PIERRE LE COZ
Le Voyage des morts
LOUBATIÈRES
Cet ouvrage est publié avec le concours de la Région de Midi-Pyrénées
© Nouvelles Éditions Loubatières, 2011 10 bis, boulevard de l’Europe, BP 50014 31122 Portet-sur-Garonne Cedex contact@loubatieres.fr www.loubatieres.fr ISBN 978-2-86266-635-8
Pierre Le Coz
LE VOYAGE DES MORTS (quatrième tome de L’Europe et la Profondeur)
Loubatières
Ă€ Pierre Lasry
première partie
LE BOUT DE LA NUIT ET LA FIN DU VOYAGE
Le tome troisième de cet Europe et la Profondeur (« L’Empire et le Royaume » : Loubatières 2010) s’achevait par une longue méditation autour de la mort et de la résurrection, méditation initiée par une (re)lecture du Voyage au bout de la nuit, et qui, en particulier, pointait en le roman de Céline l’existence d’une clef secrète, celle de la charité, à opposer radicalement à la tonalité « biologiste » de l’ouvrage : cherchant en son Voyage à connaître « le plus grand chagrin possible » pour illustrer le nom de l’être qu’est le biologisme – celui qui pose que « la vérité de la vie c’est la mort » ; et aussi bien que : la vérité de l’être c’est le néant –, Bardamu était conduit à explorer une toute autre voie, une toute autre « idée », celle qui affirme que la vérité de la vie c’est l’amour, et, par suite : que la vérité de l’être c’est la charité. Nous en étions restés à ce moment où, parvenu à cette antinomie à quoi l’avait conduit son biologisme, Bardamu comprenait que son Voyage était bien fini, que le monde était pour lui « refermé », et que si, malgré tout, il désirait poursuivre, il désirait continuer de vivre (au lieu de se suicider à l’exemple de son ami Robinson), il lui fallait se déterminer : choisir entre néant et charité, « mort mortelle » (celle de Robinson) et « hypothèse » de la Résurrection ; mais nous avions aussi montré que Céline, lui, choisissait de ne pas choisir, ne « remet(tait) pas le Voyage en route » (contrairement à l’affirmation de sa préface de 1949), si bien que son biologisme, « grand » dans le Voyage, se dégradait en un moyen et « médi-ocre », de type racialiste (et bientôt : raciste et antisémite), par la suite ; en particulier, le « qu’on n’en parle plus » qui conclut le Voyage disait ce renoncement… à poursuivre le Voyage, c’est-à-dire à transformer ce « Voyage au bout de la nuit » en un « Voyage des morts », ou des « semi-vivants » (au sens de l’Ubik de P.K. Dick) : c’est ce que nous nous proposons de faire ici, en précisant seulement que la « supériorité » de « notre » Voyage (des morts) sur le Voyage (« au bout de la nuit ») réside uniquement en le fait que les « personnages » du premier savent ce qu’ignorent les personnages du second : qu’ils sont, même se sentant « vivants », déjà morts (au moins de la mort « cryonique » de Dick, du sommeil mortifère dans la glace où la vie n’est qu’un « rêve »), et que donc la seule issue qui leur reste c’est le réveil – la Résurrection ; ce que nous avions encore exprimé en posant qu’au « ne plus mourir » de Bardamu devait succéder un « ne plus dormir ».
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Or la grandeur du Voyage de Céline, exploration systématique de toutes les dimensions mortifères de la vie ordinaire, c’est-à-dire de la semi-vie (la guerre, le colonialisme, l’exploitation avec leurs « discours » respectifs), consistait justement à amener son lecteur à cette conclusion qu’il est déjà mort, en ce qu’il ne fait jamais que « rêver » sa vie, et que, donc, s’il veut se réveiller, « ressusciter », il lui faut d’abord s’éveiller à cette conscience qu’il est mort (car sinon il ne cherchera pas à ressusciter ; il continuera de rêver dans la glace ou « sous le sable froid », en croyant que ce qui lui arrive en ses rêves c’est la vie), et que, vivant de la semi-vie des personnages de Dick (et aussi bien de ceux de Céline), il n’a fait que faire vivre la mort en lui : qu’il n’a pas encore commencé de vivre, au moins de la « vraie vie » (Rimbaud), de la « vie vraiment vivante » (Dostoïevski), et la seule digne d’être réellement vécue (puisque toutes les autres ne sont que des manières de contribuer à cette « vie de la mort » en nous qui ne trouve pour s’exprimer que le fin-mot de l’insuffisant « ne plus mourir » du premier Bardamu). Dès lors, ce qui, en ce pivotement d’un « Voyage au bout de la nuit » vers un « Voyage des morts », est conquis, c’est d’abord la compréhension totale, la claire conscience qu’un neplus-mourir n’est pas un ressusciter : le re-vivre du premier nous ramenant seulement à la vie de la mort en nous (qui, à tout moment, donc, peut nous faire re-mourir), tandis que celui du second nous libère à jamais de l’empire de la Mort : qui a ressuscité ne peut plus mourir, non parce qu’il est im-mortel mais parce que la mort lui est désormais radicalement étrangère. Revivre ne suffit pas ; il faut encore avoir éradiqué en soi tous les sophismes mortifères – saint Paul les appelait sobrement « péché » – qui accompagnaient cette vie de la mort en nous ; qui, d’une certaine façon, étaient son élément ou sa dimension. Le grand mérite du Voyage était de les dénoncer un à un, de leur faire avouer un à un leur signature mortifère (alors qu’ils se présentent le plus souvent comme étant le contraire : l’effet d’un souci d’amour ou de « progrès »), jusqu’à parvenir à la vérité ultime du gouffre qui pose que « la vérité de la vie c’est la mort » (ou que la vérité de l’être c’est le néant) – et en cela le Voyage était bien cette plongée dans l’Hadès jusqu’à son fond, jusqu’à son « bout de la nuit », après quoi, ayant connu « le plus grand chagrin possible », il fallait se déterminer : soit poursuivre dans la direction du néant, de la dissolution totale de l’être, de l’âme – c’est le choix de Robinson –, soit envisager la possibilité contraire d’une remontée vers le jour, l’aurore, « l’étoile brillante du matin » – la Résurrection. Le roman de Céline s’achève à l’instant où Bardamu sur son « quai d’hiver » songe à celui qui est parti, mais sans se décider à le suivre, sans parvenir à opter pour la « mort mortelle » qu’il a illustrée : il comprend enfin que lui-même est mort, l’a toujours été, et du même coup que cette mort même – sa conscience – peut être le début d’autre chose, d’une autre « idée » que celle que Robinson a eue pour mourir, une « idée tout à fait plus forte que la mort », mais qui ne peut sur-
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gir que dans la mesure où l’on est mort et l’où l’on sait qu’on l’est – que notre vie jusqu’ici n’a été que la vie de la mort en nous, et que donc il ne faut « plus en parle(r) » et tout renvoyer, tout « emmene(r) » au loin, pour vivre enfin ici, ou songer du moins à ce que pourrait être l’autre vie, non mortifère et « vraiment vivante ». Ce n’est pas dire que parvenu en ce point – le bout de la nuit, le fond de l’Hadès – notre héros soit sauvé, loin de là ; car après tout beaucoup de gens vivent ainsi sur le fond du noir océan, ni tout à fait morts de la « mort mortelle », ni vraiment vivants, pataugeant en cette vase mortifère, errant entre Styx et Acheron, et tentés par le boire des eaux encore plus sombres du Léthé (et ce sera dans le fond la situation du Céline de l’aprèsVoyage) ; il lui faut encore « débuter » (« ça a débuté comme ça » : premiers mots du roman) un autre voyage, celui que nous appelons ici le Voyage des morts, différent de celui « au bout de la nuit », et qui fait l’objet de notre ouvrage. De quoi s’agit-il au juste ? Non plus de dresser, comme le fait génialement Céline en son propre Voyage, le catalogue des différents discours mortifères qui ont accompagné la mort vivante, en sa guise de Mal historique, du siècle dernier, et qui ont désormais avoué