Vents du Sud – tome III – Une paix incertaine

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MARIO GRANERI-CLAVÉ

Vents du Sud III. une paix incertaine roman

LOUBATIÈRES


ISBN 978-2-86266-615-X © Nouvelles Éditions Loubatières, 2010 10 bis, boulevard de l’Europe, BP 27 31122 Portet-sur-Garonne Cedex contact@loubatieres. fr www.loubatieres.fr


MARIO GRANERI-CLAVÉ

Vents du Sud roman

Tome 1i1

Une paix incertaine

LOUBATIÈRES



Septembre 1920

Le démon de minuit « La garde-barrière a tout de suite compris qu’il s’agissait d’une haute personnalité. Il avait les pieds propres ! » À demi assoupi sur un transatlantique, au fond du jardin, à l’ombre du platane qui a beaucoup grandi pendant la guerre, Joseph écoute distraitement les diatribes convenues que son père distribue à plaisir contre le régime, ses faiblesses, ses combines, la médiocrité de ses dirigeants. Autour d’eux, l’automne aquitain n’en finit pas de s’épanouir. Le vin sera bon. Bien entendu, depuis trois mois, les mésaventures du nouveau président de la République, qui, après être tombé d’un train en chemise de nuit, aurait été trouvé un matin pataugeant au milieu d’un bassin du parc de Rambouillet, ont relancé la polémique. On dit même que lors d’une visite à Bordeaux il aurait prononcé deux fois le même discours. « Le mois dernier, il paraît qu’il a signé un document officiel… Vercingétorix ! Lui, un académicien français ! » Mais les nains politiques ont chassé Clemenceau, le seul homme d’État qui ait trouvé grâce aux yeux de CharlesLouis, pour avoir mené le pays à la Victoire. Ils sont rapidement retombés dans l’impuissance, la défiance à l’égard de la moindre réforme, la manipulation des modes de scrutins, la suspicion maladive vis-à-vis de tout exécutif dési5


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reux d’un semblant d’autorité. La multiplication des « rouages inertes » condamne par avance toute tentative sérieuse d’évolution. « Vous savez ce que dit le Tigre du président de la République Deschanel ? Il a un bel avenir derrière lui !… » Et le vicomte a connu aussi le bonheur, quelques mois auparavant, de « souffleter la République », comme il le dit en savourant chaque terme. Georges Leygues, le maire de Villeneuve-sur-Lot, un temps président du Conseil, avait tenu à le remercier pour son action auprès des prisonniers de guerre et lui avait fait accorder la Légion d’honneur. Lorsqu’il a reçu la nouvelle, transmise par le préfet en personne, Charles-Louis a été saisi d’une furieuse envie d’accepter ce hochet. Mais la lettre officielle était précédée, comme de coutume, de la devise républicaine : « Liberté, Égalité, Fraternité », formule depuis longtemps condamnée par l’Église et que le vicomte considérait lui aussi comme inspirée par les forces sataniques. Après avoir consulté son confesseur, et s’être fait pardonner la fugace tentation de vanité qui l’avait effleuré, il se fendit d’une superbe lettre de refus, prétextant qu’il n’était pas digne de recevoir semblable décoration, que l’on aurait dû réserver strictement aux héros de la guerre, alors que lui-même n’avait fait que son devoir d’honnête homme, guidé par la seule charité chrétienne. « J’appelle sur vous, monsieur le président du Conseil des ministres, ainsi que sur la France, la protection du Dieu Tout Puissant… » Joseph se remet lentement du typhus contracté en Pologne. Un professeur de Montpellier, qui fréquente chez son beau-père, lui a dit qu’il ne s’en était pas trop mal tiré. Mais il n’a pas revêtu l’uniforme depuis plus d’un an et sa situation administrative devient délicate, malgré la protec6


