tourisme - ville - architecture
Le tourisme est-il devenu la legitimitÊ legitimite de l’architecture ? Ludovic Legrand 2012
ÉCOLE NATIONALE SUPÉRIEURE D’ARCHITECTURE DE PARIS LA VILLETTE
Ludovic legrand
étudiant en master 2 Séminaire Art Architecture Philosophie année 2011 / 2012 PROFESSEURS ENCADRANT
Chris Younès Catherine Zaharia Anne Tüscher Photographie de couverture : Martin Parr, Eiffel tower 3
TABLE DES MATIERES
Introduction I] QU’EST CE QUE LE TOURISME ? 1. Le rôle et les motivations du touriste Le Grand Tour et le thermalisme Changement de regard 2. Le tourisme non occidental Rencontre Authenticité et modernité II] LE TOURISME ET LA VILLE 1. Typologie du tourisme urbain Tourisme culturel Tourisme événementiel Tourisme d’affaires Tourisme commercial 2. Typologies de villes touristiques Les peites villes Les villes moyennes Les grandes villes touristiques 3. Culture métropolitaine 4. Le tourisme, un booster urbain 5. La ville désirable 6. La « mise en tourisme » La communication urbaine Equiper l’espace urbain 7. Urbanité touristique ? Shopping La nuit en ville 5
TABLE DES MATIERES
III] L’ARCHITECTURE DU TOURISME 1. Le Louvre Application de la thèse «Tourist Gaze» «Souvenirs» 2. Le bâtiment-touriste 3. L’exposition Universelle de Shanghai 2010 Typologie des pavillons présentés Le pavillon français Le pavillon danois 4. Le tourisme comme programme architectural CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE REMERCIEMENTS
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introduction Le tourisme est une pratique qui consiste à « voyager et visiter un site pour son plaisir » (Dictionnaire Larousse) Cette description plutôt neutre nous donne la possibilité de re-partir, sans a priori, d’oublier toutes les frictions occasionnées par le tourisme de masse, toutes les valises maladroites dans le métro et tous ces idiots encombrants et nonchalants entre lesquels il faut slalomer pour ne pas être en retard. Cette courte définition du dictionnaire nous donne donc la possibilité d’oublier tout cela, et de voir ces touristes non plus comme une simple nuisance urbaine au même titre que les pigeons mais comme celui qui se déplace par envie de contempler, d’apprendre ou de comprendre. Le touriste est alors susceptible de devenir un public particulier, une sorte de nouveau canon de l’architecte. Celui qui vient pour aimer, qui est attentif, suffisamment lent pour voir les choses, pas forcément correctement mais, au moins, les voir. Le touriste peut alors être vu comme une personne plus ouverte, en tout cas, curieuse. Il vient avec un a priori favorable, suffisamment pour avoir dépensé de l’argent et fait le voyage jusqu’ici. Tout ce qu’il espère c’est repartir sans regrets et il fera tout ce qu’il peut pour faire un bon voyage. Certes, cela semble idyllique mais il s’agit néanmoins d’une problématique tout à fait sérieuse que l’on peut considérer sous plusieurs angles, économiquement, sociologiquement, anthropologiquement, urbanistiquement et, ce sera l’objet de ce mémoire; architecturalement. Les autres disciplines ont bien contribué à éclairer en quoi le tourisme de masse constituait une problématique territoriale 9
de premier ordre, il ne s’agit pas juste d’accueillir plus de personnes dans des hôtels mais de voir que la motivation du tourisme pose des questions complexes sur les liens entre espace et sociétés et le plonge dans des dynamiques paradoxales. Dean Mac Cannell, par exemple, expose dans The Tourist que dans sa recherche d’authenticité, le touriste qui désire par le voyage, fuir l’aliénation de la vie moderne se met en fait dans une situation qui fait disparaître l’authenticité compte tenu la nature même de la pratique touristique. Voyager en touriste, c’est entrer dans un paradoxe qui révèle, par exemple, que le voyage au lieu d’exprimer un désir d’ailleurs est peut être révélateur d’un désir de retrouver son chez soi, selon Dieter De Clercq dans l’ouvrage collectif Tourism revisited. Il pourrait y avoir un phénomène selon lequel un voyage réussi serait non pas le plus, mais le moins dépaysant possible. A ces analyses sociologiques, s’ajoutent des constats spatiaux évidents. En effet dans certains lieux le tourisme de masse à radicalement changé la substance de l’espace. Il modifie le paysage par sa présence. D‘une part, son caractère ostentatoire le rend particulièrement voyant, la masse humaine et l’attitude que représentent les dizaines, centaines ou milliers de touristes en un même endroit constitue automatiquement une expérience en elle même qui dénature momentanément les sites et les rends difficilement perceptibles en dehors de leur réalité touristique. Cette submersion de l’authenticité par ses «adorateurs» est particulièrement explicite dans les photographies que Martin Parr présente dans le livre Small world. En plus d’être hyper-visible, le tourisme change la destination des lieux. C’est ainsi que des parties entières de villes qui ont constituées une image grâce à une activité particulière, 10
ou une société, comme Montmartre à Paris, se transforment en version édulcorées, disponible et prêtes à consommer ; et c’est ainsi, que des caricaturistes-portraitistes deviennent les représentations modernes de l’avant garde artistique du début du XX ème siècle. Ce changement peut être considéré comme touchant plus à la question du quantitatif que du qualitatif mais la présence de ces touristes nécessite une adaptation des lieux qui va dans le sens d’un développement des équipements d’accueil (hôtels, restaurants, bars, musées) qui recompose le quartier de l’intérieur. Cette dynamique transforme la nature du lieu par l’effort même qui consiste à le rendre visible. Enfin, le tourisme implique un autre changement plus subtil, il induit une modification du regard du non-touriste sur son milieu de vie. En effet ces masses de visiteurs intensifs induisent chez les populations locales un certain trouble. Puis-je me sentir chez moi dans l’endroit où je vis ? Mais ce frottement de deux motivations distinctes ne peut pas être envisagé sans évoquer une influence réciproque : le regard touristique se transmettant à l’habitant et, le touriste recherchant les traces d’une quotidienneté afin d’augmenter son dépaysement. Sachant que, dans tous les cas le touriste est aussi l’habitant d’un ailleurs et que, l’habitant est bien souvent un touriste potentiel. Compte tenu des enjeux économiques du tourisme, l’approche sociologique est prépondérante autant dans le rapport à l’espace que dans les significations sociales des voyages touristiques. Les études sociologiques sont souvent les supports d’études économiques. L’économie se servant en permanence des analyses sociologiques pour mieux connaître les consommateurs et élaborer ses diagnostics et stratégies marketing. L’anthropologie s’est également emparé 11
du sujet par affinité disciplinaire; en vertu du lien fondamental entre la pratique de l’anthropologie et la nécéssité d’un voyage initial qui fonde le sujet d’une recherche. Claude Lévi Strauss, en introduction de Tristes tropiques, faisait déjà une référence implicite au tourisme avec sa phrase « je hais les voyages et les explorateurs » dénonçant une pratique de l’anthropologie qui se contentait plus du récit de voyage que de l’analyse conduisant à la théorisation scientifique. L’anthropologue Marc Augé reprend à contre-sens cette déclaration provocatrice et s’en sert d’engagement pour son travail sur l’anthropologie du proche. Dans le livre L’impossible voyage, il tentera au travers de plusieurs expériences parfois plus littéraires que scientifiques, de comprendre, de subvertir le tourisme et d’en faire autre chose par une mise en situation qui tient presque du jeu de rôle. Marc Augé confirme ainsi la pertinence du tourisme en tant qu’objet d’étude anthropologique car il pose un problème spécifique : Comment continuer à travailler sur l’Autre alors qu’il est aujourd’hui, en constante interférence avec de multiples touristes et ne peut plus être considéré dans le cadre de l’authenticité qu’on lui prêtait autrefois ? Il y a également de nombreuses publications et études sur la pression touristique sur les lieux de visite. Produites autant de la part du domaine de l’urbanisme et des acteurs municipaux, que de la part des sociologues qui ne peuvent isoler l’un ou l’autre des acteurs de la problématique touristique. En revanche, les études concernant les relations entre l’architecture et le tourisme sont beaucoup plus rares. Elles considèrent souvent le tourisme comme une conséquence évidente de la globalisation et n’y voient pas un objet d’étude à distinguer. Les propos relatifs à l’architecture sont alors plutôt négatifs et expriment le rejet d’une certaine vulgarité 12
plus que l’envie d’y porter un regard neutre et analytique. Ils oscillent entre les qualificatifs consumériste, spectaculaire, star-architecture ou encore bling bling. Certains auteurs mentionnent pourtant l’importance d’un phénomène ayant une sérieuse influence sur l’architecture. Ainsi Hans Ibelings dans Supermodernisme, l’architecture à l’ère de la globalisation fait l’effort d’une analyse neutre sur l’architecture produite par la globalisation en essayant de rendre compréhensible un jeu indirect des théories architecturales avec le monde social. Il montre ainsi le modernisme sous un jour singulier. Non pas simplement comme une doctrine produisant une architecture mais comme une croyance sociale d’un destin humain commun dont l’architecture, qui s’uniformisait, était à la fois la preuve la plus évidente et le protagoniste le plus actif. Son essai sur le Supermodernisme tend à appliquer ce modèle à l’architecture contemporaine qu’il explore comme un tissu de relation avec le réel toujours à double sens ; l’architecture est une conséquence de la conscience contemporaine mais aussi une cause. Il invite à considérer dans les dernières pages du livre que l’influence du tourisme, bien que partie prenante des phénomènes de globalisation devrait néanmoins, bénéficier d’un traitement à part. Ainsi, je souhaite par ce mémoire, esquisser une distinction entre l’architecture spectaculaire qui a accompli une fusion entre la fonction muséale et celle du divertissement dont le musée Guggenheim de Bilbao ne cesse d’être le meilleur représentant. Et, une architecture récente qui fait régulièrement l’actualité qui trouverait sa source dans l’expérience touristique. Une architecture qui ne mobilise plus les référents plastiques, symboliques ou constructives mais l’expérience ludique et festive du tourisme de masse. 13
