S O M E / T H I N G S
LUCILE CHAUVEAU
DSAA Concepteur/Créateur Textile ESAATESAAT 2012 2012 ESAAT 2012
“D’où sommes-nous? Je ne sais pas du tout, nulle part, partout, partout dans l’air, dans le feu, partout (...). Nos corps,où ? Nos corps, de l’air ! Le mouvement ? Si lent ! Quelle lenteur, les souvenirs, vagues ! Et puis ? Et puis ? Tout sombre, tout vit, tout bouge, tout revient, rien n’est passé...“ Alberto Giacometti “Carnets“
AVANT PROPOS
Ce mémoire est un instantané sur le cheminement d’une question en transformations. Le devenir. J’ai le sentiment que l’être ne peut s’éprouver que dans le devenir, que l’ être n’est rien sans le devenir. Le monde n’est pas dans une pure fixité, mais il n’est pas pour autant seulement mouvement ou pour le dire autrement seulement chaos. Il est à la fois mouvement et fixité. Mon mémoire est à considérer comme une matière mouvante, comme un être incomplet, inachevé, dont chacun des éléments, dans sa spécificité et sa singularité, a son importance pour l’équilibre de l’ensemble. Je cherche un espace à construire dans un monde psychique qui part en lambeaux. Je cherche un équilibre entre les idées à approfondir, fouiller, creuser (les connaissances, le savoir) et les images marquantes qui se régénèrent (les souvenirs, les sensations). Cet équilibre est à considérer du point de vue de la définition biochimique, c’est à dire, la définition selon laquelle il y a équilibre lorsque les différents constituants d’un corps sont en proportion constante. J’ai cette volonté de ne pas rendre mon mémoire victime d’un découpage qui rangerait chacun des phénomènes présents dans des compartiments prédéfinis, dans l’unique but d’aboutir à une conclusion. Je ne cherche pas à élaborer un raisonnement logique, qui m’amènerait à une réponse, ni à cerner chacun des phénomènes. Je renonce à ce que Flaubert appelait “la rage de vouloir conclure“. Je renonce à ce besoin que l’on a toujours de tirer des conclusions, de se former une opinion, un jugement, de réfléchir à cette chose , au lieu de laisser parler la chose même, et la laisser s’ exprimer comme elle est. Ce qui m’intéresse c’est l’être des choses et la résonance qu’elles ont entres elles. Le processus. J’essaie de mettre en avant des forces mouvantes, qui changent constamment d’aspect selon les idées qui se côtoient les unes aux autres. Tout comme les Stoïciens, je considère que notre monde est constitué de corps qui tiennent ensemble grâce à un feu intérieur, un souffle corporel. Ce qui les relie est donc bien de l’ordre de la physique, même si on ne le voit pas.
INTRODUCTION
Partir à la rencontre de l’incorporel est au départ une intuition, une envie. Tous ces phénomènes qui sont de l’ordre du non physique, du non tangible, du non visible, ont toujours suscité chez moi de la curiosité, des questionnements. Peut être est-ce justement cette impression d’absence qui me pousse à vouloir savoir pourquoi cette chose ne serait réellement pas là? Ne serait-elle pas juste cachée, attendant d’être révélée ? Ce qui m’intéresse, c’est de dévoiler justement cette non-chose. Je la fais émerger et exister dans son non-être. À travers ma réflexion, je propose une physique. Une physique non pas scientifique, mais poétique, plastique, à la limite des corps. C’est une physique de qualité et de non de quantité, où je tente de capter, conceptualiser les zones intermédiaires entre la matière et la non-matière. Cette zone de transition et de contact est susceptible d’engloutir ou laisser surgir des présences latentes. Je propose une physique du presque rien, à la limite du non-physique, sans jamais pour autant versée dans le vide absolu. Fantomatique. Passer de ce qui serait de l’ordre du presque rien à ce qui est comme de la demimatière, est la tentation qui s’offre à nous dans ce parcours intuitif et solitaire. Du lieu à l’allure d’une spatialité sans chose, sans objet, dont les limites sont toujours fuyantes, au lieu davantage tangible de l’espace plastique, le processus ne cesse de se poursuivre. Je tente de comprendre ce qui contribue à faire advenir un visible qui ne cesse de nous échapper. La difficulté est de laisser surgir ce qui se meut sous la surface et la rend vivante ; de donner à voir l’invu, ce qui n’a pas trouvé figure. Nous sommes là dans un processus toujours inachevé, qui requiert une approche plus subtile, de la délicatesse. Je me demande comment une physique du non physique est possible. Comment voir l’invisible? Je ressens la nécessité d’imaginer l’invisible, de le situer dans l’espace et le temps, de concevoir des lieux, des formes, des volumes et des corps, là même où ils auraient dû être exclus. Je m’intéresse à cette matière qui semble subir une action rongeante de l’air, laissant derrière elle des micros poussières. L’invisible est-il corporel ? Serait-il à sentir comme une âme, telles des poussières voltigeant dans l’air ? Je considère l’atome en tant que plasticienne, l’assimilant à une poussière.
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SOMMAIRE
> FLOU
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> FIXER
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> GRAIN
P_31
> POUSSIÈRE
P_43
> PERCEVOIR L’INVISIBLE
P_63
> SURVIVANCE
P_75
> SE SAISIR DE RIEN
P_87
> CONCLUSION
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> Bibliographie
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FLOU<
“Est-il possible de donner une définition précise de l’imprécis, de tracer le contour de ce qui est sans contour, de faire la théorie nette de ce qui est vague ? Certes, la promesse du flou pourrait être la figure, la forme, fondement de cet art de la figuration dont relèverait la pensée ; mais l’image poétique ou artistique, elle, est décrite comme cet insaisissable encore plus efficace qui, précisément, s’obstine à demeurer indéterminé.“ Bertrand Rougé
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L a s e n sa t i o n d u f lo u
Il y a dans le flou, du flottant, de l’atmosphérique, un espace où le temps n’aurait pas été victime d’un découpage par minute et seconde. Un espace où le temps ne serait pas inscrit dans un temps purement objectif. Bien au contraire, on inscrirait le flou dans un temps purement qualitatif, à dimension plus subjective, qu’on qualifiera de temps psychologique. Les secondes peuvent paraître des heures et les heures, des secondes. Le flou est un phénomène qui a sur nous une certaine emprise, l’horloge semble battre très lentement, il ne s’écoule que quelques battements. C’est cette raison pour laquelle, dans l’espace du flou, le temps semble comme suspendu, mais sans pour autant être dépourvu de léger mouvement, dans un moment agréable de fluctuations, de balancement. On “ne voit pas le temps passer.“ C’est comme si le flou était un espace temps vécu pleinement. Il y a dans son appréhension une certaine quête, on tente de le capter, de s’en emparer. Son caractère hésitant nous attire. On vacille. On part à sa rencontre car on s’y sent bien. Contours indéterminés, apparence flottante, versatile, il est un phénomène troublant qui demande une approche intuitive, sensible. Il n’est pas étonnant d’apprendre qu’à l’origine le mot “flou“ était utilisé “pour exprimer en termes de peinture, la tendresse et la douceur d’un ouvrage“. Il y a dans le flou une apparence fragile, comme éphémère qui demande à être protégé. Si je devais rapprocher le flou à un autre phénomène physique,
le nuage.
je choisirais Le nuage change au grè des vents et prend successivement de nouvelles formes. Il n’est jamais réellement fixe, ses contours sont continuellement transformés. Il a une figure changeante, une identité vague. On ressent dans le nuage, une forme aux infinis possibles, aux prolongements interminables, indéterminés. Tout comme le flou, la vague figure du nuage suscite l’imagination, l’attente, la promesse. Il arrive que cette forme indéterminée prenne figure. Tout à coup, ce nuage que je vois dans le ciel, à l’allure d’une masse cotonneuse, trouble, incertaine, dont on ne parvenait jusqu’alors à n’en distinguer aucune forme précise, se renverse et prend tout à coup l’apparence d’un animal. On parvient à distinguer des jambes, une tête. Plus les secondes passent, et plus les membres prennent forme, assez pour assimiler cette forme à un animal. Puis revient petit à petit cette confusion, on ne sait alors plus trop de quel animal il s’agit. On ne voit non plus quatre, mais six pattes, la tête s’est évaporée. Aucune distinction n’est possible, l’animal s’est transformé en une masse incertaine et indiscernable. Revient alors ce moment d’indécision, de retour au flou infiguré, défiguré. La forme a été altérée jusqu’à la rendre méconnaissable. Nous sommes donc de nouveau amené à considérer le contour du nuage en tant que nuage et non en tant que figure discernable. Tout comme le phénomène du flou, il y a dans le nuage, à la fois oscillation et vibration qui informe l’image en même temps qu’elle la brouille. C’est dans une dynamique de transformations P_14
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perpétuelles que celui tente de se fixer. Ainsi, dans une nébulosité fixe de tâches informes, se trouve une infinité de choses que l’on peut ramener à des formes distinctes. Ce qui est intéressant à considérer, c’est ce moment, cet intervalle, entre le moment où la figure est absente et celui où elle a émergé, où la figure prendrait corps ou forme. Il s’agirait d’un intervalle de pré-figure. Dans “Vagues figures où les promesses du flou“ ,Bertrand Rougé, met en avant certains motifs-clés, certaines notions décisives au regard du flou et du vague. Selon lui Visages, Promesses, Passages, Flous sont les quatre termes qui d’une certaine manière synthétiseraient au mieux le nuage. Il veut dire par là, que le nuage n’a en soi pas une définition nette, il est doté de multiples visages, et est continuellement victime de transformations, qui ne font que passer, avant de se fondre à nouveau dans le flou. P_15
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L e s co n to u rs d u f lo u
Le flou seul, ne peut exister. Il prend corps dès lors qu’il est en contact avec le net. Le flou permet de mettre l’attention vers ce qui est net, permettant ainsi de faire émerger des formes. Il agit paradoxalement comme un indice révélateur. Mais pour qu’une figure se détache du fond, elle doit être délimité, or le flou ayant une limite évanescente, on peut s’interroger sur la nature de cette limite entre le fond et la forme. Existe-t-il des nuances de flou ? Comment une chose sans forme et sans contour peut se constituer en tant que forme ? Est-ce encore même une forme ? Il y a paradoxe de la notion ; comprendre le flou, le vague, l’indéterminé suppose qu’on tente de le définir. Préciser le contour de ce qui n’en a pas. Est- il possible de donner une définition précise de l’imprécis, du flou? De tracer le contour de ce qui est sans contour ? Je pense que le flou est à considérer, au même titre que la vie, écartelé entre forme et informe. L’informe n’est pas à considérer au même titre que l’amorphe. L’informe est un lieu d’expérience, créateur, perturbant, convulsif. Il y a dans l’informe une certaine incontinence, comme un manque de retenue, où l’informe serait stimulé par des forces cherchant à la rendre forme spécifique. René Thom, mathématicien français, fondateur de la théorie des catastrophes ; le terme de “catastrophe“ désignant le lieu où une fonction change brusquement de forme, pense que ce n’est pas tellement la forme en elle même qui a un pouvoir, mais le fait qu’elle est plongée dans un flux énergétique. Il parle de: “prégnance des formes“ Ainsi, c’est comme s’il y avait dans l’informe un certain pouvoir qu’ont les formes elles-mêmes de se déformer toujours, de passer subitement du semblable au dissemblable et inversement. L’informe est à considérer comme un “processus où la forme s’ouvre“. Sans cesse, elle apparaît, pour disparaître et réapparaître de nouveau, elle s’écrase, s’agglutine, s’incorpore. Elle se renouvelle perpétuellement. On doit prendre en considération, la présence de forces qui s’interpénètrent avec les formes. Les forces devenant ainsi des formes en s’incarnant dans une trace, une immobile empreinte, et les formes devenant des puissances énergétiques en émettant des sensations visuelles. C’est ce que René Huyghe met en avant dans son ouvrage “Formes et Forces“. Parlons davantage de la limite de l’illimité et tentons d’éclaircir ce paradoxe. Faisons tout d’abord une distinction entre le vague et le flou. Alors qu’un objet vague est un objet dont les limites intérieures demeurent imprécises, il reste cependant identifiable par ses contours extérieurs. À l’inverse, dans le flou, nous ignorons, nous ressentons seulement des possibles, une promesse de contours externes à venir. Ainsi, quand on parle de défiguration il serait peut être plus juste d’utiliser le terme “vague“. Lorsqu’il y a défiguration, la vague figure travaille à étendre la limite initiale, à la reculer, à la repousser jusqu’à ce qu’elle soit presque indiscernable. On peut considérer cette vague figure comme une illimitation du limité. P_16
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entre forme et informe
“prégnance des formes“
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L a p r é ci si o n d u f lo u
Le flou, par rapport au net, permet de mettre en valeur le savoir et dévoile l’ignorance. Il est la condition de la précision visuelle, grâce au mouvement de l’oeil qu’il stimule. On trouve paradoxalement de la précision dans le flou. Il est l’état et le signe d’un passage entre la connaissance et l’inconnu. C’est l’accommodation qui marque ce passage transitoire entre cette approche floutée et ce devenir de l’image nette et intelligible. On peut considérer l’accommodation comme un mouvement de la découverte. À plus grande échelle, le flou est vecteur de la mise en mouvement du corps et de la pensée. Il est le passage entre ce qui est connu et ce qui reste à découvrir. Il est la matérialisation d’une promesse de quelque chose qui va apparaître. C’est cette forme d’hésitation, de doute qui fait qu’on sent que la chose existe, qu’elle est présente, et qu’elle a des possibles, des devenirs. C’est comme si une chose demandait à être révélé, comme si un évènement inconnu était à venir. Il y a un devenir et un avenir. Il y a transformations et état futur. P_18
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lâ&#x20AC;&#x2122;accommodation
un devenir et un avenir.
