Jean-Marie Lamblard
RHAPSODIE MÉDITERRANÉENNE ESSAI MÉTISSÉ
LOUBATIÈRES
Ernest Pignon-Ernest a bien voulu nous laisser reproduire une photographie extraite du parcours qu’il a consacré à Maurice Audin. Qu’il en soit chaleureusement remercié. (www.pignon-ernest.com)
ISBN 978-2-86266-625-9 © Nouvelles Éditions Loubatières, 2010 10 bis, boulevard de l’Europe – BP 50014 31122 Portet-sur-Garonne cedex contact@loubatieres.fr www.loubatieres.fr www.libre-parcours.fr
JEAN-MARIE LAMBLARD
Jean-Marie Lamblard
RHAPSODIE MÉDITERRANÉENNE ESSAI MÉTISSÉ
Rhapsodie méditerranéenne essai métissé
libre parcours Loubatières
LOUBATIÈRES
Acte I
LE MYTHE DE LA CABRE D’OR PAYSAN DE NULLE TERRE Endossons l’habit et suivons le candide au jardin. Je suis né alors que se déchaînait la dernière guerre mondiale. Paysan de nulle terre, j’ai passé mon enfance dans un village accroché au flanc d’une colline en marge de la grandroute, non loin du Rhône, vers Roquemaure et Villeneuve-lez-Avignon. Mon père venait d’acquérir la gérance d’un four communal pour se lancer dans la boulangerie ; cette ascension sociale devait sortir la famille de la dèche congénitale qui était le lot des ouvriers agricoles. Ma mère distribuait la fournée prévue pour une fraction de la population. Le gros des clients potentiels s’approvisionnait chez l’autre boulanger, l’ancien, celui des Blancs, dont la boutique située à côté de l’église proche de la fontaine s’annonçait par une devanture. Notre fournil, plus modeste, ouvrait directement sur la placette du Haut et ma mère vendait le pain dans sa cuisine où l’on pénétrait par une porte vitrée sans panonceau. Notre maigre clientèle se recrutait parmi les familles qui constituaient ce qu’il était convenu d’appeler alors la clique des Rouges. En pratique, cette distinction désignait ceux qui bravaient l’Église et son curé. Ici je parle du comportement social des hommes ; les femmes sachant accomplir ce qu’il convenait pour maintenir les liens de bon voisinage. À gros traits, être Rouge consistait à s’affirmer Républicain et lire le journal. Les Blancs, eux, suivaient les directives de leur pasteur et lisaient le bulletin paroissial où l’évêque encensait le maréchal Pétain, et stigmatisait les Juifs qui firent tant de mal à Jésus, ce qui leur avait valu des misères, mais qu’il fallait pardonner et oublier en affrontant aujourd’hui tous ensemble le nouveau malheur qui frappait la France, les Allemands occupant le sol de la Patrie en punition de nos péchés. 17
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Les Blancs ne mangeaient pas le pain des Rouges et vice-versa. Cette petite communauté, dont rien ne distinguait vraiment ses citoyens les uns des autres, avait trouvé ce prétexte pour se diviser en deux camps hostiles. Lorsqu’arrivait le temps des élections, on graissait les fusils en cachette par principe de précaution. — Ce que nous sommes en train de lire donne l’impression de plonger dans le XIXe siècle (insinue l’autre au conduit de mes os), notre conteur n’est pas octogénaire, que diable !… Peut-être peine-t-il à se retrouver lui-même ?… Eh non, tout cela n’est pas si vieux. Bref, mes plus anciens souvenirs datent de cette époque et de ce milieu social. La génération à laquelle j’appartiens se targue d’avoir connu la dernière décennie de la civilisation rurale qui avait modelé le paysage français et la mentalité des habitants. Mes parents et moi faisions partie de ce reliquat obsolète ; dans quelques années il n’en restera rien et ce sera tant mieux. En écrivant ces lignes, je prends tardivement conscience que notre patelin trouvait sa dynamique justement dans ce clivage Blancs-Rouges, parce qu’il n’y avait point en son sein d’autre délimitation perceptible du champ social. Pas de famille dominante issue de l’ancienne noblesse, aucun