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tion encore efficace de l’ancien ministre de l’armement, en partance prochaine vers Genève, dans les instances de la nouvelle Société des Nations. Il reçoit régulièrement des nouvelles de ses camarades de promotion, qui occupent peu à peu tous les postes convoités, en Alsace-Lorraine, dans les provinces allemandes occupées, en Europe de l’Est, où l’Armée rouge se fait menaçante, dans les nouveaux territoires du Levant, qu’un mandat international vient de confier à la France. Lui qui rêvait, tout jeune, des royaumes fabuleux de l’Orient et des contes des Mille et une Nuits, il se serait bien vu en tournée d’inspection du côté de Palmyre ou d’Antioche ! Mais il se sent encore beaucoup trop faible pour envisager quelque mission que ce soit. Lorsqu’il ira vraiment mieux, il lui faudra sans doute accepter de rejoindre un bureau d’importance subalterne rue Saint-Dominique ou un poste d’attente dans un état-major de province. À ses côtés le berceau du petit Charles-Auguste, sur lequel veille, comme une lionne, la nouvelle grand-mère. Un enfant magnifique, tout le monde le dit. Il a un peu pleuré lorsque sa mère est partie, au début du mois, rejoindre un poste de chercheur au Collège de France, l’un des tout premiers que l’on accordait à une femme et qu’elle ne pouvait refuser. Isabelle, à la suite de sa thèse remarquée dans les revues internationales scientifiques, est devenue l’un des rares physiciens français capable d’avancer sur le terrain ouvert par le professeur zurichois Einstein, dont les journaux disent peu de chose, sauf qu’on voit en lui le prochain prix Nobel et que l’Amérique envisage de lui offrir un poste prestigieux, à Harvard ou à Princeton. À Paris, elle n’aurait pas eu le temps de s’occuper à la fois de son mari et de son fils, d’autant que son lait n’est 7


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pas assez riche pour satisfaire l’appétit de l’enfant. Il est donc convenu que le père et le fils resteront à Villeneuvesur-Lot jusqu’au mois d’octobre, peut-être même jusqu’à la Toussaint. Cela arrange tout le monde, et permet aux grands-parents de conserver un niveau de vie décent pendant quelques semaines encore. On ne manquera de rien, alors que les prix ont décuplé depuis 1914. On disposera même, chaque matin, du Figaro, du Temps et de La Dépêche de Toulouse. Quant à L’Action Française, dont les diatribes inlassables et les attaques antisémites représentent pour Isabelle l’exemple même de la bassesse arrogante, le vicomte la consultera au Cercle, où il se rend encore certains jours, malgré les grands changements que la guerre y a opérés. Charles-Louis, qui a accepté de recevoir une seule fois la famille de sa bru au cours de l’été, et pour une simple et rapide collation, s’est longuement penché sur le berceau du nourrisson, lors des premières semaines, pour tenter de déceler sur son visage des traces caractéristiques. Il n’a rien remarqué. Certes, le poupon est brun, avec des cheveux naturellement bouclés, mais ses traits ne trahissent aucun des caractères que la rumeur publique prétend emblématiques des populations sémitiques. Au contraire même, il ressemble plutôt à sa tante Camille, avec cependant un visage beaucoup moins anguleux. Le sang bleu l’aura sans doute emporté sur le substrat oriental se dit Charles-Louis, qui s’est d’ailleurs habitué à Isabelle, plus aisément qu’il ne l’eût cru. Il est vrai que la jeune femme, dans les relations personnelles et le comportement, oblige chacun à se tenir en permanence sur les arêtes. « Que voulez-vous ma bonne, c’est la rencontre de deux grandes intelligences. La nouvelle aristocratie du savoir. » 8


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Seule une tentative, timide, de sa bru pour se conformer aux nouvelles tendances de la mode, marquée notamment par un raccourcissement assez marqué de ses robes, lui a fait froncer le sourcil. Mais il n’avait pas été sans remarquer, lors de ses promenades urbaines, le contraste désormais éloquent, entre les dames d’âge mûr, encore engoncées dans leurs tenues du début du siècle, serrées à étouffer dans des corsets étroits et plusieurs épaisseurs de jupons, et les jeunes femmes en corsages aérés, libres de leurs mouvements, jupes ou tailleurs droits, minuscules bérets ou petits chapeaux cloches bigarrés, comme si le retour à la paix signifiait aussi la fin des conventions et des contraintes. Son épouse en paraît encore plus décalée dans ses tenues sombres, empesées comme des armures et passablement fatiguées, qui semblent venir tout droit des armoires du Second Empire. À la messe du dimanche, il y a désormais un côté noir et quelques bancs de tenues plus colorées, de petits bibis aux teintes pastel, de carrés de soie multicolores. Le vicomte ne peut s’empêcher de se réjouir l’œil de temps à autre à la vue de tant de fraîcheur, mais il considère que la tenue sévère des hommes, pratiquement inchangée depuis un demi-siècle, est plus en conformité avec la solennité des lieux. Ces changements aussi rapides dans la silhouette des femmes soulignent à ses yeux la frivolité du sexe et le danger pour les sociétés civilisées d’accorder la plénitude des droits du citoyen à des créatures aussi sensibles à la futilité des modes. Elles sont d’ailleurs très peu nombreuses à réclamer le droit de vote. Mais Isabelle est de celles-ci et Charles-Louis reconnaît, au fond de lui-même, que quelques dérogations pourraient être accordées pour des sujets d’exception. 9