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L e s re m è d e s a u f lo u
Vont ainsi être mise en place des prothèses qui permettent à l’homme de voir plus loin, plus de choses, et d’enregistrer. Le flou n’existe pas dans le monde physique, il est seulement un phénomène de la perception. La photographie et la vidéo sont des prothèses qui permettent de voir mieux ou autrement, d’accroitre les capacités de l’oeil. Ces médiums ont ce rôle de révélateur, de ce à quoi le regard ne peut physiologiquement être attentif, parce que la chose est trop loin, ou trop rapide, ou trop près ou trop grande... Le flou photographique apparaît figé chimiquement et physiquement. Étant généré artificiellement, il peut se travailler. La faible sensibilité à la lumière des premières techniques photographiques, comme le calotype et le daguerréotype imposent des temps d’expositions de plusieurs minutes. De part ces contraintes la pratiques photographique était essentiellement des clichés d’architecture ou de paysage. Nous n’avions pas la capacité de photographier des sujets en mouvement. Ainsi Michel Frizot*, historien de la photographie avance la chose suivante, “Le mouvement n’est présent, dans les années 1840 que par méprise, c’est-à-dire non comme sujet avoué ou désiré, mais comme l’enregistrement inévitable d’une présence au demeurant peu gênante, sous forme de trainés, traces, fumée, fantômes.“ Le flou est donc omniprésent à partir du moment où un élément est en mouvement. Dans les clichés de fontaines, ou de cascade, l’eau en mouvement prend ainsi l’apparence d’une sorte de voile. C’est comme si les éléments en mouvement changeait d’état. Ainsi, on arrive à des plasticités de l’ordre de la trace, de la trainé, parfois même d’apparence fantomatique que la photo fixe. * 1 Michel Frizot, Le Temps d’un mouvement. Aventures et mésaventures de l’instant photographique.
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prĂŠsence
apparence fantomatique
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“Il est de l’essence de l’image de contenir quelque chose d’éternel. Cette éternité s’exprime par la fixité et stabilité du trait, mais elle peut aussi s’exprimer d’une façon plus subtile, grâce à une intégrations dans l’image même de ce qui est fluide et changeant.“ Walter Benjamin
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L e r é e l à l’ é t a t p a s s é
La fixation de l’image est l’étape qui permet de donner naissance à la photo. C’est la condition de possibilité, sans laquelle l’image serait éphémère. En fixant, on lutte contre une instabilité ; on stoppe un mouvement chimique, celui de la photosensibilité. Nous considérons ainsi le rôle de la fixation chimique comme un arrêt sur image. Cette fixation chimique tient en elle un paradoxe : celle-ci permet à la fois de provoquer l’apparition, mais également la disparition de l’image. Ainsi, la photosensibilité est paradoxalement ce qui menace de détruire l’image. Comme dit Caroline Chik dans “L’image paradoxale. Fixité en mouvement“, “fixer l’image c’est la protéger de ce qui la fait être : la lumière et le temps“. Une fois fixée, l’image acquiert une existence, et s’inscrit dans le temps. Elle est enregistrée et aucun retour en arrière n’est possible. À la fois l’image fixée tend vers l’avenir, mais devient une image du passé. En fixant une image, l’image devient à la fois présente et passée. Le temps est comme engorgé. La photo ne dit pas forcement ce qui n’est plus, mais seulement et à coup sûr ce qui a été. Comme disait Roland Barthes dans “La Chambre claire“, “Toute photo est un certificat de présence.“ La photo n’est pas une copie du réel, mais “une émanation du réel passé.“ Elle raconte ce qui a été, mais ne remémore pas le passé. L’effet qu’elle produit sur moi n’est pas de restituer ce qui est aboli par le temps et la distance, mais d’attester que ce que je vois a bien été. P_24
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I m a g e sy n co p é e / a r r ê t s u r i m a g e
Aujourd’hui, le développement des photos numériques s’inscrit davantage dans un défilement syncopé des images. Nous sommes dans un rapport au temps, dans un rapport de vitesse, plutôt que de lenteur et ralentissement. C’est à la manière d’un flip book que nous prenons désormais connaissance des milliers de photos que nous venons de capturer en quelques clics sur la mémoire de notre appareil photo. Désormais nous favorisons le stockage à outrance, et l’objectif est de capturer encore davantage d’images. Il y a dans la photographie numérique d’aujourd’hui une certaine facilité d’usage. Combien de photos prises ne seront jamais regardées ? Fixer n’est finalement qu’un acte symbolique, une pulsion pour se donner l’impression de capter le temps, mais où après coup nous n’opérons souvent aucune vérification des images. Victime d’une densité du trafic des images, nous avons de plus en plus affaire à un défilement des images de plus en plus rapide. Tout ne devient plus que générique de plus en plus court. C’est comme si on cherchait à rendre l’image davantage fugace, syncopée. À l’inverse, la photographie argentique telle qu’on l’appréhendait à l’époque de Barthes permet de calmer la frénésie des images. Elle est comme un arrêt sur image. Elle semble être une fixité du monde qui nous invite davantage à la contemplation. On prend le temps d’une pause. On savoure la texture, et le grain. De la même manière, alors que notre rapport au livre induit un temps plus long, le temps de l’image, le web nous offre un temps plus fragmenté. Finalement, avec nos nouveaux supports numériques, nous ne retenons que très peu de choses. Les moyens utilisés aujourd’hui voudraient retenir encore davantage le temps et en quelque sorte chercher à nous rendre immortels, mais ceux-la induisent au contraire davantage la fin. Cela pose le problème du buzz. Le buzz n’est qu’un effet instantané, temporaire, qui arrive à son apogée en un rien de temps, mais disparait presque aussitôt qu’il a été révélé. P_26
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L a r é s u r g e n ce
NOUS POURRIONS PENSER QU L’INVERSE DE LA PHOTO QUI EL ALORS QUE LA PHOTO BLOQUE VITE UN“CONTRE-SOUVENIR“ CONSERVER LA VIE, EN PHOTO PRODUIRAIT LA MORT DE C QU’UNE FOIS LA PHOTO PRIS IMMOBILE, SANS ISSUE. OR, L’OCCASION D’UNE RÉMINIS CROYAIT PERDUS RESSURGISS L’ACTION DE PHOTOGRAPHIER, LES CHOSES ÉPERDUMENT VI P_28
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UE LA RÉALITÉ EST MOUVANTE, À LLE, EST FIXE. ON CONSIDÉRERAIT E LE SOUVENIR, DEVENANT TRÈS “, CAR FINALEMENT, EN VOULANT OGRAPHIANT UN SUJET, LA PHOTO CELUI-CI. ON PENSERAIT ALORS SE, CELLE-CI DEVIENDRAIT FIXE, REGARDER UNE PHOTO PEUT ÊTRE SCENCE, DES SOUVENIRS QU’ON SENT. ON PEUT DONC CONSIDÉRER , COMME UN GESTE QUI RENDRAIT IVANTES. P_29
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L a s u r v i va n ce
Cette réflexion nous amène à nous interroger sur les raisons de cette tendance à vouloir rendre sans cesse les choses éperdument vivantes. Tous ces photographes qui photographient l’actualité sont en quelque sorte des agents de la mort par l’instantané. En voulant capter la vie par l’image, ils donnent la Mort, mais ils permettent par la même occasion de faire perdurer des faits présents. Ils permettent la survivance. Sophie Ristelhueber met en avant avec son travail sur la ville de Beyrouth détruite par la guerre, son exploration du monde, sa réflexion sur le territoire et son histoire. À la façon d’une archéologue, elle interroge les traces laissées par l’homme en surface. Son travail est un travail de mises à jour, où sa finalité est de rechercher, de façon archéologique, au travers notamment de l’examen des strates minérales, l’historicité des événements frappant la croûte terrestre et les preuves de sa résistance aux outrages. Cette obsession des marques l’a souvent conduite sur des lieux à la culture millénaire mais aussi synonymes de guerre. Il s’agit de lieux marqués par une activité incessante de construction et de destruction : des paysages vides, gagnés par une atmosphère de désolation. À travers son travail elle soulève la question de la représentation d’un lieu mythique, présent dans la mémoire collective, confronté à la banalité de son état actuel. La question est posée par la présence même d’une inscription manuscrite sur la photographie désignant le lieu et la date de prise de vue. Lors d’une de ses expositions, en 1997, qui s’intitulait “Géographiques : territoires vécus, territoires voulus, territoires figurés“, la photographe proposait à travers une série, un dialogue entre le vécu et le figuré. Elle explique: “La ligne de l’équateur, pour moi, c’est un globe terrestre dans une salle de classe, coupé en son milieu par le parallèle 0°. Comment photographier quelque chose d’aussi abstrait ?“ Son idée n’est pas de représenter la guerre même, ni les actions de l’Homme sur la terre, mais de montrer les conséquences de celles-ci par leurs seules traces. Le sentiment de l’absence y est très fort. Ainsi, comme l’explique si bien Céline Masson, dans “Temps psychique, temps visuel“, en perdant la chair de la présence, l’objet est devenu une image de temps, c’est-à-dire l’évocation d’une absence. L’image retient l’absent dans ses plis, retient l’objet en “partance“ (partir-mourir). Cette image est une ombre qui reste lorsque le vivant est passé, elle est ce qui reste de vivant du mort parti. P_30
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“Toute matière qui subit une “action rongeante de l’air“, répand “une poudre grisâtre qui semble partout la même.“ Bachelard, Les Intuitions atomistiques, d’après Jean André de Luc.
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D e la ch a i r et d u te m p s
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MAIS, CERTAINS N’ESSAYENT-T-ILS PAS AUJOURD’HUI DE REVENIR À DES IMAGES ET DES PHOTOS QUI ONT DAVANTAGE DE JEU DE MATIÈRE, DE TEXTURE, EN CHERCHANT À REDONNER PLUS DE CONSISTANCE ET PLUS DE GRAIN À L’IMAGE ? QU’APPORTE-T-ON EN FAISANT CELA ? ET QU’EST CE QUE NOUS CHERCHONS ? ON A LONGTEMPS CONSIDÉRÉ LA PHOTOGRAPHIE COMME RELEVANT DE L’IMMATÉRIEL ET DU SPECTRAL. ON REFUSAIT DE DONNER À LA PHOTOGRAPHIE LE STATUT DE MATIÈRE, DE PART SA PLANÉITÉ, SON ABSENCE DE PIGMENT, ET SON MANQUE DE MATIÈRE GRANULEUSE OU GRUMELEUSE COMME ON POUVAIT TROUVER DANS BEAUCOUP DE PEINTURES.ELLES ÉTAIENT PLUTÔT CONSIDÉRÉES COMME DE L’IMAGE PURE, COMME SI ELLES ÉTAIENT COMPLÈTEMENT DÉPOURVUES DE CHAIR ET DE CORPS. EN RÉALITÉ, LE GRAIN EST BIEN LÀ. IL APPORTE DE LA CHAIR ET DU TEMPS.
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I IL Y A DANS LA PHOTO UN RAPPORT CHARNEL, QUE LE G GRAIN VIENT ACCENTUER. LA PHOTO DE L’ÊTRE VIENT ME T TOUCHER COMME LES RAYONS DIFFÉRÉS D’UNE ÉTOILE. U UNE SORTE DE LIEN OMBILICAL RELIE LE CORPS DE LA CHOSE PHOTOGRAPHIÉE À MON REGARD. EN PLUS DE CELA, C CE GRAIN PERMET D’APPORTER DAVANTAGE DE SENSUALITÉ C À L’IMAGE, PLUS DE CHALEUR. ON RESSENT DANS L’IMAGE, À U UNE INCARNATION, UNE CHAIR. N’ Y AURAIT IL PAS UN L LIEN FAIRE AVEC LA POUSSIÈRE ? EN EFFET , DE LA DDééc coomÀ mppoos si ti ti o i onn ppr rooggr a r ammmmééee. . M MÊME FAÇON QUE LES RAYONS SE DÉPOSENT TEL QUE D DE LA POUSSIÈRE SUR LA PELLICULE. TOUT N’EST QUE P POUSSIÈRE. SI JE CONSIDÈRE ET METS EN AVANT LE V VITALISME DE LA PHOTO , AVEC CELLE CI, COMME TOUS L LES ORGANISMES VIVANTS EST NÉ POUR MOURRIR, ET SE DÉSAGRÉGER POUR RETROUVER SON ÉTAT D’ORIGINE ET DE D CRÉATIONS : LA POUSSIÈRE. NOUS TOUS SOMMES SOUMIS À C U UNE DÉCOMPOSITION PROGRAMMÉE. DANS CES FILMS ET CES PHOTOGRAPHIES DE GRAINS C’EST COMME SI C’ÉTAIT C DANS LA POUSSIÈRE, COMME SI LA SCÈNE SE PASSAIT DANS D U UN BAIN DE POUSSIÈRE.
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IL Y A DANS LA PHOTO UN RAPPORT CHARNEL, QUE LE GRAIN VIENT ACCENTUER. LA PHOTO DE L’ÊTRE VIENT ME TOUCHER COMME LES RAYONS DIFFÉRÉS D’UNE ÉTOILE. UNE SORTE DE LIEN OMBILICAL RELIE LE CORPS DE LA CHOSE PHOTOGRAPHIÉE À MON REGARD. EN PLUS DE CELA, CE GRAIN PERMET D’APPORTER DAVANTAGE DE SENSUALITÉ À L’IMAGE, PLUS DE CHALEUR. ON RESSENT DANS L’IMAGE, UNE INCARNATION, UNE CHAIR. N’ Y AURAIT IL PAS UN LIEN À FAIRE AVEC LA POUSSIÈRE ? EN EFFET , DE LA MÊME FAÇON QUE LES RAYONS SE DÉPOSENT TEL QUE DE LA POUSSIÈRE SUR LA PELLICULE. TOUT N’EST QUE POUSSIÈRE. SI JE CONSIDÈRE ET METS EN AVANT LE VITALISME DE LA PHOTO , AVEC CELLE CI, COMME TOUS LES ORGANISMES VIVANTS EST NÉ POUR MOURRIR, ET SE DÉSAGRÉGER POUR RETROUVER SON ÉTAT D’ORIGINE ET DE CRÉATIONS : LA POUSSIÈRE. NOUS TOUS SOMMES SOUMIS À UNE DÉCOMPOSITION PROGRAMMÉE. DANS CES FILMS ET CES PHOTOGRAPHIES DE GRAINS C’EST COMME SI C’ÉTAIT DANS LA POUSSIÈRE, COMME SI LA SCÈNE SE PASSAIT DANS UN BAIN DE POUSSIÈRE.