l’imposture qu’ils étaient (nationalisme, colonialisme, progressisme en mode productiviste, etc.), mais bien de décrire à présent l’autre forme de mort-en-vie qui lui a succédé : l’existence des hommes sur le fond de l’Hadès et que nous appellerons ici la vie moderne, celle de notre siècle qui commence, celle d’un temps qui, sur le mode de la pensée aujourd’hui dominante du néo-progressisme, a effectivement dénoncé l’imposture des anciens discours mortifères, mais qui, très étrangement, n’en a tiré aucune conclusion, aucune décision personnelle ou historique – une époque où les gens continuent de vivre leur vie « ordinaire », comme s’ils ne savaient pas qu’ils étaient toujours-déjà-morts, et comme si cette vie, même « ordinaire » et moderne, n’était pas la suprême imposture, bien pire « que les anciens mensonges » (Aragon) : c’est que, dans l’intervalle, pour faire passer la pilule de cette néo-vie-là, de cette nouvelle et moderne mort-en-vie que mènent les hommes, d’autres sophismes sont apparus, et autrement plus pernicieux que les anciens en ce qu’ils font mine de s’appuyer sur la dénonciation de ceux-ci, alors qu’ils en sont d’autres, tout aussi mortifères, mais plus subtils, « néo-progressistes » – alors qu’ils ne sont rien d’autre que la mise en scène, que le « spectacle » de la dénonciation désormais sans risque « des anciens mensonges », mais, nous l’avons vu, sans tirer une seule conclusion, le plus petit enseignement de cette dénonciation (exactement, si l’on y songe, comme cet art dit « contemporain » et qui ne vit plus que du spectacle de sa propre mort, que de la mise en scène de sa propre fin, le serpent du concept se mordant ici la queue). L’homme moderne (ou « postmoderne ») est parfaitement nu en ce que son existence ne se drape plus en
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aucun des anciens discours qui lui permettaient de survivre à la face de l’abîme – puisque, nous venons de le voir, le dernier discours dominant qu’il a à sa disposition (le néo-progressisme) est un anti-discours, un nihilisme « critique », ou plus exactement : le spectacle de ce nihilisme et de cette critique –, et cela constitue bien évidemment, en même temps qu’une souffrance supplémentaire (parce que proprement « indicible »), la chance de cet homme, chance à la fois personnelle et historique en ce que le « malheur des temps » ne lui est plus, comme jadis, extérieur : il n’a plus à le subir puisqu’il l’est et que donc, s’il veut changer quoi que ce soit à ce monde, « il ne peut s’en prendre qu’à lui-même » – choisir de continuer de dormir, de rêver « sous le sable froid », ou opter pour le réveil et la contemplation de « l’étoile brillante, l’étoile du matin » : choisir entre « mort mortelle » et résurrection. Tel est son dilemme, et l’autre voyage, le Voyage des Morts, commence justement en ce point où il prend conscience du choix qui s’offre à lui, et qu’aucune « dialectique » ne peut lui permettre cette fois-ci d’éluder : la Résurrection, a montré Badiou dans son livre sur saint Paul, n’est pas la surmontation de la mort, elle en est la « sortie-hors » – émancipation et délivrance. Et c’est, nous l’avons vu aussi, le point exact où parvient le Bardamu de Céline tout au bout de son Voyage : le nôtre, celui « des Morts », peut donc être regardé, si l’on peut dire et toutes choses étant égales, comme la suite de Voyage au bout de la nuit, dont voici, à ce propos, (re)citées par nos soins (cf. les dernières pages de L’Empire et le Royaume), les ultimes lignes : De loin, le remorqueur a sifflé ; son appel a passé le pont, encore une arche, une autre, l’écluse, un autre pont, loin, plus loin… Il appelait vers lui toutes les péniches du fleuve toutes, et la ville entière, et le ciel et la campagne, et nous, tout qu’il emmenait, la Seine aussi, tout, qu’on n’en parle plus. Dans L’Empire et le Royaume nous avions longuement analysé la fonction de ce « remorqueur » qui, tout à la fois, « siffle » et emporte, « appelle » et « emmène » « tout » pour « qu’on n’en parle plus » – et c’était en effet la fin du roman : le moment où Bardamu, se taisant enfin au bout de la cavalcade des 600 pages du roman, interrompt son récit – ; mais nous n’avions pas encore pointé le fait que ce remorqueur, dans la mesure où, avant de s’éloigner « loin, plus loin », appelait tout « vers lui » en une sorte, avant le départ, de rassemblement de ce « tout » (la ville, le ciel, la campagne et même… Bardamu compris en ce « nous »), jouait le rôle d’une arche, celle-là même, on le comprend aisément, d’un autre Voyage, non plus celui de Céline, mais le nôtre, celui « des Morts » ; et dès lors se posait la question : sur quelle mer écumeuse du silence de ce « qu’on n’en parle plus » ; au-dessus de quel sombre océan des tempêtes à venir, et elles « absolument moderne(s) » – celles qui nous attendent au large de notre époque de « peu d’avenir » (Baudoin de
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Bodinat) ? C’est à cette arche qu’il faut désormais se cramponner si l’on veut continuer le Voyage ; c’est ce « remorqueur » qu’il faut désormais suivre en sa course « au loin » si l’on veut écrire quelque chose comme un Voyage des morts – en essayant de faire que la vie à son bord ne ressemble pas trop à celle qui devait régner sur le Radeau de la Méduse, puisque c’est là le tableau le plus ressemblant de notre présente situation, historique et pratique, de notre avenir le plus vraisemblable (cf. ce que dit Riesel dans ses Véritables aveux au sujet des « questions de préséance » à bord de ce même Radeau) : arche ou radeau ? telle est la formulation « marinière » du dilemme qu’auront à résoudre les passagers du remorqueur célinien ; et aussi bien : épreuve ou errance ? (formulation en mode « providentiel ») ; mais toujours : « mort mortelle » ou résurrection – naufrage définitif (après le premier de la Méduse) ou sauvetage en forme de « salut », lui aussi définitif et « éternel » ? Où l’on voit que « l’embarcation » célinienne, qu’elle soit une nef des fous ou une nef du « petit nombre » des sages, emporte avec elle toute la chance ou tout le malheur de la présente humanité – puisqu’aux dires de Bardamu lui-même c’est justement là sa fonction : « emmener tout », emmener le tout de ce monde. Notre Voyage des Morts a donc d’ors et déjà sa barque – arche ou radeau, nef ou remorqueur – où s’accrochent tous les sur-vivants du (premier) naufrage, c’est-à-dire tous les semi-vivants (au sens de Dick), séparés comme dans Ubik en deux camps : ceux qui pensent qu’ils sont morts et ceux qui croient le contraire ; et tout le débat « philosophique » à bord de notre frêle esquif s’organise autour de cette ligne de partage : « tout le reste est littérature ». Écrivant le Voyage des morts, nous sommes bien sûr du côté de ceux qui penchent pour la première hypothèse, du côté du chef des semi-vivants Joe Chip, ce saint Pierre du roman Ubik (cf. les « Variations ubikiennes » du Traité du Même) et futur « pape » de l’Église-épouse du Ressuscité-Runciter – Église donc des morts, des « semi-vivants » (et l’image traditionnelle de l’Église n’est-elle pas, justement, cette arche : la « barque de Pierre » ?) – mais saint Pierre qui est aussi saint Paul (autre « Père fondateur » de l’Église), dans la mesure où il se charge d’annoncer à ses « collègues » de l’entreprise Runciter, à ses « frères humains », aux semi-vivants qui se croient vivants, qu’ils sont morts : que croyant « vivre » ils ne font que dormir « sous le sable froid », que rêver dans leur caisson, leur capsule « cryonique ». La belle annonce ! dira-t-on, mais c’est pourtant, paradoxalement, la seule qui puisse sauver nos semi-vivants, nos sur-vivants du (premier) naufrage de l’humanitéLa Méduse, en en propageant une autre, celle du Ressuscité-Runciter : « Je suis vivant et vous êtes tous morts », « nouvelle » qui va du moins permettre à nos semi-vivants endormis dans la glace de ce monde mortifère – de cette vie dont « la vérité est (effectivement) la mort » – de chercher à « lutter » (« C’était pour vous amener à lutter », dit Runciter à Chip au chapitre 14 d’Ubik), c’est-à-
