Tisser la nature

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Atelier-musée Jean-Lurçat, Saint-Laurent-les-Tours

Exposition du 1er avril au 3 octobre 2021 Commissaire : Béatrice Bardon Château de Saint-Laurent 1679, avenue Jean-Lurçat 46400 Saint-Laurent-les-Tours Tél. 05 65 38 28 21 www.lot.fr culture.devl@lot.fr

Le réseau TRAME[S], constitué de cinq établissements liés à l’art tissé

S o m ma i r e

en Massif central, crée un évènement collectif et transversal, sous la

Introduction

forme d’une exposition sur le thème de la nature tissée, évènement qui se

Le végétal dans l’art de la tapisserie

Le présent catalogue d’exposition parcourt plus de six siècles d’histoire,

Exposition du 17 avril au 3 octobre 2021

commentés par un spécialiste de l’art tissé, une journaliste et paysagiste,

Commissaires : Brigitte Benneteu, Sophie Guérin-Gasc Rue Saint-Martin 81540 Sorèze Tel. 05 63 50 86 38 www.abbayeecoledesoreze.com contact@domrobert.com/abbaye-ecole.soreze@tarn.fr

des conservateurs et historiens de l’art.

Musée de Lodève

Mais l’abstraction n’est pas toujours là où nous penserions la trouver…

Exposition du 3 avril au 22 août 2021 Commissaire : Ivonne Papin-Drastik Square Georges-Auric 34700 Lodève Tél. 04 67 88 86 10 www.museedelodeve.fr museelodeve@lodevoisetlarzac.fr

Cité internationale de la tapisserie, Aubusson Commissaire : Bruno Ythier Rue des Arts – BP 89 23200 Aubusson Tél. 05 55 66 66 66 www.cite-tapisserie.fr contact@cite-tapisserie.fr

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Herbiers tissés, d’une tapisserie à l’autre

Sous nos yeux, un herbier se déroule au fil des siècles. Pour exprimer le

tisser la nature – xve-xxie siècle

Musée Dom Robert et de la tapisserie du xx siècle, Sorèze

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Une nature observée Charlotte Fauve

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Exposition du 1er juillet au 25 septembre 2022

Pascal-François Bertrand

déroule de 2021 à 2022.

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végétal, le regard des peintres-cartonniers est toujours attentif au réel.

Expositions croisées 2021-2022 Atelier-musée Jean-Lurçat (Lot) Musée Dom Robert et de la tapisserie du xxe siècle (Tarn) Musée de Lodève (Hérault) Cité internationale de la tapisserie d’Aubusson (Creuse) Abbaye de La Chaise-Dieu (Haute-Loire)

Brigitte Benneteu et Sophie Guérin-Gasc

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Catalogue des œuvres exposées xve-xvie siècle xviie siècle xviiie-xixe siècle xxe-xxie siècle

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Auteurs des notices : Béatrice Bardon Brigitte Benneteu Xavier Brousse Anne-Laure Delorme Catherine Giraud Sophie Guérin-Gasc Ivonne Papin-Drastik Dominique Sallanon Bruno Ythier

Bibliographie Remerciements

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Abbaye de La Chaise-Dieu Collection permanente

ISBN 978-2-86266-781-2

19 €

www.loubatieres.fr

Maison du Cardinal Avenue de la Gare 43160 La Chaise-Dieu Tel. 04 71 00 01 16 www.chaisedieu.fr reservation@chaisedieu.fr

ÉDITIONS LOUBATIÈRES

Illustration en couverture: La Famille dans la joyeuse verdure (détail) Léo CHIACHIO (né en 1969) et Daniel GIANNONE (né en 1964) Cité internationale de la tapisserie. FRCTC. n° inv. 2017.7.1 © Chiachio/Giannone/photographie / Cité de la tapisserie, droits réservés.