Afin d’identifier cette expérience, en l’analysant et en tentant de la décrypter, je reviendrai sur les origines du tourisme, avec ses fondements théoriques, ses pratiques anciennes et actuelles. Cette partie tentera de synthétiser les différentes composantes théoriques sur le tourisme à l’aide d’ouvrages de sociologie. Nous nous attacherons ensuite à identifier ce que le regard touristique possède de particulier : comment procède t-il d’une expérience singulière formatée par des objets distincts (guides, plans, circuits, hôtels, discours, récits, lieux, souvenirs, etc.) pour générer un regard, une attitude nouvelle face à l’espace urbain et architectural ? Mon hypothèse se développera donc dans une troisième et dernière partie, où je soutiendrai que ce regard a «contaminé» une génération d’architectes qui ne s’est pas contentée d’adapter ; mais a revisité ses modes de production et ses critères d’élaboration des projets. Je développerai enfin l’hypothèse du tourisme comme outil du projet urbain et architectural, faisant ainsi du tourisme une logique de révélation de la complexité urbaine. Cette question s’illustrera notamment avec le travail de la relation entre les populations locales et les populations en visite. L’objet de mon intérêt (l’architecture) dans ce mémoire, dédié au tourisme en milieu urbain me semble posséder plus de potentiel que le tourisme en sites naturels. En effet, je partirai du postulat selon lequel la croissance des villes et le passage récent à une population essentiellement urbaine continuant d’appuyer une certaine domination culturelle de la ville et d’un imaginaire urbain qui devient la principale référence. 14
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QU’EST cE QUE LE TOURISME ? Le Grand Robert définit le tourisme comme suit ; «Le fait de voyager, de parcourir pour son plaisir (pour se distraire, se cultiver, etc.) un lieu autre que celui où l’on vit habituellement (même s’il s’agit d’un petit déplacement ou si le but principal du voyage est autre : profiter d’un voyage d’affaires pour faire du tourisme).» On y remarque que l’emploi de la notion de plaisir est instantanément élargie. Ce qui suppose une certaine imprécision de cette définition dans le contexte du tourisme. Mais à quelle réalité ce mot fait-il référence ? Quelles sont les différentes motivations du touriste ? S’agit-il d’une curiosité culturelle, d’un intérêt superficiel, d’un appel à la détente, d’un désir de changement, d’une soupape de l’aliénation à la société productiviste ou bien d’un besoin fondamental ? Si le tourisme est devenu en 150 ans un élément essentiel de la vie contemporaine occidentale au point de l’élever à une des premières industries du monde, c’est qu’il possède probablement un ancrage avec des éléments fondamentaux de l’Homme. Aussi fondamental que son besoin de sécurité qui a conduit au regroupement en villes ou bien à la nécessité de s’abriter le menant à l’architecture. Le tourisme manifeste t-il un besoin d’ailleurs guidé par une quête intérieure ? Un désir d’authenticité ? Ou bien simplement d’un besoin d’exotisme et d’altérité ? 16
Exotisme : lat. exoticus, grec exôtikos« étranger »; rac. exô « en dehors ». Qui n’appartient pas à la civilisation de référence (celle du locuteur), et, notamment, aux civilisations de l’Occident; qui est apporté de pays lointains. Le Grand Robert
Une définition trop stricte Saskia Cousin et Bertrand Réau dans Sociologie du tourisme [La Découverte, 2009] mettent en exergue une contradiction entre la définition par les dictionnaires et la définition statistique. En effet, celle de l’WTO (World Tourism Organisation) définit le tourisme comme « toute personne effectuant un voyage comprenant au moins une nuit passée hors de son environnement habituel, quel que soit le motif de ce voyage » Cette définition montre bien la nécessité de mesurer et chiffrer un phénomène économique. Or, la définition du dictionnaire note simplement l’idée d’un déplacement associé à un plaisir. Faire du tourisme peut donc être le fait d’aller faire une promenade à une heure de chez soi ou d’aller passer la journée dans un centre commercial où l’on a pas l’habitude d’aller. Alors que toutes les définitions statistiques insistent sur le principe comptable qu’il s’agit d’au moins une nuit en dehors de son environnement habituel, une telle définition est plus commode car elle permet de savoir ce qui va être compté. Mais ne parvient pas non plus à couvrir une réalité très précise du tourisme. En effet, en amalgamant tous types de déplacements et toutes les motivations : visites familiales, les séjours en hôpitaux, voyages d’affaires, etc. Cette définition ne parvient pas à dépasser le compte rendu des mouvements migratoires temporaires. S.Cousin et B.Réau se demandent alors si une telle façon de compter ne servirait pas à gonfler 17
les chiffres au service d’une idéologie dominante qui veut que, circulation et déplacement, soient les signes de bonne santé sociale et économique.
Une pratique protéiforme Si l’ampleur du tourisme est difficile à mesurer par le biais de la statistique, c’est parce qu’il est un comportement et une pratique protéiforme qui repose sur le déplacement volontaire et sur les contingences de ce déplacement. Et si l’on se plaît à considérer le tourisme comme une industrie qui fonctionne en réalité sur un mode bien particulier, à la différence de l’industrie qui, transforme des matériaux pour en faire des produits avec une valeur ajoutée, l’objet central de l’attention du touriste qui l’amène à se déplacer est une chose immatérielle. Et fait du tourisme, une activité dont le profit vient essentiellement des services associés : transport, hébergement, restauration etc. Le tourisme tire l’essentiel de ses recettes des contingences du tourisme plus que de l’objet lui même (même si certains sites demandent des droits d’entrées). Cela implique d’une part, un sentiment de gratuité et d’accessibilité. Si tout le monde ne peut pas se payer une Rolex, beaucoup plus de monde peut profiter pendant une heure du Taj Mahal ou des pyramides d’Égypte. Alors que l’ensemble du voyage sera relativement onéreux, l’objet du voyage -quelques visites et l’exotisme ressentit- ne coûteront presque rien. La seconde implication du tourisme comme industrie indirecte, et c’est également ce qui contribue à sa croissance et à son potentiel, c’est la dimension inépuisable de la marchandisation du lieu. Car le lieu est une ressource économique renouvelable. Même si les marches de la cathédrale Notre Dame de Paris sont érodées, elle n’en reste 18
pas moins un haut lieu de visite dont la présence physique ne s’altère que très lentement, ce qui permet de penser que ce lieu est un bien de consommation inaltérable, et donc, une ressource économique renouvelable. Ce que nous venons d’évoquer nous permet d’envisager le potentiel illimité du tourisme, qui semble capable de fonctionner pour l’éternité, à condition d’être capable de le maintenir à jour des pratiques touristiques. Cette condition va plus loin que l’on ne le pense car elle induit aussi qu’un lieu «as found» ne peut pas fonctionner touristiquement s’il n’a pas été revu et corrigé. John Urry dans The tourist Gaze 3.0 appelle cela la métaphore du château de sable : « A particular physical environment does not in itself produce a tourist place. A pile of appropiately textured sand is nothing until it is turned into a sandcastle. It has to be designed into buildings, sociabilities, family life, friendship and memories. » Tous les lieux qui présentent des intérêts paysagers, historiques, culturels ou esthétiques ne deviennent donc pas instantanément des destinations touristiques. Ils ont besoin d’être mis en tourisme. C’est-à-dire de souffrir d’une préparation en termes d’accessibilité, de planification des commodités mais aussi et surtout, du récit qui l’accompagne. Après ces considérations sur le tourisme contemporain et ce qui en fait une activité économique complexe à explorer. Nous allons nous intéresser à comment et pourquoi le tourisme a été inventé, quels ont été les facteurs qui ont fondé son émergeance, à quel point est-il figé dans ses formes.
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MOTIVATIONS ET RÔLE DU TOURISTE Le grand tour et le thermalisme S.Cousin et B.Réau font remonter le tourisme au XVI ème siècle à travers la pratique d’humanistes accompagnant des pèlerins à Rome ou à Saint Jacques de Compostelle où leur voyage est une expérience humaniste faite dans le but d’apprendre de l’autre. Cette fonction d’apprentissage sera ré-exploitée et il sera proposé aux jeunes nobles anglais de faire un voyage en Europe continentale afin de visiter l’Italie et de parfaire leur éducation par la reconnaisance des vestiges antiques. Ce Grand Tour bien que destiné à finaliser leur éducation classique est en fait un moyen de vivre une expérience forte et prolongée de sociabilisation auprès de leurs pairs. Ce fonctionnement est encore accentué lorsque les pays du continent copient le Grand Tour anglais. L’expérience du voyage les sort de leur confort habituel et les met au contact de personnes de même rang social, loin du contexte familial. [Cousin et Réau, 2009] Ils vivent à cette occasion un véritable décentrement et constatent ainsi l’existence d’autres univers que les leurs (pas seulement grâce aux lieux traversés et visités mais aussi grâce à leurs rencontres avec les autres jeunes aristocrates) Les auteurs ajoutent même que dans leurs récit la plupart de ces jeunes voyageurs ignorent le paysage et favorisent la conversation et la vie mondaine. Le déroulement de ces Grand Tour amorce une série d’ambiguïtés qui reste constante dans la pratique sociale qu’est le tourisme. C’est-à -dire que ce qu’on associe au voyage (vie sociale, construction d’un réseau, mise en pratique de son éducation, etc.) est plus important que ce qui constitue l’essence du voyage.