pratiquant juif, pas de protestant déclaré, point d’immigré trop voyant (les Italiens et les Espagnols s’étant fondus dans le paysage selon leur pratique religieuse). Restait donc la séparation « des églises et de l’État » pour distinguer les uns des autres et motiver les antipathies. — Cependant, souvenons-nous (souffle l’insaisissable figure), blanc, rouge ou bigarré, il valait mieux ne pas marquer trop d’originalité dans son allure ou ses mœurs, et oublier les origines mesquines de certains géniteurs venus en tapinois d’on ne sait où… TROIS SOPHISTES DU PÉTRIN L’Occupation allemande, obsédante dans les villes, n’atteignait que rarement notre trou perdu, nous apercevions des véhicules blindés au loin sur la route. Nous n’allions quasiment plus à l’école à cause des bombardements. L’alerte était donnée par les flocons qui naissaient en rotant dans le ciel lorsque la DCA allemande postée le long du Rhône tirait pour protéger les ponts et la gare de triage d’Avignon des bombes américaines. Alors nous courions jusqu’au belvédère et nous regardions au loin le ballet des avions et les impacts supposés. Parfois les bombardiers volaient si haut que les yeux ne pouvaient les voir. Ils revenaient souvent sur les mêmes cibles parce que 18
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la précision des tirs laissait à désirer, et puis, comme disait le grand-père Marius, ils devaient être saouls pour manquer si régulièrement leur but. Personne ne devait se sentir protégé lorsqu’arrivaient les Alliés ; leurs bombes menaçaient de tomber à dix kilomètres du pont visé. Les enfants recevaient l’ordre de se cacher à la première alerte dans un abri, ou de filer jusqu’au vallon de Valvignières dans les grottes. Mon père refusa toujours de quitter son pétrin pendant les alertes. Il avait connu la guerre de 14-18 et ne craignait pas ces bombardements lointains. Ce sont les Allemands qui sont visés, disait-il, et si ça devient dangereux nous descendrons à la cave. Ainsi protégé, rassuré par l’entourage familial, j’ai vécu de grandes années de bonheur buissonnier. Père et mère très absorbés par leur labeur, le pain se travaillant encore à la main, c’était le grand-père paternel Marius qui s’occupait du petit, ou le petit qui s’occupait de lui. Nous étions inséparables. Avec deux ou trois de ses vieux compagnons, nous passions nos journées proches du four, assis sur un banc à côté de la gloriette d’hiver, ou sur le pas de la porte l’été à l’ombre de la treille. Jamais bien loin du four ni du pétrin afin de surveiller les subtils remugles de la pâte en train de lever que dénoncent ses bouffées d’aigreur, et flairer le pain cuit juste à point pour alerter mon père en cas d’urgence ; nous formions l’antenne avancée des reniflements, ce qui suffisait à combler nos journées. L’exiguïté du fournil ne permettait la présence à demeure de trois personnes seulement afin de ne point gêner les gestes du boulanger. Sur le banc s’asseyaient Marius et deux de ses collègues, comme il disait, de lointains parents semblait-il, des hommes du clan de l’ancien temps, Cyrille et Salemme. Marius, natif de Rochefort-du-Gard, avait passé sa vie de bûcheron, de berger et de manouvrier dans les plaines de Crau, puis à Beaucaire, et sur le tard s’était associé à son fils lorsque celui-ci avait remis le four en fonctionnement. Dans mon souvenir, c’est un grand vieillard aux cheveux blancs. Cyrille venait de Roquemaure. Salemme n’était guère sorti des bois de Pouzilhac proches d’Uzès ; charbonnier de vocation et bouscatier, pendant des années il avait lié les fagots de chêne rouvre pour chauffer les fours. Ces trois paysans se connaissaient depuis toujours, ou du moins partageaient une mémoire collective laissant croire qu’ils avaient toujours vécu ensemble. Ayant intégré le savoir des uns et des autres, ils possédaient l’histoire du canton et des généalogies familiales. Un seul savait lire et un peu écrire, Cyrille, mais l’occasion d’exercer sa science ne se présentait que 19