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Introduction D

epuis 2014, cinq établissements muséaux du Massif central ont entrepris un travail commun pour faire connaître et valoriser la tapisserie sous toutes ses formes auprès de tous les publics. Ils se sont associés pour initier le réseau TRAME[S]. Soutenu par cinq départements, trois régions et l’État, le réseau TRAME[S] a décidé en 2019 de réaliser un projet commun autour d’un thème fédérateur : la représentation du végétal dans l’art tissé, parcourant six siècles d’histoire de la tapisserie, du xve au xxie siècle. Entre 2021 et 2022, quatre expositions croisées vont ainsi voir le jour, auxquelles s’adjoint la collection permanente de l’Abbaye de La Chaise-Dieu. Atelier-musée Jean-Lurçat Saint-Laurent-les-Tours (Lot/Occitanie) 1er avril – 3 octobre 2021

2 Musée Dom Robert et de la tapisserie du xxe siècle Sorèze (Tarn/Occitanie) 17 avril – 3 octobre 2021

Musée de Lodève – Hôtel du cardinal de Fleury Lodève (Hérault/Occitanie) 3 avril – 22 août 2021

Cité internationale de la tapisserie Aubusson (Creuse/Nouvelle Aquitaine) 1er juillet – 25 septembre 2022

Abbaye de La Chaise-Dieu (Haute-Loire/Auvergne-Rhône-Alpes) Collection permanente

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introduction

Plus de soixante tapisseries ont été sélectionnées pour cette exposition au long cours. La moitié d’entre elles provient des collections des sites du réseau TRAME[S]. Pièces anciennes ou contemporaines, elles ont pour beaucoup été tissées dans des ateliers d’Aubusson. L’autre moitié est issue de prêts. Le Mobilier national a mis à disposition trente-deux tapisseries ou tapis remarquables. Se sont également associés à l’entreprise le musée Goya de Castres et des collectionneurs privés. Que tous soient ici chaleureusement remerciés pour leur collaboration. L’exposition Tisser la nature instaure un dialogue entre les œuvres par des correspondances stylistiques et techniques. Ainsi voyage-t-on visuellement du millefleurs à l’abstraction la plus radicale sans que la chronologie s’impose dans les parcours proposés. Les accrochages privilégient en effet les rapports de thèmes, de tons et de compositions ou bien s’appuient sur des ruptures volontaires quant aux regards portés sur la nature. Le choix des œuvres favorise aussi un dialogue avec les collections permanentes de chacun des sites. C’est le cas à la Cité internationale de la tapisserie d’Aubusson, à Saint-Laurent-Les-Tours avec l’œuvre de Jean Lurçat et à Sorèze avec celle de Dom Robert. Pour la commodité de lecture, le catalogue a cependant opéré un classement par période des œuvres exposées.

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Le traitement du végétal a constitué un élément majeur de l’esthétique de la tapisserie à toutes les époques. Il est au cœur de la création des millefleurs du xve siècle et des feuilles de choux du xvie siècle. Au Moyen Âge, la représentation des fleurs véhicule un message symbolique. Avec la Renaissance et l’intérêt scientifique pour le vivant, les verdures cherchent à exprimer la nature, nouvel espace de curiosité, dans sa diversité. L’approche naturaliste du végétal se développe avec luxuriance dans les verdures des xviie et xviiie siècles. La nature reste un motif privilégié dans les arts décoratifs des xixe et xxe siècles, même dans l’abstraction. Au cours de cette longue histoire, certains peintres-cartonniers composent même un herbier artistique, puisé au plus près du réel, qui signe leur création. Aujourd’hui, on assiste à une nouvelle éclosion de ce thème dans l’art contemporain, en résonance avec les questions environnementales de notre époque. Pourquoi cette présence permanente du végétal dans la tapisserie ? Comment se manifeste-t-elle ? S’agit-il de reproductions quasi scientifiques d’espèces d’après nature ou de témoins d’une représentation culturelle de la nature ? Pour tenter de répondre à ces questions, les commissaires d’exposition ont sollicité des spécialistes de différentes disciplines.