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dire à se mettre en quête de l’atomiseur eucharistique « Ubik » – seule présence-vraie au sein de la fantasmagorie du monde de la semi-vie –, et aussi bien : de chercher à emprunter la voie qui conduit à la Résurrection sur le mode, non plus d’un « ne plus mourir », mais bien d’un mourir-et-ressusciter, d’une « sortie-hors », et pour cela même définitive, de l’« empire de la mort ». Où l’on voit que le roman de Dick pourrait constituer une assez bonne « suite » à celui de Céline, à ce bémol près toutefois qu’étant seulement encore une parabole, un « Voyage des Morts » en mode science-fictif, il ne résout pas tous les problèmes soulevés par la fin du Voyage ; et d’ailleurs il finit lui aussi par une sorte de pirouette littéraire ; au « qu’on n’en parle plus » célinien répondant le « tout ne faisait que commencer » de Dick. Le vrai Voyage des morts, c’est à nous de l’écrire ; c’est nous qui l’écrivons. Et d’abord parce qu’il ne peut pas (ou plus) être un roman (et même pas « philosophique » comme nous le disions pour le premier tome de L’Europe et la Profondeur) : il doit se faire ici journal de bord, chronique circonstanciée d’une traversée de la mer époquale « des tempêtes » sur le pont de cette nef – des fous et des sages – qu’est la présente humanité, sur ce remorqueur célinien censé « emporte(r) tout » après l’avoir, ce « tout », appelé et rassemblé. En ce sens le roman, ce genre littéraire dominant depuis plus de trois siècles, est mort : non parce qu’il ne s’en écrira plus (au contraire même : il s’en écrira toujours plus, mais les œuvres ainsi produites seront toujours plus insignifiantes et kitsch), mais parce qu’il n’a plus rien à nous dire, plus rien à nous apprendre sur nous-mêmes, engagés que nous sommes désormais sur la piste d’une unique, uchronique fiction, celle qui s’inaugure avec l’Événement de la Mort-et-Résurrection du Crucifié. Toute autre « histoire fictive », selon la citation par Céline de Littré « qui ne se trompe jamais », ne peut plus nous concerner – puisque nous sommes tous désormais, de gré ou de force, les personnages d’un unique « roman-vrai », les passagers d’une unique histoire (réelle et non- « fictive »). On peut donc regarder Voyage au bout de la nuit comme le dernier (grand) roman de notre époque (ou de celle qui l’a précédée directement), une sorte de prologue rédigé par quelque (génial) cavalier de l’Apocalypse à un autre voyage, à une autre traversée plus périlleuse encore : la nôtre ; où l’on voit aussi combien est juste, nécessaire, fortement signifiant le fait que ce Voyage-là s’achève par cette image d’un remorqueur qui rassemble et emporte « tout » vers la mer, « au loin, très loin », pour « qu’on n’en parle plus » : de la même manière que, par ce remorqueur, on passe d’un « Voyage au bout de la nuit » à un « Voyage des morts », on passe aussi d’un genre littéraire bien délimité (le « roman ») à autre chose, qui n’est ni littéraire, ni romanesque : le livre que nous commençons présentement – ni récit, ni poème, ni même véritablement « essai », journal de bord, avonsnous dit, mais journal d’un auteur qui aurait en même temps conscience
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d’être embarqué dans une fiction vécue par tous, d’un auteur qui serait d’une « histoire » devenue l’histoire, celle d’un « roman » où tous les autres (romans) ont fini par confluer, par « se jeter », comme les fleuves le font dans la mer (« de la mort »). En ce sens, le livre que nous « débutons » aujourd’hui n’a pas de précédent ; il est bien cet esquif bardamesque qui, avant de prendre le large, appelle et rassemble une dernière fois le « tout » de cela qui s’est écrit avant lui ; il est cette arche où est collationné avant un départ sans retour, une plongée dans l’Hadès, ce qu’une certaine tradition appelait le « dépôt des siècles » ; et tout ce qui, par lui, n’aura pas été recueilli sera voué au silence et à l’oubli du « qu’on n’en parle plus » – il est bien ce bateau ivre à bord duquel celui qui continue d’œuvrer, qui continue d’« aller au charbon » de l’écriture, a cette seule supériorité – supériorité non littéraire, non intellectuelle – sur les autres passagers de savoir qu’ils sont, que nous sommes tous déjà morts, et que donc, au temps de ce Voyage qu’est notre époque, au temps de ce que, dans L’Empire et le Royaume, nous avons appelé le Samedi de l’Instrumentalité, la méditation la plus urgente est celle qui prend pour thème l’« hypothèse » de la Résurrection : notre époque est celle de la traversée d’un unique tunnel temporel qu’il nous faut parcourir jusqu’au bout si nous voulons espérer déboucher un jour dans un ailleurs de l’histoire et du monde – nous, les Gardes suisses d’une autre « nuit (de ce) monde » : Notre vie est un voyage Dans l’Hiver et dans la Nuit, Nous cherchons notre passage Dans le Ciel où rien ne luit. Ce « voyage » et ce « passage » sont bien sûr les nôtres – ceux de morts qui rêvent « sous le sable froid » qu’ils sont en vie – ; et ce « Ciel où rien ne luit » est notre horizon époqual ; cependant, basse sur l’horizon, une étoile est demeurée, pareille à un trou percé dans l’enveloppe de ce monde hermétiquement, historialement clos, pareille à un bout de tunnel et aussi bien à l’éclat encore chétif d’une naissance seconde qui, pour ceux qui sont toujours-déjà morts, ne pourra prendre qu’une forme et qu’un nom : ceux de résurrection ; et c’est bien sûr vers cet astre unique qu’il nous faut mettre le cap, diriger notre « remorqueur » – puisque pour lui, pour nous, il n’est aucune autre lueur. C’est le moment où le Joe Chip de Dick, ayant enfin identifié l’Adversaire, part en quête de l’atomiseur Ubik dans les néo-rues d’une irréelle cité ; c’est l’instant de la plus haute détresse et aussi bien celui d’une con-version : les yeux grands ouverts dans la pénombre, il s’agit de devenir cette écume, cette absence, il s’agit de descendre à cette profondeur où l’âme s’ouvre comme une fleur pensive et désolée. Grondement, lumières, vacarme des villes, au soir, se dérobant sans fin sous leurs ciels électriques ; moment bleu et noir ayant écarté