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rarement parce qu’il oubliait toujours ses lunettes. Alors c’était moi qui épelais les gros titres du journal quand un ancien numéro arrivait jusqu’à eux. Tout enfant, j’ai ainsi compris le pouvoir de celui qui maîtrise l’écrit et dispense aux auditeurs son contenu dont il peut à loisir modifier le sens. Se cachait ici, en germe, la ruine de l’organisation sociale qui assurait la dignité de mes vieux amis. Désormais leur vaste mémoire perdait son utilité puisqu’un liseur pouvait découvrir dans les registres et les livres ce qui avait été ; heureusement, on ne conservait aucun bouquin dans nos maisons et je me montrais toujours avide d’écouter leurs histoires. Longtemps je ne pourrai concevoir que l’on puisse grandir ailleurs que devant le four du boulanger en compagnie de trois vieux assis contre le mur de la gloriette. Ils incarnaient les trois mages déversant à l’enfant le trésor de leur sagesse ; trois vieux satisfaits sans doute d’avoir un auditeur avec eux pour partager leur temps, un miston qui écoute, retient leurs commentaires et apprend leurs sornettes par cœur. Ces hommes abandonnés sur le bord de la modernité, semblables à des milliers d’autres paysans méditerranéens, ni exilés, ni colonisés, mais subalternes partout, marqueront profondément ma mémoire. Lorsqu’à vingt ans je découvrirai la réalité de l’Algérie colonialiste et ses indigènes ruraux, je ne serai pas dépaysé : à chaque pas, dans les douars, je reconnaîtrai mes Marius, mes Salemme, mes Cyrille sous des djellabas sans âge sur le banc des cafés maures ; vite on me détrompera : ceux-là ne sont que des « bicots », ici nul ne s’attarde. On trouve toujours plus humble que soi. — Ainsi, Marius, Cyrille et Salemme, serrant vos mains dans les nôtres, c’est à vous que vont nos pensées au détour de ce paragraphe, accolé comme un lambeau de vie ajouté aux récits du baladin, le volet central du polyptyque, un centon cousu à la voile latine, le pavillon des damnés de la Méditerranée… AU MAQUIS DU GENDARME DE ROQUE’MAURE Analphabètes ou illettrés peut-être, mais pas ignorants je le répète ; très savants et réputés dans leurs domaines. Ils étaient bilingues comme tout le monde en ce temps-là ; la langue romane d’Oc formait le socle de leur langage familier, mais ils pouvaient s’adresser en français ou répondre aux visiteurs, notamment aux gendarmes qui venaient souvent réchauffer leurs pieds devant le four et manger un morceau de fougasse. Les gendarmes de Roquemaure, que chacun connaissait ici, s’arrêtaient de préférence chez mon père. 20
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J’apprendrai plus tard qu’un des leurs avait fondé un maquis dans les bois de Malmont et qu’une fois par semaine, la nuit, mon père cuisait une fournée pour les partisans ; ils payaient en sacs de farine qu’ils se procuraient en faisant des « hold-up » chez les minotiers de Pont-Saint-Esprit. La farine de blé étant rationnée, grâce aux maquisards nous mangions parfois du pain blanc ! Et nous apprenions des mots nouveaux, parce qu’un hold-up personne ne savait ici ce que c’était avant que les gendarmes nous aient raconté leurs exploits nocturnes. Avec le concours de Marius et de ses compagnons, des mots rares et des mots justes j’en connaissais beaucoup. Ce sont eux qui disaient que la chambre chaude à côté du four où le boulanger surveille la pâte en train de lever s’appelle la « gloriette » dans le langage du métier, et que le long tisonnier courbe qui permet de fourgonner puis de retirer les braises de la sole du four, que le Français nomme ringard, se