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À la li m i te d e la n o n - m a t i è re
Que ce soit dans le domaine cinématographique ou photographique, la précision et la netteté du grain tendent à redonner forme et figure à ce qui autrement se défait. Par la perte d’acuité visuelle ou formelle qu’il entraine, le flou redonne au contraire, à l’image cette saveur et cette dimension tactile, matérielle. Il s’agit d’une matière bien particulière, à la limite de la non matière. On sent un certain vacillement entre les prémisses et les devenir de la matière qui s’implantera, pour de nouveau s’évaporer. C’est comme si le grain donnait davantage vie à l’image, comme si, celle ci était à la juste mesure vis a vis de la représentation du sujet. En effet, avec cet aspect granuleux, on sent quelque chose de l’ordre du vivant. Comme si du vivant était en train d’accéder à la présence de façon inchoative. On pourrait le qualifier de devenir vivant. Dans l’image sont générés comme des micro éléments, avec lesquels nous pourrions faire le rapprochement avec nous autres, êtres vivants, qui sommes entièrement composés de micro organismes vivants. À trop vouloir lisser l’image, à trop chercher le rendu homogène, à trop éliminer les moindres aspérités, on vide petit à petit la photographie de son sang vital. Les impuretés font parti de l’être vivant, sans quoi rien ne serait naturel. Après tout, l’action de photographier un élément se résume à des radiations partant du sujet d’un corps réel, qui était là, qui viennent me toucher, moi qui suis ici. La photo est une émanation du référent. La découverte de la sensibilité à la lumière des halogénures d’argent a permis de capter et d’imprimer directement les rayons lumineux émis par ce sujet éclairé. Ces rayons lumineux agissent comme des micro poussières qui se déposent sur la pellicule. P_38
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L’observation d e s phénomènes infimes nous emporte dans un univers où le presque rien devient essentiel. Ce presque rien, c’est une quasi absence qui nous invite à mieux percevoir notre monde infini. Le presque rien est il juste avant le rien ? Quelque chose en instance, proche de son dévoilement, ou au contraire de sa disparition? Le presque rien est de l’ordre de l’innommable, un espace d’infinité où toutes formes ont la p o ssi b i li t é s d’apparaitre. Lieu de l’errance, lieu du mouvement au coeur du temps, à faire
le temps. Les limites sont indistinctes et les possibilités infinies. Giacometti tente de dessiner ce presque rien, mettre sur la toile ce peu de chose qu’il a vu, le peu de chose qu’il croit avoir perçu. Mais pour lui c’est impossible à «rendre» car c’est une vision lointaine restée sur la mémoire. Il a cru voir. Il tente à n o u v e a u d’attraper l’apparition mais comme
il dit «ça s’ é c h a p p e et il faut recommencer.» Angoissé par le danger de la disparition des choses, il tentait sans cesse de travailler avec cette matière du presque rien à la limite de l’effacement. C’est dans cet équilibre entre présence et absence et à la limite du presque rien que Giacometti rend son oeuvre singulière. Ses sculptures sont rongées et pourtant elles P_39 P_37
j a i l li ss e n t . Elles sont co n s t i t u é e s d’une matière composées de fragments infiniment petits, à l’ a l l u r e rugueuse et morcelée, à la limite de l’instabilité. L’être semble comme se dissoudre, mais il ne l’est jamais complètement. Ses sculptures sont à sentir comme un point de suspension,
Le presque rien
s
u
j
suspendu
e
t qui
court après le visible,
mais
dont la chute est présagée. L’ensemble ne semble qu’à un fil.
tenir
GRAIN
L a p h oto:le corps de la l um i ère
Par un rapprochement micro sur la matière, la photographie a ce pouvoir de transformer la moindre chose, le matériau le plus dérisoire, en une pure matière lumineuse. La lumière est vraiment à considérer comme la matière première d’une photographie. La photo est en quelque sorte une matérialisation de la lumière, qui en soit est une substance impondérable, et impalpable. En photographiant, je matérialise ce spectre impalpable de la lumière. C’est comme si la photo retenait l’ossature lumineuse du réel. Moholy-Nagy parlait de
“metteur en lumière“
. Dans son travail, il accorde une place prépondérante à celle ci. Pour lui toute œuvre d’art est avant tout une modulation de lumière. Le lieu privilégié de cette expérimentation est la photographie, en particulier le photogramme, image réalisée en laboratoire, sans appareil, par simple exposition d’objets placés directement sur le papier sensible. Ce ne sont pas les objets qui sont reproduits, mais leurs spectres et leurs ossatures lumineuses. P_40
GRAIN
“L’image cinématographique mobile est traversée , habitée par quelque chose que n’a pas saisi la photo:
l’air.“
POUSSIÈRE <
“Observe, en effet, toutes les fois qu’un rayon de soleil se glisse et répand son faisceau de lumière dans l’obscurité de nos demeures : tu verras une multitude de menus corps se mêler de mille manière parmi le vide dans le faisceau même des rayons lumineux, et, comme engagés dans une lutte éternelle, se livrer combat (...) : tu pourras conjecturer par là ce qu’est l’agitation éternelle des corps premiers dans le vide immense (...). De telles agitations nous révèlent les mouvements secrets, invisibles, qui se dissimulent ainsi au fond de la matière.“ Lucrèce, De la Nature.
POUSSIÈRE
L a p o u ssi è re , u n i n co r p o re l .
Elle est là, mais je ne la vois pas. Et pourtant, elle est bien
présente. Je le sais. Je la côtoie, je la respire, je l’absorbe, elle me touche même. Finalement, je baigne continuellement dans la poussière. La moindre partie de mon corps est en contact permanent avec elle. Peut-être que c’est elle qui est à l’origine de ces fois où j’ai les poils qui se dressent quand j’ai la chair de poule. J’ai comme l’impression qu’elle participe activement à ma vie, jusqu’aux moments les plus intimes. Il y a cette poussière qui virevolte dans l’ailleurs et qui n’arrivera jamais jusqu’à moi, car elle vient de bien trop loin, voir même de l’infini. Puis il y a cette poussière que je côtoie au quotidien, dans mon intérieur. Elle fait partie intégrante de mon environnement, sans que je la perçoive. Imperceptible. Elle se cache ? Elle se dérobe à notre vue. Je parviens de temps à autre à discerner sa présence. Celle ci virevolte, arrive parfois en contact avec un élément étranger, mais pour autant elle ne se laisse pas dévier de son chemin. Elle poursuit.
Je me souviens de ce moment où je suis parvenue pour la première fois à distinguer son corps chétif. Un rayon de soleil s’est glissé et a répandu son faisceau de lumière dans l’obscurité. La lumière, révélateur de poussière. J’ai pris tout à coup conscience de cette matière qui m’entourait. Cette matière qui crée une sorte d’air résiduel permanent et qui semble comme contaminer mon espace continuellement. J’avais la nette impression qu’en la respirant, j’allais étouffer. Elle m’angoisse. Elle occupe mon espace et pourtant je ne la connais pas. C’est un être si différent de nous. Elle n’a aucune forme définie. Je ne peux pas la délimiter, la délinéer et pourtant elle est bien là. J’aurai beau tenté de m’en débarrasser, je ne ferais que la déplacer. Tenace. Il faut apprendre à l’accepter. Je pourrais la détester, pour cette façon qu’elle a de s’imposer dans mon espace intime, sans même me demander mon avis. Quelle arrogance! Elle me nargue, elle passe sous mon nez chaque jour, occupe mes orifices les plus intimes, sans même éprouver la moindre retenue. Mais j’ai appris à l’admirer. Son caractère me touche. Elle est discrète, timide,et continue son chemin sans même se préoccuper de nous. D’apparence fragile, elle est pourtant résistante tout en élégance. Celle ci, comme tout corps, devrait tomber , mais celle ci continue malgré tout à s’élever encore plus loin. Aspirée vers le haut, elle continue à se P_46
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laisser emporter, ailleurs, dans un endroit qu’elle a sans doute déjà connu, occupé. La poussière est comme la fine fleur de la matière. Elle est comme un magicien me révélant quelque chose d’existant, mais invisible et impalpable: l’air. Elle vient de loin cette petite, de l’infini sans doute. Les poussières seraient t-elles comme les êtres, appartenant à une famille, ou à une race? Peut être existe t’il des familles de poussière qui virevoltent ensemble, comme une colonies d’oiseaux qui s’en vont migrer vers d’autres contrées Quoi qu’il en soit, je dois accepter le fait que je ne peux renier la poussière et que je suis dans l’impossibilité de savoir d’ou elle provient, et de quel corps elle est l’origine ? Peut être d’ailleurs, qu’une chose, une fois devenue poussière, est une poussière comme les autres, sans distinction et appartenance. Peut être existe elle en tant qu’être, et qu’elle n’est le résultat d’aucune action préalable de désagrégation ? Elle n’est peut être pas à considérer comme résidu. Ce n’est pas forcement “le restant“, la matière qui reste de quelque chose. Mais peut être au contraire un être à considérer en tant que tel. Certaines personnes, vont même jusqu’à l’ignorer. Mais j’ai la nette impression que la poussière ne supporte pas justement ce mépris que l’on a à ne pas la considérer, parce qu’elle est infiniment petite, et ne peut s’imposer de part sa consistance fébrile. Ainsi, c’est en s’agglutinant, les une aux autres, qu’elles nous révèlent au mieux leur présence. Seule je la perçois, ou que très peu, mais une fois les unes serrées contre les autres, elles s’imposent. C’est à ce moment que je me sens le plus menacée. On se sent alors contraint de les éliminer. Arrive alors ce moment où elles vont être de nouveau chassées, pour repartir de nouveau dans d’autres contrées. .
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A n é a n t i r la p o u ssi è re
La poussière est tenace, aérienne, impossible à supprimer complètement. Elle nie le néant. Eparpillement. Dilution. Émiettement. L’infiniment petit nous envahit. Didi-Huberman pense qu’elle forme “l’écume indestructible de la destruction“. En effet, nous sommes dans l’incapacité de décomposer cette matière déjà poussière. Tout comme l’atome, elle est indivisible, insécable. J’aurai beau tenté d’aller au coeur de sa matière et de la couper, je serai quoi qu’il en soit dans des conditions artificielles. En effet, c’est ce qu’Heisenberg démontre en s’appuyant sur son principe d’indétermination; on ne peut pas connaître simultanément la position et la vitesse d’un atome. C’est soit l’un, soit l’autre. Ainsi nous sommes dans une impossibilité fondamentale de les déterminer, et cela nous amène à considérer que le concept de grandeur précise n’a pas de sens définitif physique. P_48 P_46
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Une poussière électronique
L’image vidéo a du grain, a une matière. C’est comme un assemblage de points, de modules, tous ont comme un squelette. Cette matière semble malléable.C’est comme de la poussière électronique. Les contours se chevauchent, s’interpénètrent. Nuages soufflés, texture floconneuse. La lumière et la couleur l’emportent en permanence sur le trait. Surexpositions, variations d’intensités lumineuses, balayages. L’image se consume, se fume. Elle est basée sur un système de franges, de halos, de tâches. Elle est comme diluée. C’est comme un buvard qui absorbe progressivement la figure. Vibrations continues, où les électrons donnent naissance à un univers mouvant. Il s’agit de lignes, formées elles mêmes de points, qui se déplacent. Impalpable vibration colorée. La lumière blanche vire au bleu, puis au rouge, puis au noir, redevient bleu, puis se re stabilise dans le blanc.
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POUSSIÈRE
L a co u le u r d e la p o u ssi è re
La poussière a t-elle une couleur particulière ? La matière atomique à t-elle une couleur ? Si toute matière est dispersion, comment alors empêcher à son tour la dissémination de la couleur et parvenir à la saisir ? Lucrèce affirme que “les éléments de la matière n’ont aucune couleur“ en eux mêmes. En effet, plus les micros éléments sont soumis à une fragmentation et à une pulvérisation dans l’air, moins nous avons la possibilité de discerner une couleur particulière. Plus un corps se divise en micro partie et plus la couleur s’évanouit et s’éteint peu à peu. Ainsi, si l’on détisse une étoffe fil à fil, l’objet est dépouillé petit à petit de toute couleur, avant de se disperser encore davantage, et réduit à l’état de poussière, d’atome. On peut considérer cette poussière comme une poudre, un reste de la matière. Pour Jean André Luc, un atomiste du 18ème siècle, toute matière subit comme une action rongeante de l’air. Cette action répand une «poudre grisâtre qui semble partout la même», pouvant être assimilée à la poussière. Ainsi, le gris serait pour lui la couleur matérielle par excellence. Il serait la couleur de toutes les choses réunies, mais aussi de tout ces micros organismes fragmentés, réduit à l’état de poussière, d’atome. En réalité, le gris ne serait-il pas à considérer non pas comme un pigment, propre à ces corps, mais plutôt comme une grisaille évanescente, sans cesse consumée ? Il y a dans le gris comme quelque chose qui n’est pas encore chose, mais possibilité, latence. C’est comme s’il était la chair des choses, et que celui ci était «ce point fatidique entre ce qui devient et ce qui meurt». (Paul Klee) Tout comme l’atome, il est gris parce qu’il n’est placé ni en haut ni en bas et parce qu’il est placé aussi bien en haut qu’en bas. Il n’est ni commencement, ni milieu, ni fin. Il est gris parce qu’il n’est ni chaud ni froid ; il est gris parce que c’est un point non-dimensionnel. Le gris pourrait être considéré comme cette couleur du devenir des choses. Daniel C. Denett, célèbre pour ses livres traitant du cerveau et de la conscience, rappelle que voir la couleur d’un seul atome est impossible, car il est bien en dessous de la taille de la longueur du visible, et la lumière qu’il émet ou absorbe est bien trop faible pour être vue. Cependant, une assemblée d’atomes bien séparé (un gaz par exemple) a une couleur qui dépend des longueurs d’ondes absorbés par les atomes. Ainsi, à l’état gazeux, même si les molécules présentes dans l’air sont incolores, le ciel nous parait bleu. Cela est dù à la lumière du soleil qui rebondit sur ces molécules qui renvoient seulement vers le sol les longueurs d’ondes les plus courtes, qui correspondent au bleu. Ainsi, assimilant la poussière à un atome, et considérant que celui est insécable, je ne parviens pas à percevoir la couleur d’une seule et même poussière. Cependant c’est en s’agglutinant peu à peu, que celles ci vont devenir plus dense, faire masse, faire «chair». P_52
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Elles vont émerger à la surface, et me donner à voir leur couleur. En elles ont été capturés tous ces résidus de matières, eux mêmes micro poussières, ayant traversé diverses contrées et bain de poussières colorés, s’imprégnant ainsi dans leur chair, et donnant naissance à leur couleur évanescente. Considérant qu’une matière est sans cesse rongée par l’air, la couleur se voit dans l’obligation de subir le même sort. Elle est à son tour consumée. C’est pourquoi je parlerai de couleur évanescente et changeante. Mais finalement, pouvons nous réellement parler de couleur de la matière ? Bon nombre de scientifiques nous ont démontré que les couleurs n’existent pas dans le monde: elles existent seulement dans l’oeil et dans notre cerveau. Finalement nous ne voyons pas le monde matériel original mais seulement une interprétation. Les objets reflètent de nombreuses longueurs d’ondes de lumière différentes, mais ces ondes lumineuses n’ont elles-même aucune couleur. Elles sont incolores. Il n’y a aucune couleur ou lumière en dehors de notre cerveau. Il y a seulement de l’énergie qui se déplace sous forme d’ondes électromagnétiques et de particules. P_53
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L a m a ch i n e à p o u ssi è re e n s é r i e : la photocopieuse
S’il y avait une machine qu’il faudrait nommer responsable d’image désagrégée, à l’origine d’image poussière, je désignerais la photocopieuse.