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Parallèlement au Grand Tour, la seconde invention importante du tourisme est en train de se faire sur la côte Est anglaise dans laquelle la classe aristocratique joue encore un rôle moteur. John Urry fait remonter l’invention de la première station thermale à 1626 à Scarborough, ville côtière. Une station y est créée en relation avec les recommandations des médecins et hygiènistes qui préconisent les bienfaits de l’immersion dans l’eau de mer ainsi que son ingestion, cela permettrait de lutter contre les maladies, tout en fournissant un remède à l’angoisse. [Cousin et Réau, 2009] Cette croyance s’ancrant peu à peu dans les esprits où l’Angleterre vit une croissance rapide de ce type de station associant spa et station de rivage. La pratique de l’immersion n’était alors associée à aucun plaisir, la fréquentation des stations était plutôt exclusive car elle nécessitait également la location d’appartements au sein de la station ou de la ville. Ainsi les stations limitaient naturellement le nombre de personnes profitant de la côte mais leur popularité croissante amena les classes inférieures à vouloir fréquenter également ces lieux. Il devint dur aux aristocrates d’en contrôler l’accès et cela conduisit à une rupture entre station thermale (spa) et station de rivage. Il devint évident que la vastitude des plages était seule à même d’absorber une grande quantité de personnes avec très peu de moyens tandis que les stations thermales pouvaient assumer leur caractère sélectif. Ce sera le début du tourisme de masse qui conduira à ce qu’en 1911, 55% des anglais aient fait au moins un voyage sur la côte. Cela est dû à un ensemble de conditions liées à l’avènement de la société industrielle : expansion d’une classe bourgeoise, exode rural, augmentation de la population urbaine, augmentation des revenus par habitant, invention de la machine à vapeur et extension du réseau ferré... Ces 21
facteurs ont été déterminants dans l’émergence du tourisme de masse et permettent de saisir à quel point il a été le théâtre de l’affirmation de l’embourgeoisement de la société industrielle.
Changement de regard Mais deux autres éléments ont été également déterminant dans l’émergence du tourisme de masse en Angleterre et, sont les indices des conditions encore valables aujourd’hui. Il s’agit d’une part, d’un changement dans le rapport à la mer et d’autre part, d’un changement dans le rapport qu’entretient l’homme avec son environnement. Comme l’expriment S.Cousin et B.Réau dans Sociologie du tourisme, le développement des stations thermales a été rendu possible en grande partie grâce à une croyance médicale hygiéniste qui a transformé le rapport qu’avaient les individus avec la mer. « Il faut que s’opère un changement de regard sur la mer : on passe de la peur à l’attrait. Ce renversement s’effectue entre 1750 et 1840. La répulsion reposait sur les représentations de la mer comme lieu énigmatique par excellence - « grand abîme » décrit dans la bible - du Léviathan et des monstres marins et la mythologie grecque.» [Cousin et Réau, 2009] Plus tard, un autre glissement se produira consolidant définitivement un nouveau regard sur la mer. « La présence attentive du prince, du régent, puis du roi va transformer une station thermale [Brighton] en un lieu de villégiature et de plaisirs […] en bref, pour la première fois s’opère le basculement du thérapeutique vers l’hédonique, qui caractérisera au cours du XIXe siècle toutes les grandes stations du continent » [Corbin, 1988, p 307] Cette évolution du rapport à la mer aboutissant à la voir comme un élément de plaisir, synthétise 22
l’idée principale de John Urry selon laquelle le tourisme est avant tout une activité de transformation de l’espace par le regard. Celui que l’on porte sur les lieux en les voyant tels que nous souhaitons les consommer et non pas tels qu’ils sont. Pour exprimer cette idée, il utilise le verbe « to gaze » comme action centrale de l’acte touristique que l’on traduit par « regarder » à la différence que le terme anglais exprime la dimension active ; c’est un regard qui transforme ce qu’il regarde alors que le verbe « to look » décrit l’aspect neutre d’un regard passif. Ainsi nous le verrons, chaque lieu que l’on souhaite rendre visitable dans une dimension autre que celle de l’exploration ou de l’immersion va être transformé, accommodé, même dans la recherche d’une expression authentique, où chaque objet touché par ce tourist gaze y sera dénaturé. Quant au changement du rapport entre l’homme et son environnement il est à cette époque porté par le romantisme qui se développe entre le XVIII et le XIX ème siècle : « Emphasis was placed upon the intensity of emotion and sensation, on poetic mystery rather than intellectual clarity and on individual hedonistic expression » [Feifer, 1985 : ch 5 sur le romantic tourist dans The Tourist Gaze] Ainsi, l’individu commence à être situé au centre de son monde, non plus concernant «la raison» comme au siècle des Lumières mais se focalise sur ses émotions. Ces nouvelles considérations esthétiques sur le rapport entre l’homme et son environnement trouvera dans la mer, un sujet majeur d’expérimentation des tourments humains face aux tourments de la nature : « La mer est particulièrement propice à la quête de soi : elle autorise la méditation et le défi aux éléments. » [Cousin et Réau, 2009] 23
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Voyageur contemplant une mer de nuages. Caspar David Friedrich 25
Ce
changement
de
rapport
entre
l’individualité
et
l’environnement est tout à fait crucial dans le développement du tourisme, puisqu’il fonde une croyance, une idée selon laquelle les sentiments humains étant d’une grande complexité. Ils doivent faire l’objet d’une attention particulière et même, si possible de tenter leur exploration en se mettant dans des conditions expérimentales. « Les romantiques conçoivent leurs voyages comme un travail sur l’imaginaire et non plus seulement comme un pèlerinage culturel. Il s’agit pour eux de se retrouver. » [Cousin et Réau, 2009] Nous verrons plus tard, que le tourisme repose toujours sur ce genre de justifications / légitimations par des notions artistiques,
théories
philosophiques
ou
économiques
déformées et intégrées par fragments par le public. Ces théories sont mises en cohabitation ou bien successivement et implicitement invoquées afin de justifier des pratiques plurielles et relativement pulsionnelles.
Tourisme non-occidental Rencontre Alors que c’est en occident que le tourisme moderne s’est développé, l’Asie et particulièrement la Chine étaient déjà témoins depuis quatre mille ans de pèlerinages. [Cousin et Réau, 2009] Les deux guerres mondiales du début du XXème siècle ainsi que les régimes politiques qui ont suivi dans cette région du monde ont conduit à un développement plus tardif du tourisme. Aujourd’hui, ces pays profitent tous de l’incroyable développement de la Chine et le secteur du tourisme y est en pleine croissance. Ces phénomènes récents ont conduit les acteurs de l’industrie à s’intéresser aux spécificités des pratiques des touristes non-occidentaux. 26
On remarque ainsi que de la même manière que les touristes européens, les touristes asiatiques visitent d’abord leur continent. En 2005, le Vietnam et la Thaïlande totalisent 1 550 000 de visiteurs Chinois alors que l’année précédente, ils n’étaient que 900 000 répartis sur toute l’Europe. [Cousin et Réau, 2009] Olivier Evrard rapporte néanmoins, d’importantes divergences notamment sur les conditions de rencontre des touristes occidentaux et des touristes thaïlandais sur des sites touristiques au Cambodge où ils sont amenés à se côtoyer dans certains sites mais sans véritables échanges. « Les occidentaux prennent des bains de mer et de soleil, méditent devant la mer, tandis que les thaïlandais se retrouvent en groupe pour manger et boire sous des bâches colorées à l’abri du soleil. Touristes occidentaux et touristes thaïlandais ne fréquentent pas les mêmes hôtels mais se croisent dans quelques sites, comme le temple d’Angkor au Cambodge. » [Evrard, 2006] Ces indications nous intéressent car elles mettent en abîme le tourisme, en confrontant des touristes d’horizons opposés, on remarque qu’il s’opère une sorte de répulsion alors que c’était justement sur la rencontre que reposait l’attrait et l’efficacité sociale du Grand Tour ; « Plus un site est fréquenté par le tourisme intérieur ou asiatique, moins il est apprécié par les guides et les touristes occidentaux. » [Evrard, 2006] Saskia Cousin et Bertrand Réau émettent l’hypothèse d’un désenchantement vécu par les touristes occidentaux en voyant les pratiques des touristes asiatiques qui leur projettent l’image du tourisme auquel ils veulent échapper. [Cousin et Réau, 2009]
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Goa, Inde photo : Martin Parr 29
30
Ocean dome, Miyazaki, Japon photo : Martin Parr 31
Authenticité et modernité « Le tourisme détruit le lieu touristique du seul fait qu’il y attire des foules et que le lieu (ville, paysage, musée) n’a plus d’autre intérêt que celui d’une rencontre qui pourrait se passer ailleurs, n’importe où. » Henri Lefebvre, la Vie quotidienne dans le monde moderne, p. 196. Si
les
touristes
occidentaux
ressentent
un
certain
désenchantement par la présence des touristes asiatiques , c’est que ces deux provenances de touristes ne sont pas à la recherche des mêmes choses. Alors que le touriste occidental recherche des émotions pures avec la possibilité de se ressourcer au contact de peuplades vivant simplement et en communion avec la nature; le touriste asiatique est lui, dans une recherche frénétique des traces de la modernité. Par exemple, le touriste chinois recherchera des modes d’hébergements et des visites qui incarnent la modernité, comme les gratte-ciels, les parcs d’attractions, des centrescommerciaux mais aussi, les sites naturels ou culturels reconstruits et mis en scène. [Cousin et Réau, 2009] Alors que le touriste français essayera de trouver des hébergements qui ressemblent à des habitats traditionnels et privilégiera les pratiques distinctives où il se retrouvera seul ou en petit groupe, fuyant vainement les autres touristes tout en essayant de se rapprocher d’une authenticité supposée. L’un comme l’autre viennent chercher des choses qui n’existent pas réellement, ou bien qui sont dramatiquement recadrées par le récit qui a formaté la destination en fonction des attentes des visiteurs. En effet, dans le cas du tourisme chinois, l’image de modernité des pays européens visités est alimentée par le récit de certains migrants devenus touropérators. Ainsi, le touriste asiatique sera à la recherche des signes du présent tandis que le touriste occidental associera l’authenticité aux 32
LE TOURISME ET LA VILLE. « Les urbains sont des touristes et les touristes sont essentiellement des urbains et les lieux qu’ils fréquentent - de la métropole à la station - ont tous des formes urbaines : à partir de ce constat, il est évident que le rapport à la ville est modelée par les mobilités des urbains - et pas seulement par les navettes pendulaires que nombre de spécialistes de la ville se contentent de prendre en compte, la routine des uns contaminant les autres - : la mobilité sur des distances très variables et sur de rythmes non moins divers modèlent notre approche comme notre pratique de la ville, de la ville du quotidien comme de la ville de l’extra-quotidien entre lesquelles, nous sommes amenés à établir, consciemment ou non, d’incessantes comparaisons qui constituent l’un des fondements de l’urbanité contemporaine. » Rémy Knafou, Avertissement, Ceci n’est pas un énième livre sur le « tourisme urbain » (p8) Dans cette citation, Rémy Knafou insiste sur le caractère urbain du tourisme, en notant bien que, même lorsqu’il s’opère en contexte non-urbain ,le tourisme est urbain, car il est pratiqué par des citadins et selon des modalités de citadin. Plus que cela, il semble considérer le tourisme comme l’infiltration de la modernité urbaine. Le tourisme est donc selon lui, une force d’urbanisation sous-estimée par les urbanistes et partie prenante des phénomènes de métropolisation.
