-parents n’avaient pas pu se mettre d’accord sur le choix du premier prénom. Cela avait échauffé mon père qui décidait, par un coup de force, de m’appeler Christian comme lui. Cyriaque, mon deuxième prénom, à une consonance bizarre. Il me vient de la famille de ma mère, Marie Joséphine Bazin, dont le frère, portant ce prénom, avait été tué à la guerre, en 1917, dans l’Aisne. Mon père, ancien combattant, antimilitariste forcené, ne parlait que peu de « sa » sale guerre. Toutefois il a accepté de me donner ce prénom, peut-être par respect pour un poilu qui n’était pas revenu mais surtout par amour pour sa femme.
Je suis né le 7 février 1925 à Bais, dans une maison en face de l’église dont je garde quelques souvenirs. Bais était un petit village du département de la Mayenne, aujourd’hui dans la région Paysde-la-Loire. Mon père, né en 1896, était aussi natif de ce bourg.
L’image la plus lointaine dont je me souvienne est liée à une douleur. Je m’étais fait mal sur la petite place qui était devant notre maison de Bais. Un garçon, plus grand que moi s’enfuyait. On me fit rentrer. De cette maison, je n’ai qu’un souvenir confus. Y avait-il un perron, quelques marches ? Je revois cette petite place de haut.
À moins que ce ne soit depuis le premier étage que je la regardais, grimpant partout puisque notre voisine me surprit en train d’escalader la barrière qu’on avait mise pour nous empêcher, mon copain Yves et moi, de tomber du premier étage. Je ne savais pas descendre les marches de l’escalier mais j’avais trouvé un moyen plus rapide. Je me laissais glisser sur le ventre jusqu’au rez-de-chaussée.
Ma mère me raconta que les distractions n’étaient pas rares. Il y avait les fêtes patronales, les « Assemblées ». Il y avait des défilés
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costumés, concours de voitures d’enfants fleuries, etc. On allait bravement, bras dessus bras dessous, à l’assemblée des villages voisins. On payait son écot et on dansait sous le chapiteau de l’entreprise de bals.
Mon père Christian Vital Bouhours, de la classe 1916, avait été incorporé en 1915. Il a donc participé durant trois ans à cette terrible guerre que fut le premier conflit mondial. Il reviendra du front blessé par deux fois avec une citation et surtout plusieurs fois gazé. Il avait, dès la fin de l’école, appris le métier de menuisier. C’est lui qui fabriqua tous les meubles qui étaient dans notre maison et qui sont toujours là, preuve de son savoir-faire. Une partie de sa famille était installée au Mans. Il épousera Marie Joséphine Bazin en 1921 et aura deux enfants.
Ma mère était née en 1899, à Vernou, en Indre-et-Loire. Sa mère y était garde-barrière et son père employé pour la compagnie de chemin de fer Paris-Orléans. C’est pour son travail qu’il fut nommé à Écommoy, dans la Sarthe. C’est dans cette petite ville qu’ils se marieront. Ils vont tant bien que mal essayer de surmonter la maladie en enchaînant des emplois divers, photographe à Écommoy, menuisier à Bais, cafetier à Évron, épicier à Angers dans le Maine-et-Loire… Ma sœur aînée, Lucette, est morte sans atteindre l’âge de deux ans, de la tuberculose. Cette perte a été une véritable torture, « Elle était si belle », disait ma mère, et mes parents y étaient très attachés.
Comme j’étais alors trop jeune quand les nazis conquirent le Reichstag, quand la droite fascisante tenta de prendre le pouvoir en 1934, quoiqu’en disent les historiens, quand le Front populaire remporta les élections de 1936, je n’en parlerai pas. Tout au plus je peux évoquer quelques souvenirs de ma prime jeunesse.
Le premier souvenir que j’ai conservé de mon enfance d’élève est celui de l’assassinat de Paul Doumer, puis celui de la mort d’Aristide Briand à la fin de l’année 1932, puisque ce type d’événement entraînait des discussions et force commentaires dans la famille. Je me souviens aussi que cela nous valut, à chaque fois, un congé scolaire le jour des obsèques. Il en sera de même pour le décès de Raymond Poincaré, en 1934.
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J’ai commencé mon école à la communale de Bais. Dans la Mayenne, à ce moment-là, il y avait une active propagande des Camelots du roi, avec distribution de tracts pour le prétendant royaliste, le comte de Paris. Les prêtres agissaient beaucoup auprès des croyants, car nous vivions en pays Chouan et l’Église était très prégnante. À cela s’ajoutait la montée des Ligues dont les adultes discutaient véhémentement. Les militants de l’Action française et des Croix-de-Feu étaient armés de cannes. Ma famille s’opposait à ces tendances extrémistes, avec les amis et les connaissances ils appuyaient les contradicteurs lors de discussions houleuses. « Il faut que la canne aille » criaient les gens de gauche, qui, bien que minoritaires, faisaient front. Mon père était de ceux-là, antimilitariste, certainement socialiste même si je n’en sus jamais rien. Il y avait des réunions politiques agitées qui se terminaient parfois par des bagarres. Le suppôt du diable était toujours l’édile radical-socialiste, le socialiste et, encore pire, le communiste, farouche anticlérical. Je n’entendais pas grand-chose contre les Juifs en tant qu’habitant de la ville d’Évron. Par contre les Ligues les attaquaient comme l’Église dans le catéchisme : Judas, la trahison, la condamnation de Jésus… Je ne pus que, bien plus tard, penser que la déchirure de 1940 avait commencé à s’ouvrir dans ces années-là.
Mon père faisait le photographe. En ces années précédant 1930, les mariés venaient rarement se faire photographier au bourg. C’était le photographe et sa femme qui étaient invités à la noce. Et la photo officielle, c’était celle de toute la noce, avec les mariés au milieu assis au premier rang. Le second rang assis et les autres montés sur des bancs. Les repas pantagruéliques duraient plusieurs heures pendant plusieurs jours.
Les femmes allaient au lavoir, sur le bord de l’Aron, à genoux dans un « carrosse ». On allait tirer des seaux d’eau au puits ou à la pompe du bourg. Dans la cheminée brasillait un petit feu qu’on ne relançait qu’au moment des préparations culinaires, avec quelques branches d’un fagot et des attelles, ces bûches refendues. Mais toujours, au chaud dans la cendre, un petit pot de café attendant une visite possible et l’habituel « vous prendrez bien quelque chose », pour apparaître sur la table.
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De tout ceci que reste-t-il ? Des récits de gens âgés qui me racontent des choses auxquelles j’ai participé mais qui ne chantent plus dans ma mémoire ou des photos jaunies qu’on m’explique. Celui-ci, c’était un cousin, celui-là, un parent de ton grand-oncle, celui-là… Des noms qui ne me disent plus rien : Cosnard, Sauvage, Cochon. D’autres noms qui résonnent encore dans l’obscurité, sans illuminer une image : Rayon, Grudet… Désolation d’entendre, celui-là c’était ton grand ami, le « gars z’Yves », et celle-ci tu l’adorais, tu l’appelais « Ma Banche » car elle se prénommait Blanche et elle te prenait toujours avec elle, petite maman de douze ans.