Machine à poussière.
En photocopiant, je ne fais que rendre davantage poussière l’image qu’elle ne l’était déjà. Elle perd de son grain, de sa consistance granuleuse. Elle amenuit sa matière, elle la désagrège. En voulant donner la vie à une nouvelle image, celle ci, participe à la désagrégation d’une autre. L’image est comme attaquée, foudroyée par l’éclair lumineux. Disposée à plat, encadrée par les rebords de la photocopieuse, comme si, on avait peur que la feuille prenne fuite. Alors elle la fige, la plaque, et prend rapidement connaissance de sa présence. Elle est prête à subir son sort. Ce foudroiement franc et rapide, la dévoile de la tête au pied en un cours instant. Seules quelques secondes lui suffisent pour la démasquer, la déshabiller de son habit de poussière. Ce qui m’impressionne toujours, c’est cette rapidité qu’elle a de prendre connaissance de l’image poussière. Elle a pour objectif de réaliser une copie conforme à l’image du modèle, mais en réalité il y a une faille. Celle ci a donné la mort à de micro grains, des micro poussières. Elle est dans l’incapacité de capter l’existence même de l’image poussière dans son entièreté. Fuites de poussières. Il y a dans l’acte de photocopier, un acte assez barbare, où on ne prend pas en considération le sort qu’on inflige à chacun de ces minuscules grains. Non seulement elle participe à la désagrégation de la matière, mais il s’avère aussi, qu’elle ne peux pas s’empêcher de donner naissance à de nouvelles micro poussières sur le nouveau document. Elle dépose un voile de poussière sur une feuille alors encore vierge. Puis arrive ce moment de fixation définitive où cette poussière est chauffée et soumise à une presse. Ça marque la naissance et la fixation définitive de ces micro poussières qui n’ont pu échapper au sort de la photocopieuse barbare. Une fois le cycle terminé, le cylindre d’impression se débarrasse des résidus d’encre et se recharge en électricité pour commencer le cycle d’impression suivant. Fin prêt pour un nouveau dépoussiérage.
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Me voilà coincée là, entre deux plaques. D’un coté, cette vitre glaciale qui me broie la face, puis ce rabat en plastique qui m’écrase le dos. Je ne sais pas lequel des deux je préfère, mais je sais que les deux ensemble me sont insupportables. Rien ne se passe. J’attends dans cette position suffocante pendant quelques secondes, mais elles me paraissent des heures. Je commence à ressentir petit à petit des picotements. Un peu plus encore. Ça à commençait au niveau du bas, puis je sens que ça remonte petit à petit. Des minis décharges. Une électricité statique. Je me sens aspirée encore davantage par cette vitre, qui opère sur moi, comme l’action d’un aimant. Au loin, j’aperçois une lumière à peine perceptible.Sa présence me rassure, mais j’ai cette nette intuition, que ça ne préserve rien de bon. Je sens sa chaleur se rapprocher de plus en plus de moi. Elle s’accompagne d’un bruit désagréable de tonner. Puis arrive ce moment tant appréhendé, que mon intuition redoutait. Ce laser lumineux, franc et direct, me traverse jusqu’au plus profond de mon être. Ça me brule. Je suis comme imprégnée, trempée de lumière. A première vue, ça pourrait faire rêver d’être un être inondé de lumière. Mais ça brûle. Les décharges s’intensifient de plus en plus. J’ai l’impression d’avoir été déchargée de mon être, dépoussiérée. J’ai perdu de ma consistance. Je m’effrite, me désagrège. Des petits bouts de moi se volatilisent, je perds du grain. Dépossédée de mon épaisseur, j’ai peur de finir en poudre. J’ai été comme balayée.
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La poussière: fine fleur de la matière
La poussière est comme la fine fleur de la matière, et en cela participe à l’appréhension du monde cosmique. Je peux assimiler la poussière à l’image de l’atome, et considérer ainsi, à la manière des Épicuriens, que tout ce qui existe dans l’univers est composé d’éléments premiers et étendus, de particules insécables auxquelles on donne le nom d’atomes. Ces poussières, en nombre infini et toujours en mouvement sont immortelles, car périr voudrait vouloir dire se dissoudre, or tout comme les atomes, elles n’ont pas de parties sécables. Alors que les atomes sont immortels, la matière elle, est périssable. Elle meurt dès lors que les atomes qui la constituent se séparent. Mais on ne peut pas pour autant parler de retour au néant , puisque rien ne naît du néant. Celles-ci sont comme des semences, des principes des choses. J’aime la façon qu’ont les Épicuriens de distinguer différentes sortes d’atomes. Ainsi, il partent de l’idée que les atomes crochus sont à l’origine des corps solides, les atomes ronds, des corps liquides, et enfin les atomes légers permettent de constituer l’air et le feu. Et s’il en était de même pour les poussières ? P_56
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La poussière, fine fleur de la matière Pourquoi accorde-t-on un espace infini à des choses infiniment petites? Est ce qu’un espace délimité et plus restreint ne suffirait pas à ces infimes choses?
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L’infiniment petit, l’infiniment grand le juste rapport à entretenir avec les choses
Il arrive que si je prends trop conscience de la présence de ces micro organismes, mon intérêt et ma curiosité se transforment en ANGOISSE. Savoir que je suis encerclée, inondée continuellement dans ce nuage poussiéreux me donne tout à coup des sueurs froides. Je me sens oppressée. Ils pullulent, ils grouillent partout autour de moi, pire, ils me constituent même. Je suis sous leur emprise. Je suis prise. Dans ce tourbillon de poussières. Je ne parviens pas réellement à me situer par rapport à eux. D’ailleurs les imaginer aussi petits, me donne le vertige. Un rapport d’échelle distorsionné s’opère. S’impose. Finalement ce n’est plus moi cette poussière dans l’univers, mais moi qui suis désormais le gigantesque infiniment grand par rapport à cette micro poussière qui occupe mon orifice. Renversement d’échelle. À quel élément référent dois je me raccrocher ? Quel est le rapport d’échelle par rapport auquel se situer ? À partir de quoi, et ou puis je m’accrocher pour me constituer dans des espaces infinis, aux choses infiniments petites ? Moi même je suis infiniment petite, mais bien plus grosse par rapport à cette poussière. Incommensurable. Dois je me constituer par rapport à la présence d’autres corps, ou me considérer comme mon unique référent ? À partir de quel point fixe dois je me constituer dans cette masse infinie de particules ? On pourrait se demander pourquoi de par sa taille infiniment petite, la poussière évolue dans l’atmosphère ? Pourquoi accorde-t-on un espace infini à des choses infiniment petites ? Est ce qu’un espace délimité et plus restreint ne suffirait pas à ces infimes choses ? Se pose la question du juste rapport à entretenir avec ces incorporels, et de la vision moyenne, entre les choses infiniments grandes et les choses infiniments petites. P_62
POUSSIÈRE
Mais je ne peux pas rester dans l’angoisse,
entrainée
dans
cette
désorientation.
Je cherche ce repère qui me permet de
mettre fin à cette angoisse. Je cherche
à transformer le chaos des poussières en
ordre. P_63
PERCEVOIR L’INVISIBLE <
«Je ne sais plus qui je suis, où je suis, je ne me vois plus, je pense que mon visage doit apparaitre comme une vague masse blanchâtre, faible, qui tient tout juste ensemble, portée par des chiffons informes qui tombent par terre. Apparition incertaine.» Alberto Giacometti, Carnets.
PERCEVOIR L’INVISIBLE
J’ai longtemps été angoissée à l’idée de ne pouvoir voir certaines choses. Savoir que la chose est là, est présente, mais que je suis dans l’incapacité de la saisir par mes propres yeux. Je la perçois, mais je ne la vois pas. Je voudrais pouvoir mettre une image, savoir sa forme, sa couleur, avoir par la vue une idée de sa texture. La voir me donnerait l’impression que la chose m’échappe moins. C’est comme si sa connaissance visuelle me permettait de mieux la saisir, et ainsi me rassurer. Effrayée par l’inconnu, par le non vu. Ainsi, marcher dans le noir, me met dans une situation peu commune, je me sens comme sans repère, mon regard ne peut s’attacher à aucun objet, je ne peux que me contenter d’avancer d’un pas , puis l’autre, en laissant mon sens de l’ouïe prendre le relais. Je sens la présence des choses, et pourtant je ne les vois pas. Mais pour ce qui est de la question de percevoir l’invisible, il s’agit là d’une autre histoire. Alors que le noir et le manque de lumière sont considérés comme un obstacle à la bonne visibilité, je n’ai à l’inverse a priori aucun obstacle à l’idée de pouvoir voir le jour. Or ils s’avèrent que certaines choses sont invisibles à l’oeil et pourtant sont bien là. Je ne peux que me contenter que d’une vague présence,
de “sentir“.
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Les incorporels L’invisible ne peut prendre place dans l’espace, car prendre place voudrait vouloir dire, prendre racine. Or l’invisible, est quelque chose sans haut, ni bas, sans limite. La question de la perception est poussée à son extrême par Robert Barry avec “Inert Gaz Series, 1969“. En 1969, Barry lâche 0,60 m² d’hélium dans le désert de Mojave en Californie. Par la suite, il renouvelle cette expérience avec de l’argon, du krypton, du néon et du xénon. Tous ces gaz appartiennent à la famille des “gaz inertes“ ou “gaz rares“ dont les particularités sont d’être incolores et inodores, mais aussi de n’avoir aucune action sur les corps avec lesquels ils entrent en contact. L’œuvre qui utilise un tel gaz est indétectable pour les sens. Le spectateur est alors livré à lui-même et entreprend une quête pour vérifier sa présence. Robert Barry dit : “je suis certain que dans l’espace qui nous entoure se trouve une infinité de choses dont nous ne soupçonnons pas encore l’existence ; bien que nous ne puissions ni les percevoir, ni les sentir, d’une certaine façon nous savons qu’elles sont là“. Le non visible a été pratiqué de diverses manières par l’artiste, à l’aide de fils de nylon ou encore de propositions textuelles. Il s’agit donc de nous inciter à voir par une confrontation du spectateur avec l’œuvre. L’invisibilité de l’œuvre renvoie à une disposition du sujet et non à l’absence d’objet d’où l’intérêt de Robert Barry pour le philosophe Merleau-Ponty en particulier pour son ouvrage Le Visible et l’invisible. Dans cette oeuvre Inert Gaz series, la dissolution de gaz dans l’atmosphère n’est pas quelque chose que l’on peut percevoir dans des conditions normales de vision. Mais ils sont bien présents dans l’espace. On pourrait considérer l’espace comme vide, or celui ci par la présence et la projection de corpuscules de gaz, dans le vide de l’air, devient tout à coup un lieu. Le moment de l’évanouissement du gaz est presque imperceptible. Le gaz devient comme un objet dans le temps, il devient un instant éphémère, qui disparaît aussitôt. Merleau Ponty souligne la texture imaginaire du réel qui prend des formes, des aspects divers. Entre le visible et l’invisible, à leur intersection a lieu l’apparition des choses.
Le retrait Dans le verbe “exister“ il y a “ex“ qui affirme un mouvement vers le dehors. Il y aurait donc un lien à faire entre une opération de retrait qui consisterait à davantage faire exister une chose. Le retrait permettrait alors de faire davantage apparaître. Il y a dans l’action de défaire, de dissoudre, non pas une action de destruction, mais au contraire, une nécessité de brisure, de rupture. Pour qu’une présence proprement dite se manifeste, il faut qu’un vide s’insinue. Le vide est essentiel
et intervient comme une articulation, pour mieux saisir les choses. Le retrait permet l’émergence. Erwin Straus s’appuie sur l’exemple de la peinture de paysage en avançant que celle-ci “ne représente pas ce que nous voyons (...) elle rend visible l’invisible, mais dans son retirement.“ Cela rappelle la réflexion de Klee comme quoi “L’art ne représente pas le visible, il rend visible.“ Ce retirement, cette prise à distance permet de faire émerger, de sentir. C’est ce que met en avant Heidegger lorsqu’il dit “Éloigner veut dire faire disparaître le lointain, c’est à dire l’éloignement de quelque chose veut dire approche.“ La peinture de paysage nous permet de nous mettre en distance par rapport au réel espace représenté : la peinture je ne l’ai pas autour de moi, comme pourrait l’être le paysage représenté sur le tableau, mais je l’ai au contraire face à moi. Paul Cézanne fait parti de ces peintres qui ont pris conscience du dessaisissement nécessaire pour faire vibrer les formes. Il ne veut pas peindre l’objet, mais il désire le voir lui même en train de devenir visible. Pour cela, il a recours à différentes couches de peintures à l’huile qu’il manipule à la façon d’une aquarelle. Les vides, les blancs en réserve sont nécessaires à Cézanne pour diffuser les vibrations colorées. Peindre l’objet n’est pas suffisant. Si l’on s’occupe uniquement de l’objet en tant que plein, l’espace tout autour risque alors de se réduire à presque rien. Il faut s’intéresser à la fois à ce qui se passe à l’intérieur et à l’extérieur de la forme. Cézanne peint comme le poids de l’espace sur ces objets. La forme elle même, est comme un volume creux sur lequel la pression extérieure permet de donner l’apparence de l’objet. C’est comme une poussée rythmique de l’espace sur cette forme. Cela rappelle la réflexion de René Huyghes, dont j’ai parlé précédemment, et de la présence de forces qui s’interpénètrent avec les formes. Il faut une certain retrait pour laisser remonter ce qui était enfoui à la surface et sentir. Nous pouvons rapprocher ce phénomène du travail de Tony Cragg. Avec Figure out Figure in, il présente un ensemble de sculptures et de dessins témoignant de son travail sur la relation entre l'énergie intérieure des corps et leur forme extérieure. Tony Cragg cherche à rendre compte de l’énergie interne qui donne naissance à la forme extérieure : Figure out and figure in...il s’agit toujours pour Tony Cragg de déconstruire, puis de reconstruire, afin de la déployer sous tous ses angles, une nouvelle forme, une unité reconstituée à partir de fragments. De la partie au tout et du tout aux parties. Il se penche sur le grand chaos originel, le bouillon cosmique imaginaire, pour explorer l’évolution des formes, de la cellule aux structures plus complexes. "L’homme moderne doit accepter les concepts de structure atomique et moléculaire, de métabolisme, d’impulsion et de croissance électrique, ainsi que les connaissances en écologie et en psychologie, précise l’artiste. Tout ceci ressemble à un immense ballon d’informations qui se gonfle autour de nous et de tous les autres objets".