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TYPOLOGIE DU TOURISME URBAIN Malgré son apparente uniformité, on peut tout de même diviser le tourisme urbain en plusieurs catégories, ainsi peuton y distinguer : le tourisme culturel, le tourisme d’affaires, le tourisme commercial, tourisme religieux, le tourisme médical etc. Cette diversité pose une difficulté, comme le tourisme classique où le tourisme urbain est difficile à définir et à circonscrire car il pose alors cette difficulté d’une manière encore plus aiguë car la statistique qui comptabilise les nuitées pour définir le tourisme ne permet pas de considérer les séjours plus courts et les visites occasionnelles. Or, le tourisme urbain regorge de possibilités n’incluant pas la nuitée. De plus, la variété de ses pratiques se définit plus par l’intentionnalité que par l’activité. Ces facteurs accentuent l’incapacité qu’a la statistique à approcher les réalités du tourisme urbain. Roland Hochstrasser, dans son mémoire sur le tourisme urbain distingue trois formes de tourisme urbain dans plusieurs types de villes. Tourisme Culturel. Le tourisme culturel est la pratique la plus courante. Cette catégorie regroupe aussi bien un tourisme motivé par les visites de musées que par le folklore, la gastronomie, la religion ou l’architecture. Bien que le tourisme urbain soit généralement relativement indépendant de la saisonnalité, celui ci y est tout de même assez sensible car il se fait pour une part non négligeable à pied, même si l’essentiel du temps sera à l’intérieur de musées, restaurants, commerces, etc. Cette façon de visiter la ville aura un rapport récurent à 34
l’extérieur.
Tourisme événementiel. Le tourisme événementiel fait partie des catégories difficiles à saisir, car il ne comporte pas nécessairement de nuitées et peut prendre des proportions relativement importantes. Par exemple, dans le cas du concert d’un groupe de musique étranger de passage à Paris il est probable qu’une partie du public vienne d’autres départements, voire même d’autres régions. Il en va de même pour d’importantes rencontres sportives qui déplacent toujours un certain nombre de supporters dans la ville d’accueil du match.
Le Tourisme d’affaires. Il comprend tous types de voyages pour lesquels l’entreprise est l’initiateur ou l’organisateur, cela recoupe les voyages de stimulation offerts aux employés, les séminaires, congrès, foires, déplacements chez le clients, etc. Bien que relativement peu visible par rapport au tourisme « classique », ils représentent un volume d’affaire très important car un congressiste dépense environ cinq fois plus d’argent par jours qu’un « touriste classique » [R.Hochtrasser, Le tourisme urbain, 2002]. Ce type de tourisme est particulièrement lié à l’importance de la ville en tant que centre politique et économique, ainsi sur les 7000 congrès annuels internationaux, Paris en regroupe 400, Londres, 300 et Genève 200.
Le Tourisme commercial. Le tourisme commercial est motivé par le shopping, il est une forme ayant beaucoup d’importance non seulement parce qu’elle représente beaucoup d’argent mais surtout parce qu’elle est présente en différentes proportions dans toutes les autres catégories de tourisme. De plus, cette catégorie 35
appartient à ces formes de tourisme qui sont très difficiles à évaluer car comme pour le tourisme événementiel elle n’est pas nécessairement liée à des nuitée. De plus, les touristes de cette catégorie se fondent littéralement parmi les consommateurs quotidiens ce qui permet difficilement d’étudier cette pratique en tant que tourisme. Enfin, nous y reviendrons, le lien entre tourisme et commerce tend à se renforcer, d’une part en intégrant toutes les autres formes de tourisme et, d’autre part, en accentuant son autonomie, et sa raison d’être en tant que destination touristique. À travers la description de chacune des catégories de tourisme urbain, nous avons vu que celui ci, au-delà de seulement se situer en contexte urbain; semble s’intensifier à mesure que la ville est un pouvoir économique et politique concentrant une importante population. Seul le tourisme culturel parvient à équilibrer l’intérêt comparé que pourraient présenter une métropole et une petite agglomération. Les trois autres catégories semblent fondamentalement toujours liés à la masse de la ville. Plus la ville est grosse, plus les événements y seront prestigieux et rayonnants, plus les musées seront bien dotés, plus l’offre commerciale sera complète, plus le visiteur aura des raisons de se rendre dans cette ville.
TYPOLOGIES DE VILLES TOURISTIQUES Selon les classifications du livre «Le tourisme urbain» aux éditions «Que sais-je ?» ;
en plus de pouvoir diviser le
tourisme urbain en catégorie, on peut distinguer plusieurs types de « villes touristiques » : les petites villes touristiques, les villes moyennes et les grandes villes touristiques que l’on pourrait également nommer des métropoles touristiques.
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Les petites villes. Elles présentent souvent un intérêt lié au patrimoine ou à une situation géographique stratégique : rivage, montagne, source (thermale), etc. Ces villes sont très fortement influencées par le tourisme car ce dernier devient une ressource économique très importante. Par ailleurs, on observe l’action transformatrice du tourisme sur le tissu social ; nombre de ces villages passent par exemple d’une population permanente travaillant principalement dans l’agriculture à une population travaillant essentiellement dans le secteur hôtelier, de restauration, d’immobiliers, etc. Ce type de tourisme instaure une dépendance de la commune à l’apport économique que constituent les visiteurs. Cette dépendance a pour effet de transformer profondément la structure sociale mais aussi ses rythmes urbains et ses aménagements urbains.
Les villes moyennes. Elles sont à considérer comme des étapes touristiques importantes,
elles
possèdent
souvent
des
quartiers
historiques, des monuments et une structure sociale qui est capable d’absorber des flux touristiques raisonnables, ces villes sont très nombreuses en Europe.
Les métropoles touristiques. Le même livre, le tourisme urbain (Cazes G., Potier F., Paris, 1996) dégage trois sous-catégories de grandes villes touristiques. Les villes d’art, désigne ce que l’on nomme aussi des villesmusées car elles présentent une histoire très riche et se définissent spatialement par les traces de cette histoire. Elle génèrent un flux touristique et des revenus considérables, mais le tourisme y est une activité dominante et l’économie 37
de la ville en est dépendante. Les villes d’affaires sont des centres dont les fonctions économiques et politiques sont d’importance mondiale. Ces villes sont en relation intense avec l’étranger car elles sont perpétuellement le théâtre de manifestations professionnelles. Ainsi elles disposent de capacités d’hébergement importantes et d’un bon niveau d’équipement commercial. Les centres polyvalent comportent une structure économique et des fonctions diversifiées, leur fréquentation est équilibrée entre les différents types de tourisme qui y trouvent des capacités d’accueil suffisantes ainsi qu’une grande
accessibilité.
Ces villes combinent plusieurs types de tourisme urbain. A ce titre, elles semblent supérieures aux autres et la plupart de ces villes font parties des villes les plus visitées au monde, il s’agit de Paris, Londres, New York... C’est cette dernière forme de tourisme urbain que nous allons prendre pour référence avec l’exemple de Paris, qui a pour avantage de se trouver sous nos pieds et d’être aujourd’hui encore la ville la plus visitée au monde. Au regard de ces définitions, une certaine confusion apparaît entre la notion de grande ville touristique polyvalente et le fait métropolitain. Comme si, à partir d’une certaine taille une ville deviendrait forcément un objet de tourisme. Ce qui diffère serait alors, la conscience du phénomène. Ainsi, la métropole semble avoir tous les atouts pour être lieu de tourisme, donc ce qui différencierait cette métropole d’une métropole touristique serait de l’ordre de l’initiative de la ville à mettre en place d’elle-même les conditions pour devenir objet de tourisme.