dit « rédiable » en vérité. Je pourrais vous en citer d’autres, et de moins convenables. — Ho-là-là, et de franchement égrillards ! (se souvient cet autre en aparté). Glissons. Nous retrouverons la gloriette en lisant la Chanson de Guillaume d’Orange lorsque le jongleur situe la chambre de dame Guibourc, l’épouse de Guillaume, dans son palais vauclusien. Guibourc était une captive sarrazine qui s’appelait Oriabel avant sa conversion au christianisme dans les bras du comte bien-aimé, elle l’attendait dans Gloriette d’Orange tandis que son héros bataillait avec ses neveux contre les Maures et les Sarrazins aux Aliscans… LES 37 ÉLÉPHANTS D’HANNIBAL Justement, revenons aux Sarrazins. C’est Marius qui le premier raconta la légende de la Chèvre d’or que les Sarrazins avaient dissimulée au fond d’un souterrain caché dans les ruines du prétendu château des seigneurs de Valvignière, en haut de notre village. Je croyais être le seul à connaître la cachette, mais les autres enfants la savaient aussi. Tout le village se répétait le secret de la Chèvre d’or ; à chaque génération, des garçons allaient gratter dans les ruines au pied des éboulis dans l’espoir de trouver le trésor. Aucun de mes trois informateurs ne pouvait affirmer avec certitude qu’un trésor dormait là. Cette légende se racontait depuis longtemps et personne ne se souvenait des circonstances de son enfouissement. Au vrai, en ce qui concernait la Chèvre d’or, mes amis ne se souvenaient de rien. Par contre, ils se montraient intarissables sur le passage d’Hannibal et de ses éléphants. 21
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S’aidant l’un l’autre, ils racontaient le franchissement du Rhône, non loin de chez nous, lorsqu’Hannibal imagina ce stratagème pour surprendre les Romains. — Sur Hannibal et ses éléphants, nos livres d’histoire contiennent pas mal de fariboles. Voici ce que les trois secrétaires perpétuels de l’Académie de la Mémoire et du Pétrin savaient de cet événement. Ça se serait passé il y a longtemps, nous étions à la fin de l’été (affirme l’hors-soi)… Écoutons le dernier qui s’en souvienne : Oui : l’armée arriva du sud, sortant des coteaux de Nîmes, elle défila en bas de notre village pour déboucher vers Roquemaure où le gros des troupes devait camper sur les bords du Rhône. La veille, Hannibal avait traversé le Gardon à gué du côté de Remoulins et ensuite, par le plateau de Signargues, ses colonnes contournèrent les rochers de Rochefort, puis elles passèrent au pied de la montagnette de Notre-Dame-de-Grâce. Les guerriers franchirent l’Agassin au nord de l’étang de Pujaut et de là ils arrivèrent à Roquemaure où un donjon porte encore leur nom, la Tour des Carthaginois ; on les appelait ainsi parce qu’ils étaient partis de Carthagène d’Espagne. Leurs soldats défilèrent pendant deux jours complets. Ils avançaient à pied, certains à cheval, avec des ânes, des mulets. Les convois ne traînaient point de chariot parce que les hommes n’emmenaient pas leur famille ; ce n’était pas une invasion mais une incursion. Ils conduisaient des éléphants, oui des éléphants que personne n’avait jamais imaginés si grands ! Des dizaines d’éléphants sur le chemin de Roquemaure, il fallait voir ça ! et leurs cornacs qui venaient des Indes (c’est pour ça que nous avons joué aux Indiens bien avant la découverte des Amériques). « Alors, ils sont passés aux Codoyères ? » demandait Salemme qui regrettait d’avoir raté l’événement. Oui, enchaînait Cyrille, et par Truel ils sont arrivés au Rhône où ils ont bivouaqué quelques jours. Ce n’étaient pas des pirates, ils payaient la nourriture et offraient des cadeaux. Puis avec l’aide des gens de Montfaucon, ils traversèrent le fleuve un peu au-dessous de l’île de la Piboulette et débarquèrent à Caderousse. Les éléphants, que leur cornac s’échinait à pousser de force sur des radeaux, voulurent traverser à la nage ; et le gros des troupes franchit le Rhône sur des barcasses liées par trois ou des chaloupes. Arrivés sur l’autre rive, ils marchèrent jusqu’aux Alpes et l’on n’entendit plus parler d’Hannibal sur les bords du Rhône. Le récit du passage des éléphants m’émerveillait, je voulais connaître tous les détails et d’aucuns en rajoutaient. Alors, ils venaient d’Espagne ? Il fait chaud en Espagne ? Oui surtout à Carthagène. C’est sûrement eux qui ont 22
