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Farinelli en folie
Non, Farinelli n’est pas une nouvelle recette de pâtes italiennes, bien que le doute soit permis. Cet homme est un grand exemple de ceux que l’on nommait la « troisième voix » de l’opéra, les ovnis des tessitures vocales, les castrats. Ces hommes à la voix si particulière ont fasciné la noblesse et les plus grands compositeurs du XVIIème et surtout du XVIIIème siècle, à l’époque baroque, où l’on mettait l’accent sur l’expérimentation vocale, les couleurs de la voix, les vocalises et les ornements.
Les castrats étaient des jeunes garçons, la plupart de condition modeste, que l’on faisait castrer entre sept et douze ans pour qu’ils conservent leur voix enfantine, aiguë et pure. Ils partaient ensuite apprendre l’art de la musique et du chant dans des écoles spécialisées, dont les plus réputées se trouvaient à Bologne et à Naples, l’Italie étant à cette époque, un grand centre culturel et musical. Cet apprentissage demandait un travail vocal de quatre à six heures par jour. Cependant moins de dix pour cent de ces jeunes garçons connaissaient ensuite le succès. Beaucoup ne survivaient pas à l’opération, en premier lieu, qui se déroulait dans une hygiène déplorable et sans anesthésie, et la plupart restaient ensuite sur les bancs de l’église pour chanter les partitions aiguës, à la place des femmes ayant l’interdiction de chanter.
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La castration des organes masculins avant la puberté conservait la voix et l’appareil vocal de ces enfants à mesure qu’ils grandissaient, alors qu’en parallèle leur entrainement développait leur cage thoracique et leur technique vocale, accordant ainsi à leur voix une tessiture et une amplitude qu’aucune soprano femme ne pouvait ou ne peut égaler, même de nos jours. Leur timbre était clair et pur tout en possédant une puissance vocale d’adulte.
Caricature d’une performance de l’oeuvre de Haendel Flavio avec le castrat Senesino sur la gauche., © John Vanderbank
Symbole par excellence du « bel canto » (le beau chant) au XVIIIème siècle, cette pratique débuta tout d’abord dans les rangs de l’Église catholique. En effet, les femmes avaient l’interdiction de chanter les chants religieux (et ce jusqu’au XIXème siècle) et le pape Sixte V, en 1588, étendit cette interdiction sur les scènes de théâtre et d’opéra. Les hommes devaient donc chanter les partitions aiguës en utilisant leur voix de fausset, une pratique trouvée artificielle qui consiste à faire vibrer les cordes vocales masculines à un timbre plus aigu que la moyenne et seulement sur une partie de leur longueur.
Le concept des castrats pourrait en fait avoir été influencé par l’invasion musulmane dans la péninsule ibérique. En effet, dans l’Empire ottoman, les eunuques gardant les sérails et les harems étaient castrés et chantaient pour le divertissement avec leur voix si particulière. Ce phénomène aurait pu se répandre jusqu’au Vatican par du bouche-à-oreille, inspirant ainsi une nouvelle pratique dédiée au chant liturgique. D’ailleurs le premier castrat de la chapelle Sixtine au XVIème siècle est un Espagnol, ce qui appuierait cette théorie.
Petit à petit, ces chanteurs exceptionnels commencèrent à évoluer des bancs d’église jusqu’aux scènes opératiques, s’attirant l’attention et l’amour du public. Des grands compositeurs tels que Monteverdi, Haendel et Rossini composèrent des opéras pour eux. Leur voix aiguës, féminines et leur condition physique ambiguë créèrent un trouble, une confusion des genres dans l’esprit des spectateurs. Les castrats jouèrent tout d’abord des rôles de femmes et se travestissaient même sur scène, ce qui ne fit qu’accentuer la confusion quant à leur genre. Puis ils acquirent des rôles plus nobles. Ils finirent par jouer des guerriers antiques ou des grands seigneurs, une ascension reflétant toute l’admiration dont les rares élus ayant acquis la célébrité en jouant à l’opéra faisaient l’objet. Leur voix semait tellement de trouble émotionnel dans les audiences qu’il n’était apparemment pas rare que l’on défaille à l’écoute de leur chant.
Ces chanteurs d’opéra étaient également des amants convoités. Les femmes appréciaient la sécurité que leur procurait leur condition physique particulière quand ces derniers n’avaient pas des problèmes physiques sexuels, un phénomène fréquent et compréhensible au vu de la violente chirurgie qui leur avait été infligée plus jeune.
L’un des plus célèbres castrats de l’opéra est Farinelli, ou de son vrai nom Carlo Broschi, né en 1705 et mort en 1782. Il a obtenu son film autobiographique éponyme et une apparition dans la série Netflix “La cuisinière de Castamar”. Cet homme s’est démarqué par sa rare condition sociale de noble italien, sa grande notoriété et sa longévité, remarquable pour l’époque. Farinelli fut l’un des plus grands, et le président de Brosses, magistrat, historien, écrivain et linguiste français, écrivit à son sujet avec admiration qu’« il avait sept notes en plus des voix normales ».
Le chanteur voyagea beaucoup. Il passa du temps en Italie et à Londres pour s’établir un temps conséquent en Espagne, à Madrid de 1737 à 1759. En effet, la reine Élisabeth Farnèse l’engagea pour tenter de guérir la neurasthénie (lourde dépression) de son mari, le roi Philippe V. Farinelli lui chantait le soir des airs de son choix et comme il sembla réussir dans cette entreprise, la célébrité de l’homme augmenta d’autant plus. Cependant cela le fatiguait et il écrivit à ce sujet dans une lettre dédiée à l’un de ses amis : « Depuis le premier jour que je suis arrivé, j’ai suivi cette même vie en chantant tous les soirs aux pieds des Souverains et l’on m’écoute comme si c’était le premier jour. Il me faut prier Dieu qu’il me conserve en bonne santé pour continuer cette vie ; je m’enfile tous les soirs huit ou neuf airs dans le corps ; il n’y a jamais de repos. »
Portrait de Farinelli par Bartolomeo Nazari (1734)
Cependant à mesure que ces chanteurs d’exception devenaient de véritables « stars » de l’opéra, les compositeurs se lassèrent rapidement de travailler avec eux, les castrats développant un caractère difficile, accompagné de demandes et d’exigences toujours plus incroyables et rocambolesques. Ainsi Mozart, qui avait d’abord commencé à écrire des opéras pour des voix de castrats, se lassa vite des difficultés rencontrées avec ces derniers et décida de redonner leurs lettres de noblesse aux voix de femmes. Le goût évolua également vers le romantisme qui fut un mouvement prônant l’absence d’artifice et d’illusion. Les castrats n’avaient donc plus voix au chapitre. En parallèle, des protestations commencèrent à s’élever au XVIIIème siècle contre cette pratique jugée de plus en plus barbare. C’est ainsi qu’en 1902, le pape Léon XIII interdit la castration et le dernier castrat mourut en 1920 dans l’indifférence.
L’acteur italien Stefano Dionisi dans le rôle de «Farinelli» du film éponyme , © Getty / Jean-Marie Leroy
Cassandre Bretaudeau