Gêne et attendrissement de retrouver des gens qui en entendant mon nom, m’ouvraient les bras, « Ah, c’est petit Christian ». Je pense que mon père a laissé, dans son pays, un si bon souvenir que l’amitié, l’affection que beaucoup lui portaient, revient sur moi. J’aurais souhaité recueillir de la bouche de ceux qui l’avaient connu, le récit de l’enfance de mon père. Hélas, ils ont disparu les uns après les autres alors que j’étais loin. Ma prime enfance s’est passé moitié chez mes parents, moitié chez mes grands-parents. Parfois sur les genoux de mon grand-père quand il tisait de la toile dans le sous-sol où était son métier, parfois sur les genoux de ma grand-mère qui me donnait à sucer du pain trempé dans du café. C’est resté, pour moi, le régal suprême.
Et puis un jour nous sommes partis à Évron. Là il y a de grands pans de souvenirs qui scintillent même s’ils sont de plus en plus flous. Quelques filles qui se moquent de moi et que je poursuis furieux ! La maison, le café-restaurant qui va m’abriter, est bien plus grande qu’à Bais. Cette maison natale que j’ai quittée à regret. Ma mère m’avait trouvé assis dans l’escalier avec le chat entre les bras et pleurant parce que je ne voulais pas quitter ma maison à moi. Évron est une ville par rapport à Bais. La gare est en face de notre café, il suffit de traverser un tout petit square, totalement en friche, qui me paraissait immense à cette époque. Naturellement mes premières visites furent pour cette gare. Ce bâtiment provoque en moi l’attirance, la peur aussi en raison des menaces du chef de gare qui ne veut pas me voir traîner près des voies. Évron ce sont aussi les voisins et le début de mes amitiés avec les chiens, les filles
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du quartier et leurs moqueries intéressées, mes amis errant sur le pont…
Quand nous partîmes à Évron, mon père souffrait de plus en plus de sa maladie. Il essaya en vain de prouver que cette affection était liée à la guerre. Il alla jusqu’à Lille afin de se faire examiner par des médecins militaires. Mais l’armée refusa de lui allouer une pension qui aurait pu l’aider. Il en revint aigri comme tant d’autres anciens combattants pour qui l’on n’a jamais reconnu les dommages irréversibles de la guerre sur leurs organismes. Je grandis pendant six ans à Évron et je m’y fis des amis très chers.
Puis la maladie gagnant du terrain, mes parents décidèrent de s’installer à Angers dont le climat plus doux favoriserait peut-être la guérison de mon père. Usé par la maladie, il faisait vaillamment son métier d’épicier, nouveau pour lui. Chaque matin, il allait avec ma mère chercher des légumes et des fruits au marché de gros. Mais il « crachait ses poumons », son état de santé se dégradait chaque mois un peu plus.
À Angers, je ne me souviens pas de propos échangés par des adversaires politiques. Pourtant, fin 1935, les passions s’exacerbaient. Le fascisme et le nazisme avaient beaucoup d’admirateurs, le Front populaire se formait.
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chapitre 4
1938, BRUITS DE BOTTES
Je crois aujourd’hui que le monde bascula en 1938. Avant, il y avait bien eu des craquements qui auraient dû alerter les pays épris de liberté. Mais les prophètes ne furent pas entendus et les dictateurs, épris de domination, purent continuer leurs préparatifs de conquête et de coercition. Les campagnes brutales au nom de l’espace vital ou de prétextes politiques continuèrent du Japon à l’Allemagne, de l’Italie à l’Amérique du Sud. Et la SDN ne s’indignait pas ! Pourtant des camps de concentration étaient ouverts depuis des années, ils étaient toujours plus nombreux et les tribunaux spéciaux emprisonnaient et exécutaient les opposants politiques, religieux ou simplement raciaux. L’immense majorité des sommités philosophiques ou religieuses demeurait muette ! Les pays étaient gangrenés par la peste dictatoriale. En 1938, le Japon était à l’œuvre en Chine, l’Allemagne en Espagne par Franco interposé, l’Italie en Éthiopie et bientôt ce serait l’annexion de l’Autriche.
J’avais treize ans et je n’y comprenais rien. Pour moi, une république c’était comme en France, la Liberté, et en cette année scolaire, j’appris qu’il y avait des républiques dictatoriales et des monarchies éprises de liberté ! J’appris que des dirigeants enfermaient des gens simplement parce qu’ils n’étaient pas comme eux. Je fis connaissance avec des notions qu’il me fut difficile de comprendre dans un premier temps. Mais ces notions restèrent pour moi impossible à accepter comme celle de race.
Au printemps 1938, je profite des vacances de Pâques et je vais en exploration le long de l’Hers, en partant de la route de Balma. Il fait très beau, l’eau scintille en passant au milieu des joncs d’un vert magnifique. C’est trop tentant, je me déshabille et je me laisse glisser, tout nu, dans la rivière. Je suis à un endroit peu
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profond mais où il y a beaucoup de courant. Je me couche dans un de ces petits canaux à l’eau si vive. Je la regarde faire des dessins sur ma peau avec les rayons du soleil. Je lève les yeux. Là-haut flotte la « saucisse » au-dessus de la base des aérostiers de Balma. Je me demande s’ils me voient tout nu dans la rivière et je remonte mon petit chenal pour me rapprocher des joncs. Caresse de l’eau, caresse des plantes. Ma chair en tressaille. Sentiment très mélangé d’exhalation, de se sentir en accord dans l’hymne de la nature, de triompher, de braver l’interdit, de me mettre nu en plein soleil et celui de se baigner, sentiment nouveau de sensualité, désir d’être pris, caressé comme par cette eau.
Mon travail en classe est assez irrégulier. Pourtant j’aime bien mon instituteur et mes copains mais je n’ai personne pour me pousser à travailler, m’expliquer ce que je ne comprends pas, m’encourager à vaincre ma paresse. J’essaye de réussir ma dernière année de primaire. Je suis passionné par les sciences naturelles, l’histoire naturelle comme on dit alors. J’aime les sciences et la chimie en particulier. Les mathématiques, c’est plus dur, plus ennuyeux. Peut-être suis-je trop étourdi ou le professeur n’arrive-t-il pas à me passionner ?
J’adore les récits des explorateurs, des trappeurs. Je lis les romans de Jack London, de Curwood, et évidemment de Jules Verne. Au cours complémentaire, il n’est pas question de guerre. On prépare la fête de l’école qui doit se dérouler à la fin du mois de juin au Capitole. On apprend des chants traditionnels en patois pour une revue, dont le thème est un voyage de pescofis à Marseille pour les garçons. Les filles de l’école voisine préparent un ballet dont le thème est l’Égypte antique. Mais pour ma mère ce fut difficile car le matériel nécessaire et le costume étaient à acheter et nous n’étions pas riches. Les répétitions se succédèrent dans une bonne ambiance puis ce fut la découverte du Capitole pour notre fête. La séance se déroula parfaitement. Je tombais en admiration devant les filles costumées en Égyptiennes. La fête se prolongea par un enregistrement à Radio Toulouse Pyrénées en haut des allées Jean-Jaurès. Là encore, tout se passa très bien et nos enseignants étaient ravis. Il n’en est pas de même pour mes études. Je passe le concours des bourses d’études : échec. Puis je tente le concours d’entrée à
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l’école primaire supérieure de la rue des Récollets. Un examinateur dictant avec un terrible accent ariégeois des phrases que je comprends très mal. Déjà médiocre en orthographe, cela suffit à me faire faire le maximum de fautes. J’échoue à nouveau. Je me sens honteux face à ces deux échecs quand je rêvais de devenir savant, de courir le monde. Je ne sais pas ce qu’on va faire de moi. Les vacances sont là pourtant mais je ne peux m’en réjouir.