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Durant tout l’été le vicomte et sa bru ont évité toute confrontation directe sur les grands sujets de société. Dès que la conversation paraissait dériver vers des thèmes polémiques, l’un ou l’autre avait la sagesse de se retirer du champ, avec une pirouette plaisante ou un prétexte bien tourné. Ils s’en amusaient tous deux, comme s’il s’était agi d’un challenge. Mais le vicomte s’est rendu compte aussi que sa bru, dans un domaine où il se croyait bien au-dessus du plus grand nombre, celui de la situation internationale, possédait des ressources inattendues. Aussi, s’étant fait remettre gentiment à sa place, à plusieurs reprises, sur des approximations mal vérifiées, auxquelles il n’attachait plus d’importance, les ayant depuis toujours intégrées à son discours, il prenait désormais grand soin de ses interventions et adoptait souvent des prudences de diplomate persan. « J’ai lu que nous nous étions fait rouler, une fois encore, lors des travaux préparatoires du nouveau traité avec la Turquie. Il semble que l’Angleterre se soit saisi du lot le plus intéressant au Proche-Orient et nous ait laissé ce dont personne ne voulait… le désert syrien. – Il est certain que les ressources en pétrole, comme l’on dit aujourd’hui, nous auraient été fort utiles, mais la tradition de défense des minorités chrétiennes du Levant, que notre pays assume depuis des siècles, l’a emporté. Vous devriez vous en réjouir ! » Chacun d’eux conserve cependant, au fond de lui-même, un argumentaire plus incisif, que l’on n’hésiterait sans doute pas à mettre en avant en cas de conflit ouvert ; le vicomte se souvenant que le vicaire de Jésus-Christ n’a jamais cessé de demander aux catholiques, de la manière la plus formelle, de combattre les « lois scélérates » de la République, notamment la laïcité de l’école et la déclaration des Droits de 10


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l’homme ; sa bru connaissant par cœur les termes d’une lettre de Benoît XV au président Wilson pour le persuader, l’année même de Verdun, de ne pas entrer en guerre aux côtés des Alliés. Mais pour aller dans le sens de l’apaisement, Isabelle a accepté d’assister deux ou trois fois à la messe, aux côtés de son mari. Elle a ainsi pu être présentée, sur le parvis de l’église, à la société de la ville. Quelques invitations en ont résulté. L’une des plus goûtées fut celle du député-maire, président du Conseil des ministres depuis le mois de mai. Ayant appris que l’épouse de l’un de ses concitoyens allait occuper un poste prestigieux au Collège de France, Georges Leygues lui demande de prendre contact avec lui à Paris. Il s’engage à trouver à la famille un logement plus convenable, à faire nommer son mari au ministère, dès que son état de santé le permettra. Il lui faut d’ailleurs un spécialiste pour préparer un texte sur le service militaire, après cette longue période de guerre. Il compte le présenter en décembre devant l’Assemblée nationale. « Il faut remettre le pays au travail, après toutes ces années de sacrifices. Réduire la durée du service est devenu une nécessité. » Le président du Conseil penche sa belle tête vers son interlocutrice. Malgré ses cheveux teints et sa moustache conquérante, elle le trouve terriblement vieilli, par rapport aux photographies de presse. Il n’a que soixante-trois ans et en paraît dix de plus. Georges Leygues est inquiet. La reconversion des industries de guerre se fait mal. Ici même, dans sa ville, les patrons des petites unités vont devoir débaucher. Certains massivement. Surtout de la main-d’œuvre féminine. On s’est trop bien habitué à gagner beaucoup d’argent avec les commandes de la Défense nationale et il 11