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inventé la carthagène. Va savoir ! Pourtant ces gens n’étaient pas Espagnols. C’étaient une variété d’Espagnols qui venaient d’Afrique. Diable, alors ils étaient noirs ? s’inquiétait Salemme. « Non, dit mon père qui passait par là, c’étaient des Arabes. » Mon père parlait peu, et ne se mêlait que rarement aux échanges philosophiques, mais lorsqu’il avançait quelque propos c’était toujours bien documenté. On ne le contredisait pas, et nous allions même jusqu’à lui donner un coup de main pour porter ses bannastes afin qu’il nous en dise un peu plus long, selon ses informations, lui qui avait visité Marseille. Les Arabes ! personne dans le fournil ces années-là ne savait très bien de quoi il s’agissait. Quelques anciens du canton s’étaient retrouvés blédards en Algérie dans leur jeunesse, paraît-il, pour faire la guerre aux « Arabes », mais il y avait longtemps de cela et ce n’était pas un sujet de conversation. Les Arabes, le Maroc, l’Afrique noire, relevaient d’un autre monde que mes professeurs ne fréquentaient pas, ils en étaient restés aux Sarrazins bien de chez nous. UNE CIVILISATION DE L’ORALITÉ, SANS PERSPECTIVE HISTORIQUE Je me suis souvent demandé comment il fallait situer cette prétendue mémoire du franchissement du Rhône par Hannibal et ses éléphants. Les vieux comtadins la charriaient dans leur patrimoine et la communiquaient avec la fraîcheur d’une nouvelle qui se serait déroulée sous leurs yeux. Ces proches dont je tente de restituer le souvenir, humbles parmi les humbles, mais bien typiques d’une société rurale dont ils incarnaient le dernier carré, rassemblés dans ma famille par un concours de circonstances qu’il serait déplacé de raconter ici, étaient dépourvus de sens historique. Leur esprit (habité de contes et légendes) et leur mémoire foisonnaient d’anecdotes dont certaines pouvaient se recouper avec l’enseignement des livres d’histoire, sans qu’ils aient le souci de départager le fabuleux du véridique, l’imaginaire du réel. Ils ne se préoccupaient jamais de l’enchaînement des siècles mais bien davantage de filiation généalogique, seule occurrence où le temps ne s’écoulait que dans un seul sens. Le surgissement d’Hannibal n’était qu’un présent fossilisé. Il existait indépendamment du déroulement des cycles, que les saisons démontraient, sans pour autant induire une perspective historique. Hannibal ou Napoléon, c’était avant-hier ; et nous étions tous les enfants de l’hier. 23
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Ce monde, pilonné fort opportunément par les bombes américaines pour en chasser le nazisme que l’incurie des politiques avait laissé prospérer, ne survivra pas à la victoire des Alliés, et ce sera notre chance. Avec la Libération, après le retour au foyer des prisonniers, méconnaissables et terribles, et le plan Marshall, la France rurale vivra une grande césure historique, laquelle verra disparaître la société paysanne sclérosée. En vous contant mes bucoliques souvenirs, je pourrais laisser croire à la nostalgie d’une Arcadie provençale perdue. Non, mille fois non ! le monde villageois de mon enfance entretenait un enfer quotidien empli de haine, où le faible, le pauvre, l’enfant sans famille, la mère sans mari, l’étranger sans