En attendant, au début de l’été, ma mère me place chez un nouveau laitier, du côté de Belbereau. Rien de tel pour prendre des couleurs ! Cependant, le pays n’est plus le même… et les gens non plus. Ils sont volontiers mesquins, railleurs, presque méprisants ou hostiles. Je suis tout ce qu’ils abhorrent : le citadin, le « parisien » avec mon accent. Je ne sais pas faire grand-chose et je ne comprends rien aux appellations locales, souvent en langue d’oc qui désignent les instruments aratoires. Dans une pièce qui sert de cuisine et de chambre, volent des mouches par centaines. Une ouverture fermée par un rideau crasseux s’ouvre sur l’étable. Au-dessus de l’étable, le fenil. On y monte par une échelle et on lance le foin par la trappe. Il faut faire attention car on doit jeter d’abord le foin sur le plancher du grenier. Cela recouvre tout l’étage et je manque de tomber dans le piège de cette trappe, à travers l’ouverture dissimulée : on me traite de maladroit. On m’ordonne d’aller chercher des harnais en patois, je n’y comprends rien à nouveau. On me demande d’aider à atteler les bœufs, de les conduire, ce que je ne sais pas faire bien sûr. On m’engueule, on se moque de moi, surtout la fille de la maison. Son fiancé, moins bête, m’emmène braconner au filet dans l’Hers. Mais je retrouve la liberté de rêver en gardant les vaches qui me font damner quand je reviens sur terre. Calme des champs, calme des esprits qui ne comprenaient pas grand-chose à la crise des Sudètes. Sinon qu’on risquait de mobiliser à nouveau, vingt après. Cela mettait dans de violentes colères le fermier, ancien combattant, d’idées plutôt de gauche qui accuse tous les politiciens d’être des va-t-en-guerre ! Tout en gardant les vaches, je m’amuse tout seul dans les prés. Je voudrais bien herboriser mais je n’ai pas de flore. J’ignore le nom de la plupart des plantes. Parfois j’emmène le troupeau dans une ancienne marnière. Là, je grimpe tout en
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haut des saules pour qu’ils plient et je redescends pendu à la cime jusqu’à deux mètres du sol.
Je rêve aux aventures que j’ai lues ou que j’ai vues au cinéma : Tarzan, la jungle et surtout aux romans de Jules Verne. Les champs où je garde les vaches, les jachères, la marnière, tout se transforme pour moi en île déserte ou en champs de bataille. J’aurais voulu enrichir mon vocabulaire et aussi mes connaissances scientifiques. En même temps, chaque jour je m’intéresse un peu plus à toutes les plantes qui poussent alentour. Mais je ne connais décidément rien à la botanique. Les mésaventures avec le laitier imbécile se multiplient. Malheureusement pour moi c’était des gens de petite ouverture, à l’esprit étroit et qui ne désiraient pas s’enrichir culturellement ni même financièrement. Je suis resté un mois dans cette ferme et ces moments demeureront douloureux dans mes souvenirs bien des années après.
Lors de mon retour à Toulouse l’atmosphère est inquiète, surtout après le rappel de certaines classes. On effectue des exercices de black-out. On entend le bruissement des conflits. Mais je reprendrais vite les bains en cachette dans l’Hers, c’est mon école de natation et même de plongeon !
Je retournais à l’école sans grande envie, honteux d’avoir échoué alors que je rêvais du lycée. Nous étions dans une annexe de l’école Fabre qui se trouvait à Saint-Cyprien dans une ancienne usine, près de la Garonne. Je faisais donc le trajet tous les jours à pied depuis la rue Jean-Palaprat. Cela faisait un parcours de plus de deux kilomètres, bien agréable à la belle saison mais redoutable en hiver.
Je me souviens de la crainte qui grandissait au fur et à mesure qu’Hitler vitupérait. En octobre la peur d’une nouvelle guerre nous faisait frémir. La guerre, cela signifiait des bombardements, des attaques au gaz, des victimes civiles, etc. Je me souviens de la crise de Munich. Et ce fut le lâche soulagement de Munich. Les gros titres dans les journaux qui annonçaient la paix. Tout le monde est heureux, moi également. Dans la rue je constate le contentement de la plupart. « Nous avons cette fois une paix durable. Hitler a ce qu’il voulait. » Cette ambiance de joie retomba quand je compris qu’on avait obligé la Tchécoslovaquie à céder une partie de son territoire
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sans la protéger comme nous nous étions engagés. Pour moi c’était comme si ce pays avait dû abandonner son Alsace-Lorraine. J’étais effaré aussi d’entendre journellement le petit peuple mépriser les députés et le gouvernement à coups de « bande de voleurs ». La haine croissait entre le droite et les communistes. Les efforts de Jean Zay pour une d’éducation populaire n’étaient pas compris.
Le 13 novembre 1938, j’avais alors treize ans, j’étais élève de la classe de troisième du cours complémentaire Michelet et je ne lisais pas de journaux, pas même La Dépêche qui annonçait l’ouverture de centres spéciaux destinés aux étrangers indésirables. Je n’aurais, du reste, su dire ce qu’étaient ces centres mais j’aurais bien été étonné si on m’avait dit que c’était l’embryon des camps d’internement français. Beaucoup de gens de toutes classes, xénophobes de tout crin, qui avaient lu les quotidiens étaient satisfaits : on se décidait enfin à prendre des mesures contre les métèques, ces étrangers apatrides, sans-papiers qui avaient afflué vers la France depuis qu’en Europe surgissaient des dictatures. Ils étaient devenus indésirables ces antifascistes qui manifestaient trop fort pour la liberté, ces Juifs bannis que les autocrates poursuivaient d’une haine qui trouvait un grand écho à Paris alors que la nuit de Cristal, le pogrom ordonné par Hitler, se déroulait dans toute l’Allemagne. Ce 13 novembre 1938 aussi, Daladier, président du Conseil, signait un décret-loi mettant fin à la semaine des quarante heures. Dans le quartier, les travailleurs commentaient cette nouvelle avec acrimonie.
À la fin du mois, la CGT, protestant contre ce décret, ordonna une grève générale. L’ordre ne fut suivi qu’en partie. À Toulouse, de nombreuses usines travaillaient ainsi que les transports en commun. Je revenais de l’école lorsque, place Esquirol, je vis surgir, venant de la rue d’Alsace, un cortège de manifestants. Des passants s’empressèrent de filer dans les rues adjacentes de crainte d’incidents. 100 à 150 grévistes peut-être arrivaient en scandant des slogans, envahissant toute la chaussée pour arrêter les trams qui marchaient encore. Justement un tram s’était arrêté devant moi. Alors un homme se précipita en proférant des injures contre les jaunes. Il tira de toutes ses forces sur la corde qui servait à ramener le trolley. Puis d’un coup de couteau, il coupa le câble le plus haut possible. Le trolley, libéré d’un seul coup, bondit brusquement en l’air, heurta
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les fils dans une gerbe bleue d’énormes étincelles et resta vertical, insolite, sur la motrice immobilisée. Puis le cortège poursuivit son chemin en chantant l’Internationale. Je demeurais stupéfait : c’était la première fois que je voyais un défilé de contestataires et les violences d’un conflit ouvrier. Dans la soirée, un voisin, ouvrier chez Breguet, gréviste convaincu, nous raconta un accrochage entre les gardes mobiles et le piquet de grève dont il faisait partie.