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tous les écrans, ayant traversé tous les mensonges pour se produire maintenant au-dessus des rues. Chaque crépuscule, le travail libère une foule muette d’esclaves motorisés qui roulent le long des périphériques, arborant le masque unique du dégoût et du non-sens de la vie. Les pare-brise glissent et s’éloignent sur les autoroutes ; les vitres des maisons tremblent au passage des lourds camions, des trains lancés à grande vitesse en direction du cœur absent de la terre. Peut-être alors, se dit-on, suffirait-il de dire cette rumeur de plastique et d’acier montant des agglomérations, et qui est comme la musique même de ce temps, son âcre plainte ? Peut-être toute la poésie doit-elle tendre à cela : faire que de nouveau, et malgré tout, un chant s’élève ; une louange sans objet vers le ciel vide ? Mais bien vite la vision se fane, bien vite l’espoir s’enfuit et c’est la seule angoisse qui l’emporte, monte, vient au cœur des humains, s’installe avec la nuit. L’esprit a refermé ses ailes et c’est un soir comme les autres qui s’achève, un crépuscule où tout est de nouveau en place comme s’il n’y avait jamais eu d’éclaircie : les tours d’acier et les immeubles, les usines et les centres commerciaux. Bruit plus sourd des voitures au dehors ; voix étouffées, soudain coupées de sanglots dans les étages. Dans le poème des temps une détresse aussi cherche à se dire, chemine telle une barque sur la mer houleuse du silence : ce qui, à chaque phrase, est gagné ; ce qui, à chaque ligne, est délivré : la parole comme grâce, bonne brise qui s’accorde ou se tait, souffle puis s’absente. Cependant, c’est encore la célinienne nuit d’hiver, celle « où rien ne luit » : seule la ville brille au centre de l’ombre, ignorant la douleur muette des étoiles au fond de l’espace, ayant éteint tous les astres qui auraient pu nous guider en cette traversée – la ville qui est le lieu d’une immense anesthésie, d’une amnésie générale. Y a-t-il un chemin qui partirait droit devant lui en traversant l’indicible douleur qu’on a posée sur la terre ? Y a-t-il une route qui tracerait les lignes fuyantes d’un destin nouveau, d’un retour de l’histoire ? Partout sont les regards, partout les mots – nulle part n’est une parole. Du fond de son retrait, l’énigme appelle pourtant. Elle est la porte qui commande l’entrée des choses, l’accès à leur cœur oublié ; les cités, les puissances, les civilisations sont nées de son occultation. Mais l’entretien va reprendre, l’étoile tragique revenir, fondre sur nous : les faux cieux, les fausses montagnes qui enclosaient le paysage seront effacés. Déjà quelque chose dévore l’espace, déjà quelque chose bouge, frémit dans le silence. Imperceptiblement, l’époque se fait. Comme un ciel qui tournerait sur d’invisibles gonds. Comme une aube qui monterait en secret au-dessus de notre nuit. *** Le séjour des morts, comme l’a noté Baudoin de Bodinat dans son admirable La Vie sur Terre, il est désormais ici – en cette existence « moderne » que mènent les morts qui se croient en vie ; en ce sommeil parcouru de rêves
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aberrants dont dorment les dormeurs qui s’imaginent veillant. Là-dessus tout, ou presque tout, a été dit : « L’histoire est un cauchemar dont j’essaye de m’éveiller » (Joyce) ; « je suis vivant et vous êtes tous morts » (Dick) ; « c’était bien l’enfer, l’ancien, celui dont le Fils de l’homme ouvrit les portes » (Rimbaud) ; et même Debord : « Ce sont des salariés pauvres qui se croient des propriétaires, des ignorants mystifiés qui se croient instruits, et des morts qui croient voter. » Qui pourrait aller contre de tels constats ? La seule question politique sérieuse aujourd’hui serait donc – non pas de se demander, comme le font à un moment de l’intrigue les personnages d’Ubik, si nous sommes réellement en vie ou si, cette vie, nous la rêvons du sein mortifère de notre caisson époqual-cryonique, « sous le sable froid » de ce temps de détresse – mais bien de se demander comment on peut transformer ce séjour des morts qu’est le monde moderne en le champ d’un voyage de ces mêmes morts, mais qui au moins sauraient qu’ils le sont. Aujourd’hui, pour se retrouver en enfer, il n’est plus besoin de franchir quelque sombre et théâtral Achéron : il suffit de descendre dans la rue, de se mêler à la foule de nos frères humains-endormis, de ceux qui « vivent dans la stupeur et meurent dans un rêve « (Cordwainer Smith) – l’exact contraire de la situation que décrit l’expression « rêve éveillé » : ici une vie qui ressemble à un rêve ; là un rêve qui essaye d’imiter les couleurs de la vie. Mais de quelle « vie » au juste ? Car, pour pouvoir dénoncer cette vie-là, moderne et « rêvée » – pour pouvoir simplement poser par exemple que « la vraie vie est absente » –, il faut bien que, à un moment ou à un autre, nous ayions fait l’expérience d’une autre vie, vivante et véritable (donc), non « rêvée » ; d’une autre existence au dehors du caisson époqual-cryonique, et que nous nous rappelons vaguement, par éclairs et illuminations brèves mais suffisamment fortes pour pouvoir affirmer que la vie « moderne-rêvée », décidément, n’est pas la « vraie » : rien qu’une pâle imitation de l’autre. Mais cette autre-là, quand l’avons-nous connue ; quand l’avons-nous au juste vécue ? Durant l’enfance ? Au cours d’époques plus libres et plus heureuses, c’est-à-dire moins modernes-infernales ? En des temps où rien ne portait vraiment à conséquence et que, pour cette raison, « les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître » ? La question est plus cruciale qu’il n’y paraît, et autour d’elle s’organise un des combats idéologiques majeurs de ce siècle commençant : celui qui oppose les tenants de la modernité, ceux qui affirment que tout cela, cette autre vie, n’est qu’illusion rétrospective, nostalgie vaine et archaïsme « suspect », et ceux qui peu ou prou pensent le contraire – ceux qui, en tout cas, ne discernent plus depuis longtemps aucun « progrès » dans la marche du monde – ; et, bien évidemment, en un tel « débat », ce sont les premiers qui l’ont toujours déjà emporté puisque, étant aux affaires, ils construisent précisément un monde duquel, bientôt, il n’y aura plus rien à regretter – un monde d’où même la possibilité d’une quelconque nostalgie, fondée ou infondée, aura été
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évacuée. Et déjà, en effet, quelle nostalgie de l’enfance, ou de tout autre temps, peut bien éprouver un individu né à l’ombre des barres de béton de quelque « quartier sensible », et qui a passé sa jeunesse parmi les « chacals » de la caillera ? On est aussi loin que possible, en ce seul et banal exemple, du « vert paradis » baudelairien ou de la « patrie perdue » proustienne ; mais le tour de vis supplémentaire infligé aux âmes qu’est la modernité consiste en ce que même la possibilité de s’illusionner quant à ce « paradis » et à cette « patrie » est désormais interdite, éradiquée. Notre époque a non seulement détruit tout paradis, mais elle a aussi interdit l’accès à son ultime guise, nostalgique-élégiaque : celle du « paradis perdu » ; et il n’y a rien là que de très logique : un temps qui « contient (…) (si) peu d’avenir » (Bodinat), ne peut pas non plus se permettre de laisser subsister, sous la forme d’un trop prestigieux avoir-été, beaucoup de passé ; il est contraint de le reformater sous les espèces de ce que le même Bodinat appelle un « misérable antécédent des jours synthétiques où nous serons bientôt pour n’en plus sortir ». C’est ainsi que le fameux « devoir de mémoire », pont-aux-ânes des idéologues néo-progressistes, se résout en le plus sournois des négationnismes : non celui qui nie tel ou tel événement, mais celui qui, beaucoup plus généralement, nie qu’il ait pu y avoir quelque chose comme du passé : Je ne regrette pas le passé. Non seulement que ce soit vain, mais que c’était aimable à lui d’être un passé ; de laisser ainsi le temps ouvert devant nous et d’offrir à notre curiosité, nos réflexions et nos rêveries, de nobles ruines rencontrées au hasard d’une promenade, tant de belles maisons, de beaux meubles, de Mémoires, d’Historiettes, de méditations, de Vies des hommes illustres, etc. Je ne regrette pas le passé, c’est ce présent que je trouve regrettable, qui n’aura été que le misérable antécédent des jours synthétiques où nous serons bientôt pour n’en plus sortir. La Vie sur Terre Ce que Bodinat pointe là, et notamment en cette fonction dévolue au passé « de laisser ainsi le temps ouvert devant nous », c’est l’effort de ce que, dans le tome précédent, nous avons appelé l’Empire, pour tenter justement, ce temps, de le fermer, de le boucher, de l’empêcher jusqu’à en interdire le cours, le de-venir : c’est ce qui explique d’abord pourquoi tout est fait en notre monde « moderne » pour qu’il contienne le moins d’à-venir possible – le « peu » de Bodinat – ; mais c’est ce qui explique aussi pourquoi, en un tel monde, le passé doit lui aussi devenir un minimum, un (très) « peu » – puisque celui-ci, par la grâce de son « aimable » avoir-été (nobles ruines, belles maisons, vies illustres), servait essentiellement à ouvrir le temps « devant nous », c’est-à-dire à faire ad-venir l’à-venir, à faire que le temps soit