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Pascal-François Bertrand, professeur d’université, spécialiste de la tapisserie en Europe, apporte un éclairage d’historien sur la nature dans les tapisseries anciennes et contemporaines et propose une typologie de la représentation du végétal dans une histoire des formes. Charlotte Fauve, journaliste et ingénieure paysagiste, évoque le rôle des herbiers dans l’évolution de la science botanique et du regard porté par les sociétés sur la nature. Pour évoquer ce lien entre botanique et représentation tissée, deux tapisseries sont mises, à titre d’exemple, à l’épreuve du regard : une tapisserie du xvie siècle de la tenture de chœur de l’Abbaye de La Chaise-Dieu et une tapisserie de Dom Robert, peintre-cartonnier du xxe siècle. Elles mettent chacune à leur manière l’accent sur l’attention portée par les artistes à la nature et dressent un herbier plein de surprises pour le visiteur, à l’instar de toutes les tapisseries exposées.

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Les parcours invitent à la flânerie dans une nature toujours réinventée à travers les siècles. Les tapisseries choisies, par leur proximité de lecture et leur monumentalité, font appel à tous les sens. Si elles sollicitent la vue en premier lieu, elles stimulent aussi chez le spectateur la sensation du toucher, de l’ouïe, de l’odorat, du goût, comme si la tapisserie avait cette capacité d’être un art total, capable de saisir la nature dans sa plénitude. Guidé par les titres de certaines œuvres – Ça sent bon, Vent de printemps dans l’après-midi, L’École buissonnière, Pastorale – le visiteur se laisse surprendre à ressentir les senteurs des sous-bois, les gazouillis de la campagne, la volupté des herbes grasses, l’acidulé des fruits de l’été, le frémissement de la lumière. Au cours de la promenade, des sentiers étranges s’ouvrent, ici à partir d’un détail, là au détour d’un procédé technique choisi pour interpréter une fleur, une feuille, un arbre. L’abstraction n’est pas nécessairement là où on penserait la trouver. Elle se fait jour parfois dans les tapisseries les plus anciennes. Des plages de respiration ont été ménagées dans les scénographies. La nature s’y estompe, voire disparaît, créant ainsi des contrastes vivifiants. Entre la Grande feuille monochrome d’Hajdu et l’exubérance baroque de La Famille dans la joyeuse verdure de Chiachio et Giannone, notre époque semble osciller entre page blanche et symphonie chromatique pour évoquer le végétal. D’autres artistes comme Quentin Vaulot et Goliath Dyèvre adoptent une démarche science-fictionnelle pour souligner la mutation de la nature et, par là même, du regard porté sur elle en tapisserie.

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introduction

Le Mobilier national continue de passer commande à des artistes contemporains. La Cité internationale de la tapisserie d’Aubusson réactive la formation de lissiers et lance chaque année un appel à concours pour une création originale. La tapisserie reste un art vivant, ouvert à tous, inscrit au patrimoine culturel immatériel de l’humanité par l’Unesco, qui produit des œuvres où souvent la nature est au cœur de la réflexion artistique. Sans doute a-t-on aujourd’hui plus que jamais besoin de revenir à une approche directe de la nature pour la laisser parler par elle-même, sans fioritures, simplement pour mieux la connaître, l’aimer et la protéger. La tapisserie, par sa présence murale et sa matière même, a le pouvoir d’établir un lien intime entre le spectateur et la nature qu’elle donne à voir et à ressentir. Comme une porte ouverte sur un monde à se réapproprier.

5 … L’herbe nous ressemble, elle pousse partout. Entre les pavés des capitales aussi bien que le long des talus. Et notre mémoire aussi est comme une grande prairie, où l’herbe doucement se relève sur nos sentiers. Ainsi l’herbe nous ressemble parce qu’elle se renouvelle, tout en restant l’herbe de toujours. Elle a l’opiniâtreté de l’espérance et la profondeur de l’oubli. Le vent l’aime, il la fait courir, comme courent les mots dans nos têtes et puis sur une page, quand on se laisse emporter au souffle variable des jours… Jacques Réda

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Herbiers tissés : d’une tapisserie à l’autre Et si je connais, moi, une fleur unique au monde, qui n’existe nulle part sauf dans ma planète, et qu’un petit mouton peut anéantir d’un seul coup, comme ça, un matin, sans se rendre compte de ce qu’il fait, ce n’est pas important ça ? Le Petit Prince Antoine de Saint-Exupéry

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es millefleurs médiévaux aux tapisseries du xxie siècle, l’observation de la nature, conjuguée à d’autres influences littéraires, religieuses, esthétiques, a permis à des artistes d’élaborer une forme d’herbier graphique utile à leur créativité. Un reflet, en quelque sorte, de la façon dont chaque société appréhende la nature. Et parfois, les artistes ont eu un tel goût du vrai et se sont penchés avec tant d’attention sur la nature qui les entourait, qu’ils nous invitent aujourd’hui à nous incliner à notre tour à ras de terre… ou à fleur de tapisserie.