Au début du mois de décembre, Georges Bonnet, ministre des Affaires étrangères, un des instigateurs des accords de Munich et partisan d’un accord avec l’Allemagne nazie, recevait son collègue allemand, M. Ribbentrop, dans son ministère pour signer un traité de bonne entente. Je l’avais vu dans un magazine que je feuilletais en cachette aux étals des marchandes de journaux des allées Jean-Jaurès. Je me demandais alors comment on pouvait avoir une bonne entente avec un État qui venait d’avaler un pays et une partie d’un autre et où les bruits de bottes couvraient les gémissements des prisonniers politiques dont j’entendais souvent parler.
Ceux dont, encore plus souvent, on évoquait le sort en ce moment de l’hiver 1938-1939, c’étaient les Républicains espagnols qui, faute de soutien des démocraties, étaient maintenant écrasés par les rebelles de Franco, les divisions italiennes et les escadrilles allemandes. Leur situation devenait chaque jour plus tragique.
Après la libération de Toulouse, avec deux grands copains, rue Alsace-Lorraine à Toulouse. Claude Barral à gauche et Yves Grimal à droite m’encadrent. Nous pouvons enfin rire et nous amuser sans crainte. © Collection Ch. Bouhours.
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Toulouse fin de l’automne 1945, j’ai repris le travail au central télégraphique, j’ai toujours mon cuir comme durant la guerre et le béret, je marche au côté de « Dédée » (Andrée) Bedasne sur les boulevards. © Collection Ch. Bouhours.
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chapitre 6
DRÔLE D’AMBIANCE, SEPTEMBRE 1939
Et la guerre fut là ! Cela commença à la fin du mois d’août par les affiches tricolores pour le rappel de certaines classes. L’Allemagne ne cessait de menacer la Pologne. Les journaux communistes furent interdits. Ce furent les dernières heures de paix. Quand surviendra l’ordre de mobilisation, on répétera ironiquement le mot de 1914 « la mobilisation n’est pas la guerre ». Mais on savait bien que c’était la guerre. « Alors c’est la guerre ! », se répétait-on entre nous. Nous autres, gamins du quartier, étions pleins d’illusions sur notre force invincible. Je prenais alors pour parole d’évangile tout ce qu’on me disait, tout ce que je voyais aux actualités.
À quinze heures, à la villa des Rosiers où j’étais, on vient nous apprendre la mobilisation. Les moniteurs nous renvoient immédiatement chez nous. Il se dit que la mairie va avoir besoin des locaux. Curieux, excités, nous descendons la Côte Pavée, guettant les réactions. On nous a tellement raconté août 1914. Mais rien de tel : la vie continue comme avant. Quel ne fut pas mon étonnement de ne voir aucun mouvement de foule, pas le plus petit rassemblement, même pas de gens affairés. Il en est de même dans le centre de la ville. Les gens ne disent rien ou : « Cette fois ça y est ! » « Ça devait arriver ! » J’étais naïf à 14 ans de croire qu’on pouvait revoir, après vingt ans de paix boiteuse, après la désillusion qu’on avait eue, malgré la volonté que ce serait la « Der des Ders », les mêmes élans, le même enthousiasme trompeur qu’en août 1914. J’en eus la confirmation le lendemain. Les gens paraissaient indifférents à la nouvelle. Du moins c’était l’impression qu’ils donnaient. Cependant j’apprendrai vite qu’il faut se méfier des jugements basés sur l’aspect extérieur.
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Je remarquais les affiches tricolores, des hommes aux mines graves, des femmes qui pleuraient, quelques hommes qui blaguaient d’un ton forcé. Dans beaucoup de foyers, c’était la tristesse. On savait maintenant que le feu tuait. Moi, j’étais sûr de la victoire. J’étais plein de tout ce qu’on disait sur l’armée française dans les journaux, à la radio, aux actualités cinématographiques. À part quelques exceptions, toutes nos connaissances étaient comme moi. Nous croyions dans la victoire rapide de notre armée…
Puis ce fut le discours de Daladier à la radio, cette après-midi-là, écouté attentivement par la famille et les voisins. Ce discours radiodiffusé me parut terne, pas du tout rassurant. Les gens autour de nous ne savaient que dire. J’aurais voulu entendre des mots forts, des mots qui sortent de l’ordinaire, mais on retombait dans les mêmes rengaines.
La femme du boulanger, qui avait son mari mobilisé dans les zouaves, était persuadée qu’il servirait de chair à canon pour des attaques suicides et celui-ci ne le cachait pas à sa jeune épouse qui sanglotait à perdre haleine. Il y avait aussi des sentiments troubles qui déjà se faisaient jour. D’autres jeunes femmes du quartier, mi-figue mi-raisin, disant en me montrant : « Ce sont ces jeunes-là qui vont en profiter maintenant qu’il n’y aura plus d’hommes. » Mais à 14 ans, l’intéressant pour moi n’était pas encore les femmes à consoler mais le départ des hommes.
Le lendemain, les mobilisés s’embarquent à la gare. J’y vais, curieux de voir et de savoir. C’était un grand afflux d’hommes, de femmes et d’enfants dans la cour extérieure. On ne laisse pas entrer les familles dans la gare de marchandise située à droite du grand bâtiment « Voyageurs » gardé par des sentinelles. Aussi, le parvis de la gare est rempli de couples avec ou sans enfant, avec ou sans parent. Certains mobilisés sont venus seuls. Interpellations, rire de quelques-uns…
Je remarque beaucoup de femmes aux traits tirés. Beaucoup étaient persuadées qu’on envoyait les hommes au massacre ! Dès le pont de l’école vétérinaire, les trams n’avançaient plus qu’au pas tant il y avait de groupes, des amalgames d’hommes avec leur valise et leur musette gonflée, de femmes aussi, les yeux rougis, s’efforçant
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tout de même de faire bonne contenance et d’enfants suspendus aux bras des mobilisés.
La cour de la gare Matabiau était maintenant noire de monde. Je me frayais un passage entre des groupes de connaissances, de collègues, de voisins qui parlaient entre eux le plus souvent d’un air grave. Certains essayaient de plaisanter. Mais l’atmosphère n’était pas à la rigolade, encore moins à la fanfaronnade ou au chauvinisme. Aucun chant patriotique – patriotard – aucun cri belliqueux. On partait parce qu’il le fallait mais on redoutait l’avenir. Certains préféraient s’isoler, couples arrêtés le long du canal se parlant à voix basse, s’étreignant, s’embrassant à ne plus en finir. Si quelques rares hommes fanfaronnaient, d’autres semblaient profondément abattus, mais la plupart étaient pleins de retenue.
Je me dis que tous ces mobilisés vont partir vers le front. Tous ? C’est ce qu’on prétend. Je n’ai pas entendu, comme l’ont affirmé certains écrivains, des « Bée, béé » moutonniers, ni de chants, ni de proclamations. Ce sont les quotidiens qui, par la suite, les ont inventés, par besoin de propagande, pour faire croire à un élan populaire là où il n’y eut que résignation douloureuse. Je revins tout songeur à la maison. Ce n’était pas le spectacle dont on m’avait souvent parlé avec force détails. Le départ des mobilisés d’août 1914 avec des chants, des cris, des rires, des fleurs et du vin.
Les premiers jours il y eut une petite ruée sur le sucre, un peu comme entre septembre et octobre 1938 mais moins forte. Cela se sent tout de même à l’épicerie où j’aide ma mère qui a besoin de moi pour réapprovisionner les stocks. Où que j’aille, je vois des troufions partout. J’étais ahuri par le nombre de petits-bourgeois, anciens combattants, qui souhaitaient avant tout la fin des communistes et du communisme. La victoire contre les Allemands passait en second plan.