fortune, le marginal et l’innocent, étaient exploités et humiliés tranquillement, avec la méchanceté ordinaire des sociétés tribales arc-boutées sur leurs dérisoires vanités. Agissant ainsi parce que c’était la coutume, le villageois ne se montrait compatissant qu’avec les siens. DE BOUCHE-EN-BOUCHE ? Peut-on croire que l’histoire orale, dont j’ai voulu donner ci-dessus avec le passage d’Hannibal un exemple vécu, ait pu traverser deux millénaires et plus avant de parvenir à son terme ? C’est douteux en effet. Ce qui pourrait se concevoir davantage, ce serait la convergence de processus conjoints. D’une part, des gens du pays, des sédentaires qui garderaient en mémoire sur de longues générations un fait exceptionnel s’étant déroulé dans leur parage, puis la rencontre d’une personne de culture écrite, un homme d’église, un notable érudit, lequel, à la faveur d’un événement singulier comme la découverte d’une sépulture antique accompagnée d’offrandes métalliques lors d’un terrassement, ou d’ossements anormalement gros trouvés en creusant un puits, que sais-je, se serait livré à des commentaires devant le paysan songeur et sa trouvaille. L’homme de savoir étale sa science et énumère les hypothèses que ses lectures lui suggèrent : ce gros fémur, deux fois gros comme celui d’un bœuf pourrait bien provenir d’un éléphant perdu par Hannibal, lequel est en effet passé dans la région, savez-vous, en 218 avant notre ère comme le racontent Polybe et Tite-Live… Le discours savant se superpose alors à la tradition orale et restaure la mémoire commune pour un temps. Ce ressourcement périodique (le souffle chaud du bouche-en-bouche, dirait Claude Gaignebet), prenant appui sur de vagues réminiscences, sélectionne et fixe le récit historique en le rapprochant de la légende. Et à mon tour, écrivant ce qui précède, je formule une hypothèse… Critias faisait 24
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référence au récit de l’Atlantide entendu alors qu’il avait dix ans de son grandpère nonagénaire, lequel vieillard l’avait reçu de la bouche de Solon, qui luimême répétait les propos d’un prêtre égyptien… Platon s’amuse ainsi dans le Timée à nous montrer la mémoire athénienne à la merci du jeune Critias lequel heureusement se souvient des récits de son grand-père et restitue la fable aux bonnes oreilles pour la postérité. — Mais Platon fabule sur l’Atlantide ! Quant à ce que nous venons de lire, signalons qu’aucun auteur antique relatant l’expédition d’Hannibal ne donne de telles précisions sur le passage du Rhône par l’armée punique (intervient la voix érudite qui glose à la cantonade) ; aucun auteur ne parle de Montfaucon ni de Caderousse… Oui, Polybe a bien noté 37 éléphants, et les chevaux traversant à la nage ; par contre, ton père se trompait, les Carthaginois étaient peut-être des Syriens mais sûrement pas des Arabes d’Arabie ! Probablement venaient-ils à l’origine de Phénicie, des côtes du Liban… LES ROUGES ET LES BLANCS Notre digression nous aurait-elle éloignés des Sarrazins ? Pas vraiment. Outre que cette relation nous rappelle l’ancienneté de ce chemin suivi par les Carthaginois, lequel remonte d’Andalousie où s’abouche l’Afrique, franchit les Pyrénées, atteint Narbonne et gagne la vallée du Rhône, elle a le mérite d’éclairer l’une des sources des histoires locales pour les périodes du Haut Moyen Âge si mal documentées : les lieux-dits et leurs légendes. De plus, la visite amicale du Sémito-berbère Hannibal chez les Gaulois en préfigure d’autres au fil des siècles ; nos voisins Nord-Africains n’ont cessé de nous rendre visite et vice-versa. Je souhaite témoigner ici sur un autre gisement de mémoire contenant en germe des facteurs d’intolérance ; une autre source d’idées reçues contre laquelle l’école laïque s’escrimait au milieu du XXe