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CULTURE METROPOLITAINE La grande ville touristique (ou métropole) est donc le lieu de la superposition de plusieurs types de tourisme, ce qui en fait une richesse de potentialité du tourisme, plus riche que tout autre. Tout y est possible car comme nous l’avons vu dans la partie précédente le tourisme est d’abord une affaire de regard. Ce regard, en tant que «regard construit» peut être construit sur n’importe quelle base. Si le tourisme de littoral ne permet pas de s’en apercevoir avec autant d’évidence, le tourisme urbain, lui, repose sur des territoires artificiels possédant de multiples sujets classiques de tourisme comme de multiples sujets atypiques. C’est le lieu idéal pour expérimenter ce regard. On voit d’ailleurs un certain nombre de pratiques marginales qui entreprennent de mettre en tourisme des choses qui n’ont aucune des propriétés classiques n’ayant ni l’épaisseur culturelle, ni l’aspect esthétique mais qui appartiennent à une volonté de faire voyager son regard sans nécessairement déplacer son corps. Par exemple les journées du patrimoine permettent désormais de visiter des sites techniques comme les coulisses de la RATP, ou encore les égouts de Paris. On peut relier cela au tourisme extrême aussi appelé le dark tourism qui cherche avec impertinence des sujets qui sont hors de la pratique touristique comme le fait de se mettre en danger en allant visiter des régions en conflits, la zone interdite de Tchernobyl, des anciennes prisons, etc. Tous ces phénomènes sont éminemment urbains et hautement reliés à une culture urbaine qui ne cesse d’orienter l’attention de son public vers la complexité et les produits directs et indirects de la ville. Ce tourisme, le Dark Tourism comme les 39
formes les plus courantes de tourisme urbain fonctionnent comme un recyclage permanent, et par le regard du monde urbain et de ses implications scabreuses et vertueuses.
LE TOURISME, UN BOOSTER URBAIN Dans le contexte de la dés-industrialisation des villes occidentales, le tourisme a été en plus ou moins grande proportion utilisé pour diversifier, stabiliser ou ré-orienter l’économie des villes. Mais il est aussi utilisé de manière plus brutale pour accélérer l’urbanisation ou la modernisation d’une ville. On peut citer en exemple les événements internationaux comme les coupes du monde, les jeux olympiques ou encore les expositions universelles, ces événements sont considérés par les organismes d’attribution comme des « booster de développement urbain ». On se souvient par exemple de l’impact urbain des Jeux olympiques de Pékin en 2008 et de l’exposition universelle de Shanghai en 2010. Ces événements font un appel immense aux touristes sur une période de quelques mois et nécessitent une armature urbaine capable de recevoir ce surplus de population pendant ce temps relativement long. Ce qui nécessite hébergements, transports, distractions et, pour que l’économie de la ville tire parti de tous ces visiteurs, un parc commercial correctement dimensionné. En effet, nous le verrons plus tard, le commerce entretient des relations complexes et étroites avec le tourisme. Le tourisme associé à ses événements vise une augmentation de popularité de la ville, au niveau mondial, et donc, à une valorisation de l’image ayant pour effet supposé d’augmenter 40
la confiance dont on investit la ville (qui se traduit par des investissements financiers) et d’augmenter l’attractivité de la ville (qui se traduit par des flux touristiques) Mais ces événements fonctionnent aussi comme accélérateurs de développement en fournissant un défi urbain important à relever à une échéance proche avec une multitude d’investissements à effectuer, soit, un ensemble de disposition créant des remous positifs d’optimisme dans la société qui tient à la fois du « coup de bourre » et de la « dernière ligne droite » supposant un « après » délectable. Ces événements agissent ainsi à court, moyen et long terme. Ils représentent le schéma idéal et concentré d’une mise en tourisme réussie : une première séquence de préparation qui est marquée par 1_Des investissements, des changement importants et massifs. 2_Un pic de touristes correspondant à l’effet immédiat de cette nouvelle stratégie. 3_Une augmentation de l’attractivité générale par dilution dans le monde d’une image améliorée et, augmentation progressive du nombre de touristes. Ces périodes d’intensité ont aussi pour effet d’amener sur la scène de nouvelles icônes, c’est ainsi que le monument le plus photographié au monde fut construit en 1889 pour l’exposition universelle de Paris. Mais aujourd’hui encore, un édifice comme le stade de France est devenu une icône, suffisamment intéressante pour attirer 150 000 personnes contre 130 000 pour la basilique de Saint-Denis.
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La muraille de chine près de Beijing pendant les Jeux Olympiques en 2008. photo : LinaSkoldmor 42
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LA VILLE DÉSIRABLE Nous venons de voir que les villes utilisent le tourisme comme le rouage essentiel d’une économie de l’image à l’intérieur de laquelle elles doivent tenir leur place. Car, si les touristes peuvent voyager d’un pays à l’autre de plus en plus facilement, ils peuvent aussi décider potentiellement de venir s’y installer ou, en tout cas, prendre part de manière plus ou moins directe dans des mécanismes d’expatriation ou d’immigration. Les touristes prennent part via leur mobilité à une circulation des images à grande échelle, ce phénomène est à situer dans le cadre de la compétition entre métropoles pour capter les élites professionnelles mobiles. Ainsi, la mise en tourisme d’une ville a un objectif économique direct -profiter d’une augmentation des revenus de la ville- mais aussi un objectif indirect, rendre suffisamment désirable la ville pour attirer une classe nouvelle d’habitants. Cette classe d’habitant semble n’être qu’indirectement reliée au tourisme mais il est important de l’envisager comme un éclairage sur la nature des métropoles contemporaines. Un état de liquidité dans lequel rien n’est d’ici. Une composition unique dans laquelle le lieu n’est plus que le contenant d’un flux comme le dit J.Urry : « Because of these liquidities the relation between almost all societies across the globe are mediated by flows of tourists, as place after place is reconfigured as recipiet of such flows » [J.Urry, tourism revisited, Bruxelles, 2007, p20] Ce contexte de mobilité importante a donné lieu à différentes théories sur l’attractivité urbaine, l’une d’elle est développée par l’économiste américain Richard Florida.
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Son livre « the rise of the creative class » (New York, 2002) établit l’existence d’une nouvelle classe de travailleurs ; la classe créative. Il fonde son existence sur le basculement de l’économie du service vers une économie du savoir qui serait, selon lui, la manière qui permettrait aux villes de rester des foyer de développement socio-économiques. La classe créative dont il parle fait référence à un ensemble de professions dont il considère que les valeurs (esprit d’innovation, ouverture, autonomie, etc.) et les niveaux élevés de compétences qui leur sont associées (techniques, juridiques, informatique, recherche, etc.) leur permettent une grande mobilité (y comprit internationale) cela ayant pour effet d’augmenter leur exigence vis-à-vis de la qualité des villes dans lesquelles ils envisageraient d’y habiter. Ainsi, la thèse de R.Florida prétend que pour rester compétitives (économiquement) et stable (socialement) ; les villes doivent réussir à attirer cette catégorie de population qui recherche des lieux dont la tolérance, le caractère festif et la culture en seraient les mots d’ordre. Ce processus de renouvellement urbain orienté vers les «élites internationales» est un phénomène désigné par la sociologie comme «gentrification». Ce phénomène correspond à une mécanique urbaine d’augmentation de la valeur du foncier dans une partie de l’espace urbain conduisant à une fuite des populations pauvres. L’augmentation du prix du foncier se fait au travers d’actions concrètes comme la valorisation d’un édifice, la création d’un équipement urbain et d’autres choses encore. Le 104 est un centre artistique de la ville de Paris ouvert en 2006 dans le 19ème arrondissement au 104 de la rue 45
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Le 104 : une manifestation au 104 photo : Ludovic Legrand 47
d’Aubervilliers, cet équipement atypique réhabilité par l’agence Novembre a pour objectif d’être le lieu de résidence, de création et d’exposition d’une dizaine d’artistes hébergés sur place. En complément, ce lieu accueille une programmation en exposition et en évènements très flexible. Ainsi le lieu peut servir à des manifestations culturelles en accord avec sa vocation (concert, exposition d’art, etc.) mais peut aussi être loué le temps d’une soirée pour accueillir un défilé de mode ou autre manifestation privée. Le lieu en lui-même est un ancien bâtiment des pompes funèbres de Paris, conçu autour d’une rue intérieure qui servait à l’origine d’axe de préparation du convoi funéraire. Cet édifice du XIXème siècle en pierre et en fonte connecte donc deux rues ; celle d’Aubervilliers et la rue Curial. Les architectes se sont servis de cet axe monumental pour créer un vaste espace public couvert et protecteur. L’enjeu consiste donc à faire de cette traversée une expérience divertissante et unique dans laquelle on aura l’opportunité de rester plus longtemps que le temps nécessaire au passage. Le dispositif procède en installant sur l’axe un grand nombre de possibilités spontanées ou instituées qui font un lieu d’intensité événementielle, les jeux de niveaux, de scènes et la distribution de ce sol public impliquent un mouvement permanent et une grande richesse dans les appropriations de l’espace. Si l’on va dans un musée, on passe au 104. Outre sa position excentrée, il fonctionne comme le simulacre d’un raccourci dans lequel on découvrirait la caverne d’Ali baba. De chaque côté de la nef sont situés des bars, restaurants, librairie, boutique de créateur de mode et un magasin Emmaüs. Ces boutiques témoignent également d’une programmation attentive au contexte social en créant des lieux 48
pouvant intéresser les riverains modestes et les «bourgeoisbohèmes». Ces boutiques animent les bords alors que les scènes animent le centre de la nef, sans connaître la vocation du bâtiment car il est difficile de remarquer que le 104 est un lieu dédié à la création artistique et semble plutôt être un lieu récréatif, avec des tendances à la salle polyvalente. Le dispositif du 104 repose sur une analogie entre son axe et la rue. Par cette analogie, le 104 passe pour la rue telle qu’on voudrait qu’elle soit mais qui ne peut pas advenir ailleurs. Bien que le 104 se revendique en tant que centre d’art, il est par l’expérience qu’il procure une vision d’un idéal urbain dans lequel l’espace public serait entre le parc d’attraction et le centre culturel, un «fourre-tout» hyper tolérant. Il place ainsi l’évènement au sommet de ses objectifs. Par ce caractère idéal, le 104 nous séduit en incarnant les attentes d’un espace public extraordinaire. Ce bâtiment, ce lit à la fois comme réponse à des besoins sociaux et comme l’initiateur d’un nouveau «standard». Il s’illustre ainsi au travers d’un programme de faible consistance mais dont l’enjeu essentiel consiste à fabriquer une façon de profiter de l’espace urbain. En cela, le 104 s’inscrit dans un processus qui, par l’effacement des limites entre la vie urbaine et le loisir contribue à changer le regard des urbains sur l’espace de la ville. Ce changement consiste à apprendre dès l’origine (c’est-à-dire le lieu de vie) aux citadins comment consommer les lieux où ils se rendent.