J’eus l’impression que le passage de la paix à la guerre se faisait presque dans une ambiance de fête, pour ceux qui n’étaient pas au front bien sûr. Pour les hommes mobilisés, évidemment, le devoir, parfois la mort pour la gloire. Bref, un mélange de désir et d’appréhension… Les premiers jours de la guerre, en allant aux commissions, je repérais la saucisse d’observation, ce qui n’avait rien
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d’extraordinaire car elle montait souvent au-dessus de la vallée de l’Hers. On essayait de se rassurer mais le souvenir de l’hécatombe de la précédente guerre hantait la mémoire de tous. Même nous, les gosses, nous n’osions pas nous lancer dans des forfanteries, échos de la propagande, de peur de nous faire rabattre notre caquet.
Tout d’abord, ce que je voyais ne m’enleva pas mes belles illusions. Dès le premier jour, ce fut la ronde de petites escadrilles voulant nous rassurer sur l’inviolabilité de notre ciel. Mais, un peu surpris, je vis tourner autour de la ville de vieux coucous, des biplans ou des monoplans surannés au lieu des chasseurs modernes dont on nous vantait les vertus.
On voit partout circuler des voitures, des charrettes, des tombereaux, des fardiers militaires tirés par des attelages de gros chevaux réquisitionnés. Les soldats défilent avec le vieux fusil Lebel sur l’épaule. Où sont donc passés les armes ultra-sophistiquées, les engins mécaniques, les blindés, les avions rapides qu’on nous montrait au cinéma ou dans les revues et dont on nous a rabattu les oreilles. Déjà au front, peut-être ? Mais par où sont-ils passés ? Le doute commence à poindre !
Le soir même de la déclaration de guerre, la ville fut plongée dans l’obscurité. La Défense passive (DP) et ses chefs d’îlots entrèrent en action. Avec des papiers, des tissus, les gens masquaient les ouvertures d’où pouvaient filtrer des lumières révélatrices. Mais jamais il n’y eut autant de monde dans les rues que ces premiers soirs, chacun voulait voir le spectacle d’une grande ville plongée dans l’obscurité et se munissait évidemment d’une lampe électrique. Ceux qui n’en avaient pas s’étaient précipité pour en acheter une et les magasins voyaient leurs stocks dévalisés. Pour éviter les mauvaises rencontres, les voisins s’étaient entendus pour sortir ensemble et plaisanter de cette obscurité qui régnait sur la ville, des faux pas et du moindre trébuchement. Mais bien vite je compris que d’aucuns attendaient de l’obscurité autre chose qu’une promenade et certaines étreintes surprises à l’improviste m’apprirent que des hommes et des femmes profitaient de cette obscurité complice. Les premières sorties dans le noir m’amusèrent mais bientôt l’intérêt pour cette nouveauté s’émoussa. Ensuite les lampes bleues furent mises en place. Il ne resta plus qu’une atmosphère ennuyeuse dans
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une lumière blafarde. On aurait dit qu’une triste grisaille régnait sur la vie nocturne de Toulouse.
En septembre 1939, tous les hommes antinazis « ressortissants allemands », c’est-à-dire les Allemands et les Autrichiens, furent internés. Ces étrangers arrêtés par la police avaient d’abord été parqués au stade des Ponts-Jumeaux. Là même où nous avions fêté, voilà quelques semaines, la fin de l’année scolaire. La France semblait se tromper de cible pourtant il en fut de même pendant l’hiver 1939-1940 pour tous les antifascistes italiens et espagnols soupçonnés de communisme. En mai 1940 les femmes ressortissantes de ces pays seront aussi mises dans les camps d’internement au nom de la sécurité de la nation.
Des femmes esseulées sortent le soir, ensemble, du moins au début, à la recherche de l’aventure, puis du flirt plus ou moins poussé. Dans des usines où entrent des centaines de femmes, certaines se lancent dans la chasse au jeune apprenti dans les couloirs ou les remises. Ça, je ne l’ai appris que quatre ans après par les confidences de mes camarades éclaireurs.
Puis surgirent les rapaces, les petits charognards et autres profiteurs : certains commerçants qui majoraient d’abord les prix des produits recherchés par les mobilisés, conserves, vin en particulier. Je fus surpris par le nombre de combinards qui essayaient de monter des affaires plus ou moins légales. On raconta que le patron du café de la gare s’était fait rosser par des troufions excités, mécontents du prix des consommations. Le gérant se serait fait casser la gueule car il avait augmenté de vingt sous son pinard.
Les jours suivants, les allées Jean-Jaurès présentèrent un étrange spectacle, les voitures à chevaux du train apportèrent de grosses balles de paille qu’on répandit entre les arbres. Les allées, en ce temps-là, étaient déjà une grande artère, surélevée entre deux voies pour le tram et les autos. Cette large avenue était une des promenades favorites des Toulousains et le lieu d’une foire célèbre avec de multiples attractions attirant de nombreux citadins. Cette fois ce n’était pas les baraques foraines que les badauds regardaient mais des centaines de chevaux, attachés aux arbres ou à des piquets, debout, immobiles, la tête basse comme accablés d’être loin de
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leur écurie et attendant tristement leur sort. J’observais moi aussi l’arrivée de ces centaines de chevaux réquisitionnés. Les pauvres bêtes commencèrent à être attachées, en groupe, dès le 2 septembre, Ils sont si tristes, résignés. Quand il y en a d’un bout à l’autre des allées, on vient les chercher pour les embarquer.
Je n’étais pas attiré par les chevaux mais en les voyant ainsi entravés, je les ai pris en pitié. Cependant je ne savais que faire face à cette souffrance. C’était un spectacle navrant que les journaux se gardaient bien de relater et qui commençait à renforcer les premiers doutes dans mon esprit. Est-ce ainsi qu’on renforçait l’armée motorisée qu’à chaque défilé on montrait avec orgueil ?
Partout la ville s’installait dans la guerre. Seule modernisation, les Boches s’étaient transformés en Frisés ! Les journaux étaient pleins de cocoricos sur notre force, sur nos succès dans la Sarre. On minimisait les défaites polonaises. On se moquait de ces pauvres Allemands qui n’avaient déjà plus rien à manger. On vitupérait les bolcheviks et leurs agents en France. Les actualités cinématographiques entonnaient le même refrain.
Les séances de ciné avaient été raccourcies. On ne voyait plus le petit film de la première partie, seulement les actualités et le grand film. Les actualités montraient un matériel militaire un peu plus impressionnant : les canons français tiraient… Sur quoi ? Les tanks se précipitaient… Vers quoi ? Comme on n’avait pas de quoi comparer, les petits Renault de 1918 faisaient toujours de l’effet. Avant le film, les écrans devenaient tricolores et tout le monde applaudissait et se levait d’un bond aux accents d’une Marseillaise martiale dans laquelle se déchaînaient trompettes, cymbales et grosse caisse. Tout le monde applaudissait à tout rompre. Alors, seulement le film commençait.
Dans la ville, les affectés spéciaux avaient fait leur apparition. Ils n’avaient aucun uniforme mais un simple brassard avec les lettres AS. Ils étaient dans les usines d’aviation, la Poudrerie, la Cartoucherie et dans beaucoup d’entreprises, d’ateliers, de bureaux travaillant plus ou moins pour la Défense nationale. À croire qu’il n’y avait plus que cela dans Toulouse ! On en voyait énormément dans les trams car ils profitèrent de la gratuité des transports urbains.