siècle encore. La famille paternelle était de confession républicaine et profondément laïque, je le redis, par contre ma mère sortait d’une maisonnée de Blancs. Ayant choisi d’épouser celui qui deviendra mon père, elle sera bannie par les siens, par le frère aîné surtout. Oh, sans éclat, sans drame, benoîtement, mais sans rémission. Ainsi dans mon enfance, je n’ai pas eu de contacts très intimes avec cette autre maison qui s’élevait de l’autre côté de notre quartier. Je n’en parlerai donc pas. On la mentionnera uniquement pour préciser que l’enfant fréquenta l’église comme tous les gamins, pour faire plaisir à sa mère bien 25
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sûr, mais aussi parce que « ça se faisait ». De même que le curé bénissait aussi le cercueil des Rouges le moment du deuil venu. Ce n’était pas la guerre à ciel ouvert mais un long combat de sape, catholiques contre mécréants, les uns et les autres se détestant intimement, sous le boisseau, jusqu’à la lie du fiel. J’ai donc écouté les leçons du catéchisme comme tous les enfants, en attendant d’avoir douze ans, l’âge au-delà duquel les garçons de mon clan désertaient l’église complètement. NOTRE-DAME DE SAINTE-VICTOIRE Mais jusqu’à douze ans, j’en ai entendu des sermons ! Et une fois l’an, le village se rendait en pèlerinage au sanctuaire régional situé sur la commune de Rochefort. La procession partait de bon matin, enfants de chœur en tête, chantant les cantiques ; deux heures de marche, puis l’ascension de la colline, bannières déployées. Au sommet, autour du prieuré relevant de l’ordre des Bénédictins, un capharnaüm de boutiques, de stands, de buvettes, et d’étalages d’objets de piété, dans un climat de kermesse où nous allions boire des limonades avant la messe. Au cours du prêche, l’officiant missionnaire résumait l’histoire de la chapelle qui avait porté à son origine le titre de Notre Dame Sainte-Victoire, en commémoration des triomphes de Charlemagne sur – devinez qui – les Sarrazins, bien entendu. La toute première fondation pieuse daterait précisément de la victoire remportée par Charles Martel aux portes d’Avignon ; le pèlerinage n’ayant commencé qu’à l’époque de Charlemagne en remerciement de la protection de Marie. Et le moine historien montrait du doigt la plaine au sud de la colline où eut lieu la bataille. Nous écoutions la voix martiale du prédicateur résonner sous les voûtes du sanctuaire surchargé d’ex-voto. Il célébrait la sainte croisade qui se déroula au pied du mont sacré, la Roque-Forte dispensant toujours ses grâces aux enfants de Marie dont il bénissait la génération montante agenouillée devant lui. On conseillait fortement l’achat du livret qui racontait les faits : « Poussé par un fanatisme cruel, ces farouches sectateurs de Mahomet répandirent partout la terreur, et exercèrent des ravages dont les traces subsistent encore en divers endroits […] Après la prise d’Avignon, les Sarrazins forcés de quitter le Comtat Venaissin passèrent le Rhône et campèrent entre Saze, Pujaut et Rochefort. Mais l’intrépide Charles Martel ne leur donna pas le temps de se mettre en bataille. Renforcé par l’arrivée de nouvelles 26
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troupes, il les mit en fuite du côté de Nîmes. […] En cet endroit même, Charlemagne, pour perpétuer le souvenir du triomphe de ses armes et de celles de son aïeul, fit élever une église qu’il dédia à la Sainte Vierge et à Sainte Victoire. » Chaque famille conservait dans son trésor un exemplaire de l’opuscule ; celui que je recopie était caché au fond d’un tiroir de ma mère à côté du missel. L’après-midi, les pèlerins allaient prier une antique effigie de la Vierge Noire sous le titre de Sainte-Brune. Statue miraculeusement découverte par un berger un jour d’orage tandis que la