“Sentir“ Sentir, c’est laisser à la chose sentie son pouvoir et son mystère. C’est accepter de ne pas connaître tout à fait. Le sentir est au connaître ce que la caresse est au palper. S’opère à la fois un contact avec mon propre corps, où le monde vient comme me toucher, m’envahir, mais également une distance avant un quelconque contact tactile. C’est entre distance et contact que nous avons perceptions des choses. Prenons l’exemple du courant d’air. L’atmosphère et ses micro poussières qui le compose prennent corps pour venir à ma rencontre. Elles m’effleurent, puis m’investissent enfin complètement. Le sentir c’est ce lieu où j’éprouve à la fois ce contact et cette distance. Prenons l’exemple de la pièce complètement occupée de brouillard de l’artiste Ann Veronica Janssens. Dans cette salle, je ne parviens pas a me situer, je suis comme perdue.
C’est justement à cet instant que cette sensation du sentir est éprouvée à son paroxysme. Sentir c’est lorsque nous sommes “dérobés au monde objectif, mais aussi à nous même“ avance Erwin Straus. Le sentir c’est cette approche qui commence dans le vide, avant le contact tactile, et qui se termine, après celui ci, lorsqu’il atteint à nouveau le vide. Ainsi, la distance comme vide qui s’opère comme interaction, entre moi et l’objet, me permet de sentir la chose autant qu’au moment même où j’ai eu un contact tactile direct avec celui-ci. Je dirais même que l’objet est davantage appréhendé dans le sentir, que dans le toucher tactile. Giacometti disait d’ailleurs que la mise à distance était nécessaire pour “sentir le monde intensément.“ L’intensité de l’appréhension d’une chose prend force dans le retrait que j’instaure avec celle-ci. Cette idée du sentir, qui demande une approche tout en subtilité et en sensibilité, et qui requiert la présence du vide et de l’incorporel, peut nous amener à l’idée de simulacres de Lucrèce. Selon lui, il se détacheraient de tous les corps des sortes de membranes légères. Chacune d’elles présentant, en miniature, la forme et l’aspect de l’objet dont elles émanent. Elles voltigeraient en tous sens dans les airs, pénétrant dans nos organes des sens. Ce serait elles qui seraient responsables de toutes nos sensations. Pour les épicuriens ce sont ces simulacres et ce vide, où sont présents ces incorporels, qui permettent d’expliquer les perceptions de nos sens.
Écouter “l’inouï“ L’ inouï a d’abord le sens de ce que l’on n’entend pas (au sens musical du terme), puis de ce qui étonne, surprend. C’est bien plus tard qu’il prendra le sens religieux, que l’on connaît aujourd’hui, à savoir une profondeur qui nous dépasse, quelque chose de plus grand que nous. L’imprévisible est un facteur essentiel du processus de création. Francis Bacon avoue à David Sylvester travailler de plus en plus en usant du hasard : “je sens que tout ce qu’il m’est arrivé d’aimer un tant soit peu était le résultat d’un accident sur lequel j’avais été capable de travailler. Parce que cet accident m’avait donné une vision désorientée d’un fait que je tentais de capter. Et je pouvais alors commencer à élaborer et à essayer d’exploiter une chose qui n’était pas illustrative.“ (Entretiens avec Francis Bacon, de David Sylvester) Gilles Deleuze s’est intéressé à ces hasards qui surgissent contre toute décision volontaire du peintre . C’est une étape où les marques sur la toile sont accidentelles et involontaires. Le risque est important, mais sans ce passage par le chaos, l’artiste ne peut se défaire de l’emprise de la perception ordinaire. L’étape durant laquelle le peintre ne voit plus rien est décisive et n’est pas sans risque. L’œuvre de Pollock témoigne de ce chaos ; il en a fait l’objet même de sa peinture, alors que d’autres artistes comme Francis Bacon, l’utilisent pour ensuite le réintroduire dans l’ensemble visuel et le convertir en fait. Il va en dégager la présence de la figure. L’artiste fait l’expérience d’un chaos nécessaire qui ouvrira sur des domaines sensibles. Lorsque Henri Michaux écrit “je n’ai rien à faire, je n’ai qu’à défaire“, il touche à cet acte de lâcher prise qui est une épreuve sans laquelle le peintre ne découvrirait rien. Deleuze souligne que pour créer l’obstacle est indispensable. L’affrontement avec le chaos va permettre de dépasser la figuration et de faire émerger la sensation. “La sensation, c’est ce qui est peint. Ce qui est peint dans le tableau, c’est le corps, non pas en tant qu’il est représenté comme objet, mais en tant qu’il est vécu comme éprouvant telle sensation.“ (Gilles Deleuze, Logique de la sensation) “L’inouï“ est en réalité à porté de main. Il n’a rien d’inaccessible, il suffit juste de le révéler. Il y a comme une part d’effroi et de fascination pour l’inouï mais chacun a la
possibilité de pouvoir s’émerveiller de ce qui nous entoure. En soi, il n’y aurait rien d’impossible dans l’inouï , celui ci est finalement dans notre quotidien, prêt à être révélé, à surgir. Mais pour laisser entendre notre créativité nous devons lâcher prise. »
Lâcher prise, la solitude d’un instant La recherche artistique est-elle motivée par le souhait de rendre présent un objet qui résiste et se dérobe sans cesse à la saisie ? Dévoiler un visible en attente, qui resterait caché est proche de ce qui fonde la quête spirituelle. Alberto Giacometti témoigne de son côté que cela vaut la peine de travailler et d’être dans la recherche perpétuelle “même s’il n’y a aucun résultat pour les autres, pour ma vision à moi...“ L’artiste dit capter “l’apparition parfois“ et ajoute : “je crois que je vais l’attraper, et puis, je la reperds, et il faut recommencer... Alors, c’est ça qui me fait courir, travailler.“ Son travail acharné est motivé par la poursuite d’une vision qui s’avère de plus en plus inconnue, et de plus en plus belle. Ce qui importe est de sentir intensément et d’élargir au maximum sa capacité d’exploration afin de mieux comprendre ce qui l’entoure. C’est une “longue marche“ qui devient “une espèce de délire exaltant“. Il constate la chose suivante: “Cette aventure, je la vis bel et bien. Alors, qu’il y ait un résultat ou non, qu’est-ce que vous voulez que ça fasse? Qu’à l’exposition il y ait des choses réussies ou ratées, ça m’est indifférent. Comme c’est raté de toute manière pour moi, je trouverais normal que les autres ne regardent même pas. Je n’ai rien à demander, sinon de continuer éperdument.“ Créer c’est notamment accepter de se perdre et de se laisser surprendre. C’est une expérience incertaine, un cheminement inattendu vers des issues toujours remises en cause. C’est d’une recherche sans fin qu’il s’agit. Chercher pour trouver et ne trouver que pour chercher encore concerne-t-il le processus de création ? Le travail de l’artiste est-il de l’ordre de la recherche ? Le cheminement est toujours inconnu et risqué. L’enjeu est de rendre visible les formes, de poursuivre sans pour autant les perdre. Giacometti n’hésite pas à chaque reprise à défaire le travail de la veille. Détruire pour aller de l’avant. Cela demande du courage et un certain lâcher prise. De la même manière Picasso semble s’y risquer: “Il détruit sans état d’âme pour atteindre l’équilibre. Risquer de tout perdre pour atteindre ce moment où les formes devenues autonomes se détachent de leur créateur pour vivre d’elles-mêmes. Là est la véritable énergie, détruire et recomposer le dessin et la couleur jusqu’au moment où l’oeuvre apparaît comme faite, même si elle reste inachevée.“ (Patrice Giorda, Picasso et ses maîtres) C’est une quête similaire qui pousse Giacometti à défaire pour voir toujours plus loin. Il ne travaille plus que pour la sensation qu’il a dans le travail, ainsi qu’il l’exprime dans Les Écrits. “Et si après je vois mieux, si en sortant, je vois la réalité légèrement différente, au fond, même si le tableau n’a pas beaucoup de sens ou est détruit, moi, j’ai gagné de toute manière. J’ai gagné une sensation nouvelle, une sensation que je n’avais jamais eue. Cette sensation est sans équivalence.“ L’essentiel est dans la sensation. Cela renvoie à une réalité propre au temps ; celle de l’instant analysé par Gaston Bachelard, dans “L’Intuition de l’instant“. Il montre que “le temps est une réalité resserrée sur l’instant et suspendue entre deux néants.“, “Le temps pourra sans doute renaître, mais il lui faudra d’abord mourir. Il ne pourra pas transporter son être d’un instant sur un autre pour en faire une durée. L’instant, c’est déjà la solitude.“ Il souligne que la solitude de l’instant, du fait de son temps limité, isole non seulement des autres mais également de soi-même, car il rompt avec notre passé le plus cher. Tenter de capter ce qui se dérobe dans l’instant même de la perception est du domaine de l’impossible. Se retirer du monde pour mieux le retrouver est
une posture déterminante au sein du processus de créativité.
Le temps de l’écriture “Ce que je suis allé chercher sur Ellis Island, c’est l’image même de ce point de non-retour, la conscience de cette rupture radicale. Ce que j’ai voulu interroger, mettre en question, à l’épreuve, c’est mon propre enracinement dans ce non-lieu, cette absence, cette brisure sur laquelle se fonde toute la quête de la trace, de la parole, de l’Autre.“( Georges Perec, Le travail de la mémoire. ) L’écriture permet la réappropriation d’un lieu de la dispersion. L’écriture est comme ce point de non retour, ce seuil où tous les possibles se rejoignent. Il y a dans le travail d’écriture comme “des chemins qui ne sont pas tout a fait parallèles, mais qui se rejoignent quelque part et qui partent d’un même besoin de faire le tour de quelque chose pour le situer.“ (Perec, Je me souviens) C’est un lieu pour la question. L’écriture est comme un point fixe dans ce chaos. C’est sur ce sol que les évênements vont pouvoir s’inscrire. Errer pour se donner du temps et se donner un lieu. L’écriture est à sentir comme une mise à distance avec soi même. L’écriture représente “avec de l’air“ cet espace impossible, en rendant visible l’informe, en contournant l’absence, en la désignant. “L’écriture de l’air est l’écriture du temps, de la mise en oeuvre de l’informe et du temps de la parole.“ (Céline Masson, Temps psychique, temps visuel.) . L’écriture est travail du temps et avec le temps, la disparition, avec ce qui n’est plus. L’écriture peut ainsi permettre de retenir les choses, mais aussi de se réapproprier un lieu, une absence de lieu...
Après coup et silence. Voir les yeux fermés Parler davantage de l’image et du recul qu’on peut opérer sur elle nous amène à parler du Punctum dont parlait Barthes. Afin de mieux le saisir, celui ci est indissociable d’ un certain recul à adopter. Le punctum, en dépit de sa netteté ne se révèle qu’après coup. C’est une fois la photo loin de mes yeux qu’elle revient à mon esprit de nouveau. Il s’accompagne d’une certaine latence. Pour réellement voir une photo vaut mieux éloigner notre regard de l’image ou fermer les yeux. Kafka avançait d’ailleurs la chose suivante : “on photographie des choses pour se les chasser de l’esprit. Mes histoires sont une façon de fermer les yeux.“ L’unique moyen d’appréhender la photo dans sa profondeur serait de fermer les yeux, pour faire parler l’image dans le silence. Il arrive souvent qu’on ait l’impression de mieux connaitre une photo dont on se souvient, plutôt qu’une photo que l’on a sous les yeux. La juste appréhension d’une photo demande un certain recul, pour que celle ci réapparaisse de nouveau. Seul les détails les plus importants referont surface. Le laps de temps, et le simple recul que je prends volontairement en arrêtant de fixer l’image , fera que mon esprit éliminera de lui même les éléments superflus, à la juste appréhension de la photo en question. C’est comme si la photo ne se révélait qu’après coup, une fois mon regard éloigné de celle ci. L’image surgit du néant vide, riche en représentations, mais n’est pas donnée d’emblée à la conscience. Les images ne sont pas réellement présentes, mais potentiellement en devenir. Comme l’explique si bien Céline Masson dans son ouvrage “Temps psychique, temps visuel“, l’image est comme maintenue dans le noir de la nuit de “l’esprit“ ou du psychisme attendant la “coïncidence“ avec un élément du réel. Tentons de mettre en parallèle ce phénomène avec la vidéo. Il m’est impossible devant un écran de fermer les yeux, puisqu’en les rouvrant je ne retrouverai pas la même image. Les images sont comme fugaces, en fuite permanente. Cependant, la vidéo a un avantage que la photo n’a pas.