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Passée l’émotion des premiers jours, le train-train quotidien d’une ville de l’arrière prit possession de Toulouse. Le front de la Sarre s’était stabilisé, la Pologne tomba, presque dans l’indifférence le 28 et cette défaite fut seulement l’occasion de rappels historiques sur les précédents partages de ce pauvre pays, sur le rôle écœurant de l’URSS et sur la sauvagerie de l’aviation allemande.
Nous nous installons aussi dans la guerre. De nouveaux règlements nous obligent à vider et à nettoyer les caves rebaptisées abris. On a mis parfois à leur entrée le nombre de personnes qui pourraient s’y réfugier en cas d’alerte. Les greniers ont été débarrassés de tout leur fatras, ils pourraient recevoir des bombes incendiaires. On y a placé des seaux d’eau et des caisses de sable.
En septembre beaucoup de choses restaient à faire. Beaucoup de gens avaient la hantise des bombardements. Contrairement à d’autres régions, les Toulousains ne reçurent pas de masque à gaz. Pour nous, enfants, la guerre n’avait pas ce côté angoissant que les plus âgés lui connaissaient. On s’en amusait, mais les Espagnols du quartier nous rappelaient parfois la dure réalité des bombardements et de la mort des civils comme des militaires.
Ensuite, la municipalité fit creuser des tranchées-abris tout le long des allées Jean-Jaurès. Spectacle incongru de leurs zigzags et de leurs remblais qui s’affichent sous mes yeux. Au début, elles sont bien propres : le temps est au sec. Les adolescents s’amusent à sauter par-dessus dans la journée, ou à s’y poursuivre. Les gens les empruntent plutôt que de faire un long détour. On y descend par des escaliers taillés dans la terre et renforcés de planches. On remonte, un peu plus loin, en face de la rue où on veut aller. Dès que le soir descend, c’est le domaine des amoureux. Au détour d’un redan, je me heurte à des couples, debout, étroitement enlacés, plongés dans leur amour, isolés dans leur passion et qui ignorent le passage de l’intrus. Dans la pénombre le bruit d’un baiser, des chuchotements puis le prochain virage les cachent et on retombe dans la solitude hostile. Les filles cachent souvent leur visage dans le creux de l’épaule de leurs amants, parfois glissent un œil, me regardent en riant. Enfin quelques couples semblent excités par ma présence et continuent leur petite affaire de plus belle. On ressort
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par le prochain escalier sans quitter complètement l’obscurité due au black-out.
La nuit semble maussade avec ses lampes trop bleuies, d’un bleu terne et triste. Toutes les lumières sont voilées dans les maisons. La DP s’active chaque nuit et s’époumone à siffler chaque luminaire mal camouflé. Après quelques jours les amendes pleuvent sur les récalcitrants.
Des revues photos apparaissent ou plutôt renaissent, comme le Miroir de la Guerre, d’autres se mettent au goût du jour, se remplissent de photos du conflit ou de dessins cocardiers. La guerre est un vrai fromage pour la chose imprimée. Même les revues érotiques, les histoires grivoises, les illustrations pornographiques utilisent la réputation du guerrier infatigable lors de tendres assauts ou plutôt l’officier fringuant, bourreau des cœurs, tombeur des plus indifférentes, car on ne s’abaisse pas aux amours du troupier.
Les journaux de mode étaient pleins de modèles pour tricoter de chauds passe-montagnes ou des tricots pour les mobilisés. On avait essayé de relancer le mot « poilu » mais l’idée était tombée à plat. Il n’était pas jusqu’aux journaux pour enfants qui ne soient pleins de taratata et de jusqu’au-boutisme. Ces publications, je ne pouvais pas les acheter, nous étions trop pauvres. Mais j’en lisais une partie en cachette : les kiosques à journaux des allées Jean-Jaurès exposaient leurs parutions sur la devanture et sur les côtés, ce qui faisait un couloir d’imprimés. Il était facile d’écarter une des attaches et on pouvait feuilleter l’hebdomadaire. J’ai passé de longs moments, accroupi sous le guichet, à bouquiner bon marché, jusqu’à ce que la marchande me chasse. Je lisais non seulement les journaux pour les jeunes (Hurrah, Junior, Mickey…) mais aussi la presse d’opinion, la presse de cœur (Confidence) et même la presse simili-érotique dont je lisais les histoires (Humour, Séduction, etc.) et dont j’admirais les photos de femmes nues. J’aimais beaucoup aussi les journaux satiriques avec leurs caricatures dont je ne comprenais pas toujours le sens, et l’hebdomadaire le plus populaire, car il avait misé sur la photo à sensation, le Match dont le prix raisonnable et les reportages avaient fait le succès. Il était devenu le Match de la guerre depuis octobre.
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C’est incroyable, mais il règne un petit air de fête, de pagaille, orchestré par les plaisanteries de nos journaux qui sont chargés d’entretenir le moral de l’arrière et de l’avant. Les journaux licencieux sont mis au goût du jour avec des dessins polissons sur le black-out, les marraines de guerre qui ont été immédiatement sollicitées et les exploits amoureux de nos braves guerriers. Comment s’inquiéter pour eux. Pour la première fois, depuis cent trente ans nous « envahissons l’Allemagne ». Nous « avançons à travers la Sarre ». Évidemment, de l’autre côté, les Polonais n’ont pas l’air à la noce. « Mais les Polonais, n’est-ce pas ! » Bien sûr, il y a quelques navires coulés, par les mines sans doute ou par quelque lâche sous-marin. Les journaux débordent d’optimisme et d’affirmations.
« Le peuple allemand allait à contrecœur à la guerre. » « Les restrictions qui les avaient frappés le premier jour, affectaient gravement leur moral. »… Les combines fleurissaient : petits objets pour lutter contre le black-out, contre les restrictions… On pouvait se procurer contre espèces toutes ces créations d’ingénieux débrouillards, pour ne pas dire combinards.
Évidemment tous les journaux, les hebdomadaires, exprimaient la même tendance politique de centre droit ou de droite. L’anticommunisme concurrençait l’anti-germanisme. On se déchaînait dans beaucoup d’articles contre les communistes complices d’Hitler. On arrêtait tous ceux qui étaient suspectés d’appartenir au parti de Moscou. Et en premier lieu on internait tous les antifascistes de quelque nationalité qu’ils soient. Par contre, les Espagnols franquistes et les Italiens fascistes étaient laissés en liberté. Le cordonnier, voisin de notre épicerie, un brave vieil espagnol, qui ne cachait pas son hostilité au fascisme et au nazisme, fut arrêté et mis dans un camp. À force d’efforts, ses amis et sa famille finirent par le faire sortir mais il mit longtemps à se remettre du régime sévère de son internement, du manque de nourriture comme des mauvais traitements qu’il avait subis. La jeune boulangère, notre autre voisine, continuait à se désoler.
Je ne sais pas quand les grandes vacances finirent cette année-là !
J’ai le souvenir de beaux jours interminables, remplis de l’activité brouillonne d’innombrables mouches du coche, galonnés ou non. Ma mère me fit entrer dans un de ces ateliers de confection
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travaillant pour l’armée qui fleurissaient à l’époque. Je suis gentil, trop gentil pour ces mignonnes jeunes filles qui me demandent souvent de les aider. Lors de mes déplacements en ville, je croise des vieilles badernes en uniforme qui rayonnent d’aise, étalant leurs décorations. Même s’ils ne sont pas mobilisés, ils harcèlent les bureaux pour avoir un poste dans l’intendance. Certains montent des ateliers de tailleurs car il faut fournir rapidement des sous-vêtements, des chemises, des caleçons, des pantalons, des vestes, des capotes, des sacs à viande, des sacs à poudre, etc. Tissu, fil, boutons se transforment en bel argent. On embauche partout pour remplacer les mobilisés et pour faire face aux commandes. Que ce soit à la Poudrerie, à la Cartoucherie où les ouvriers sont restés comme affectés spéciaux mais dont les commandes croissent sans cesse comme dans les commerces ou les bureaux.