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Pour tenter de comprendre cette approche de la nature, l’identification des végétaux représentés dans deux des tapisseries exposées a été réalisée : une œuvre médiévale, une tapisserie de l’Abbaye de La Chaise-Dieu et, à quelques siècles de distance, une création du xxe siècle, L’École buissonnière de Dom Robert. Cet exercice, plus qu’un simple inventaire, montre à quel point le pouvoir d’imagination des artistes s’appuie sur une véritable connaissance du vivant. Deux visuels d’identification, annotés des noms familiers et scientifiques des plantes, ont donc été conçus afin d’aiguiser le sens de l’observation des visiteurs. Loin d’être un exercice d’érudition, voici un jeu où chacun, devenant acteur de sa visite, aura l’envie d’étendre l’expérience à toutes les tapisseries, d’y repérer des plantes familières ou inconnues et surtout, d’en décrypter la traduction qu’en ont faite les peintres-cartonniers. Page ci-contre. Apparition du Christ à Marie-Madeleine (cat. 2, détail). © projet Chaise-Dieu,

Laurence Barruel.

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à travers la stylisation, Dom Robert semble parvenir à extraire l’essence même de chaque plante. Cinq variétés de chardons sont repérables – le grand cirse laineux (n° 7), le chardon bardane (n° 11), le chardon Marie (n° 12), le chardon étoilé (n° 8) et le chardon faux acanthe (n° 9) – et se mêlent aux grands bouillons-blancs ou molènes (n° 6), à des ombellifères et des graminées. On y reconnaît également la picride épervière (n° 3), la camomille (n° 2), le coquelicot (n° 5), la piloselle (n° 13), la centaurée scabieuse (n° 10) et le pissenlit, dit liondent (n° 1). Jouant à cache-cache sur toute la surface en touches vives d’aplats de couleurs ou voletant sur leurs plantes-hôtes, on compte vingt-trois papillons d’une quinzaine de variétés différentes, toutes identifiées également.

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Dom Robert s’approprie la tradition de la tapisserie de lisse et rend expressive une technique toute en nuances et subtilités, au service de son expression plastique. Les battages expriment le velouté d’une feuille de bouillon-blanc ; les hachures traduisent le piquant d’un chardon ; les aplats de couleurs vives suggèrent la vivacité des ailes de papillons. Comme le lin, le fil de soie ou d’or dans les tapisseries anciennes, le blanc des ombelles et des pissenlits, piqueté de fil de coton noir, éclaire la composition qui n’en prend que plus de présence. Par le thème de la prairie fleurie, Dom Robert s’inscrit dans la continuité des verdures anciennes, du millefleurs aux feuilles de choux, tout en rénovant le genre dans une esthétique moderne. Là réside son unicité et son originalité dans la création du xxe siècle. La fragmentation des formes et les passages de couleurs traduisent le foisonnement de la nature, la variété et la beauté des palettes colorées des prairies naturelles. À l’image de la nature, chaque élément trouve sa place, en harmonie et en équilibre dans une dépendance réciproque. Comment dès lors ne pas faire le lien entre les deux tapisseries ? Toutes deux irradient la beauté des jardins et des prairies en fleur. Elles racontent une histoire du temps, l’une rayonnante de joie dans la douceur printanière d’un Éden retrouvé, l’autre traduisant l’atmosphère bruissante d’une après-midi d’été. Promenade qui invite à regarder autrement cette nature fragile avec ses odeurs, ses lumières, ses couleurs, ses chants. Dans cette nature infinie, où chacun peut chercher sa « fleur unique au monde » dont parle Saint-Exupéry. Brigitte Benneteu, Sophie Guérin-Gasc Musée Dom Robert, Sorèze