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vraiment « quelque chose » dont l’essence est de couler, et, par là, que ce temps soit « digne d’être vécu », ce qui nous ramène à nos dormeurs qui s’imaginent veiller et à nos « morts qui croient voter ». Où l’ont-ils donc pris alors ce souvenir d’une autre vie, vraie et vivante, si ce ne fut pas durant l’enfance ou au cours d’une époque moins funeste et mortifère ? Et d’où parlent-ils lorsqu’ils posent que cette existence-là, moderne et « rêvée », n’est pas la bonne, n’est pas la « réelle » ; qu’il y en a une autre qui seule correspond au sens premier du mot de « vie » ? Où l’ont-ils pris ce sens, qui le leur a instillé dans l’âme, et à quel moment, puisque même, dès leur prime enfance, ils furent livrés pieds et poings liés à l’abjection moderne, éduqués dans sa logique spéciale qui refait tout à son image en « l’obscur miroir » de ces temps misérables ? Ce dut donc être forcément très bref, très incertain et impalpable : un rayon, une couleur pareille à celle qui touche les villes le soir ; quelque chose de l’ordre de ce qu’on appelait jadis, avant qu’elle fût détruite, la poésie, mais poésie désormais sans poèmes ni poètes, sans rime ni raison : pur don, simple climat, saison spirituelle – éclaircie royaumaire : approche de quelque chose qui, tout en n’étant pas « de ce monde », en constitue cependant le seul « support de réalité », l’ubikienne vérité. C’est donc à cet instant que tous, tant que nous sommes, nous fûmes initiés, appelés, invités à illustrer l’autre logique (qui n’en est pas vraiment une) dont procède, telle une ombre portée, un « négatif photographique », celle aberrante et mortifère de notre âge sombre ; comme c’est à cet instant – le point culminant de notre vie : son événement – que nous eûmes véritablement à choisir entre l’accueil en nous de cette éclaircie et son refus définitif, à choisir entre la « vie vivante » et la « mort mortelle », entre la résurrection et la chute rédhibitoire dans les ténèbres extérieures de la dissolution totale de notre être. Certes, et étant ce que nous sommes : des « morts qui croient voter », des dormeurs qui rêvent qu’ils sont réveillés, cette approche du Royaume ne put prendre elle-même que l’aspect d’un songe, voire d’une « fantasmagorie », mais songe en tout différent des autres, moins criard et moins bariolé – moins vulgaire – : silencieux et beau, calme et souriant, sans nulle grimace et autre surenchère gesticulatoire : rien qu’un climat, avons-nous dit en étudiant dans L’Empire et le Royaume la « Liseuse en bleu » de Vermeer, une paix profonde, ardente et sans ennui – un paradis des orages. Voilà ce qui, sous des guises multiples, nous a tous visités ; et voilà ce à quoi toute l’incertaine poésie de ce temps doit désormais servir : rendre compte de cette unique visite, belle comme une Annonciation, et comme elle parfaitement énigmatique. « Après tout, c’était la poésie moderne, depuis cent ans, qui nous avait menés là », écrit Debord qui, en bon matérialiste qu’il est, voit assez bien les choses, mais, comme toujours, les voit inversées ; car la poésie moderne n’a rien « mené » du tout : elle n’a fait que suivre, tenter de rendre compte de ce qui,
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à la limite du songe et des nuées, lui avait un instant fait signe puis, aussi subrepticement, s’était éclipsé ; et voilà aussi de quoi en vérité elle est morte – non d’un nihilisme qui l’aurait contrainte à s’auto-détruire, mais, plus simplement, d’épuisement à vouloir continuer de faire venir au près ce qui, en toute rigueur, doit être laissé au loin et même, peut-être, si l’on en croit le dernier Rimbaud, doit être « renvoyé » – ; et le même Debord de conclure : « Nous étions quelques-uns à penser qu’il fallait exécuter son programme dans la réalité ; et en tout cas ne rien faire d’autre. » C’est le mot de « programme », celui (donc) de « la poésie moderne depuis cent ans », qui nous requiert ici : quel était-il au juste ; et quel était son but véritable, à l’exigence si forte que, pour l’atteindre, la poésie dut même renoncer à sa justification : l’écriture de poèmes, dut accepter la consigne situationniste d’une « poésie nécessairement sans poèmes » pour se mettre à « chercher autre chose », mais quoi donc ? À cette question, Debord répondait : la construction des situations, projet dont, dans L’Empire et le Royaume, nous avons montré les limites encore « humaines, trop humaines ». Cependant, la question demeure, d’une actualité toujours plus cruciale à mesure que nous nous enfonçons dans les ténèbres époquales d’un monde dont une des signatures est précisément d’être sans poésie, et peut-être même anti-poétique : qu’a cherché, « depuis cent ans », la poésie moderne, c’est-à-dire celle qui s’inaugure avec la publication des Fleurs du Mal (1856) et prend donc fin avec la poésie sans poèmes, « sans musique, sans rien » des situationnistes ? Quel fut son « programme » ? D’évidence pour elle il s’agissait de beaucoup plus que de rajouter quelques poèmes au « dépôt (littéraire) des siècles », de beaucoup plus même que de « trouver (un) nouveau » d’ordre littéraire – à partir de la constatation que la « vraie vie (était) absente », que « ce pays nous ennu(yait) », il s’agissait d’inventer, d’illustrer une vie nouvelle, quitte pour cela à accepter la plongée dans l’Hadès, quitte pour cela à désirer mourir ; en témoignent sans détour les vers fameux de la fin d’un autre Voyage, celui de Baudelaire : O Mort, vieux capitaine, il est temps ! levons l’ancre ! Ce pays nous ennuie, ô Mort ! Appareillons ! Si le ciel et la mer sont noirs comme de l’encre, Nos cœurs que tu connais sont remplis de rayons ! Verse-nous ton poison pour qu’il nous réconforte ! Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau, Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe ? Au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau ! Ces deux strophes terminales des Fleurs du Mal, au-delà de leur tonalité peu ou prou encore romantique, décrivent très exactement le processus de