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LA MISE EN TOURISME. La communication urbaine Pour devenir une ville désirable par le touriste, la ville doit entrer dans un jeu. Ce jeu, s’appelle la mise en tourisme qui consiste pour la ville à mettre en œuvre une série de dispositifs qui vont augmenter les flux touristiques. Cette augmentation peut être considérée comme principal objectif comme ce fut le cas de la ville de Bilbao en construisant le musée Guggenheim. Mais il peut également être l’effet secondaire d’une politique urbaine ayant d’autres priorités. Dans l’ouvrage collectif « mondes urbains du tourisme » [Paris, 2007] Philippe Duhamel explique comment les travaux de transformation et de modernisation de Paris au XIXème siècle ont contribués à attirer de nombreux visiteurs sans que cela n’en soit le but premier. Le processus de mise en tourisme peut être de différentes natures : il peut faire un large appel à la communication publicitaire et lui fabriquer une véritable « image de marque » qui, s’appuyant sur l’ensemble des atouts du territoire lui façonnera un positionnement stratégique plus à même de faire face à la concurrence des autres villes. Ce type de stratégie s’accompagne de prescriptions visant à améliorer la qualité de l’espace urbain et à doter la ville de certains équipements clefs complétant sa mise en tourisme. Ce type de mise en tourisme procède d’une décision venant des politiques et vise à avoir des effets rapides. Elle peut être l’apanage de villes récemment développées qui font appel à des cabinets de communication pour développer leur positionnement urbain dans un contexte compétitif international. Le volet tourisme peut y être l’élément central ou 50
bien un point parmi d’autres. Mais le recours à des agences de communication est considéré comme incontournable lorsqu’il s’agit de positionner la ville dans une compétition restreinte comme l’obtention d’un événement international. Le cas de Paris qui n’a pas réussi à obtenir les jeux olympiques 2012, nous montre à quel point, ce genre d’événements déclenche un processus de mise en tourisme conduisant au montage de plusieurs projets urbains. Il est d’autant plus intéressant de voir que ces projets ne sont pas abandonnés malgré le choix de la ville Londres comme organisateur des jeux olympiques 2012. Ainsi le quartier Clichy-Batignolles en cours de construction s’est développé sur le projet de cité olympique. Ces exemples nous montrent à quel point la condition matérielle de la ville peut être, dans le cadre du tourisme imbriquée dans les logiques de communication et de concurrence internationale entre les villes. Nous venons d’évoquer des processus de mise en tourisme dans le cas de villes faisant appel à la communication pour augmenter leur attractivité touristique, cela nous a permis d’évoquer les interrelations entre mise en tourisme, communication urbaine et aménagement urbain. Nous allons maintenant évoquer les situations ou la mise en tourisme qui est générée par un projet urbain ou architectural.
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Équiper l’espace urbain « Le renouveau de l’attraction de la ville n’est pas seulement dû au réinvestissement en faveur du décor urbain, il est aussi le résultat de la mise en place d’une politique pour équiper et promouvoir l’espace urbain en tant que destination touristique. Le tourisme apparaît alors comme une opportunité de diversification de la structure économique de la ville, créateur de revenus, d’emplois et d’installations.» Roland Hochstrasser, Le tourisme urbain, 2002. Pour comprendre ces phénomènes, il faut d’abord se souvenir que les grandes villes évoluent en se regardant les unes les autres ; que leurs décisions urbaines sont rarement le fruit d’une réflexion sur elles mêmes mais témoignent au contraire la volonté de se positionner par rapport aux autres en comblant un déficit en consolidant une position de « leader » ou en s’attaquant à un domaine dans lequel elles voudraient faire référence. Qu’il s’agisse de la question des tours à Paris, de grands musées à Dubai, de la construction d’un aéroport à Pékin ou des espaces verts à New York, les grandes métropoles se regardent, se comparent et agissent en conséquence. Cette réalité est d’autant plus importante que les gens peuvent se déplacer vite d’une ville à l’autre et qu’il est question pour chacune d’entre elle d’attirer les populations qui vont faire rayonner la ville et surtout l’enrichir. On peut ainsi observer que la question du Grand Paris ne sort pas de nulle part et qu’elle est à mettre en regard avec les autres villes internationales. Les débats avec les équipes d’architectes avaient d’ailleurs commencé à la Cité de l’architecture et du patrimoine par des présentations des capitales mondiales comme Londres, New York, Tokyo, Berlin, Madrid, etc. On peut même sentir qu’une partie des enjeux sont dictés par la volonté de ne pas être en retard sur 52
les autres villes. Les équipes d’architectes étaient, elles aussi pour moitié d’origine étrangère. Ainsi, la mise en tourisme n’est pas toujours un acte conscient émanant des politiques qui vont communiquer sur les richesses de leur ville mais la conséquence de l’observation mutuelle qu’exercent toutes les villes sur leurs « concurrentes » au travers de la presse, des personnalités publiques, des touristes, etc. On peut donc dire que dans un système de villes ayant déjà intégré le tourisme, chaque ville à travers sa société met en tourisme les autres et, réciproquement, que chaque ville est mise en tourisme par toutes les autres. Dans un article du Marie-claire de Décembre 2005 : « Le MoMa rouvre, et c’est un événement culturel mon dial. Nouveaux murs pour nouvelles acquisitions. La surface d’exposition est passée de 8 000m² à 12 000. Sans entrer dans le détail, le nouveau musée d’Art moderne et contemporain de New York fête avec munificence son 75e anniversaire et vaut à lui seul un séjour dans la Grosse Pomme » Cette forme de mise en tourisme est donc étroitement liée aux grands projets d’une ville et à leur répercussion chez les observateurs. Paris Plages nous fournit un exemple très intéressant de mise en tourisme de la ville par un important événement urbain. A l’origine, c’est l’idée de permettre aux gens ne pouvant pas partir en vacances de profiter d’activités habituellement réservées aux plages littorales. Ainsi, 3,5 km de voies sur berges sont coupées à la circulation et sont investies de sable, jeux, bassins, transat et palmiers en pots afin de créer une « ambiance de vacances » durant un mois et demi en plein cœur de Paris. 53
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Paris Plages : L’aménagement type des voies sur berges. photo : Choblet & associés 55
Ce processus, s’il paraît emprunt d’une conscience sociale très forte relève également du pur procédé de mise en tourisme. Rappelons la métaphore du château de sable : « A particular physical environment does not in itself produce a tourist place. A pile of appropiately textured sand is nothing until it is turned into a sandcastle. It has to be designed into buildings, sociabilities, family life, friendship and memories. » J.Urry, The tourist Gaze, Londres, 2011. La mise en tourisme de la Seine procède d’une manipulation du regard. Il s’agit de changer le regard que l’on porte sur le fleuve pour ne plus le consiérer comme le cours d’eau pollué qu’il est mais comme une étendue positivement assimilée à la mer. Le mécanisme qui intervient alors est purement artificiel, il consiste à invoquer un lieu qui appartient à l’imaginaire collectif (la mer) par une métonimie spatiale : en posant des accessoires ordinairement associés à la mer. Ce dispositif compte sur l’imagination des visiteurs qui feront «vivre» l’illusion. Si le dispositif de Paris Plages n’est pas objectivement orienté vers le tourisme, de par sa situation (le coeur de Paris) il capte largement la curiosité des touristes nationaux et internationaux. En effet, l’aménagement des berges prévoit une zone égale pour les activités de plagisme et pour le déplacement. Cette configuartion appartient strictement à cette situation spécifique -la faible largeur des voies sur berges- et pour cette raison, inverse le dispositif spatial classique de la plage (circulations diffuses et activités de plagisme dispercées). Cette configuration qui sépare les allées de circulation (contre le rivage) et les plagistes (contre le mur de soutènement) permet aux personnes qui «visitent» Paris plages de regarder de près les personnes qui se détendent 56
au soleil, et, inversement aux personnes allongées de rester «connecté» à la foule qui déambule sour leurs yeux. Loin d’être une faiblesse dans le dispositif, cette proximité constitue l’attraction principale de Paris plages pour les visiteurs. Le lieu devient même exemplaire de la mixité des populations que l’on peut trouver à Paris, un étrange condensateur de riverains, parisiens, franciliens, touristes étrangers et français. A l’instar du Grand Tour, la curiosité du rapprochement avec l’autre devient l’objet même de l’expèrience. Le succès de Paris Plages montre l’efficacité de la mécanique du tourisme qui repose sur le re-façonnage du regard porté sur un environnement et sur la construction d’un «dispositif social» singulier. Le cas de Paris Plages montre la capacité de la métropole à générer de nouvelles formes de tourisme, issus d’hybridations entre ce qu’elle est et ce qu’elle voudrait être. On constate l’entrelacement croissant entre la pratique de l’espace urbain quotidien et la pratique touristique de l’espace urbain. Ainsi grâce à une volonté politique, la touristification de la ville s’enracine à la fois dans les pratiques de l’espace et dans l’espace lui même. Ce processus de réconciliation du quotidien et de l’exeptionnel via l’importation des vacances à la plage dans l’espace urbain comporte le risque de faire évoluer le statut du citoyen de la ville au statut de consommateur de la ville.