La photo ayant un cadre fixe, fait que les choses prises à l’intérieur ne sont plus qu’immobiles et figées. Une fois ce cadre affranchi, tout ce qui se passe à l’intérieur du cadre meurt. Or, avec la vidéo les personnes viennent et sortent et reviennent dans le cadre. C’est comme si le cadre ne semblait pas avoir de limite. Parlons plutôt d’un cache, plutôt qu’un cadre. La personne qui en sort, continue à vivre un autre champ, que Barthes appèlerait “champ aveugle“. En parallèle à la vision partielle que nous avons de ce qui se passe devant nos yeux, s’accompagne un “champ aveugle“ où émane des vies extérieures dont on peut faire travailler notre imagination. Pour poursuivre cette réflexion, le poète me semble un bon exemple. Celui-ci au fur et à mesure qu’il nous parle, fait émerger en nous des nuances d’émotion et de pensée qui peuvent être en nous depuis longtemps, mais qui jusque là demeuraient invisibles : de la même manière que l’image photographique qui n’a pas encore été plongée dans le bain où elle se révélera. Le poète est à considérer comme ce révélateur. En soi l’oeuvre littéraire se présente comme “une machine à percevoir“. Paul Valéry explique que face a l’écriture de Malarmé le lecteur est mis au travail, il ne peut pas faire autrement que de se heurter à une difficulté, qui fait du lecteur un demi-créateur. Il arrive qu’un texte ne soit pas interprétable, mais communique efficacement et laisse passer un message grâce à notre interprétation. Le texte de Malarmé est un texte inachevé qui demande un travail d’interprétation et touche la question de l’inachèvement. Comme l’explique Pierre Damen Huyghe, dans sa conférence Définir l’utile, la langue est une structure indéfiniment parlée, qui permet de produire des énoncés encore inouïs, qui n’ont encore jamais été produits. Toute lecture est une manière de redisposer le texte. Ainsi, en écoutant une musique sur sa chaine hifi, nous l’interpretons dès lors que nous effectuons un choix de puissance. Nous choisissons sa règle et ses options, on la fait sienne.
Voir l’inutile Produire de l’utile, c’est-à-dire du non nécessaire. L’utile, comme l’explique Pierre Damien Huygues, dans sa conférence “Définir l’utile“, c’est ce qui fait que ce qui nous entoure échappe à la nécessité et à l’obligation. Un objet utile n’est pas dans la nécessité. L’inutile, tout comme l’utile, c’est ce dont on peut se passer. Les hommes ont la capacité de faire apparaitre des chose qui n’ont pas de nécessité et ils peuvent organiser ce faire paraitre de différentes manières. À son tour, ce faire paraitre de différentes manières peut donner lieu à différentes parutions. Cela ouvre ainsi la possibilité pour les humains de préférer telle utilité et telle modalité plutôt qu’une autre. Ainsi le fait qu’il n’y ait rien de nécessaire, nous permet de préférer de faire des choix, de tenir à distance les nécessités vitales pour exercer notre liberté dans le monde ouvert de la culture. Selon Aristote, les choses non nécessaires ne paraissent pas d’elles mêmes, elles ne sont pas naturelles. Il faut donc aller les chercher ou les inventer, les créer. Les objets avec lesquels nous vivons au quotidien sont des objets qui sont venus parmi nous, à l’issu d’un certain travail, auquel la technique convient. La technique a fait venir au jour et sans cela, ils ne paraitraient pas. Ça ne parait pas de manière nécessaire, mais seulement si on fait quelque chose pour que la chose apparaisse. Cette réflexion soulève la question de l’inachèvement dans notre appréhension que l’on a avec l’objet. En effet nous n’avons pas fini de découvrir les objets lorsque nous les inventons. La modalisation c’est une façon de découvrir qu’on peut découvrir le service par d’autre voie. Les possibilités même du service sont découvertes au fur et a mesure. L’utile c’est une des modalités du possible. Le possible c’est
ce qui n’est pas nécessairement, ce qui peut être mais qui n’est pas nécessaire. Contingent. Il n’y a pas qu’une seule sorte des possibles car pour qu’il y ait du possible, il faut que ça soit au pluriel. Pour qu’il y ait possibilité, il faut qu’il y ait deux chemins au moins. Il y a plusieurs façons de se rendre sur la route possible pour faire advenir une possibilité. La voie peut être à son tour appréhendée sur plusieurs modes. Les modes des possibles. C’est là l’idée du Design. De tout , nous pouvons nous sortir. Il n’y a pas de logique nécessaire, donc nous pouvons trouver une reformulation, une modalité. Nous avons toujours de l’avenir. Il y a du possible devant nous, et des modalités de réalisation du possible lui même. Le possible et ses modalités n’a pas de nécessité. Presque aucun objet technique n’est nécessaire. Ce qui nous intéresse c’est faire des choix dans ce monde non nécessaire. À chaque fois que nous produisons de l’obligatoire, nous nous affaiblissons dans notre existence. Nous nous enfermons. Le design vise a ouvrir des possibilités. Le travail du design est de justement montrer qu’il y a une possibilité dans cette possibilité qui n’était pas encore travaillée et qui va être découverte par le travail créatif du designer et de l’usager parfois. La créativité. Ainsi il y a design lorsqu’une modalité est mise en oeuvre et lorsqu’une possibilité du possible est découverte. Prenons l’exemple de l’instrument de musique. On ne se sert pas d’un instrument de musique. Il fait parti des objets dont l’utilité est beaucoup plus grande. Il procure une expérience, qui va bien au delà.
SURVIVANCE<
“L’objet n’est plus là, et pourtant on en perçoit la profondeur, non pas seulement son simple contour, mais comme une qualité physique, une tridimensionnalité du rien, non pas l’ombre d’une forme physique, mais la forme physique de l’ombre.“ Parmiggiani.
SURVIVANCE
Q u ’e st ce que la survi vance ?
La survivance est une rencontre entre ce qui survient de ce qui a été et ce qui est là comme trace de ce qui a été. On peut la considérer comme quelque chose de déjà vu, de déjà éprouvé qui revient tout à coup. La survivance c’est une vie endormie dans sa “forme“ qui se réveille contre toute attente, qui bouge, s’agite, se démène et brise le cours normal des choses. La survivance est à considérer comme une expérience, une image qui revient, tel un “leitfossil“. Il y a persistance du disparu, à ne pas disparaître, mais à se transformer. C’est comme une image sans cesse en mouvement. Didi-Huberman qui est à l’origine de ce terme Leitfossil, le décrit comme “la présence d’une ténacité temporelle des formes, mais traversée par le discontinu des fractures, des séismes, des tectoniques des plaques.“ Ainsi, l’état de survivance n’appartient ni à la vie tout à fait, ni à la mort tout à fait. Mais on a affaire à un phénomène de l’ordre du spectre. Didi-Huberman explique que c’est un mouvement revenant qui fait danser le présent, un mouvement présent moulé dans l’immémorial. Un “fossil fugace“. Il me semble intéressant de mettre en parallèle cette réflexion avec l’ oeuvre de Parmiggiani, intitulée “Delocazione“. Celle ci représente une salle enfumée, aux murs gris, dont les tableaux ont été décrochés après le passage de la fumée d’un incendie. Il découvrit les traces de ces objets sur les parois et décida de souligner leurs silhouettes dessinées par la poussière laissée par la fumée. Il y a dans son oeuvre une réelle prise en considération de la survivance. Les traces laissées par la fumée, sont comme la forme matérielle de l’absence, qui en étant photographiée donne une image de l’essence de l’absence. Alors que la poussière dit la destruction, l’empreinte dit l’absence. P_78
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ec ed tneivrus iuq ec ertne ertnocner enu tse ecnavivrus aL nO .été a iuq ec ed ecart emmoc àl tse iuq ec te été a iuq àjéd ed ,uv àjéd ed esohc euqleuq emmoc rerédisnoc al tuep eiv enu tse’c ecnavivrus aL .puoc à tuot tneiver iuq évuorpé ,etnetta etuot ertnoc ellievér es iuq »emrof« as snad eimrodne sed lamron sruoc el esirb te enèméd es , etiga’s ,eguob iuq ,ecneirépxe enu emmoc rerédisnoc à tse ecnavivrus aL .sesohc ecnatsisrep a y lI .»lissoftiel « nu let ,tneiver iuq egami enu tse’C .remrofsnart es à siam ,ertîarapsid sap en à ,urapsid ud iuq namrebuH-idiD .tnemevuom ne essec snas egami enu emmoc al « emmoc tircéd el ,lissoftieL emret ec ed enigiro’l à tse eésrevart siam ,semrof sed elleropmet éticanét enu’d ecnesérp seuqinotcet sed ,semsiés sed ,serutcarf sed unitnocsid el rap à in tneitrappa’n ecnavivrus ed taté’l ,isniA ».seuqalp sed eriaffa a no siaM .tiaf à tuot trom al à in ,tiaf à tuot eiv al euqilpxe namrebuH-idiD .ertceps ud erdro’l ed enèmonéhp à ,tnesérp el resnad tiaf iuq tnanever tnemevuom nu tse’c euq lissof« nU .lairomémmi’l snad éluom tnesérp tnemevuom nu ettec elèllarap ne erttem ed tnasserétni elbmes em lI .»ecaguf »enoizacoleD« eélutitni ,inaiggimraP ed ervueo ’l ceva noixeflér tnod ,sirg srum xua ,eémufne ellas enu etnesérper ic elleC . eémuf al ed egassap el sèrpa séhcorcéd été tno xuaelbat sel sel rus stejbo sec ed secart sel tirvuocéd lI .eidnecni nu’d rap seénissed setteuohlis sruel rengiluos ed adicéd te siorap elleér enu ervueo nos snad a y lI .eémuf al ed ceva erèissuop al seéssial secart seL .ecnavivrus al ed noitarédisnoc ne esirp , ecnesba’l ed elleirétam emrof al emmoc tnos ,eémuf al rap ed ecnesse’l ed egami enu ennod eéihpargotohp tnaté ne iuq etnierpme’l ,noitcurtsed al tid erèissuop al euq srolA .ecnesba’l .ecnesba’l tid 98_P
SURVIVANCE
CETTE EMPREIN PARMIGGIANI “ S’EN ALLER“.L’E PRÉCÈDE À LA POUSSIÈRE PLE RESTÉE SUR LE À CONSIDÉRER C MATIÈRE DE L’AB P_78
SURVIVANCE
NTE EST POUR “UNE FAÇON DE EMPREINTE TRACE. CETTE EINE DE SUIE ES MURS EST COMME UNE BSENCE. P_81
SURVIVANCE
L’ e m p reinte: matière fantôm e
Cette empreinte est pour Parmiggiani “une façon de s’en aller“. L’empreinte précède à la trace. Cette poussière pleine de suie restée sur les murs est à considérer comme une matière de l’absence. Dans n’importe quel incendie, lorsqu’une maison brûle, plus personne n’habite la maison, mais c’est elle, cette matière qui habite à présent l’air du lieu. L’empreinte c’est le résultat, suite à l’apparition et la disparition où les images avancent et reculent jusqu’à se fixer et convoquer les fantômes. Cette surface est inquiétée et empreintée par ces sortes d’errances, et c’est ce contact entre un lieu et une matière évanescente qui donne la forme. L’image est alors comme un précipité, le lieu d’une chute. C’est comme une vapeur en grisaille. Il n’y a presque rien à voir : c’est de l’air. P_82
ECNAVIVRUS
emôtnaf erèitam :etnierpme’L
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SURVIVANCE
N a t u r e m o r t e / S t i l l Li f e
On pourrait qualifier l’oeuvre de Parmiggiani de nature morte. On a en effet bien affaire à un ensemble constitué d’objets inanimés. Si l’on considère que l’air devient comme le lieu des images leur médium, alors le pigment est poussière et la touche est le souffle. La nature morte est comme un silence de vie. C’est une vie de “l’après vivre“. Il y a dans celle ci de la survivance. Les objets ne sont plus là, et pourtant on perçoit leur profondeur, comme leur qualité physique. On ne distingue non pas un contour, ni l’ombre d’une forme physique, mais la forme physique de l’ombre de la chose. Parmiggiani parle de “tridimensionnalité du rien“. À travers son oeuvre, il sculpte l’absence des choses par le matériau de leurs cendres volatiles. Ça laisse une trace de l’existence. Il est intéressant de mettre en confrontation le terme français “nature morte“ et le terme angais “Still Life“. Intéressons nous davantage à l’origine de ce mot: c’est vers 1650, que l’expression “still-leven» apparaît aux Pays-Bas. “Still“ signifiant immobile et “leven“ nature, modèle naturel. Puis arrive enfin le terme “still-life“ dans les pays anglo-saxons. En 1667, alors que Félibien parle de “choses mortes et sans mouvement“. Diderot parlera lui de “nature inanimée“. C’est finalement en 1756, avec le succès de Chardin, qu’apparaît l’expression “nature morte“. Dans ces natures mortes, la mort semble en effet roder, autour de ces tables qu’aucune vie n’anime. La présence de la mort est comme latente, elle se manifeste par la présence de crânes. On sent comme l’empreinte d’une catastrophe silencieuse. Il s’agit bien d’une “nature morte“, c’est-à-dire de la Mort même, invisible, mais suggérée. Mais, pour ma part, le terme “Still Life“ me semblerait plus juste pour désigner une chose arrêtée dans son mouvement. Il s’agit de peindre la vie, une vie immobile, figée, mais qui n’est pas pour autant figée à jamais. C’est une vie éteinte mais qui reste en latence. Il s’agirait donc non pas d’une nature “morte“, mais d’une nature “vivante“ en devenir. Dans son exposition Sternenfall au Grand Palais, Anselm Kiefer évoque la naissance et la mort de l’univers avec toutes ces étoiles qui naissent et meurent chaque jour comme des êtres humains. “100 millions d’années pour une étoile c’est peut être comme une minute pour nous.“ Les rapports de temps sont différents. Quand une étoile meurt, elle explose, devient incandescente, et explose en laissant derrière elle des débris de poussières dans l’univers, à des distances inimaginables. Puis cette matière se rassemble, se coagule, pour former de nouveau une étoile, puis une autre étoile... Cette exposition parle du métabolisme universel, de la nature et ses astres. C’est à la fois de l’univers et de notre intime dont il est question. Elle embrasse tous les territoires de l’âme et de notre psychique, tout en inscrivant dans une cosmogonie. Bien que dans cette oeuvre monumentale soit exclue toute représentation humaine, elle n’exclue pas pour autant l’humanité, plaçant le spectateur dans une réflexion personnelle, intime. C’est au spectateur de trouver son propre chemin, sa propre interprétation. Les pages restent à écrire. Ainsi cette oeuvre se trouve au seuil du passé et de l’avenir. P_84
SURVIVANCE
La plupart des réalisations de l’artiste sont à considérer comme un va-et-vient constant entre le rien et le quelque chose. Les changements d’état semblent comme incontrôlés. Il lui arrive régulièrement de confronter ses tableaux à la nature même. Il les rend à la nature en les exposant à l’air libre et aux intempéries. Il les abandonne, les laissant livrés à eux même. S’agglutinent alors des noirs, des gris, de la poussière et des cendres. Toiles à la fois vivantes, végétales et minérales. Ses oeuvres s’inscrivent à la fois dans un voyage infini dans le passé et dans l’avenir. C’est cette altération qui rend ses oeuvres poignantes et si justes. L’univers entier y est embrassé, d’étoile en grain de poussière. C’est un sol, meurtri, écorché, souvent couvert de poussière mais dont les blessures sont toujours visibles. P_85
SURVIVANCE
M a t i è re d ’ o m b re s
Lorsque tombe l’obscurité, se lèvent les ombres, créatures de malaise. La nuit qui tombe sur nous envahit notre regard de toute chose, infiltrant jusqu’en ses moindres replis notre existence entière. Quand la nuit tombe, rien n’est insignifiant. Chaque parcelle du monde visible se met petit à petit à lutter contre les ombres de la nuit qui tombent. Le travail de Parmiggiani consiste justement à travailler avec la matière de l’ombre, car celle-ci à ses yeux constitue le “lieu occulte où prennent forme images et idées“. Pour lui, l’ombre est “le sang de la lumière“. Il y a dans l’ombre comme quelque chose de l’ordre du lointain, quelque chose qui se trouve entre l’être et le non être. C’est comme une masse informe qui flotte dans l’air, comme un nuage, un souffle. L’ombre pourrait être envisagée comme l’âme des choses. Lorsque nous sommes, nos ombres ne cessent de se mouvoir et de s’échapper, de disparaître on ne sait où. On pourrait se demander alors, si notre disparition ne rendrait pas notre ombre permanente et serait ainsi à l’origine de notre survivance. “Des corps qui meurent et des ombres qui survivent aux corps“. Parmiggiani. Lorsque la nuit tombe, c’est comme si l’ombre prenait non seulement possession du lieu, mais également de nous. Dans l’ombre, notre apparition est certaine, l’air du lieu semble nous absorber.