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va falloir revenir à la routine et à la paisible médiocrité des années neutres. Beaucoup croient que les boches vont rembourser toutes les dépenses de la guerre, mais le ministre sait bien que cela ne se fera pas tout seul. Ils ont proposé 90 milliards lors de la dernière entrevue, là où les Alliés en demandaient au moins 275 ! Georges Leygues propose à Isabelle d’entrer dans une œuvre que vient de fonder sa femme, la Ligue nationale contre le taudis. L’interminable conflit, en tuant ou mutilant beaucoup de pères, a désagrégé les familles modestes, précipité les plus pauvres dans une misère inconcevable pour un grand pays moderne. Uniquement dans l’agglomération parisienne, on dénombre 200000 enfants en grande difficulté. « Poulbot a dessiné quatre ou cinq modèles de cartes postales. Elles ont été tirées en plusieurs centaines de milliers d’exemplaires. Mon épouse cherche des personnes relais de qualité dans tous les milieux. » On lui donne une adresse, rue du Laos, dans le xe. Elle promet de s’y rendre dès son retour à Paris. En attendant la fin des vacances, elle doit ruser pour se rendre de temps à autre dans la villa de ses parents, sur la rive gauche du Lot. Elle y va le plus souvent seule, car l’enfant a été accaparé par sa grand-mère paternelle, qui veille sur le futur vicomte comme une louve. Elle n’est pas loin de penser que Dieu lui a confié la mission de protéger un héritier de sang royal, telle la Médicis au chevet de Louis Dieudonné. Les parents Hagenlauer, malgré leur patience, commencent à trouver la situation « un peu fort de café ! ». Il arrive à Joseph de louer un tilbury, pour l’après-midi, afin de passer quelques heures en compagnie du professeur, dont il apprécie plus que jamais les aptitudes supérieures. 12


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Ces jours-là, qui se compteront au mois d’août sur les doigts d’une seule main, le petit Charles-Auguste change de rive. Après le goûter de milliassou et de sorbets, on ne manque pas de risquer quelques conseils qui viennent en contradiction flagrante avec les habitudes de la maison d’en face. On n’emmaillote plus un nourrisson de manière aussi serrée, c’est antihygiénique, et il faut absolument résister à la tentation de la nourrice de campagne, dans un pays où les gens se lavent si peu et mangent n’importe quoi. Isabelle sourit. Joseph se repose. La grand-mère maternelle promène l’enfant dans les allées et chasse doucement les mouches avec un mouchoir en dentelles. « Il ne faudrait pas que le petit soit trop souvent en contact avec la bonne, chez tes beaux-parents ! Je la trouve bien négligée. » Joseph a acheté une voiture d’enfant moderne, chez Lassaverie, rue Notre-Dame. Elle est venue de Bordeaux, après quinze jours d’attente. Avec sa toile bleu marine, ses énormes roues chromées, sa vaste caisse blanche, elle fait cossue et l’on prend plaisir à pousser ce bel objet dans les rues de la ville. L’enfant est bien protégé par des paravents de caoutchouc, mais il commence déjà à se relever pour suivre la marche et il faut veiller à ce qu’il ne prenne pas froid. Le vicomte croit savoir qu’elle vaut plus de deux cent cinquante francs, l’équivalent d’un mois de nourriture. Il accompagnerait bien son épouse dans ses promenades, jusqu’au bord de la rivière, par le boulevard, afin de rencontrer son peuple et de lui présenter le fils de son fils, mais il la trouve tellement mal fagotée, tellement vieillie, qu’il ne peut plus se faire à l’idée de l’avoir tout naturellement à ses côtés et il réagit parfois comme si une génération les séparait. Marie-Adelaïde, qui a partagé avec Isabelle, au 13


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cours de l’été, le plaisir de ces sorties, retrouve en ce début d’automne le bonheur de marcher librement où bon lui semble, d’échanger des sourires, de saluer d’anciennes connaissances, de bavarder au coin d’une rue. On ne fait plus attention à elle, mais on se penche sur le nourrisson. Elle revit. Charles-Louis reçoit cependant, en tant que grand-père, des compliments flatteurs, au Cercle, où la guerre a creusé de profonds sillons, aux terrasses des cafés où les habitués ont délaissé la traditionnelle manille pour des jeux importés d’Amérique, sur le boulevard où il rencontre des sousdirecteurs en chapeau melon et costume trois pièces, qui sortent des banques et prennent un air important. « J’ai appris la bonne nouvelle ! Toutes mes félicitations ! On me dit qu’il est superbe. Certains savants prétendent que rien ne vaut l’abandon de l’endogamie pour assurer le renouvellement des générations. » Il apprend que certaines familles nobles des environs parlent ouvertement de mésalliance, de mariage d’argent avec une « marrane ». Voilà qui ne va pas faciliter son retour en grâce auprès des gens des châteaux, qui avaient cependant apprécié son rôle auprès des prisonniers au cours de la guerre et s’apprêtaient à le réintégrer dans le circuit des invitations croisées. Il se console en se persuadant que parmi eux figure une majorité de calvinistes, des schismatiques en état permanent de péché mortel. On le presse d’entrer dans une ligue civique qui vient de se constituer, à l’image de ce qui se fait dans les grandes villes. Il assiste à une réunion. Quelques braillards échauffés s’agitent sur une estrade. Ils évoquent la crise en Italie et en Allemagne, les grèves insurrectionnelles, les drapeaux rouges, la paralysie des services publics, gangrenés par des 14