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herbiers tissés : d’une tapisserie à l’autre

1. Liondent ou Porcelle Hypochoeris radicata 2. Camomille (matricaire inodore) Tripleuruspermium inodorum Grande camomille Tanacetum Parthenum

Chardon du solstice (jaune) Centaurea solstitialis

10. Centaurée scabieuse Centaurea scabiosa

4. Ombellifère Apiacées

11. Chardon bardane Carduus personata

5. Coquelicot Papaver Rhoseas ou Papaver dubium

12. Chardon Marie Silybum marianum

7 Cirse laineux (chardon) Cirsium eriophorum

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9. Chardon faux acanthe Carduus crispus

3. Picride épervière Picris Hieracioide

6. Bouillon blanc Verbascum thapsus

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8. Chardon étoilé (rose) Centaurea calcitrapa

13. Piloselle Hieracium pilosella

14. Graminées en fleurs et graines

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xve-xvie siècle

xviie siècle

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Catalogue xviiie-xixe siècle

xxe-xxie siècle

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xv -xvi siècle e

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’histoire de la tapisserie occidentale commence à la fin du Moyen Âge. La technique était connue depuis l’Antiquité, mais ce n’est qu’au xive siècle qu’un art de la tapisserie se développe véritablement, avec l’apparition de grandes tapisseries à scènes narratives, formant des tentures historiées comme celle de l’Apocalypse d’Angers. Destinée aux murs des châteaux et des églises, la tapisserie médiévale est l’apanage des grands princes ou des prélats qui se constituent des collections considérables. Les centres les plus actifs sont alors ceux des anciens Pays-Bas méridionaux et de la France du Nord (Arras, Tournai, Bruxelles, Bruges, Lille, Audenarde). La fin du xve siècle est connue pour ses millefleurs, tapisseries dont le nom provient de la multitude de petites fleurs qui en parsèment le fond, donnant à l’ensemble un caractère champêtre. Dans ces œuvres réalisées en série, le choix de représentation des espèces végétales est chargé d’une symbolique en lien avec le sujet traité.

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À l’aube du xvie siècle, le renouvellement de l’art de la tapisserie vient d’Italie : vers 1515, Raphaël fournit aux lissiers bruxellois des cartons dont le dessin rompt complètement avec la tradition établie. À l’entassement des personnages dans des scènes très denses, on préfère désormais les compositions amples et aérées, mettant en scène des personnages monumentaux dans une nature encore très présente. La tapisserie suit l’évolution stylistique de la peinture. Si le millefleurs perdure, un genre nouveau de tapisseries apparaît vers 1530, d’abord dans les Flandres, puis dans la région d’Aubusson : les verdures dites « à feuilles de choux », « à grandes feuilles », « à feuilles renversées » ou « à aristoloches ». Elles sont l’illustration d’une nature impénétrable où les règnes végétal et animal se situent à la frontière du monde des hommes. Outre la collection de la Cité Page ci-contre. La Nativité (cat. 3, détail). © Projet Chaise-Dieu, Laurence Barruel.

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xvii siècle e

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a tapisserie connaît un nouvel âge d’or au cours du xviie siècle, notamment en France. Le pouvoir royal cherche à concurrencer la production flamande. Henri IV et Louis XIII encouragent le développement d’une production française en faisant venir des lissiers étrangers à Paris. L’action de Louis XIV est décisive : en 1662, son ministre Colbert fonde la manufacture des Gobelins et, deux ans plus tard, celle de Beauvais, qui porteront la tapisserie française au plus haut degré de perfection. Les meilleurs peintres parisiens œuvrent à cet essor comme Simon Vouet ou Charles Le Brun, à qui l’on doit les modèles des plus belles tapisseries françaises de cette période. Le goût est à la profusion dans la représentation. Les couleurs plus toniques et franches en soulignent la richesse. Le cycle des saisons et la mythologie sont des thèmes de prédilection pour les peintres-cartonniers. Le végétal y joue un rôle important, marqueur symbolique du passage du temps ou de l’amour. Que ce soient des créations originales ou des reprises de cartons de la Renaissance, les séries de grandes tentures, ensembles de tapisseries sur un même sujet, permettent de dérouler une histoire en séquences de six à douze tapisseries. Des récits bibliques, mythologiques ou littéraires ornent ainsi les murs.