foudre fendait la falaise. Nous nous rendions au pied de l’anfractuosité, lieu de l’invention, et nous emportions un fragment de rocher réputé bon préservatif contre la foudre. Les prêches se poursuivaient en énumérant les autres combats que menait l’Église catholique contre ses ennemis successifs et barbares : les Albigeois hérétiques, les juifs, les protestants, les francs-maçons, les communistes. Le hasard de la vie m’aurait-il fait naître dans une société particulièrement arriérée, au sein d’un terroir chargé d’histoire événementielle, ou bénéficiant d’une configuration géographique exceptionnelle ? Non point, nous retrouverions les mêmes situations dans d’autres provinces avec les mêmes conjonctures. L’identique conformation géologique conduisait les grands troupeaux d’herbivores de la préhistoire à emprunter les voies de passage, entre fleuve et falaise, où passeront ensuite les armées, et enfin les usagers des autoroutes ; ce sont en effet les zones de peuplement antiques et d’histoires longues, et l’homme du pays prend plaisir à élever des croix pour fixer sa mémoire et arrêter le temps. CONQUÊTE DU TRÉSOR DES SARRAZINS Heureusement, pour parler sarrazinois, j’avais à demeure les trois sophistes du pétrin aux braies rapetassées, qui ne croyaient pas en dieu mais racontaient des histoires peuplées de démons et merveilles, où le héros principal, Jean de l’Ours, donnait naissance à la Durance entre ses jambes en pissant debout contre le soleil ; nous connaissions aussi Pamparigouste le pays du monde à l’envers où les chiens jappent du cul, et Galagu le goinfre du royaume de Turelore. La Chèvre d’or se terrait au fond d’une caverne en haut du village dans la maison du Seigneur dont ne subsistaient que des ruines. Pour monter làhaut nous traversions la placette et prenions l’androne taillée dans le rocher 27
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« Mohamed T. est à la tête d’une nombreuse famille ; il est aussi mon ami. Noble de caractère, qu’il fût aide-berger dans son douar ou immigré dans la zone portuaire, Mohamed conservait de ses ancêtres la stature naturelle des pères de tribu. Lorsqu’il reçoit dans son huitième étage du bâtiment C, quartier Nord, derrière l’autoroute, un coussin brodé suffit pour transformer le F4 en salon d’alcade andalou digne de ses invités. Huit enfants […], au milieu, il y a Mustapha, treize ans. Remarquons que seul parmi sa fratrie Mustapha naquit blond avec les yeux bleus, blond au centre d’une maisonnée de bruns aux regards sombres. » … Une singularité qui laisse Mustapha perplexe. Par la succession de brefs récits sur le mode de la rhapsodie antique, Jean-Marie Lamblard nous fait entrer dans la longue épopée des peuples méditerranéens. Venus de tous les horizons, Wisigoths, Ostrogoths, Vandales, Francs, Arabes, Maures, Berbères, Byzantins… tous, aimantés par ce centre liquide, se visitent, se battent, échangent, s’aiment, s’assemblent et finissent parfois par se ressembler. Tissage des cultures et métissage des hommes contribuent à relativiser la différence mais aussi, par un heureux paradoxe, à réintroduire, au hasard de la génétique ou de l’histoire, une part de diversité au cœur même du monde métissé. Une foule de personnages familiers ou méconnus forment alors le chœur, répondant au présent aux interrogations de Mustapha, témoin étonné du libre parcours des hommes.
ISBN 978-2-86266-625-9
Photographie de couverture : © Ernest Pignon-Ernest
25 €
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Jean-Marie Lamblard est docteur en ethnozoologie de l’Université René Descartes-Paris V, conteur, essayiste et romancier. Il a été accueilli par Théodore Monod au Muséum d’histoire naturelle de Paris. Familier des terres du Sud, sa profession l’a souvent amené à arpenter les pays méditerranéens.