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agitateurs maximalistes. Les « hommes au couteau entre les dents ». Et l’apparition d’une poignée de leaders énergiques, qui veulent conduire les peuples vers un avenir d’ordre et de paix, en protégeant les industries nationales, en fermant les frontières, en luttant contre le communisme sauvage, qui est en train de l’emporter dans l’Est de l’Europe. « Nous n’allons pas attendre tranquillement que ces cochons-là viennent faire la loi chez nous ! Déjà le mois dernier les cheminots et les postiers se sont mis en grève ! À qui le tour en octobre ? » Le vicomte leur trouve les idées courtes et les joues mal rasées. Ce qu’ils appellent de leurs vœux, ce n’est pas le rétablissement du régime ancien, mais un ordre nouveau, la prépondérance d’un État fort, très centralisé, une volonté commune exacerbée, une obéissance et une discipline de phalange antique. Il a comme une répulsion instinctive. Le sang bleu peut-il se mêler à cette populace aveugle, crédule, inculte ? Ça sent le petit peuple affairé, le mauvais vin, la démagogie, les ambitions ratées. C’est à l’opposé du communisme, mais cela relève des mêmes procédés. Les responsables sont déçus. Ils comptaient sur un nom connu pour faire passer le message, car ils ne s’entendent pas très bien entre eux. « Je vais y réfléchir ! Croyez bien que vous me trouverez toujours à vos côtés en cas de dérive vers le collectivisme. Mais je suis déjà âgé, mon épouse davantage encore. Il faut vous trouver un chef de quarante ans ! » Ces gens-là se plaignent aussi des débuts de l’immigration italienne dans le département. Des communautés entières vont se déplacer depuis le fond de la Vénétie et du Trentin, pour remplacer les milliers de jeunes gens qui ne sont pas revenus des champs de bataille du nord et de l’est. 15


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Les premiers monuments aux morts, que l’on est en train d’implanter dans les villages, mettent en évidence l’ampleur du désastre. On n’en finit pas d’aligner des noms sur les plaques de marbre noir. Plusieurs dizaines à Sainte-Livrade, à Penne, à Pujols, plusieurs centaines à Villeneuve et à Agen. Toute une génération. Et parfois deux, voire même trois morts, dans une même famille. Son métayer de Corconat a disparu lui aussi, en 1916. Il ne trouve personne pour le remplacer. On manque partout de bras. Charles-Louis se refuse à croire, comme il l’entend murmurer dans certains cercles, que l’on a délibérément sacrifié les paysans, et notamment ceux du Sud-Ouest, afin de protéger les ouvriers qualifiés des grandes villes, seuls capables d’assurer une production régulière dans les industries de guerre et dont on avait le plus urgent besoin, pour fabriquer des obus et des canons. « Il faut vous inscrire à la sous-préfecture si vous voulez bénéficier du prochain convoi. Il y aura aussi des femmes pour le ménage. » Ce serait bien l’occasion de renvoyer la bonne. Cette évidence saute aux yeux du vicomte. Il a d’autant moins de scrupules, qu’elle a envisagé de les quitter, en pleine guerre, pour gagner davantage chez un petit industriel de la conserve. Il avait fallu augmenter ses gages, dans une période où seuls les envois de leur fils auprès de Camille leur permettaient de survivre. Il se dit qu’on lui trouvera bien un point de chute, dans une communauté religieuse ou un hospice. À l’hôpital peut-être, grâce à sa fille. Avec tous ces morts de jeunes gens, il n’est malheureusement plus question de mariage, sinon avec un estropié ou un ancien gazé. Il faut qu’il en parle au curé, qui suit l’affaire de près car ces Italiens-là sont des croyants, des catholiques, des vaillants 16