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URBANITÉ TOURISTIQUE Shopping L’urbanité touristique ne se définit pas uniquement par ce que l’on peut visiter en baignant dans une ambiance récréative. Le tourisme, si on le considère de manière triviale c’est, comme le dit Thierry Paquot dans l’ouvrage collectif Tourism revisited, Bruxelles, 2007, p 68. « […] tandis que le premier visite un site, guide en mains, ou plus précisément « fait le Maroc » après avoir « fait la Thaïlande », « fait le Louvre », après avoir « fait la tour de Pise ». Disons le une fois pour toutes, le voyageur dispose de son temps pour se mettre au diapason de la culture qu’il découvre et le touriste veut en avoir pour son argent » Ainsi, le touriste, qui « désire en avoir pour son argent », trouvera satisfaction grâce au shopping. L’activité commerciale est une des pierre angulaire du tourisme, il est ce qui donne l’impression au touriste d’emporter une partie du lieu avec lui, et, ce qui lui permettra de s’en souvenir. Comme le suggère la citation de T.Paquot le tourisme, en tant que pratique inscrite dans une société de consommation, est un sous produit de consommation. Ce rapport marchand à la destination que l’on visite, bien que recouvert par l’enchantement dont on entoure le tourisme (mythe du voyage, de la rencontre, etc.) ressurgit une fois sur place et investit le comportement d’achat lors du séjour. Postérieurement, le voyage s’assimile à une transaction qui nous a, ou pas, satisfaite. Mais l’insatisfaction ou l’impression de «ne pas avoir été assez touriste », de ne pas avoir assez consommé le lieu, nous est insupportable, cette perspective justifie donc la propension importante à consommer pendant un séjour, davantage même qu’on le ferait chez soi. 58
Ce touriste est un anxieux du voyage, il redoute tout ce qui peut contrarier ses plans tout en espérant que cela lui permettra de vivre une expérience inoubliable. Cette attitude exigeante et anxieuse combinée à la fatigue physique et nerveuse qu’inflige la visite intensive d’une ville augmente la vulnérabilité du touriste et sa réceptivité à l’offre commerciale. Le commerce lui vendra « du lieu » facilement et aussi la garantie sécurisante d’un contact encadré avec l’autochtone, celui que permet l’argent en tant que langue universelle. Le touriste apprend vite qu’il peut compter sur le commerce pour lui fournir du confort immédiat ou de la satisfaction touristique. C’est ainsi que le commerce trouve dans le touriste, un client faible et peu exigeant; et que le touriste est toujours rassuré par la présence de commerces. Cette relation instaure une situation d’interdépendance urbaine entre les lieux touristiques et les espaces commerciaux. L’espace touristique devient alors un espace toujours accompagné de commerces sans lesquels, nous ne serions plus capables de consommer le lieu. Ce couple a également pour effet de dévier de leur nature des quartiers entiers, aboutissant ainsi à des contradictions profondes entre l’atmosphère dont souhaitent s’imprègner les touristes et l’atmosphère trouvée sur place. Le quartier de la butte Montmartre à Paris montre bien l’ironie du paradoxe. La célébrité de ce quartier a été acquise entre la fin du XIXème siècle et la première moitiée du XXème siècle alors que s’y côtoyaient des artistes comme Picasso, Toulouse-Lautrec, Modigliani dans un décor de commune médiévale
épargnée
par
l’Haussmanisation.
La
butte
représente ainsi pour les visiteurs étrangers, à la fois l’image du village médiéval construit sur un relief important (ce qui 59
accentue son caractère archétypal - presque cartoonesque) mais aussi l’image du génie artistique et de l’avant-garde vivant dans des conditions précaires. Ces deux éléments s’associent ensuite pour former une des représentation du «romantisme français». Depuis que ce lieu est devenu un des plus visité de Paris, le commerce s’est installé sous trois formes. D’abord, le service qui correspond aux «premières nécessités» du tourisme (restaurants, bars et hôtels) qui tentent de mettre en scène la dimension pittoresque ou romantique tout en ne parvenant qu’à mieux masquer le vrai quartier en y substituant un ersatz d’authenticité. L’autre forme commerciale ne transfigure pas le lieu mais parodie sa mémoire. Il s’agit des peintres, portraitistes, caricaturistes qui, par leurs prestations et leur spectacle technique continu représentent un simulacre de «mémoire vivante». Leur présence ne fait que gommer toutes les aspérités de l’âge d’or de Montmartre (la pauvreté, les prostituées, l’absinthe, la mort, etc.) pour ne retenir qu’une légende propre et sympathique de l’artiste bohême et romantique. Cette activité conforte également une discontinuité radicale avec les artistes du début du XXème siècle où les peintres du Montmartre d’aujourd’hui sont consensuels et populaires alors que les autres étaient hors du goût de l’époque et rejetés. Le nombre de visiteurs à Montmartre suppose une clientèle de tous les horizons et donc de tous les goûts. Les boutiques de souvenirs sont ainsi amenées à proposer un nombre important de produits dérivés diffusant «l’âme» de Montmartre au travers de gadgets, Tee-shirts, cartes postales, reproductions d’oeuvres... 60
Le succès de Montmartre en tant que «landmark» touristique génère une situation paradoxale dans laquelle le commerce outrancier envahit l’espace public. Sa présence ne conduit pas seulement à rendre le passé du lieu invisible, il contribue à transfigurer l’objet même de l’intérêt touristique en une version creuse et extrapolée. Même si cela ressemble à un effet mécanique lié au grand nombre de visiteurs , on pourrait le voir comme une nécessaire adaptation des codes locaux à une «clientèle» internationale aux références culturelles multiples. Nous venons de voir de quelle manière le couple « commercetourisme » construit une perception spécifique de l’espace urbain et tend à l’affirmer comme un standard de l’espace touristique urbain tout en le vidant de son authenticité. Plus que ça, nous avons vu que ce processus de formatage de l’espace touristique tend à adapter l’espace convoité à des critères de «consommabilité» internationaux.
La nuit en ville. Regardons
maintenant
comment
les
politiques
événementielles, et, particulièrement celles qui touchent à la nuit prennent part dans le mécanisme de la mise en tourisme des villes. Au cours de la période récente, les grandes villes ont souvent appuyé leur mise en tourisme par la reconquête de territoires considérés comme des « frontières ». La requalification de ces territoires en friches, zones industrielles et zones portuaires, s’est souvent faite à l’aide de la dimension festive. Celle-ci, en faisant appel à la population lors de grands événements organisés par les autorités politiques permettent à la fois de consacrer la ré-appropriation d’un territoire qui était considéré comme « perdu » et de célébrer cette reconquête dans un moment de plaisir et de liberté.