La hantise La disparition des choses peut être à l’origine d’un processus de mémoire. Lorsqu’un être meurt et devient ombre, il peut néanmoins rester ancrer dans ce lieu et envahir l’air que nous respirons. Quand un homme meurt dans une pièce, s’instaure ensuite une hantise du lieu, une survivance de l’être. L’atmosphère qui se dégage de cette disparition est paradoxalement capable d’envahir tout l’espace, et même de le densifier, de le rendre plus présent. La chose est morte, et pourtant partout se propage sa présence. Elle prend comme possession du lieu. Dans un lieu, l’ombre et la lumière, l’air de ce lieu, absorbent notre être et nous recrachent, nous pulvérisent. Nos corps sont dans l’air. Ainsi, le lieu que nous habitons, l’air que nous respirons suffisent à former une sorte d’empreinte dans l’air de notre mémoire, notre passage. Notre être se disperse tout au long de notre vie, un peu partout où nous errons, et retombent dans ces atmosphères, ces saletés sur les murs, ces poussières dans les coins. L’absent est finalement partout dans l’air. Il y a comme une matière de l’absence. Lorsqu’une maison brûle, plus personne n’habitent la maison mais c’est elle qui habite à présent l’air du lieu et la mémoire des lieux qui l’ont aimé. P_86
serbmo’d erèitaM
serutaérc ,serbmo sel tnevèl es ,étirucsbo’l ebmot euqsroL drager erton tihavne suon rus ebmot iuq tiun aL .esialam ed erton silper serdniom ses ne’uqsuj tnartlfini , esohc etuot ed .erèitne ecnetsixe ellecrap euqahC .tnafiingisni tse’n neir , ebmot tiun al dnauQ serbmo sel ertnoc rettul à titep à titep tem es elbisiv ednom ud etsisnoc inaiggimraP ed liavart eL .tnebmot iuq tiun al ed à ic-ellec rac ,erbmo’l ed erèitam al ceva relliavart à tnemetsuj segami emrof tnennerp ùo etlucco ueil“ el eutitsnoc xuey ses y lI .“erèimul al ed gnas el“‘ tse erbmo’l ,iul ruoP .“seédi te ,niatniol ud erdro’l ed esohc euqleuq emmoc erbmo’l snad a tse’C .ertê non el te ertê’l ertne evuort es iuq esohc euqleuq ,egaun nu emmoc ,ria’l snad ettofl iuq emrofni essam enu emmoc sed emâ’l emmoc eégasivne ertê tiarruop erbmo’L .eflfuos nu es ed tnessec en serbmo son ,semmos suon euqsroL .sesohc nO .ùo tias en no ertîarapsid ed ,reppahcé’s ed te riovuom tiardner en noitirapsid erton is ,srola rednamed es tiarruop ed enigiro’l à isnia tiares te etnenamrep erbmo erton sap iuq serbmo sed te tneruem iuq sproc seD“ .ecnavivrus erton tse’c ,ebmot tiun al euqsroL .inaiggimraP“.sproc xua tnevivrus ,ueil ud noissessop tnemelues non tianerp erbmo’l is emmoc tse noitirappa erton ,erbmo’l snaD .suon ed tnemelagé siam .rebrosba suon elbmes ueil ud ria’l ,eniatrec
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«Tout coule, tout passe, sauf le passage.» Héraclite
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Effacé dans ses angles, distendu dans la moindre de ses obliques, ou parois transversales, l’espace me semble flouté et sans mesure. Pénétré, d’une seule étendue lumineuse, l’espace paraît ouvert. Il semble donner sur un autre espace. Mon corps, pour se situer, hésite sans cesse, cherchant le repère introuvable. Tous mes membres semblent être pris en place par la machine. Je me sens déchargée. Seul mon regard semble excité par les traces que la vitesse laisse derrière elle. Je veux prendre vue, diriger mon regard sur l’espace qui m’entoure et sur lequel je n’ai pas de prise. Espace glissant, dans cette mise à l’épreuve, le temps semble suspendu. Les images s’estompant de plus en plus, me mettent dans un état second. Le presque rien. Petit à petit et un peu plus encore, c’est comme si mon corps était extrait de l’action. Je m’enfonce un peu plus encore. Les yeux fermés, je continue à distinguer ces taches indélébiles. Elles persistent. Corps volatiles semblent obstruer mon esprit dans ses moindres plis. Je les lisse, je les tasse, je les réduis à rien. Presque rien. Matière fantôme. Ça file dans les doigts. Décor mou, feutré, le brouillard de l’image m’entraine très loin. La machine continue à diluer encore davantage le décor à l’allure faible et liquide. Il pleut du sable, et des grains de poussières. Villes rongées, attaquées, ou dévorées par le sel. Dans ce flou parasité, je parviens à distinguer une extrême précision des détails, qui se délitent petit à petit. Je parviens à battre des mains, et créer momentanément une rupture. Celle ci, rend encore plus décisif, le vide qui s’ensuit. Brusquement, tout recule, la longueur de focale s’étrécit, la pièce redevient sensiblement présente. Dans l’obscurité, tout redevient proche ou absurdement lointain.
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Quand l’interprétation peut provoquer du flou
Quand une photo me plait, et provoque en moi un intérêt, une attirance, quand arrive ce point sensible, ce hasard qui en lui me poigne, émane alors en moi ce besoin de savoir pourquoi. Je veux comprendre l’origine de cette sensibilité à cette chose plutôt qu’une autre. Je vais alors chercher à me rapprocher davantage de l’être de la photo, comme si en m’approchant j’allais pouvoir mieux saisir la réalité. Je cherche à m’y attarder, à approfondir, je scrute, j’examine, je dissèque, je décompose, j’agrandis. Je ralentis pour avoir le temps de savoir. Je cherche à trouver de la profondeur dans cette image qui n’est que surface. En opérant un agrandissement de l’image en détail, j’ai cette naïve impression que je vais pouvoir arriver à l’être de la photo. Je tente de nettoyer la surface de l’image pour accéder à ce qu’il y a derrière. Je souhaite entrer dans la profondeur du papier, atteindre sa face inverse, comme si ce qui était caché allait me révéler la vérité. Les occidentaux ont d’ailleurs cette tendance à penser que ce qui est caché est plus vrai que ce qui est visible. La phénoménologie de Merleau Ponty montre qu’une partie du visible est cachée, qu’il se dérobe au regard, et qu’il est, le plus souvent, non pas ce qui est vu, mais ce qui n’est pas vu. Par un curieux renversement de perspectives, la phénoménologie affirme que le visible est invisible, et que c’est l’invisible qui est vu. Ce qui est perceptible est occulté et seul est vu ce qui ne se donne pas à voir. Le visible n’est pas perçu et les phénoménologues s’intéressent à cette négation. Comme si on assistait à une révélation jusqu’alors dissimulée. Mais j’ai beau creuser l’image je ne découvre rien. En grossissant je ne trouve rien d’autre que le grain du papier. Je ne fais que défaire l’image au profit de sa matière. En zoomant , je me permets donc de révéler l’existence de choses contenues à échelle minime. Je ne fais que mettre à jour un autre univers, une autre dimension, au détriment de l’entièreté de mon image de départ. Plus j’approfondis mon rapport à l’image, plus elle me renvoie à d’autres images. Je m’éloigne d’un supposé référent ou signifié qui stoppe l’interprétation pour être renvoyé d’image en image ou de signifiant en signifiant. En opérant un agrandissement en cascade d’un détail d’une image, je constate que je ne vois pas mieux. On aurait tendance à croire que zoomer permettrait d’atteindre la profondeur des choses, de la même manière que j’effeuille un oignon couche par couche pour atteindre son coeur. Mais je ne saisis pas mieux la réalité des choses, et leur complexité, je ne fais que révéler ce que contenait déjà l’image mais qu’on ne voyait pas et dont on ne soupçonnait pas l’existence. Je mets à jour, je fais émerger à la surface. Je fais émerger de la forme dans de l’informe. P_92
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Z o o m e r p o u r m i e u x voi r ?
Ainsi dans le film B lorsque Thomas, mode,développe couple pris dans drôle de surprise détail, il remarque dans un buisson, sur le couple. M attentivement, il Ainsi dans le film Blow Up d’ Antonioni, lorsque Thomas, un photographe de mode, développent ses tirages, d’un couple pris dans un parc, il a une drôle de surprise. Agrandissant un détail, il remarque qu’un homme, caché dans un buisson, braque un pistolet sur le couple. Mais en observant attentivement, il a l’impression que la femme sait que le tireur est là et que celui-ci est sans doute son complice. Il opère ainsi des agrandissement en cascade du détail en question. Le grossissement n’aboutissant qu’à grossir le grain qui forme un brouillard, Thomas n’arrive pas à prouver qu’il y a bien un cadavre, il se voit alors dans l’obligation d’aller vérifier sur place, dans la réalité des faits. Pour notre plus grand plaisir l’image et l’imaginaire se substitue à la prose du réel. Thomas croit tout pouvoir prouver avec la technique de la photo, mais la preuve lui glisse entre les doigts. L’image cache, même si elle semble tout montrer: elle est composée d’épaisseurs, de strates, et ce que nous voyons n’est que la partie dégagée de l’image. L’image est profonde, au sens des profondeurs sous marines, car elle est toujours une image de temps et une image mobilisant le désir. C’est le prestige, la puissance des images «poétiques». L’image poétique est cet insaisissable qui s’obstine à demeurer indéterminé, pour notre plus grand plaisir. Tenter parfois de mettre des mots, ou un discours déterminé sur une chose relève parfois d’une dénaturation. On enlève ainsi la chose propre à la chose, le réduisant à l’état de poussière. Dans Henri D’Ofterdingen, Novalis conte l’histoire d’un mineur qui descend au plus profond de la mine le jour de son mariage. Il y meurt et reste enseveli au fond. Son corps est redécouvert par hasard trente ans plus tard. Le temps ne l’a pas affecté ; il est toujours aussi beau, aussi jeune que le jour de sa mort. On le remonte alors à la surface, et à peine est-il arrivé à la lumière qu’il se désagrège et devient poussière. Durant le temps passé au fond de la mine, il était demeuré intact, peut-être encore plus beau que le jour de sa mort. Et probablement le serait-il resté si on ne l’avait pas remonté à la surface. Or, pour filer la métaphore, je crains que la beauté qui se réalise dans l’art ne devienne cendre une fois remontée au niveau du discours. P_94
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Pour notre plus grand plaisir l’image et l’imaginaire se substitue à la prose du réel. Thomas croit tout pouvoir prouver avec la technique de la photo, mais la preuve lui glisse entre les doigts. L’image cache, même si elle semble tout montrer: elle est composée d’épaisseurs, de strates, et ce que nous voyons n’est que la partie dégagée de l’image. .............L’image est profonde, au sens des profondeurs sous marines, car elle est toujours une image de temps et une image mobilisant le désir. C’est le prestige, la puissance des images «poétiques». L’image poétique est cet insaisissable qui s’obstine à demeurer indéterminé, pour notre plus grand plaisir. Tenter parfois de mettre des mots, ou un discours déterminé sur une chose relève parfois d’une dénaturation. On enlève ainsi la chose propre à la chose, le réduisant à l’état de poussière. Dans Henri D’Ofterdingen, Novalis conte l’histoire d’un mineur qui descend au plus profond de la mine le jour de son mariage. Il y meurt et reste enseveli au fond. Son corps est redécouvert par hasard trente ans plus tard. Le temps ne l’a pas affecté ; il est toujours aussi beau, aussi jeune que le jour de sa mort. On le remonte alors à la surface, et à peine est-il arrivé à la lumière qu’il se désagrège et devient poussière. Durant le temps passé au fond de la mine, il était demeuré intact, peut-être encore plus beau que le jour de sa mort. Et probablement le serait-il resté si on ne l’avait pas remonté à la surface. Or, pour filer la métaphore, je crains que la beauté qui se réalise dans l’art ne devienne cendre une fois remontée au niveau du discours.