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aussi dit-on. Et puis, pour la plupart, grands, blonds, parfois même avec les yeux bleus. Pour une fois, la France a tapé dans le mille. À première vue, ils valent bien mieux que les Espagnols, des miséreux, des farouches, des peaux brûlées par le soleil, qui restent entre eux et sortent leur couteau à la moindre querelle. Ils ne songent qu’à revenir mourir dans leur village, après avoir racheté la masure familiale et ils économisent sur tout. Joseph est d’accord pour un essai. Il lui est difficile de supporter plus longtemps la sottise et le négligé de la bonne actuelle. Elle est le symbole même de ce qu’il ne faut plus faire. Une certaine Catérina se présente, envoyée par le sacristain de Saint-Étienne. Une grande belle fille avec des joues rondes, des yeux clairs, d’une taille aussi élevée que la plupart des hommes. Des seins, des fesses, une montagne de chairs. Marie-Adelaïde hésite un peu. Mais son fils lui dit en confidence qu’il l’aidera en cas de besoin. Et puis les prétentions de cette Italienne ne doivent pas être très élevées. Par contre, elle doit avoir un bel appétit. Mais ces gens-là se nourrissent de pâtes et de polenta, avec quelques boulettes les jours de fête. « Elle va faire entrer un peu de soleil dans la maison et elle fait propre. C’est important pour le bébé. – Mais elle ne dit que quelques mots en français ! Comment lui faire comprendre ce qu’il faut faire ? » Lorsqu’il rentre du cercle, où il a tonné contre la canonisation de la pucelle d’Orléans, Charles-Louis est saisi par la vitalité de cette beauté animale. Catérina n’a pas trente ans et elle regarde les hommes en face. Il fait l’aimable, mais la surprend le lendemain, en ouvrant une porte, en train de nettoyer un coin de la salle à manger, accroupie, les fesses en pointe, le cul proéminent, rebondi, magni17


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fique. Un cul à prendre à pleines mains. Elle se relève d’un coup de rein et lui sourit aimablement. Il ne sait que dire. Il va rougir comme un collégien et il lui revient brusquement à l’esprit les notes scabreuses que Victor Hugo septuagénaire prenait sur les petites bonnes qui se succédaient à Guernesey. S’était-il assez moqué des tourments et des obsessions de ce vieux bouc républicain ! Et voici que le Diable vient lui jouer un tour de la même inspiration, alors qu’il sent comme une vitalité nouvelle et impérieuse soulever la flanelle de son caleçon long, un peu trop serré sans doute. Il va passer plusieurs jours à éviter soigneusement la jeune femme. Il faudra qu’il en parle à son confesseur. Mais n’aura-t-il pas l’air trop ridicule ? Il imagine déjà le sourire narquois qui effleurera les lèvres de l’abbé dans le confessionnal. Dieu lui envoie une nouvelle épreuve. Ne saura-t-il pas relever seul le gant ? D’autant que la nouvelle bonne est en train de changer l’atmosphère de la maison. Elle ouvre en grand les fenêtres, passe le balai et le chiffon partout, décroche les rideaux et les tentures, fait la poussière des livres, pénètre dans des appentis, au fond du jardin, où l’on entasse depuis des décennies, dans le plus grand désordre, les objets les plus hétéroclites. On la croirait infatigable. Elle lave, repasse, ravaude, comme s’il s’agissait de tâches toutes naturelles. Et puis, elle est gaie, chantonne des airs de son pays, sourit à tout le monde. Malgré son accent et ses hésitations en français, les gens du quartier, les commerçants l’apprécient. Elle apprend très vite. Elle devient populaire en quelques semaines. On lui confie des courses toujours plus éloignées, plus délicates. Joseph n’hésite plus à plaisanter aimablement avec elle et à lui faire porter des lettres à l’attention de sa belle-famille. 18


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Mais ce n’est pas une cuisinière. Elle est malhabile dans la cuisson des volailles, médiocre dans l’apprêt des légumes, dont elle découvre manifestement la variété, désemparée en ce qui concerne les produits du terroir. Sa bonne volonté est manifeste, mais mère et fille vont être obligées de dévoiler leur savoir-faire, pour assurer un service minimum. Leur science se révélera assez courte. « Je crois mon ami que, mise à part la cuisine, nous avons trouvé une perle ! Je le dis avec d’autant plus de liberté que j’ai eu quelque hésitation au début. » Marie-Adelaïde n’avouera jamais qu’elle a eu peur de laisser pénétrer chez elle cette belle santé paysanne, qui représente si bien la vitalité, le dynamisme et la beauté rustique, et qui contraste de manière si évidente avec la parcimonie mesquine et silencieuse de la maison. C’est d’abord à son fils qu’elle a songé. Elle ne veut pas que se produisent chez elle, ces scènes inconvenantes entre jeunes maîtres et domestiques, que certaines de ses amies du mardi lui décrivent, avec force détails, et qui sont paraît-il si fréquentes dans les châteaux et les grosses fermes des alentours. Aussi surveille-t-elle tout particulièrement les débuts d’après-midi, où l’on se laisse aller à un peu de langueur, les siestes de Joseph sur la chaise longue, derrière un bosquet du jardin, les heures de solitude qu’il se ménage dans sa chambre. Elle n’a pas pensé à son mari. Le vicomte souffre les tourments de la passion. Et de la passion charnelle. Satan habite en lui. Il rêve de pénétration dans des profondeurs callipyges, de caresses interdites, de frôlements voluptueux. Le démon de minuit. À qui pourrait-il se confier ? Il entre à l’improviste dans une pièce, Catérina est montée sur un escabeau pour nettoyer le haut d’un meuble. On voit ses cuisses bien fermes, presque jus19