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toute résurrection qui n’est pas, comme l’a montré Badiou dans son livre sur saint Paul, une dialectique de la mort et de la vie, de l’« Enfer ou (du) Ciel » (« qu’importe ? »), mais autre chose : un voyage, une « plongée », la traversée d’un « inconnu » pour trouver, par-delà son « gouffre », ce que Baudelaire appelle « du nouveau » – nouveau qui d’évidence ici n’est plus d’essence littéraire –, et qui pour nous qui arrivons bien plus tard (trop tard peut-être pour participer de ce « programme » de la poésie moderne qui s’inaugure ici) ne peut être que ce qu’un autre acteur de ce programme avait appelé la « vraie vie » : la vie vraiment vivante à la « pure lumière puisée au foyer saint des rayons primitifs » dont les… (…) yeux mortels, dans leur splendeur entière, Ne sont que des miroirs obscurcis et plaintifs ! Et il est évident que ces « rayons » dont nos cœurs « sont remplis » – ceuxlà mêmes qui alimentent cette absurde nostalgie pour une vie que nous n’avons pas connue – sont ces rayons-là : « primitifs » parce qu’issus d’un « foyer saint ». D’une certaine manière, on peut dire que le programme de « la poésie moderne depuis cent ans » est tout entier contenu en ces Fleurs qui l’inaugurent, que peut-être même elles le dépassent, vont plus loin que ceux qui, après elles, l’illustrèrent – Rimbaud, Lautréamont, Mallarmé, Breton, etc. –, parce que leur auteur, en tant que « dernier poète catholique » (René Char), raisonne ici non tant en poète qu’en théologien : « foyer saint » et « gouffre », mort et résurrection – ce que ses modernes, trop modernes héritiers n’osèrent pas vraiment faire (Rimbaud étant celui qui, dans sa Saison, alla le plus loin en ce sens, mais bien souvent sa « théologie » demeure approximative parce que tout entière « infernale »). La fin, dit-on, est contenue dans le commencement ; or, pour ce qui concerne la poésie moderne, ce commencement est baudelairien, c’est-à-dire crypto-catholique et théologique ; ce qui pourrait expliquer pourquoi ce programme de la poésie « depuis cent ans » a échoué, n’a pu être appliqué « dans la réalité » – peutêtre parce que ceux qui se proposaient de le faire ne voulaient surtout pas entendre parler de cette origine-là, chrétienne et théologique, si bien qu’ils se privaient du pan le plus profond de l’avancée baudelairienne. Mais en réalité il n’y eut jamais de « programme » et, pour le comprendre, il nous faut revenir à ces vers du Voyage. Ce qui, en ceux-ci, est clairement décrit, c’est notre présente situation : le pays « ennuy(eux) » où ciel et mer sont « noirs comme de l’encre » est bien celui où nous séjournons présentement – c’est un pays funèbre où mort et vie se distinguent à peine, où, pour le dire cette fois-ci avec les mots de Hölderlin, « vivre est une mort, et la mort elle aussi est une vie ». Le constat
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que fait Baudelaire de ce monde-terrestre là est exactement le même que, cent cinquante après lui, fera Bodinat cité plus haut : le séjour des morts, il est ici, en cette vie, puisque cette vie est encore (ou déjà) « une mort » ; puisque, croyant être en vie, nous ne faisons que rêver « sous le sable froid » ; d’où aussi, pour Baudelaire, et afin de dénoncer le leurre fondamental qu’est ce monde faussement vivant, faussement « réel », trompeur, la seule issue de s’embarquer (« avec le cœur joyeux d’un jeune passager », précise-t-il plus haut dans le même poème) sur cette « mer des ténèbres », de monter à bord de ce navire dont le « (Vieux) capitaine » n’est autre que la Mort elle-même – la vraie – : où l’on retrouve ici à la fois l’antique figure du nocher Charon (et voilà pourquoi notre capitaine est dit « vieux ») et celle, plus récente, plus moderne, du « remorqueur » célinien qui appelle, rassemble et, finalement, renvoie le « tout » du monde sur le mode d’un « qu’on n’en parle plus », la seule inactualité de ce Voyage des morts vu par Baudelaire étant que nos cœurs à nous, vieux passagers, ne sont peut-être pas aussi « remplis de rayons » qu’il le faudrait pour affronter/assumer ce passage, ce tré-passement, sinon d’un « cœur joyeux », du moins dans l’espérance d’un « nouveau », d’une contemplation de « l’étoile brillante du matin », d’une résurrection – si bien que toute notre tâche en ce séjour des morts-en-vie, en cet Auschwitz planétaire-globalisé qu’est le monde moderne, est d’en recueillir au moins un (« rayon primitif »), qui, dès lors, ne peut plus nous apparaître que sous la figure de la divine étincelle en nous dont parle Etty Hillesum – étincelle qui fait toute notre humanité –, et qu’il s’agit à toute force de préserver : telle est l’obole qu’il nous faut désormais présenter à ce néo-Charon devenu dans l’intervalle le « vieux capitaine » baudelairien ; non plus une pièce, comme au temps du paganisme, mais un rayon « puisé au foyer saint ». Ainsi, en cette traversée de la mer époquale des Ténèbres, ce n’est pas tant Dieu qui nous sauve que nous qui, en préservant en nous Son étincelle, Le sauvons, et par là nous sauvons nous-mêmes (c’est l’exacte intuition d’Etty). On peut supposer que la Résurrection ne s’est pas passée autrement, que le Crucifié, tout au bout de son Voyage immobile sur le bois, tout à la fin de son atroce supplice, n’avait plus en lui qu’un seul rayon – celui qui perce dans le cri du « Pourquoi m’as-tu abandonné ? » qui est encore, nous l’avons vu, une protestation d’amour –, mais que ce rayon lui a suffi pour roussir les linges. Le Voyage de Baudelaire (pas plus d’ailleurs que celui de Céline) n’est certes pas une « invitation au suicide » (comme le même poète pu écrire une Invitation au voyage) parce que les temps modernes seraient devenus trop durs, trop « noirs » et « ennuyeux » pour les êtres délicats, amoureux de beauté, que sont (que seraient) les poètes ; l’auteur ne se fait aucune illusion sur les époques qui ont précédé la sienne :
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Amer savoir, celui qu’on tire du voyage ! Le monde, monotone et petit, aujourd’hui, Hier, demain, toujours, nous fait voir notre image : Une oasis d’horreur dans un désert d’ennui ! pas plus que sur celles qui viendront après elle : ce « hier, demain, toujours » qui les met toutes dans le même sac est aussi un coup de griffe au progressisme dur de son siècle. Et cependant, en la conclusion de son poème qui pose que, désormais, pour « trouver du nouveau », il faut plonger au fond du gouffre, s’embarquer sur la mer des ténèbres, il pointe quelque chose qui, lui, ne relève que de la modernité de nos temps modernes, quelque chose de véritablement, historiquement, inédit : une clôture ontologique qui n’existait pas avant – clôture qui se dit en ces deux guises que, pour trouver du nouveau, il faut aller « au fond de l’inconnu », plonger au gouffre de l’Hadès, mais surtout que les poètes de ces temps de clôture cherchent désormais du nouveau, ce qui n’était pas le cas de leurs confrères des époques précédentes (qui certes pouvaient trouver du nouveau, mais dont ce n’était pas là a priori le but). Ces deux guises sont bien sûr en rapport dialectique : si les poètes de ces temps (ceux de Baudelaire) se mettent en tête de « trouver du nouveau », c’est peut-être parce que ce nouveau-là est devenu terriblement rare et difficile à « trouver » justement (puisque pour le faire il faut à présent « plonger au fond du gouffre » : ni Homère, ni Virgile ne s’étaient crus tenus à de telles extrémités), et que dès lors il constitue le précieux de la poésie, son « but de mystique nature » comme il est dit dans La Mort des artistes, mais cible rarement atteinte si bien que nombre d’artistes, de « sculpteurs damnés », précise Baudelaire dans cette même Mort des artistes, n’ont plus « qu’un espoir » : C’est que la mort planant comme un soleil nouveau, Fera s’épanouir les fleurs de leur cerveau ! « Vieux capitaine » (qui connaît « nos cœurs ») dans le Voyage, la mort est ici ce « soleil nouveau » à la lumière duquel les artistes damnés peuvent enfin contempler, embrasser ce que toute leur vie ils avaient en vain recherché – « fera s’épanouir les fleurs de leur cerveau ». Mais dans les deux cas la mort est principe de connaissance : connaissant les cœurs, faisant s’épanouir les cerveaux, sondant les âmes, elle leur permet « de contempler la grande créature », de connaître « leur Idole », de « trouver du nouveau », et constitue donc le dernier espoir de ceux qui, durant leur vie, n’ont pu atteindre le « but de mystique nature », réaliser le « programme » de la poésie moderne, même si, dans Le Rêve d’un curieux, pièce des Fleurs qui précède immédiatement le vaste et terminal Voyage – ultime concession du poète aux puissances du