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C’est le cas par exemple de la Tenture de Renaud et Armide, conservée à La Cité internationale de la tapisserie, à Aubusson, dont l’histoire est tirée de l’œuvre du poète italien Torquato Tasso (1544-1595), dit Le Tasse, La Jérusalem délivrée, publiée en 1581. Ce long poème raconte les combats entre chrétiens et païens pendant la première croisade, entremêlés d’histoires d’amours, dont celle de Renaud et Armide, appartenant aux deux camps opposés. La première édition illustrée par Bernardo Castello est publiée à Gênes en 1590 et les traductions de l’ouvrage italien ont un succès retentissant en Europe. De nombreux peintres italiens, français, allemands, vont chacun à leur manière donner de multiples transcriptions de l’univers du Tasse. Page ci-contre. Tenture des Sujets de la fable (cat. 16, détail). © Mobilier national, Isabelle Bideau.

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42. Mille fleurs sauvages DOM ROBERT (1907-1997) Carton de 1961 Tapisserie de basse lisse, laine et coton Atelier Goubely-La Beauze, Aubusson, 1999 H. 2,10 m x L. 3,00 m Collection du musée Dom Robert, n° inv. 012.1.T.12. © Abbaye d’En Calcat Photographie J.-L. Sarda pour musée Dom Robert Exposée au musée de Lodève. 3 avril – 22 août 2021

Cette tapisserie développe le thème de la prairie fleurie peuplée d’animaux de basse-cour, initié avec L’Herbe haute. Un tapis de millefleurs en compose le fond. S’y déploient le trèfle fleuri, les pâquerettes, les pervenches et des graminées. Les sauges bleues créent la verticalité et structurent la mise en place des volailles qui composent à leur tour une ronde. Ici, aucun rapport d’échelle réaliste. Le gaillet jaune est aussi gros qu’une tête de coq ou qu’une fleur de pissenlit. « Sauvages » est bien le motclé : l’herbier le plus commun reste, tel un millefleurs, tout un univers à explorer.

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43. Thermidor DOM ROBERT (1907-1997) Tapisserie de basse lisse, laine et coton Atelier Goubely, Aubusson, 1975 H. 2,00 m x L. 2,95 m Collection de la Cité internationale de la tapisserie, Aubusson. N° inv. 2003.9.1 © Abbaye d’En Calcat Photographie © Cité internationale de la Tapisserie, Claire Tabbagh-Manzara Exposée à la Cité internationale de la tapisserie, Aubusson. 1er juillet – 25 septembre 2022

Cette tapisserie peut être apparentée au type médiéval des millefleurs où tout l’espace est tapissé de plantes fleuries sur un fond uni. Dom Robert aimait dessiner les fleurs des champs. Il en montre leur simple beauté sous toutes les facettes, de profil, ployées par le vent, de dessus à pleine couleur, de dessous avec les inflorescences en parasol, jouant de leur multitude et de leur ressemblance. Les ombelles, groupe de plusieurs plantes caractérisées par une corolle en forme de parasol, appartiennent comme les coquelicots si souvent représentés par Dom Robert à des espèces non cultivées poussant librement au hasard et le plus souvent dans des terrains en friche où l’homme n’intervient plus. On reconnaît ici la carotte sauvage, la ciguë, la tanaisie… et toutes sortes de chardons.

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44. Les Incroyables DOM ROBERT (1907-1997) Carton de 1979 Tapisserie de basse lisse, laine et coton Atelier Goubely-La Beauze, Aubusson, 2002 H. 1,80 m x L. 1,30 m Collection du musée Dom Robert, n° inv. 012.1.T.41 © Abbaye d’En Calcat Photographie J.-L. Sarda pour musée Dom Robert Exposée à l’Atelier-musée Jean-Lurçat, Saint-Laurent-les-Tours. 1er avril – 3 octobre 2021

Le titre de cette tapisserie fait référence aux costumes des Incroyables de la période révolutionnaire. Les animaux jouent de toutes leurs plumes et s’ébattent dans une nature foisonnante. En graines ou en fleurs, l’avoine, la queue-de-lièvre, le coquelicot dialoguent avec les pissenlits et les ombelles dont le blanc structure la composition. Ainsi s’organise un millefleurs aux tons chauds dominants, laissant l’œil voyager sur toute la surface de la tapisserie.