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qu’aux fesses. Il referme la porte vivement. Mais l’image demeure. C’est un choc, une commotion. Charles-Louis se sent en état de péché mortel. Comment pourrait-il désormais approcher de la sainte table, à la messe du dimanche, alors qu’il est d’habitude celui qui donne le signal aux foules qui viennent s’agenouiller devant l’autel et entrouvrent déjà les lèvres pour recevoir l’hostie ? Se peut-il qu’à son âge il soit encore aussi sensible à de telles tentations et qu’il en reste comme pétrifié ? Il se regarde attentivement dans une glace. Cela ne lui est pas arrivé depuis des années. Il se trouve beaucoup plus vieux que ce que son être en atteste au quotidien. Cette constatation l’étonne et l’effraie. De vilaines taches brunes, un peu partout sur le front, et ces cheveux, ébouriffés, trop longs, presque tous blancs, mais d’un blanc sale et terne. Ils vont dans tous les sens et lui font une tête extravagante. Il faudrait sans doute aller chez le coiffeur plus de quatre fois par an. Mais comment choisir, dans sa position, quelqu’un d’autre que le meilleur barbier de la place, qui vous prend cent sous avec un air protecteur, trois fois plus qu’avantguerre, et attend que vous donniez quelques piécettes au garçon qui vous a traité ? On rencontre chez lui tout ce qui compte dans la ville. C’est un prolongement du cercle. Et le vicomte a conservé le privilège de disposer dans ce salon de sa propre serviette, marquée à ses armes, rangée dans un casier, comme le sont celles des habitués qui viennent tous les jours, se faire raser et tailler la barbe. Mais Charles-Louis ne peut consacrer à cette cérémonie sociale plus de cinq francs par trimestre, et encore doit-il pour cela se priver d’une semaine de cigares. En s’observant attentivement, il rencontre un visage hérissé de poils disgracieux. C’est qu’il utilise un antique 20


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coupe-choux, au manche de corne, qui lui vient de son grand-père. Usé jusqu’à l’âme. Quant au savon à barbe, il l’économise autant qu’il le peut, grattant souvent la peau à vif, ce qui lui laisse sur le cou et les joues des estafilades du plus vilain effet. Lui qui se croit toujours grand air, qui ne supporte pas qu’un bouton de sa redingote soit décousu ou que son chapeau n’ait pas été soigneusement brossé avant chaque sortie, se découvre des traits trop fortement accentués, une tête sans majesté, un visage peu soigné, indigne du noble chevalier dont il veut donner chaque jour l’image et l’exemple aux foules. On doit se gausser dans son dos. C’est une constatation amère. Comment une jeune femme, même du commun, pourrait-elle porter sur lui un regard autre que celui qui prête spontanément à l’ironie et au sarcasme ? « Ma bonne… La prochaine fois que vous sortirez en ville pour promener l’enfant, vous m’achèterez s’il vous plaît un rouleau de crème à raser et un flacon d’eau de Cologne. Je n’en ai plus. » Marie-Adelaïde ne se souvient pas qu’il ait usé, depuis de nombreuses années, de quelque parfum que ce soit. Mais cela relève certainement d’une lubie de vieillard et elle ne fait aucun rapprochement avec la présence de la nouvelle domestique. D’ailleurs, son attention entière se porte sur son petit-fils, avec qui elle retrouve les gestes maternels et les bonheurs d’autrefois. Rien ne la saurait distraire de cette tâche. Elle se réjouit de la situation présente et échafaude les hypothèses les plus baroques pour tenter de conserver le bébé sous son toit. Le vicomte, lui, se fait tout un roman. Comme il se refuse à imaginer qu’il pourrait, dans sa propre maison, pousser un jour la belle italienne, à la peau de lait, dans le coin d’une 21


