NARBONNE
ET LE NARBONNAIS Regards sur un patrimoine
préface de Jacques Michaud textes de Chantal Alibert, Marie-Élise Gardel, Pierre Mestre et Corinne Sanchez
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LE PATRIMOINE BÂTI EN PAYS NARBONNAIS
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elle Aphrodite, Narbonne est née de l’eau… Comme la déesse, elle a aimé tour à tour Poséidon puis Dionysos. Quelle infidélité a donc contraint cette riche ville portuaire à acquérir ensuite la vocation viticole qu’on lui connaît ? Déesse des villes, c’est l’eau qui est la clé de sa compréhension : îles, étangs, canaux, salins et bien sûr la Méditerranée donnent à cette région préservée un caractère hors du commun. Le patrimoine bâti doit se découvrir ici, émergeant peu à peu du littoral. Parti du patrimoine vernaculaire, discret, charmeur, fait de cabanes de pêcheurs, de salins et de canaux, on gagne ensuite les massifs, garrigues constellées de murs en pierres sèches, d’ermitages et de moulins à vent. On peut évoquer le Pays Narbonnais, mais comment le définir ? Est-ce le sud du Minervois, la partie orientale des Corbières, ou le nord du Roussillon ? Parlons donc « limites »… Bien identifiable, le Pays Narbonnais s’adosse à l’ouest aux Corbières maritimes, mais il comporte des reliefs spécifiques, comme le Massif de la Clape. Au nord, il s’étire jusqu’au piémont de la montagne Noire,
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Page de gauche, Saint-Laurent de Moussan.
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mais sans y accéder vraiment. Au sud, il permet d’atteindre la plaine roussillonnaise, mais il s’arrête à l’ancienne frontière, celle qu’a fait reculer le Traité des Pyrénées (1659). Enfin, à l’est, il confine intégralement au littoral méditerranéen, sur toute sa partie audoise. Son littoral est composé de plages, mais à cause du delta de l’Aude, fleuve turbulent, il est surtout fait de lagunes et d’étangs, d’îles ou d’anciennes îles, engendrant des terres très découpées parmi lesquelles l’homme s’est créé des activités, des voies de circulation, des habitats entre le ciel et l’eau. Longtemps zone frontière entre la France et l’Espagne, mais aussi frontière entre la terre et la mer, entre rural et littoral, le Pays Narbonnais est fait de contrastes extrêmes, qui engendrent l’émerveillement. Leucate, plan de la bataille de 1637 entre les armées espagnole et française, gravure du XVIIe siècle.
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Un bâti discret Avant de visiter Narbonne, il faut s’imprégner de son contexte. Pour comprendre cette ville et à sa prestigieuse histoire, il est bon d’avoir parcouru au préalable les bords des étangs, les îles et les lagunes qui l’environnent. Il faut marcher, pénétrer ces terres de limites, de confins, de rivages… Et là, tout en finesse, apparaissent des éléments bâtis par l’homme à travers les âges, qu’on n’aurait peut-être pas remarqués au premier abord mais qui se laissent apprivoiser si on le souhaite. Presque toujours, plusieurs mondes cohabitent : architecture de mer et de montagne, architecture castrale et maisons de pêcheurs, architecture viticole et salins… Monde étrange où l’on doit s’apprêter à changer brusquement d’univers, où l’on passe en quelques minutes de la monotonie tranquille des étangs aux collines calcaires tourmentées d’où l’on voit presque toujours le rivage.
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Terrasse en pierres sèches dans l’arrière-pays narbonnais.
Bages.
Architectures d’eau… Des « cabanes » aux villages de pêcheurs Tout au long de la côte, un certain nombre de petites localités portent le nom énigmatique de « cabanes »: les « Cabanes de Fleury », « Les cabanes » près de Sigean, les « Cabanes de Lapalme » ou celles de Fitou. Même si les constructions typiques en roseaux ont aujourd’hui disparu, leur nom rappelle que la vocation première de ces habitats sommaires était de servir aux pêcheurs des étangs. Un cas très intéressant de village de pêcheurs est celui, désormais abandonné, de l’Île de la Nadière. Il semble inconcevable qu'on ait habité là, un défi aux éléments ! Les ethnologues, C. Amiel et P.-P. Piniès, définissent eux-mêmes cette « île paradoxale » comme « un îlot aux accents désespérants et vivifiants ». La silhouette géométrique de cet ensemble de maisons en pierre très simples, jadis couvertes de tuiles canal, est bien visible depuis Port-la-Nouvelle. Quelques familles de pêcheurs vivaient encore là au début du xxe siècle, sans aucun confort, sans eau douce et sans électricité, de la pêche à l’anguille ou de la chasse aux canards. Cet ensemble bâti, déserté depuis 1943, perdu entre le ciel et l’eau, est le paradigme de l’étang de Bages et mériterait une mise en valeur. Au sud de Narbonne, Bages, magnifique sur sa falaise en forme d’éperon dominant l’étang du même nom, a encore sa vocation de village de pêcheurs. La promenade entre falaise et étang s’impose pour en apprécier tout le charme. Encore plus original, le vieux quartier de pêcheurs de Port-la-Nouvelle, est installé le long du chenal. Il faut pénétrer les ruelles étroites, à pied ou à vélo, et découvrir ces petites maisons basses à simple ouverture, généralement
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L’île de la Nadière au début du XXe siècle.