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néant – Baudelaire n’exclut pas que même la mort puisse s’avérer une « vérité froide » et décevante, constituer une ultime frustration : J’étais mort sans surprise, et la terrible aurore M’enveloppait. – Eh quoi ! n’est-ce donc que cela ? La toile était levée et j’attendais encore. … Mais ce n’est qu’un rêve après tout, celui d’un « curieux », trop peutêtre et qui, par cette révélation en forme de non-révélation, est puni de sa… curiosité. Pour le Baudelaire du Voyage comme de La Mort des artistes, il est évident que la mort est associée à ce précieux de la poésie moderne qu’est désormais le « nouveau », situation qui, nous l’avons pointé, est elle-même nouvelle : le « but » de la poésie (de l’art) moderne est à présent le « nouveau », mais celuici, pour être « trouvé », exige le tré-passement de la mort – et réciproquement : c’est parce que ce nouveau se cache derrière la « toile » de cette mort qu’il devient le précieux de la poésie moderne (et voilà pourquoi le « but » de cette poésie est « de mystique nature » : parce qu’il se dissimule derrière le « rideau » d’un au-delà). Or, nous l’avons vu aussi, cette « situation » inédite des poètes modernes – dont Baudelaire est le premier – n’est rien d’autre que l’effet de la clôture ontologique totale qui signe notre monde lui-même « moderne » : désormais pour sortir de ce monde, c’est-à-dire pour « trouver du nouveau », c’està-dire pour trouver quelque chose qui soit radicalement extérieur, étranger à ce monde, il faut en passer par le tré-passement qu’est la mort – c’est parce que ce monde moderne est parfaitement clos que tout ce qui peut apparaître comme extérieur, étranger à lui – « nouveau » – devient, aux yeux de la poésie (moderne), le très-précieux, le but unique et « de mystique nature » ; mais en retour, c’est parce que ce très-précieux, ce but unique ne sont « pas de ce monde », que, pour les « trouver » malgré tout, il nous faut accepter la plongée dans l’Hadès, consentir à l’embarquement sur la mer des ténèbres, seule manière à présent de sortir d’un monde total justement édifié pour qu’on n’en sorte pas, pour « qu’on n’en parle plus » – seule façon d’échapper à cette incarcération des âmes qu’est en essence l’époque moderne et son « programme », exact inverse du « programme de la poésie moderne depuis cent ans » et qui, lui, bien évidemment, visait une libération. Et voilà pourquoi, chez Baudelaire, premier poète moderne parce que première âme de l’histoire à ressentir le malaise d’une telle incarcération, mort et « nouveau » sont toujours associés ; voilà pourquoi, chez lui, la mort reçoit ce nom étonnant de « soleil nouveau » – principe de connaissance et dernière forme de l’espoir aux temps « absolument moderne(s) » d’une rédhibitoire clôture ontologique. Ces considérations permettent aussi de comprendre pourquoi – ou plus exactement : de quoi – la poésie (« moderne ») est morte : de suffocation tout
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simplement. Certes, entre Baudelaire et nous, entre ces Fleurs que leur auteur lui-même qualifiait (déjà) de « maladives » et la « poésie nécessairement sans poèmes » des situationnistes, il y a eu beaucoup de poésie, et de la très grande – il y a eu un très grand siècle poétique (le plus grand peut-être de notre langue) où les poètes n’ont cessé de chercher et, souvent, de « trouver du nouveau » ; mais ce nouveau, étrangement, à mesure que les années s’écoulaient, que les « écoles » se succédaient (symbolisme, dadaïsme, surréalisme, lettrisme, etc.), se réduisait comme une peau de chagrin – si bien que chaque génération poétique nouvelle se voyait contrainte d’adopter la politique d’une surenchère en nouveauté, en « modernité », surenchère qui se résolvait immanquablement en le mouvement plus général d’une auto-destruction de la poésie elle-même à l’œuvre depuis son commencement « moderne » (que nous avons daté donc de la publication des Fleurs du Mal) : chaque innovation, pour être vraiment « du nouveau », a dû épouser le processus d’une destruction (du vers, de la phrase, du mot, etc.), comme l’avait d’ailleurs annoncé, toujours dans sa Mort des artistes, Baudelaire : Nous userons notre âme en de subtils complots, Et nous démolirons mainte lourde armature, (…) « usure » et « démolition » pouvant en effet être regardées comme les deux maîtres-mots de toute la poésie qui a suivi: usure des âmes des poètes (les figures du « maudit », de l’« horrible travailleur » rimbaldien), démolition de la « lourde armature » de toute l’ancienne poésie, de l’ancienne métrique soudain décrétée « vieillerie poétique ». Tout se passe comme si, à mesure que la poésie va vers sa fin, le « nouveau » qu’elle a pris pour but unique exigeait, pour être « trouv(é) », des « complots » de plus en plus « subtils » (dans les âmes des poètes) et des démolitions de plus en plus vastes (dans les « lourdes armatures » de la tradition) – complots et démolitions où les poètes, leurs « âmes », s’usent et suffoquent –; si bien que, tout au bout de ce processus, il devient quasiment impossible aux poètes de « trouver du nouveau », non parce qu’il n’y en a plus, non parce que, comme on le dit souvent et bêtement, « tout a déjà été inventé », mais parce que ce nouveau se tient désormais dans un « introuvable » de notre monde moderne – derrière la « toile » de la mort – et que donc, si nous voulons malgré tout continuer de le poursuivre, il nous faut consentir à la plongée dans le gouffre de l’Hadès préconisée par le Voyage ; mais à ce stade, on le comprend aisément, il n’y a plus de poètes ou de poésie qui tiennent: on est tout entier dans un autre espace, un autre champ, celui de la théologie. Ces considérations nous permettent aussi de comprendre pourquoi la révolution poétique initiée (notamment) par Baudelaire et Rimbaud, révolu-
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tion dont la séduction majeure résidait en la promesse d’une ouverture quasiinfinie du champ poétique, a finalement débouché sur sa rédhibitoire clôture, et finalement sur la mort logique de toute poésie en la guise d’une « poésie nécessairement sans poèmes » – situation qui fait que toute prétention à écrire aujourd’hui quelque chose comme un « poème » est vaine, sinon grotesque ; et voilà pourquoi « tous les gémissements poétiques de ce siècle ne sont que des sophismes », et pourquoi toutes les productions à prétention « poétique » de ce temps, à peine germées, sont immédiatement frappées d’insignifiance et de kitsch : aucun « soleil nouveau » qui permettrait leur floraison ne peut plus « plan(er) » sur elles (une des conséquences paradoxales de cette stérilité poétique-époquale étant qu’il ne s’est jamais écrit autant de poèmes qu’aujourd’hui : tout le monde en écrit et beaucoup en publient ; et pourquoi en effet se gênerait-on puisqu’une telle pratique n’engage plus à rien de vraiment décisif, « ne mange pas de pain »). Mais bien sûr, ce processus lui-même d’auto-destruction de « la poésie moderne depuis cent ans », et qui l’a donc conduite à sa mort par suffocation (insignifiance et kitsch), ne fait que rendre compte, pour le champ poétique, d’un processus infiniment plus vaste et profond : celui de la progressive clôture ontologique – de la rédhibitoire en-closure – à l’œuvre dans le monde moderne, et qui constitue d’ailleurs la vraie « modernité » de ce monde, sa seule « nouveauté » – celle qui interdit justement à tout « nouveau » d’être « trouvé », à tout lointain d’approcher, à tout ailleurs d’exister ; et c’est bien évidemment de cet empêchement-là, « absolument moderne », de cette en-closure du « tout », que la poésie (moderne) est morte – non sans avoir lutté, et cela jusqu’au bout : jusqu’à la « poésie nécessairement sans poèmes », non sans avoir tout tenté pour s’opposer à cette fermeture, quitte à concéder énormément à l’invisible adversaire, quitte à avoir accepté de brûler la plupart de ses traditionnels vaisseaux : la métrique, le vers, l’image, le mot, etc., quitte à avoir posé comme nouveau but à sa pratique la chose la plus difficile, la plus usante pour les âmes et la plus dévastatrice pour les vieilles « armatures », le « nouveau » (justement, c’est-à-dire ce que ce monde en train de se clore cherchait à toute force à éradiquer : un ailleurs de lui-même, un tout-autre-que-lui et un parfaitement-étranger-à). C’est en ce sens qu’il n’y eut pas vraiment de « programme » de la poésie moderne, quelque chose comme des consignes poétiques qu’il aurait fallu « exécuter dans la réalité » : il y eut seulement de successifs et désespérés combats d’arrière-garde pour retarder ce processus d’enclosure ontologique à l’œuvre « depuis cent ans » dans notre époque ; et voilà pourquoi la tentative situationniste échoua : parce qu’elle prit un effet pour une cause – le vrai, le seul « programme », fou mais parfaitement cohérent, il était en face, chez l’adversaire, et la seule chose que la poésie pouvait dire de ce programme-là, c’est qu’elle ne l’aimait pas, qu’il constituait même à ses yeux une sorte d’anti, voire de contre-poésie pratique, réalisée : l’évacuation
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de ce monde de tout ce qu’avait illustré au cours des âges « l’art poétique ». Le « surmoi (encore trop) progressiste » (Riesel-Semprun) des situationnistes les empêcha de comprendre cela : leur « poésie sans poèmes » n’était pas une consigne poétique offensive mais défensive – l’« effet du tir que l’ennemi (avait) concentré sur (eux) assez longuement » (Debord) –, et que donc, prenant une défense pour une attaque, une arrière-garde pour une avant-garde – ne voulant surtout pas passer pour « réactionnaires » –, ils prêtaient encore le flanc à leur ennemi et à ses sirènes « progressistes » ; et c’est par là bien sûr qu’ils furent au bout du compte défaits, non par excès de radicalité de leur critique mais au contraire par manque de celle-ci : parce que, peu ou prou, ils parlaient encore la langue « progressiste » de leur adversaire, ne s’étaient pas rendus suffisamment étrangers à ses sophismes – se voulaient encore des « modernes », et même, en une sorte de surenchère de radicalité progressiste, des « absolument modernes ». Un Bodinat par exemple, qui est d’évidence un lointain héritier de l’âge situationniste, ne se croit plus tenu à de telles pudeurs : il s’affiche ouvertement anti-progressiste et fait, assez aisément, un sort à l’accusation de « réactionnaire » qu’on pourrait lui adresser – dans un monde où l’idéologie (néo-) progressiste l’a partout et définitivement emporté, un tel mot n’a évidemment plus aucun sens ni réalité pratique, puisque, pour pouvoir être « réactionnaire », il faudrait encore être en mesure de se référer à quelque passé meilleur que notre présent, à quelque « aimable » Ancien régime, ce qui est impossible puisque nous avons vu que ce passé même a été éradiqué. Bodinat est en quelque sorte notre Baudelaire, celui de ces temps ignominieux où nous grattons le fond de la poubelle époquale-tchernobylienne, au bémol près que le poète des Fleurs pouvait encore s’offrir le luxe d’être, ou de passer pour réactionnaire, ce dont n’a même plus loisir l’auteur de La Vie sur Terre. *** Ne quittons pas le poète de ces Fleurs « maladives », et dont le destin poétique-personnel, nous l’avons vu, englobe la totalité de ces « aventures », allant même peut-être un peu au-delà de celles-ci : jusqu’au déboucher dans un questionnement de type théologique (questionnement qui, faut-il le préciser, n’exclut nullement le souci de type formel ; au contraire même – et c’est là la grandeur de Baudelaire – il en est le fruit : la méditation baudelairienne sur ce qu’est la poésie, sur ce qu’est par exemple un vers, conduit le poète à redécouvrir sa crypto-catholicité). Baudelaire, d’évidence, comme Bodinat (mais avec cent cinquante ans d’avance) est un anti-progressiste résolu : Sartre, dans le livre idiot qu’il lui a consacré, le lui reproche assez ; et en cela il faut reconnaître que l’« imbécile », pour une fois, ne s’est pas « trompé » – même si, bien évidemment, ce qui, dans l’esprit de Sartre, constituait une
Le Voyage des morts Cet ouvrage se propose d’étudier certains aspects mortifères de notre monde moderne, et cela notamment à partir de l’examen du concept de « monde-tombe » de Ludwig Binswanger, notion utilisée ici, non pas en mode psychique, mais ontologique : appliquée non à un individu mais à une époque entière – la nôtre. Par cette analyse, Pierre Le Coz fait venir ce qui à ses yeux caractérise le monde contemporain : sa rédhibitoire clôture s’étendant à tous les domaines y compris ceux de la vie la plus quotidienne ; clôture associée à un cours lui-même très particulier du devenir, et qui se caractérise par un temps s’effondrant en direction d’un unique instant-évènement où est (sera) rassemblée la totalité de l’histoire humaine : ce que certains appellent « la fin du monde » (mais de quel « monde » au juste ?) et d’autres « l’Apocalypse ». Ce qui au bout du compte est tenté ici n’est rien moins que la description de ce processus à la fois extrêmement prégnant (puisque personne ne semble pouvoir y échapper) et toujours, après cinq siècles, aussi mystérieux du moderne ; et comment notamment les entreprises historiques de ceux-là mêmes qui prétendaient le maîtriser (en mode « progressiste ») voire s’y opposer (en mode « réactionnaire ») n’ont abouti qu’à une seule chose : l’accélérer et le renforcer toujours plus, si bien que ce « moderne » apparaît désormais à nombre de nos contemporains comme un « destin » (dont un nom serait par exemple « mondialisation », mais il y en a d’autres) contre lequel il n’y aurait qu’à subir. Il n’en est bien sûr rien, et il sera montré dans un prochain ouvrage (Le Secret de la vie) comment ce processus peut être surmonté, et brisée la clôture époquale de ce monde même : « tombe » et « moderne ». Ici encore, comme dans ses précédents essais, l’auteur parvient à réaliser le mariage entre des considérations philosophiques ou théologiques parfois subtiles et d’autres qui, elles, relèvent de la vie la plus « ordinaire », voire même des débats qui animent l’actualité vulgaire-médiatique: c’est ainsi qu’on trouvera, à côté de l’examen de notions telles que la sainteté, ou « l’aventure poétique », ou l’accélération du temps, des analyses très approfondies de la « souffrance au travail », de la « fête » (de la conception que s’en font nos sociétés), de la « précarité » et du « bruit » (en tant que la nuisance la plus fondamentale de toute cette fantasmagorie), etc. En ce sens, ce Voyage des morts se veut un livre essentiellement pratique, sorte de « manuel de survie aux temps du nihilisme achevé », et dont l’un des mérites consiste à décrire sans illusion – mais sans désespoir non plus – ces temps: en en dessinant le contour de détresse maximale, mais en en indiquant aussi les chemins qui pourraient nous conduire vers leur sortie et vers un « redressement ». Pierre Le Coz est né en 1954. Ses premiers textes ont paru en 1993 dans la revue NRF. Il a publié depuis de nombreux livres : romans, récits de voyage, essais. Il a commencé de faire paraître en 2007 aux éditions Loubatières une vaste Somme, L’Europe et la Profondeur, dont le présent ouvrage est le quatrième tome.
ISBN 978-2-86266-635-8
The Isle of the Dead, 1880 (huile sur toile) Arnold Bocklin (1827-1901) © The Bridgeman Art Library
29 €