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L e t e m p s : u n la b y r i n t h e
Le film “L’année dernière à Marienbad“ d’Alain Resnais est au premier abord incohérent et incompréhensible. Resnais à travers ce film remet en question l’un des éléments considéré comme habituellement acquis dans la lecture d’un film : le temps. L’une des énigmes de L’Année dernière à Marienbad est en effet sa temporalité. Dans un hôtel immense et baroque, un homme retrouve une femme, et prétend qu’ils se sont déjà rencontrés, un an auparavant. Devant les réserves de la femme, il tente de la persuader, et lui raconte ce qu’il s’est passé entre eux il y a un an. L’expérience de Resnais sur le temps est ici poussée à son paroxysme, puisque sous les apparences d’un banal retour vers le passé dans le présent, la chronologie des événements est en fait totalement bouleversée. Rapidement, nous ne savons plus “quand“ nous sommes. La temporalité peut ainsi être considérée comme un véritable labyrinthe, toute la difficulté consistant à s’y retrouver. Que ce soit dans la mise en scène de Resnais ou le scénario le temps est considéré comme un espace à explorer. L’espace temporel et l’espace physique sont intimement liés. Une voix d’homme répète en boucle une description de l’hôtel, tandis que la caméra, sans cesse en mouvement, parcourt l’espace de l’hôtel : murs, plafonds, couloirs, portes, et galeries. La notion de temps qui accompagne cette visite est quant à elle rendue sensible par le commentaire en voix off, et surtout par l’orgue qui joue durant une heure et demie. Une voix ressasse les mêmes descriptions, mais avec de légères variations dans l’agencement des phrases. Les nombreuses énumérations donnent un aspect traînant au récit, tandis que les répétitions l’inscrivent dans le temps. Resnais décrit la structure de son film : “Je suis parti de cette idée : une forme d’itinéraire qui pouvait aussi être une forme d’écriture, un labyrinthe c’est à dire un chemin qui a toujours l’air guidé par des parois strictes, mais qui néanmoins à chaque instant conduit à des impasses et oblige à revenir en arrière, à repasser plusieurs fois aux même endroits sur des parcours plus ou moins longs, à explorer une nouvelle direction et à retomber sur une nouvelle impossibilité“. De même que l’on peut déambuler dans les innombrables couloirs de l’hôtel, de même Resnais se promène dans les couloirs de temps, chaque couloir représentant une possibilité dans le déroulement du temps et des événements. Il explore ainsi les différentes versions de l’histoire, jusqu’à atteindre la sortie, la vérité. Cette idée rejoint le rapprochement fait précédemment entre l’espace et le temps, puisqu’il faut alors considérer le temps, non plus comme un axe horizontal, une ligne droite, mais comme une surface s’étendant, spatialement, bien au-delà des limites de cette ligne. Le temps est à penser comme un montage d’éléments hétérogènes et non comme une suite d’événements se déroulant de façon linéaire. P_100
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L e te m p s : u n i n te m p o re l
Le temps semble comme intemporel. C’est comme s’il était sans orientation, sans avant, ni après. Il semble illimité. Mais dès lors qu’une action se joue dans ce temps, alors celui devient tout à coup temporel. À partir du moment où des instants sont inscrits dans le temps, celui-ci acquiert une temporalité. Le temps intemporel n ‘est pas à considérer comme une succession continue du passé, du présent et de l’avenir. La seul chose qui fait exister le temps, c’est le présent. Sans lui, le temps reste atemporel. Ce sont des micros événements qui vont permettre au temps de prendre corps. Ils apparaissent, disparaissent, et semble souvent comme imperceptible. Prenons l’exemple de quelque chose en attente. Ce temps d’attente est à considérer comme quelque chose de l’ordre de l’intemporalité. En effet, lorsque l’on est conscient qu’un événement à venir est éventuellement possible, c’est-à-dire, lorsque rien ne dit que quelque chose suivra, mais rien non plus que quelque chose ne suivra pas, alors nous nous situons dans une impasse. Il n’y a rien entre ce qui peut arriver et ce qui sera arrivé. Seul le moment présent où la chose se passe donnera au temps sont caractère temporel. Le “si“ ne deviendra temps qu’au moment où le “si“ laissera place à un “alors“. Avant et après ce moment il n’ y a rien. En quelques sortes, le temps présent ne peux exister que par l’arrivée de ces “événements“ qui donnent existence et consistance au présent, sans quoi le temps n’est ni cause, ni but, il est “rien“. Anne Cauquelin, dans son ouvrage “Fréquenter les Incorporels“, parle d’un “halo incorporel qui enveloppe l’instant présent“. Le temps en soi n’est rien. Il n’a ni cause, ni but. Cette intemporalité du temps peut être rendue visible mais presque à la limite de l’effacement. P_101
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I n co n t i n e n ce of T i m e
By looking at the issue of absence, I also talk about of the incontinence of Time. I feel that time has a lack of restraint and an incapacity to hold onto things. Time constantly regenerates itself; it’s an unlimited process which never ceases to end. We tend to consider Time as a destroyer ; we shall then qualify it as time which makes us feel something. In this way, we only consider Time from the point of view of the subject, through the feeling of regrets and nostalgia ahead of time ; these thoughts pass us by as we grow old, and begin to catch up with us as time goes on. But Time is not always to be considered like this. It’s necessary to make a distinction between psychological time and ontological Time, which represents the future. It is about the type of Time that one can’t hold onto ; we call this creative Time. Finally, we have to consider ourselves as particles which live and evolve in this Time which never stops, that’s to say a Time of Generation. Looking at the physics of cosmic time, Time seems to be laughing at our despair. Time continues. “Everything flows, everything passes, except the passage.“ Héraclite. Finally, there’s no such thing as a real “being“ when we look at one single moment in time: We only exist when we are on the move, when we are moving towards the future.
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L’absence: la non absence. La présence dans l’absence L’absence n’est pas synonyme de néant. L’absence est plutôt à envisager comme un retrait qui ne dessaisit pas complètement. Il n’y a en réalité aucune disparition et absence définitive des choses, mais il y a plutôt retrait. Même si la présence se donne parfois, celle ci se donne sur un fond d’absence. La présence ne se donne jamais complètement. La donation a sa réserve.
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L’inachevé
Il y a dans l’inachevé, une dimension imparfaite. Une action, un geste qui n’est pas parvenu à sa fin. Rien n’est fixe, rien n’est accompli. Le mouvement semble continu et toujours inachevé. On a tendance à considérer une action inachevée, comme un acte raté, un acte qui n’est pas parvenu à ses fins et qui donc en soit, est a considérer comme un échec. Il y a en ce terme, l’idée d’une action incomplète, inaboutie, un refus de la mort, de l’achevé. Rappelons que le terme “achever“ signifie donner un coup mortel, donner le coup de grâce. C’est comme s’il y avait une dimension majestueuse dans la façon qu’on a de clore une chose, de conclure, de donner fin. Il est vraiment considéré comme un événement, un assouvissement, une consécration. On voit dans la fin, un événement accompli dans son entièreté, un but atteint. Laisser une chose sans fin, serait alors à considérer comme un abandon, un renoncement. Que ce soit par manque de courage, d’endurance, de persistance, l’inachevé n’est pas accepté comme il devrait l’être. On lui cherche obligatoirement une raison, au lieu de l’accepter en tant que tel, en tant qu’être achevé dans son inachèvement. On prend conscience de l’inachevé au moment même où on s’apprêtait à conclure. C’est alors d’autant plus frustrant, qu’on se projetait déjà dans la chose achevée. C’est comme s’il manquait une pièce au puzzle, pour finir l’ensemble. Mais n’a-t-on pas justement besoin de cette pièce manquante, de ce blanc, pour pouvoir naviguer et construire les choses les unes entre elles, sans quoi le jeu serait figé. Ne doit on pas plutôt accepter l’inachevé et le considérer comme un principe inhérent à tout processus créateur, qui ouvre l’oeuvre en y introduisant du devenir, en produisant des potentialités ? On devrait considérer l’inachevé comme l’élément moteur, celui qui nourrit et attise notre curiosité. Dans cette absence de fin est en réalité insufflée une dynamique qui permet de voir plus loin. Des possibilités sont en suspens. Ça laisse place à un devenir, un avenir. N’est ce pas le propre de tout être vivant d’être inachevé ? N’est ce pas la condition première pour laquelle, l’être peut ainsi se réaliser lui même, et se laisser être ? La nature elle même aime l’inachevé, car elle sait qu’en achevant son oeuvre, elle n’aurait plus de raison d’être. Tout est en perpétuelle évolution. Rien n’est fixe, tout n’est que mouvements, et transformations. Alors ne doit on pas accepter qu’une oeuvre soit elle aussi laissée en suspens, pour que chacun puisse, justement la réaliser lui même, se l’approprier en y insufflant sa propre conclusion, son propre coup de grâce. N’est ce pas le propre de la créativité de pouvoir sans cesse laisser à une chose la possibilité d’être réalisée et réinterprétée grâce à ce moment de suspens dans lequel nous laisse la chose inachevée ? C’est cet inachèvement qui est à l’origine de notre imaginaire. On laisse place à notre imagination. L’esquisse est l’unique objet dont on accepte l’inachèvement. Puisque l’esquisse est le résultat d’un seul jet, d’une seule action. C’est son essence même d’être inachevé, et de demeurer dans l’état d’une substance suspendue. L’esquisse est paradoxalement accomplie dans son inachèvement. Une chose inachevée nous plonge dans un moment de suspens, de non fini. On attend ce coup de grâce qui marquerait la fin, le dénouement. P_104
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Mais à partir de quel moment pouvons nous considérer que quelque chose a bien été mis à terme, et a subi ce dernier coup de grâce ? Comment un artiste, par exemple, considère t-il que son tableau est fini et abouti ? Jasper Johns dit s’arrêter lorsque “l’énergie s’épuise tout simplement“, lorsqu’il a le sentiment d’être parvenu à un seuil. Mais la difficulté est justement de savoir à partir de quel moment avons nous atteint ce seuil ? La toile est elle aboutie lorsque l’artiste n’a plus rien à rajouter ? L’arrêt est lié à une nécessité que seul le peintre peut sentir. Il y a dans cet arrêt un instant fragile, instable. Dans les sculptures de Giacometti se dégage comme un aboutissement jamais atteint, non fini. Nous sommes comme face à une indistinction de la forme, la matière semble perpétuellement se mouvoir. Il s’interroge à la manière dont les choses peuvent s’inscrire dans le temps et a cette volonté de tenir dans un espace psychique de suspension temporelle. Giacometti appréhende le réel de manière singulière, avec acharnement. C’est un artiste sans cesse insatisfait qui va faire et défaire pour ne pas entrer dans le monde de la présence, mais conserver la figure absente dans l’attente de son retour. En quelques sortes, il résiste ainsi à la disparition par la disparition, tiré par le temps de la survivance. Giacometti considère que la réussite serait de l’échec. Il touche ainsi l’expérience du désœuvrement et conçoit une sculpture dans la perspective d’un manquement. Prenons l’exemple de son oeuvre “La fôret“ (1950) Il s’agit d’un ensemble de sept corps et d’un buste creusé par l’espace du vide. Il y a un rapport au corps, à un corps mort, comme en devenir de rien. Des corps semblent s’élever dans les airs jusqu’à en perdre leur substance. La matière semble comme rongée par l’air. En pétrifiant le plâtre, il crée le vide à partir du plein. De par une impression de processus, le vide semble s’exprimer entre présence et absence. P_105
CONCLUSION
Le designer est déclencheur d’émotions, d’imaginaires, d’expériences. Le design, même s’il peut proposer un objet tangible, laisse place à une part incorporelle. Il donne chair à des espaces psychiques, impalpables et invisibles. Le genre de choses qu’invente le designer passe d’abord et peut-être surtout par un travail mental, issu de son être, de ses propres expériences. Il nous propose un supplément d’expérience qui aurait comme matière paradoxale cet incorporel, ce presque rien. Nourri de survivances, de hantises, le résultat est un objet tangible (ou non) naissant de cet air mouvant. D’ou la nécessité dès lors de s’être interrogé sur cette matière du presque-rien, du non-physique. Nous avons tenté de mettre une image sur ce qui ne se voit pas, de saisir cette demi-matière. Masse incertaine, elle suscite l’imagination, et la promesse. Le presque rien est à sentir comme un point de suspension, sujet suspendu qui court après le visible, mais dont la chute est présagée. L’ensemble ne semble tenir qu’à un fil. Une âme, un feu intérieur, un souffle corporel à l’origine de la constitution de cet objet. Lien bien physique, mais à peine perceptible. Le résultat est quelque chose de sensible et de volatile. Ne pouvons nous pas alors commencer à parler d’une Ère post-Design? Sommes nous encore aujourd’hui dans la nécessité de concevoir et fabriquer des objets en dur ? Ne devons nous pas plutôt opter pour un développement du design incorporel ? Un design qui proposerait des dispositifs, qui laisserait à l’utilisateur la possibilité de les interpréter ou de les adapter à sa guise. Ne doit on pas plutôt opter pour des dispositifs qui seraient en perpétuelle évolution ? Un design de l’inachevé, de l’élan, à l’orée de l’objet et sa matérialité en tant que telle, un design qui commencerait à la frontière des choses, comme une vapeur quasi imperceptible libérée par l’objet justement designé à cet effet.Un design de l’expérience, qui dépasse l’objet comme une fin en soi. Le temps du rêve: un temps pour voir. “voir l’invisible“
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Un grand MERCI à toute l’équipe pédagogique du DSAA, pour leur patience et leur investissement sincère. Un merci plus particulier à Olivier Koettlitz et Hervé Crespel pour leur implication. Un grand Merci aussi à Marianne Bernecker et Laurent Schavey pour leurs conseils avisés, et à Cyril Descamps toujours présent en cas de besoin.
Partir à la recherche du non-physique, c’est chercher l’invisible, l’impalpable. Tenter de mettre une image sur ce qui ne se voit pas, et capturer l’invu par le regard, en mettant en place des stratagèmes. Saisir le rien. Tentons de saisir ces incorporels qui se dérobent à nos yeux. Une pause s’impose dans le visible, on laisse place au sentir. Corps volatiles semblent obstruer notre esprit dans ses moindres plis. Les yeux brouillés, on continue à distinguer ces taches indélébiles. On les lisse, on les tasse, on les réduit à rien. Presque rien. On sent l’action rongeante de l’air sur la matière qui laisse derrière elle des micro poussières. Matière fantôme. Ça file dans les doigts, il pleut du sable, et des grains de poussières. Villes rongées, attaquées, ou dévorées par le sel, notre corps, pour se situer, hésite sans cesse, cherchant le repère introuvable. Dans ce flou parasité, on parvient à distinguer une extrême précision du grain, qui se délite petit à petit. Les yeux troublés, tout redevient proche ou absurdement lointain. Un monde des possibles s’offre à nous. C’est dans l’errance, en quête des possibles sur les chemins de la créativité, que le designer a l’occasion de révéler une possibilité jusqu’alors encore dissimulée et inexploitée. Découvertes inachevées, à la conquête d’un presque rien. Une âme, un feu intérieur, un souffle corporel à l’origine de la constitution de ce monde. Lien bien physique, mais à peine perceptible, c’est dans la poussière que nous aurons à le découvrir.