Cabanes sur l’île Saint-Martin.
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bicolores, qui les bordent. Ce quartier fermé sur lui-même pour se protéger des intempéries, très sommaire mais encore plein de charme et souvent restauré par des estivants, est le cœur méconnu de cette station très vivante.
Rue Marie-Galante, dans le vieux quartier des pêcheurs de Port-La-Nouvelle.
Les chalets de Gruissan au début du XXe siècle.
Un air de nulle part… Qui n’a pas été ému par l’inoubliable scène du film de Jean-Jacques Beineix 37°2 le matin où prend feu un chalet en bois ? Entre 1880 et 1900, quand les bains de mer ont commencé à être en vogue, des chalets en bois sur pilotis ont proliféré sur la plage inondable de Gruissan. Après leur destruction quasi intégrale par l’armée allemande en 1944, ils ont été reconstruits à partir de 1947 sur le même emplacement mais avec un ordonnancement plus régulier autour du « Terrain rond ». Aujourd’hui, ils constituent un des aspects les plus originaux du patrimoine bâti du territoire narbonnais : le chalet, modèle d’habitat de montagne transposé sur une zone littorale, s’adapte assez bien à cette situation et c’est peut-être son aspect décalé et unique qui en fait le charme. Une aubaine pour un réalisateur de talent… Phares et sémaphores On les regarde s’allumer à la tombée de la nuit, frêles antithèses nocturnes de l’astre du jour… Des phares et des sémaphores remplacent désormais le long de la côte les tours ou redoutes qui servaient de fanal pour guider les marins tout en permettant la surveillance des côtes. Tel un point d’exclamation concluant une immense phrase, un phare cylindrique et bi-
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Le phare de Port-la-Nouvelle.
Le phare de Leucate
colore est lancé en pleine mer au bout de la longue jetée de Port-laNouvelle. Cette tour de 18 mètres de haut a été construite en 1950, après la destruction en 1944 de l’ancien phare, dont on voit encore le plan circulaire au centre de la jetée, près d’une date gravée : 1879. D’anciennes cartes postales montrent un élégant édifice en pierres, au plan polygonal, couronné d’une large balustrade en fer forgé. Pour le remplacer, on a décidé en 1945 la construction du phare du cap Leucate, allumé en 1951. L’édifice ne fait que 19 mètres de haut mais, grâce à sa position sur la falaise, il culmine à 68 mètres au-dessus de la mer. Sa lanterne de 180 watts a une portée de 37 kilomètres. De forme légèrement pyramidale, il fait partie d’un groupe de bâtiments comprenant une salle des machines et le logement du gardien. Blanc couronné de rouge, ses chaînes d’angle en calcaire gris et ses étroites ouvertures lui donnent presque un aspect fortifié. Sur la falaise de La Franqui, au-dessus du cap des Trois-Frères, l’ancienne redoute en pierre percée de longues embrasures servait aussi de fanal et témoigne de la volonté multiséculaire de guider les bateaux depuis cette hauteur, la seule de la côte narbonnaise. Un témoin comparable, peu accessible de nos jours et récemment endommagé, est situé entre Gruissan et Port-la-Nouvelle: l’ancien fortin de VieilleNouvelle à l’architecture défensive caractéristique du XVIe siècle, qui devait aussi servir la nuit de repère lumineux grâce à sa grande terrasse sommitale.
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Vue de Narbonne-Plage au début des années 1950.