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pièce pour profiter de sa surprise, au risque de voir quelqu’un entrer, il imagine des rendez-vous compliqués, des chambres d’hôtel impossibles, des promenades nocturnes au bord de la rivière, en amont du barrage. Comment s’y prennent-ils donc tous ces hommes à bonnes fortunes qui se vantent parfois devant lui de leurs conquêtes ? Certes ils ont de l’argent, ou passent pour en avoir. Et ils savent opportunément faire briller quelque bijou, offrir un bouquet, débiter d’aimables fadaises. Charles-Louis serait pitoyable dans ce rôle ; il en est persuadé. Et puis, dans le cas, bien improbable, où la fille deviendrait complice, serait-il à la hauteur de ce qu’elle attendrait de lui? Se voir faillir dans une telle passe d’armes est le pire qui puisse arriver à un gentilhomme. Combien de lances pourrait-il aujourd’hui rompre, comme l’on disait au temps de Rabelais et de Brantôme ? Il se sent à nouveau en état de péché mortel. Il en a pleinement conscience. Il devrait soumettre ce corps qui veut se sentir exister, une dernière fois, comme un convalescent qui sort à peine d’une longue souffrance et aspire l’air, le déguste, le savoure, alors qu’il était promis à la déchéance et à une disparition prochaine. Mais une force vitale, électrique, s’est emparée de lui. Une force à laquelle il n’a pas vraiment envie de résister. Le lendemain, il rencontre Catérina au milieu de l’escalier, alors qu’il descend et qu’elle grimpe. Elle lui sourit aimablement et il a la tête à quelques centimètres de ses seins. Elle lui parle doucement. Il en reste pétrifié. Il ne sait où se mettre. « Jé voudrais demi-journée. Aller bureaux. Des papiers pour me marier. Avec mon fiancé Giuseppe. » Le vicomte s’entend répondre qu’il lui accorde tout ce qu’elle veut et elle lui embrasse les mains. Pour un peu elle 22


le démon de minuit

le prendrait dans ses bras. Il se retrouve au bas des marches et se traite d’imbécile. Décidément, même le péché lui est interdit. Là où ses ancêtres auraient exercé un droit de virilité, joyeuse et triomphante, il reste les bras ballants, avec ses remords mesquins et le repli sur une attitude d’orgueil théâtral et désuet. Il partira demain pour la métairie, à pied, l’aller et le retour, de Villeneuve à Corconat. Et tant pis s’il pleut, cela ajoutera à la repentance. Avec seulement un quignon de pain. Il a besoin d’un pèlerinage physique, d’un acte de contrition à grande échelle. Il espère laisser sur le chemin les miasmes de cette aventure avortée, pitoyable, une de plus. Mais il n’en parlera à personne, surtout pas à son confesseur. Et il continuera à communier à la messe du dimanche, comme si rien ne s’était passé. Dieu le punira, il en est sûr. Mais pour le moment, il a pitié de lui. Il rencontre sur la route un brave homme qui le hisse sur sa charrette, dans la côte de La Sauvetat, voyant qu’il n’en pouvait plus et il prend le train du soir, celui de 17 h 48, pour le retour, en s’endormant sur la banquette. Fernand le reconnaît et le réveille doucement à l’arrivée. « J’ai rencontré dans le train ce vieux noble. Tu sais… ce… de… quelque chose… qui s’occupait des prisonniers pendant la guerre. Il a l’air de filer un mauvais coton. »


MARIO GRANERI-CLAVÉ

Vents du Sud III. une paix incertaine Dans ce troisième et dernier volet de «Vents du Sud », les personnages de la fresque évoluent au cœur des deux décennies qui suivent la Première Guerre mondiale. La Gascogne n’échappe pas à la réorganisation du pays, le rôle des femmes s’affirme, les ouvriers agricoles s’unissent. La mécanisation attire et inquiète, l’espérance d’une vie meilleure grandit au long des années trente, mais la paix est incertaine.

Mario Graneri-Clavé, ancien professeur de lettres, puis inspecteur de l’Éducation nationale, s’est beaucoup investi dans la formation des adultes et le suivi des futurs enseignants. Il est auteur de romans : Burdigala, chronique des années de rupture et Mauvaises Passes ; il a dirigé le Dictionnaire de Bordeaux. Il réside en Gironde et dans sa maison familiale du Lot-et-Garonne.

ISBN 978-2-86266-615-X

Illustration de couverture : Jean Abadie, Automne en Agenais, huile sur toile (80 x 80 cm).

17,80 €


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