Je travaillais chez Rafarin. Il plastronnait, suait son importance et commandait en tyran. C’était un gros qui habitait un logement minable dans le quartier, derrière les bordels, et qui se vantait d’avoir une villa à Auterive ; en réalité une misérable cahute. Il se disait capitaine d’intendance. Il avait beaucoup de bagout, une petite femme assez bien et dégourdie. Le couple avait deux gosses. Surtout, Rafarin avait un culot monstre et des relations. Le voilà s’installant entrepreneur en confection militaire. On lui donnait du tissu, du fil, des boutons… Avec un ou deux aides, il coupait le tissu. Sa femme engageait des ouvrières, la plupart à domicile et quelques-unes dans une grande pièce autrefois vide, où il avait mis des machines à coudre. Elles étaient toutes payées à la pièce, mal rémunérées, engueulées, menacées de renvoi à la moindre faute : retard, erreurs, malfaçons, etc. Je soupçonne ce gros porc d’avoir profité de celles qu’il terrorisait le plus. Heureusement pour elles, des dizaines d’entreprises de ce genre s’étaient ouvertes et elles pouvaient, si la réception ne leur convenait pas, changer d’entrepreneur. Au milieu de toutes ces femmes, quelques jeunes garçons, ou quelques vieux, pour faire les courses ou les travaux de force dans cette atmosphère trouble qui régnait alors. Les rapports qu’avaient la plupart des patrons avec leurs employées étaient là aussi ambigus, mais tout ce qui comptait, c’était l’argent car il régnait en maître. L’intendance payait bien, les tissus, le fil n’étaient
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pas comptés, les entrepreneurs s’enrichissaient et payaient sans discuter les employés.
Pour ma part, j’avais été embauché comme garçon de courses. Du matin au soir, je faisais donc les commissions en ville pour la fabrique. Je rencontrais des copains éclaireurs qui me disaient qu’ils étaient employés par la mairie et qu’ils remplissaient les indications des cartes d’identité. Les pièces d’identité étaient devenues obligatoires pour toute personne de plus de quinze ans. La foule se pressait pour les obtenir, les employés habituels étaient débordés, ceux du moins qui n’avaient pas été mobilisés. Et on avait fait appel aux fédérations du scoutisme pour donner un coup de main dans toutes les administrations publiques. Les jeunes étaient alors employés à remplir les fiches d’identification et mettaient des indications fantaisistes quand ils étaient las des « nez moyens » et « visages ovales ». Les plus audacieux essayaient d’en profiter pour faire du plat aux jeunes filles et aux femmes qui leur plaisaient, du moins s’en vanteront-ils plus tard.
Époque trouble, équivoque, à double face, l’une grise, l’autre rose. D’un côté la douleur des séparations, l’attente des nouvelles, l’inquiétude de beaucoup de ménages, la gêne matérielle avant de trouver un emploi ou de recevoir un secours. Le doute qui s’insinue, dans certaines âmes, d’une victoire rapprochée. De l’autre le désir effréné de plaisirs : les spectacles sont bondés, les cafés ne désemplissent pas. Des femmes restées seules sont déchaînées, cherchant l’aventure à tout prix, qui près des officiers qui sont légion à Toulouse, qui près des affectés spéciaux, qui auprès des jeunes gens, même très jeunes. Œillades, invitations murmurées et frôlements de toutes sortes au cinéma ou dans le tram. Avoir une culotte courte, comme nous en portions encore souvent, c’était parfois s’exposer, quand on s’asseyait près d’une telle femme, à être exploré dans les moindres détails, les plus intimes. Il n’y avait de salut que dans la fuite, car nous ne pouvions protester ou nous défendre, dans l’ignorance de l’attitude à prendre et dans la crainte de la chose la plus redoutée, le scandale. La morale volait en éclat. Le désir de profiter de l’occasion, des événements, tournait la loi. L’automne vint au milieu de cet affairisme. Les journaux chantaient les exploits de nos soldats et expliquaient la lenteur de leur
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avance par la présence d’innombrables mines puis la retraite par une brillante opération stratégique. Puis plus rien. Des coups de main qu’on monte en épingle, des prétendus exploits de pilotes casse-cou. Sur une erreur de transcription, les journaux titrent, avec croquis explicatif à l’appui, qu’un appareil allié a, tout seul, affronté une escadrille de Messerschmitt et abattu cinq avions, presque comme le petit tailleur de Walt Disney.
La rentrée scolaire arriva finalement, je quittais sans regret la fabrique Rafarin et je retrouvais mon cours complémentaire sis, toujours, dans les bâtiments de l’ancienne usine du quartier Saint-Cyprien. Ce bâtiment n’avait pas été transformé par le ministère de l’Instruction publique, c’était un lieu qui accueillait depuis des années « provisoirement » les élèves. Je rentrais en deuxième année des études primaires supérieures, correspondant à la classe de quatrième des lycées. J’y retrouvais la plupart des copains mais beaucoup de profs n’étaient plus là pour nous accueillir, la majorité étant mobilisés. Seuls quatre anciens nous restaient encore. Monsieur Lefranc, le prof de français et de géographie, le vieux prof d’histoire Monsieur Bécanne, « the teatcher », le prof d’anglais et un prof de math qui s’occupait des classes de troisième, Monsieur Bethmale. Ils étaient tous des anciens combattants de 1914-1918 qui avaient échappé au grand massacre. Les femmes composaient le reste des enseignants, de la prof d’histoire naturelle, toute jeune, menue, rougissant au moindre chahut, timide, jusqu’à la vieille prof de math distillant des cours soporifiques qui ne parvenaient pas à me faire comprendre des leçons que je trouvais rébarbatives. La grande et élégante prof de sciences, Madame David par contre, expliquant clairement physique et chimie et qui tançait vertement un flemmard ou un chahuteur. Elle n’hésitait pas à interpeller directement l’élève qui faisait tomber trop souvent son crayon pour guigner ses genoux. Elle était la seule qui obtenait une certaine discipline parlant doucement si le brouhaha de la classe devenait trop grand et menaçant même de s’en aller si notre chahut continuait.
Car nous ne pensions qu’à chahuter ou à rapporter les potins qui se colportaient sur la guerre. On nous demandait de faire des dissertations sur des sujets d’actualité comme la nécessité du black-out. Toutes les classes bavardaient et chahutaient. Les heures
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scolaires se passaient à raconter des histoires, toutes les histoires possibles : le film qu’on avait vu, les aventures souvent imaginaires, avec une fille, les nouvelles que des soldats avaient écrites chez eux et surtout des histoires cochonnes qu’on lisait, qu’on écoutait et qu’on rapportait aux copains. Mais à l’école, on parlait aussi beaucoup de la guerre.
Ma grande flemme s’était réveillée et, encouragé par le peu de discipline, l’atmosphère de fatalisme, de je-m’en-foutisme qui régnait partout en ville, je ne pensais qu’à rêver, à bouquiner tous les romans qui me tombaient sous la main ou que je pouvais acheter avec mon argent du dimanche. Je faisais le moins possible de devoirs, j’apprenais quelques leçons et le reste du temps je chahutais, je lisais ou je rêvais. J’aidais aussi un peu ma mère en allant dans les épiceries de gros chercher les marchandises pour le magasin.