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Les salins Peut-on vraiment parler d’architecture ? Depuis l’Antiquité, les salins du Pays Narbonnais sont découpés par des structures en bois, qui scandent d’immenses espaces géométriques. On peut avoir une vue saisissante du salin de Lapalme depuis la falaise de cap Romarin. Constitués de vastes compartiments quadrangulaires, les salins forment un univers parfaitement horizontal et irréel, aux teintes magiques qui changent avec la lumière. Séparés par des levées de terres, les bassins sont délimités par des batardeaux de bois et longés de canaux équipés de pontons et de vannes. Cette architecture étrange, brûlée par le sel, prend parfois des formes imaginaires. On tombe rapidement sous le charme de ces bassins aux teintes souvent rosées, où l’on observe de nombreux oiseaux de mer et des étangs, échassiers pour
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Salins de Port-la-Nouvelle en 1955.
la plupart. Des pontons, en bois eux aussi, permettent de parcourir les salins de Peyriac-de-Mer. Quant au salin de l’île Saint-Martin à Gruissan, l’exploitation en a été interrompue, mais il renaît aujourd’hui grâce à une association, et l’on peut découvrir l’activité des sauniers dans un écomusée.
L’épanchoir de Gailhousty.
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Canaux et architecture hydraulique Dans une région où l’eau occupe une si grande place, l’homme a toujours tenté de la domestiquer. Le pays de la Narbonnaise est donc une région où le nombre de canaux et de structures hydrauliques était déjà très dense au Moyen Âge. À un important réseau secondaire de canaux d’irrigation ou de drainage qui sillonnent depuis longtemps ce territoire, se sont progressivement ajoutés trois canaux principaux, reliant le canal du Midi à l’Aude et à la mer. Le canal de la Robine, construit à partir de 1686, s’est d’abord substitué à l’ancien lit de l’Aude, qui traversait jadis Narbonne. Puis un canal dit « de Jonction », construit entre 1776 et 1787, a relié le canal du Midi à l’Aude par Sallèles. Enfin, un prolongement de la Robine, créé en 1791 pour éviter de traverser l’étang, le canal de Sainte-Lucie, a permis d’accéder à la mer par Port-la-Nouvelle et son chenal. Les écluses, ou du moins celles qui n’ont pas été déformées par l’inutile et destructrice mise au gabarit « Freycinet », sont nombreuses dans ce contexte, comme celle de Sainte-Lucie qui donne accès à l’île. Mais le plus spectaculaire monument d’architecture hydraulique est bien l’extraordinaire épanchoir de Gailhousty au sud de Sallèles-d’Aude. Cet ensemble, construit par l’ingénieur François Garipuy sur le canal de Jonction à partir de 1776, comprend une écluse, un grand épanchoir surmonté d’une maison de garde et un pont bordé de superbes escaliers en quart-de-rond. On lit sur l’ancien plan: « Épanchoir pour introduire
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L’écluse et l’épanchoir de Gailhousty forment encore un ensemble monumental exceptionnel. Profitant des digues de protection contre les crues de l’Aude, François Garipuy imagine une combinaison nouvelle de l’écluse et du pont avec ses extraordinaires escaliers en quart-de-rond. L’épanchoir, tel le soubassement puissant d’un temple qui laisserait entrevoir les mystères de ses cryptes, captive longuement le regard.
les eaux troubles de la rivière d’Aude dans l’étang de Capestang »… Il s’agit d’un étonnant bâtiment entièrement en pierres de taille, aux façades à l’ordonnancement classique: côté ouest, le soubassement laisse entrevoir l’épanchoir par d’étroites fentes verticales. Des deux côtés, le niveau d’habitation est divisé en cinq travées de fenêtres rectangulaires. Un fronton triangulaire orné d’un bas-relief surmonte la travée centrale. Laissons à l’architecte Jean-Loup Marfaing le soin d’exprimer le charme du lieu et la surprise d’y découvrir un tel monument: « Malgré l’inachèvement de son ornementation, la sobre harmonie de ce bâtiment, qui allie une fonction hydraulique à une expression monumentale, exerce toujours une puissante fascination. Méconnu, il devient pour ceux qui le découvrent soudainement, dans la solitude d’un quasi abandon, un modèle d’architecture classique. »
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NARBONNE ET LE NARBONNAIS Regards sur un patrimoine
Plan de Narbonne en 1720.
L’étang de Gruissan.
Préface de Jacques Michaud Le patrimoine bâti en Pays Narbonnais par Marie-Élise Gardel Le Narbonnais, un territoire naturel par Pierre Mestre Narbonne, une aventure patrimoniale par Chantal Alibert
ISBN 978-2-86266-627-3
29 €
www.loubatieres.fr
Narbonne, le Pays Narbonnais et la mer par Corinne Sanchez