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45. L’École buissonnière DOM ROBERT (1907-1997) Carton de 1976 Tapisserie de basse lisse, laine et coton Atelier Goubely-La Beauze, Aubusson, 1997 H. 1,97 m x L. 4,30 m Collection du musée Dom Robert, n° inv. 012.1.T.36. © Abbaye d’En Calcat Photographie J.-L. Sarda pour musée Dom Robert Exposée au musée de Lodève. 3 avril – 22 août 2021

Le titre de cette tapisserie est emblématique de la démarche artistique de Dom Robert qui privilégie la pratique du dessin dans la nature. Les prairies fleuries de la Montagne Noire sont à la source de cette composition foisonnante, thème déjà traité dans un carton précédent, Thermidor. Le format horizontal invite à une promenade visuelle : les papillons, toutes ailes déployées, volettent sur leurs plantes-hôtes ou s’y cachent. La composition s’équilibre et se déploie grâce à une riche palette où les touches de blanc captent les vibrations de la lumière du plein été.

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46. Les Enfants de lumière

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DOM ROBERT (1907-1997) Carton de 1968 Tapisserie de basse lisse, laine et coton Atelier Goubely, Aubusson, 1969 H. 3,50 m x L. 5,00 m Collection privée, Toulouse © Abbaye d’En Calcat Photographie J.-L. Sarda pour musée Dom Robert Exposée à la Cité internationale de la tapisserie, Aubusson. 1er juillet – 25 septembre 2022

Dom Robert reprend dans un de ses plus grands formats le thème de la mare à la végétation exubérante, initié avec La Vie douce en 1952. Commande pour le siège social de l’entreprise Philips aux Pays-Bas en 1968, Les Enfants de lumière fait référence aux ampoules fabriquées par la célèbre marque et à une expression biblique : « Conduisez-vous en enfants de lumière, car le fruit de la lumière consiste en toute bonté, justice et vérité » (Éphésiens 5,8). Cette référence appliquée à des animaux apparaît comme un hommage à l’innocence de la nature. L’organisation des masses colorées structure une composition foisonnante. Le traitement du végétal recourt à des techniques de tapisserie adaptées à chaque type de plantes à majorité d’essences tropicales. Dom Robert s’inscrit dans la continuité des tapisseries du xvie siècle, dites « feuilles de choux », au décor végétal luxuriant, tout en y introduisant un vocabulaire moderne de formes et de couleurs.

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63. Les Gentianes Alain CLÉMENT (né en 1941) Tapisserie de lisse, laine et coton Atelier André Magnat, Aubusson, 1990 H. 2,15 m x L. 1,60 m Collection du Mobilier national, Paris, n° inv. GMTT-1185-000 © Clément, ADAGP, Paris, 2020 Photographie © Mobilier national, Philippe Sébert Exposée à l’Atelier-musée Jean-Lurçat, Saint-Laurent-les-Tours. 1er avril – 3 octobre 2021

Proche du groupe Support/Surfaces, Alain Clément crée une peinture abstraite entre expression et composition. Également sculpteur et graveur, la forme et le travail de la ligne dans l’espace constituent pour lui une préoccupation majeure. Dans ces gentianes stylisées et enchevêtrées comme une forêt de bras, le souci de la construction, la totale utilisation de l’espace, les cernes colorés des formes rendent le volume des fleurs presque sculptural.

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64. Velvet Jungle n° 1 Jacques MONORY (1924-2018) Tapisserie de haute lisse, laine, soie Manufacture des Gobelins, 2012. H. 2,25 m x L. 1,85 m Collection du Mobilier national, Paris, n° inv. GOBT-1373-000 © Monory, ADAGP, Paris, 2020 Photographie © Mobilier national, Isabelle Bideau. Exposée au musée de Lodève. 3 avril – 22 août 2021

L’utilisation presque exclusive du bleu apportant à la fois quiétude et anxiété, donne à cette composition une dimension très cinématographique. Une jeune femme solitaire, au regard tourné vers le spectateur et arborant une robe blanche, fait quasiment corps avec la végétation dense et plutôt enchanteresse qui l’entoure. Dans le sous-bois sombre et moite du premier plan, le danger semble pourtant proche et imminent.