Il y eut un manque de lampe de poche et les piles augmentèrent, évidemment. Des choses courantes pour le ménage disparaissaient soudain puis on les retrouvait plus tard dans les magasins mais beaucoup plus chères. Les ménagères craignant les mêmes restrictions qu’en 1914, essayèrent, selon leurs moyens, de faire quelques réserves. On craignait surtout les pénuries de sucre et de pain. Crainte renforcée bientôt par l’ordre de ne vendre que du pain rassis. Mais pourquoi pas l’huile ou le savon ? Le gouvernement voulut rassurer les consommateurs sur l’abondance de certains produits. Mais il suffit qu’après cette annonce une pénurie se produise pour que les gens prennent, bientôt, ces affirmations à contre-pied. Je n’avais que peu de temps libre car, courant septembre, pour aider à boucler le mois, ma mère s’était entendue avec la marchande de journaux du kiosque de la place Bachelier. Malgré son âge avancé, elle refusait de céder sa place. Je distribuais La Dépêche chaque matin, aux abonnés avant d’aller au cours complémentaire. Je lui gardais aussi son kiosque le jeudi après-midi ou durant les vacances. Même si cette dame surveillait mes lectures, je profitais de ces longs moments ennuyeux pour feuilleter à la va-vite des petits bouquins grivois où les aventures galantes de minets sont suggérées plutôt que décrites. À l’époque c’était des livres à ne pas mettre entre les mains de jeunes gens bien nés.
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Je continuerai à vendre les quotidiens le soir avec cette femme âgée jusqu’en août 1941. Il fallait aller chercher le paquet d’une cinquantaine de journaux rue Bayard ou rue Labadie et revenir le plus rapidement possible place Wilson. Les cafés pleins de clients étaient des lieux privilégiés pour la vente. Le premier arrivé raflait la mise. Aussi, je ne m’attardais pas en chemin à proposer La Dépêche. Je lui confiais une quinzaine d’exemplaires et je restais avec le plus gros paquet au coin de la rue d’Austerlitz. Je pliais alors les journaux que l’on m’avait donnés à plat et la marchande passait dans quatre ou cinq des principaux cafés de cette belle place.
Il fallait les voir ces grands cafés avec leurs larges terrasses où paradaient les demi-mondaines très élégantes. Au milieu de la foule des habitués, beaucoup d’uniformes, des officiers de toutes les armes. Mais les aviateurs paraissaient avoir les faveurs de ces dames. Là aussi, il y avait une atmosphère très particulière, de combinards, de planqués, de parvenus vaniteux, de système débrouille qui étaient une majorité parmi cette clientèle. Quand je pense au nombre d’officiers aviateurs, je me demande s’il est vrai qu’au mois de juin 1940, des dizaines de chasseurs ultra-modernes attendaient (quoi ?) sur les terrains d’aviation de Toulouse. Il y avait là un mystère.
L’attaque de la Finlande soulève l’indignation de la foule et renforce la propagande anti-communiste de la droite. On parle d’aller au secours du vaillant petit pays par tous les moyens, on ne s’occupe plus du front et du péril qui peut surgir à tout moment. On est sûr qu’ils n’oseront pas attaquer. Le pays s’endort dans la drôle de guerre. C’est l’époque des galas de solidarité et les collectes pour le vin chaud du soldat et autres fariboles à insignes tricolores où les enfants, comme les éclaireurs, sont requis pour quêter. Le fauve nazi semble ronronner. Nous collectons vivres et vêtements pour la Finlande mais rien pour les réfugiés espagnols mal logés, mal équipés, parqués dans des camps sur les plages du Roussillon. On goûte les charmes empoisonnés de la propagande : par tracts qui sont rapportés par des soldats et par radio Stuttgart, écoutée par beaucoup de familles. On répète les attaques contre les Anglais et les Juifs. Les rares nouvelles de la guerre, montées en épingle, ont des relents de bobards tant on veut prouver notre force.
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Il fit très froid au cours de cet hiver 1939-1940, il y eut de la glace partout. Je flemmardais à l’école. Je rusais avec les devoirs non faits, je tuyautais aux compos. En géo, le prof génial suivait le cours des événements. Nous avons étudié d’abord l’Angleterre, l’Allemagne, puis ce fut le tour de nouveaux pays. Ainsi, nous traitions des pays scandinaves, Finlande et Norvège, selon les événements de la guerre.
QUE SONT MES AMIS DEVENUS
Un adolescent en résistance
Christian Bouhours était âgé de 14 ans en 1939 quand il fut confronté aux violences quotidiennes de la guerre. Issu d’une famille profondément républicaine et engagé au sein du mouvement laïque des Éclaireurs de France, Christian est choqué par les conditions de la défaite et la mise en place d’un régime qui bafoue les principes républicains qui ont guidé sa vie jusque-là.
L’expérience de Christian Bouhours au sein des Éclaireurs de France constitue le socle de son émancipation. Il construit de solides amitiés, des liens fraternels avec des camarades sans se soucier de leur origine. Christian évoque avec émotion les liens qui l’ont uni à ces « routiers » que le régime de Vichy persécute parce que Juifs. C’est d’ailleurs à son ami Tibor Weisz, Juif roumain, scout avec lui, qu’il dédie ce livre.
Nous avons ici la chance de pouvoir accompagner, quasiment pas à pas, le cheminement de cet adolescent dans son combat pour rétablir la liberté, l’égalité et la fraternité. Ses espoirs, son enthousiasme, ses déceptions, ses difficultés quotidiennes illustrent le parcours de nombreuses « petites mains » de la Résistance. Ses actions contre le fascisme et le nazisme, contre cette politique de collaboration commencent à l’école où des V de la Victoire sont inscrits sur le tableau noir de la classe, où il entonne avec ses camarades en 1942 le refrain de l’Internationale ou encore dans la rue où il brave les interdits pour écrire sur les murs des croix de Lorraine et arracher des affiches de propagande vichyste.
Agent de renseignement puis agent de liaison, Christian a œuvré pour diverses organisations de résistance, comme le NAP PTT (Noyautage des Administrations Publiques des Postes et télécommunications). Il a distribué tracts et journaux dans Toulouse pour le FUJP (Forces Unies des Jeunesses Patriotiques). En 1944, il rejoint un groupe urbain de FTP (Franc-Tireur et Partisan) à Toulouse.
« D’un côté, je pouvais passer une vie tranquille […] et suivre les consignes du maréchal. […] Il fallait adorer la francisque et la nouvelle devise. Il fallait mépriser les parias, les réfugiés, les communistes, les francs-maçons et les Juifs. D’un autre côté j’aimais la devise de la République : « Liberté, Égalité, Fraternité » et les idées de la Gauche. […] Je me révoltais contre la domination fasciste et les exactions nazies. Et même si on était dans le noir, je conservais en moi une petite flamme. Je gardais l’espérance. »
« Le souci historique et la volonté d’exactitude s’associent à la fraîcheur du regard d’enfance. […] Christian a un don de caricaturiste pour croquer les silhouettes, évoquer d’un trait un personnage. […] Il sait nous restituer la confusion grandissante des nouvelles, le chaos de la vie collective, le manque de tout […]. Un équilibre auquel il faut rendre hommage. » (extraits de la postface)
Helène Waysbord, présidente honoraire de l’association de la Maison des
ISBN 978-2-86266-814-7
enfants d’Izieu