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65. Le Chêne de Mambré avec Giotto Pierre BURAGLIO (né en 1939) Carton de 2001 Tapisserie de basse lisse, laine et coton Manufacture de Beauvais, 2013 H. 2,44 m x L. 1,22 m Collection du Mobilier national, Paris, n° inv. BV-504-000 © Buraglio, ADAGP, Paris, 2020 Photographie © Mobilier national, Philippe Sébert. Exposée au musée Dom Robert, Sorèze. 17 avril – 3 octobre 2021

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Pierre Buraglio débute sa carrière par la peinture figurative qu’il délaisse progressivement au profit de collages et d’assemblages de matériaux divers. Cette pratique du réemploi l’incite à puiser aussi dans l’histoire de l’art. À partir de 1976, avec ses « dessins d’après », il réinterprète de grands maîtres de la peinture, Giotto ou encore Matisse, qui lui inspirent plusieurs séries. Peintre et lithographe, l’artiste s’empare ici de la technique de la tapisserie pour rendre l’effet du dessin dont les traces occupent les aplats qui structurent la composition. Dans une gradation du blanc au noir, il reprend la manière médiévale de l’étagement pour représenter la profondeur du paysage. Tel un collage, un arbre crayeux stylisé, sorti tout droit de la terre blanche elle aussi, se détache sur un fond bleu intense, couleur de prédilection de l’artiste.

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68. La Famille dans la joyeuse verdure Léo CHIACHIO (né en 1969) et Daniel GIANNONE (né en 1964) Tapisserie de basse lisse, laine et soie Atelier A2, France-Odile Perrin-Crinière, Patricia Bergeron, Aïko Komoni, 2017 H. 3,00 m x L. 5,00 m Collection de la Cité internationale de la tapisserie. Fonds régional de création de tapisseries contemporaines, n° inv. 2017.7.1 © Chiachio/Giannone, 2020 Photographie © Cité internationale de la Tapisserie, droits réservés Exposée au musée de Lodève. 3 avril – 22 août 2021 Exposée à la Cité internationale de la tapisserie, Aubusson. 1er juillet – 25 septembre 2022

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La tapisserie du duo d’artistes argentins est une œuvre jubilatoire, inspirée de l’imaginaire latino-américain – notamment guarani – de la forêt et empreint d’un réalisme magique à la manière des œuvres littéraires de l’Argentin Julio Cortázar ou du Colombien Gabriel García Márquez. Dans la peinture de Leo Chiachio et Daniel Giannone, la nature apparaît exubérante, faite d’une infinie richesse de couleurs, formes et matières. Parfois, elle se transforme même en bijoux scintillants. La nature est présentée à une échelle qui dépasse celle des figures humaines pour souligner à quel point il est essentiel de la protéger. La tapisserie d’Aubusson a traditionnellement été conçue comme une forme de mémoire, le récit de grandes épopées. En cela, l’œuvre de Chiachio et Giannone est un témoignage de l’urgence contemporaine de la préservation de cette nature. Comme dans tous leurs travaux, les deux artistes se représentent au centre de l’œuvre. Portant des masques et des plumes d’inspiration guaranie, ils sont également accompagnés de leur chien Piolin pour figurer leur modèle de famille. Il s’agit là encore d’inscrire dans la tapisserie les changements survenus dans les sociétés occidentales quant aux nouvelles configurations que connaît aujourd’hui l’institution familiale. La Famille dans la joyeuse verdure s’inscrit parfaitement dans la tradition et l’histoire des verdures d’Aubusson. Elle propose en effet au spectateur de se plonger dans un univers narratif et immersif teinté d’éléments fantastiques. La scène centrale est placée dans un écrin de verdure dans lequel fourmillent des détails à la fois réalistes et oniriques.

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