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Ainsi, la ville semble être à la recherche perpétuelle de nouveaux territoires sur lesquels s’inventer et développer ses pratiques. La nuit devient notamment un espace-temps domestiqué et investi d’urbanité. Cette action permet de faire reculer la frontière temporelle qu’est la nuit, et élargit les temps de consommation de la ville en donnant aux citadins en mal de sensation de liberté, la possibilité de consommer la fête urbaine au lieu de dormir. L’investissement du potentiel de la nuit se base sur le fait que la nuit à toujours été enveloppée de mystère et de sensation de liberté. Derrière cela, il y a une stratégie de communication destinée aux habitants qui consiste à leur présenter la ville non plus comme un lieu de répétitivité et de l’ennui du quotidien mais comme un lieu où l’on exulte, qui favorise les rencontres et permet d’affirmer sa liberté. « le caractère festif devient ainsi une composante essentielle de la manière de faire et de vivre la ville contemporaine : on assiste en effet à un glissement progressif vers la cité du loisir, vers la ville qui devient divertissement » Maria GravariBarbas « A la conquête du temps urbain : la ville festive des 24 heures sur 24 » Les mondes urbains du tourisme M.Gravari-Barbas soutient dans le même texte qu’il s’agit dans le fond également de tactiques destinées à séduire les classes créatives dont parle R.Florida. L’abolition de la limite constituée par la nuit doit avoir une certaine visibilité afin de servir d’élément de communication. Ainsi, ces fêtes urbaines prennent souvent l’apparence de fêtes lumineuses au cours desquelles la vision de la lumière est le principal objet de célébration. C’est dans ces logiques 62
que s’inscrivent des événements tels que « la Fête des Lumières » à Lyon ou encore les « Nuits blanches » à Paris, qui célèbrent implicitement la conquête de la nuit par la fête. « Aujourd’hui , les « concepteurs lumières » – nouveau métier, mais aussi nouvelle compétence artistique – mettent de plus en plus l’accent sur le caractère durable de leur mise en lumière. S’émancipant des contraintes naturelles, les villes s’animent sous l’influence de modes de vie de plus en plus désynchronisés grâce aux nouvelles technologies d’éclairage et de communication. La lumière tend ainsi à prendre progressivement possession de l’espace urbain, gommant l’obscurité de la nuit, permettant la poursuite d’activités diurnes » Maria GravariBarbas « A la conquête du temps urbain : la ville festive des 24 heures sur 24 » Les mondes urbains du tourisme. Selon Maria Gravari-Barbas la lumière est donc à considérer au delà de la dimension temporaire de la fête comme une action urbanistique pérenne. Cela permet de crédibiliser encore les rapports qu’entretiennent ces événements festifs lumineux avec la mise en tourisme des villes. « La sophistication avec laquelle les plans sont conçus témoigne de préoccupations qui dépassent largement les objectifs utilitaires, pour s’inscrire plutôt dans des logiques de conquête ludique et festive de la nuit. Leurs buts sont multiples, et l’objectif sécuritaire n’est jamais absent. Mais ils visent également à permettre de nouvelles appropriations nocturnes de la ville, à la fois par les locaux et par les touristes. En ce sens, même si les enjeux de la mise en lumière d’une ville ne sont pas touristiques stricto sensu, on peut difficilement imaginer aujourd’hui une grande ville ayant des prétentions touristiques sans plan lumière. La mise en lumière nocturne devient à la fois l’un des symptômes et l’une des conditions nécessaires de la mise en tourisme des villes. » Maria Gravari-Barbas « A la conquête du temps 63
urbain : la ville festive des 24 heures sur 24 » Les mondes urbains du tourisme Il apparaît d’ailleurs que les Nuits Blanches parisiennes ont su inspirer de nombreuses autres villes de niveau international comme Bruxelles, Rome, Montréal, Toronto, Séoul, Varsovie et Barcelone. M. Gravari-Barbas souligne que les « Nuits Blanches » semblent peu à peu s’imposer comme un standard des politiques d’animation des métropoles internationales. Il semble donc, à la vue de ces éléments, que les Nuits Blanches ou encore La Fêtes des Lumières se conçoivent bien au-delà de la simple animation urbaine et s’inscrivent dans des logiques marketing urbain. Enfin, M.Gravari-Barbas relève que l’aspect nocturne d’une ville fait partie des caractéristiques largement mises en exergue dans les guides touristiques. Il semble même que l’intérêt de la ville nocturne parvienne à égaler les charmes de la ville diurne. Ainsi, « la ville 24/7 » semble porteuse d’une image positive liée à celle de la « World City ». « La meilleure sanction de la Nuit Blanche, c’est de voir que Berlin qui faisait la « Nuit des Musées », et donc, du patrimoine, fait maintenant une « Nuit Blanche », de même que Rome, Montréal en février et bientôt San Francisco et Toronto. » Interview de C.Girard dans Paris.art.com, 27 octobre 2004 Cité dans l’article de Maria Gravari-Barbas Ainsi, la conquête de la nuit urbaine contribue largement à désynchroniser les rythmes urbains avec la légitimité de l’agrément. L’altération du synchronisme urbain permet aux villes de prétendre au statut de World City et implicitement d’encourager un tourisme perpétuel à travers la disparition de l’élément peut-être anecdotique mais emblématique du décalage horaire ? 64
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L’ARCHITECTURE DU TOURISME ! LE LOUVRE, APPLICATION DE LA THÈSE DU « TOURIST GAZE » Certains projets architecturaux sont étroitement imbriqués avec les processus de mise en tourisme urbains. C’est le cas du projet de réaménagement du Louvre 1989, dont la décision fut prise après le double constat d’une mauvaise mise en valeur des collections et d’un manque d’intégration dans la ville. En effet, la ville de Paris faisait du Louvre un « monument-musée » dont le potentiel touristique était sousexploité au regard des richesses culturelles qu’il contenait. Ainsi, le musée du Louvre affichait 3 millions de visiteurs annuels contre 4,5 et 7,2 pour la Tour Eiffel et le centre Georges Pompidou [Le grand Louvre, 1989]. La comparaison avec d’autres musées a aussi permis de se rendre compte d’un problème qualitatif dans la visite du Louvre ; ainsi le Metropolitan Museum de New York et la National Gallery de Washington affichent des temps de visite moyens de 3h30, deux fois plus que pour le Louvre. Ces derniers chiffres explique que la pratique du Louvre qui se faisait au pas de course, sans recherche des oeuvres majeures sans réellement profiter de la visite. Trois enjeux avaient donc étés déterminés : le premier était l’adaptation de l’Ancien Palais à sa fonction de musée en le dotant de coulisses techniques, le second était d’améliorer le confort des visiteurs par l’agrandissement des espaces 66
d’accueil, la création d’espaces de restauration et de commerces et enfin, l’amélioration de l’accessibilité du musée en améliorant la visibilité de l’entrée et l’instauration de liens forts avec le centre de Paris. Cette opération sera aussi le prétexte au déménagement du ministère des finances à Bercy qui libérera ainsi l’aile Richelieu. Ieoh Ming Pei est désigné pour la reconnaissance qu’il a su s’attirer dans la réalisation de grands musées notamment, la National gallery de Washington implicitement prise pour référence car elle présentait une situation similaire : un grand musée national nécessitant une extension à partir d’un bâtiment ancien. Pour le Louvre, le parti architectural de I.M.Pei est clair et pragmatique. Afin de diminuer les distances d’une aile à l’autre du bâtiment il décide d’enfouir l’entrée sous la cour centrale, ce qui permettra une desserte égale de toutes les parties du musée mais aussi de fournir un espace suffisant pour accueillir le grand hall, la billetterie, les espaces de repos, les commerces associés, ainsi que toutes les autres servitudes publiques du musée. L’entrée dans ce hall se fait grâce à une pyramide qui sert à la fois d’éclairage pour le hall souterrain et de signalisation de l’entrée depuis l’extérieur. La proposition est si claire qu’elle séduit les conservateurs du musée chargés d’évaluer la proposition. « Dans le contexte du Grand Louvre, il est apparu aux conservateurs en chefs, responsables des divers départements, que la pyramide de I.M. Pei marquant l’entrée du musée, bien loin d’être (comme elle a été parfois présentée) un gadget moderniste, ou, au mieux, un « geste architectural » gratuit, est au contraire une proposition hardie peut-être, mais qui participe à 67
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Capture d’écran de la page de résultat de Google images en tapant : le louvre paris + pyramide 69
un projet architectural d’ensemble unanimement apprécié et accepté pour sa cohérence et sa qualité. » [Extrait du communiqué des conservateurs en chefs suite à l’examen du projet, Le Grand Louvre , 1989] Cette pyramide qui, comme le dit I.M. Pei ne « s’explique que comme la partie émergée d’une architecture souterraine » est l’élément qui crée la rupture avec une longue période d’ambiguïté entre les trois fonctions d’occupation majeures : le palais, le ministère et le musée. La pyramide marque un changement, désormais, le Louvre se conçoit comme un tout, c’est le Grand Louvre et c’est un musée. Le plus grand musée du monde. Avec 8 millions de visiteurs par an, le Louvre est devenu le musée le plus visité du monde, son rayonnement actuel est indissociable de son renouveau architectural et de son intégrité récemment reconstituée et amplifiée. On peut considérer le Louvre comme une œuvre exemplaire de bâtiment destiné à la visite qui se transforme en bâtiment touristique et démontre les propositions de J.Urry que nous avons vues au cour de la première partie. Le Louvre, bien qu’ouvert aux visiteurs depuis longtemps, n’était pas encore un lieu touristique en ce sens qu’il n’était pas encore adapté aux touristes. Attardons nous à considérer quelques points qui distinguent un lieu touristique d’un lieu simplement « ouvert » aux touristes. Le sens commun du terme désigne un lieu fréquenté par des touristes, je voudrais ici montrer, en prolongeant le travail de J. Urry qu’un lieu touristique est bien plus qu’un espace qui est accessible aux touristes : il est une chose « autre » car, elle fait du « tourist gaze » un système de référence. 70
Image : Tout lieu touristique repose sur sa capacité à générer son attrait, et, pour qu’il y ait attrait, il faut qu’il y ait une image, soit, une représentation capable d’agir à distance. Ainsi celle du Louvre réside dans la radicalité de la Pyramide en verre entourée par les façades en pierre du Louvre. Le contraste de formes et de matériaux est tellement fort qu’il rend le lieu unique et mémorable (en tous cas visuellement). De plus, ce dispositif composé induit quelques points de vues supérieurs aux autres, des points de vues optimaux d’où le touriste qui se tient dans les axes de composition du Louvre et de sa pyramide pourra profiter au mieux des effets de symétrie et faire « l’image parfaite ». Cette image c’est celle qui décrit le dispositif en l’englobant dans le cadre de l’image tout en essayant de restituer son intelligence (les effets de la composition symétrique). Cette image est celle que feront un certain nombre de touristes et qui était présente dans leurs esprits avant même de poser le pied à Paris. La venue des touristes s’apparentera en certains points à une vérification suivie d’un processus de fabrication de preuves. Ils participeront ainsi à la circulation des images du lieu contribuant ainsi en quelques sortes à la capacité du lieu à voyager par l’image.
Regard : Un lieu touristique doit permettre une expérience du regard que l’on porte sur l’objet que l’on veut « tourister », l’expérience doit être différente de celle que l’on aurait dans le quotidien. Cette condition doit être remplie afin de maintenir l’intérêt du lieu que l’on visite, dans le cas contraire il n’apporte rien de plus que son image ne sait véhiculer, ce qui discréditera la nécessité de se rendre sur place. 71
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Les façades du Louvre vues à travers la pyramide. 73
Les différents projets d’extension du Louvre de I.M Pei. 74
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I.M. Pei avait pensé à cet aspect des choses en dessinant la pyramide. En effet, elle fut conçue non seulement comme un monumental dispositif d’éclairage pour le hall enfoui mais également comme un prisme permettant depuis le hall situé à 9 mètres sous le sol de contempler les façades du Louvre et ainsi de ne pas perdre le contact visuel avec le lieu comme l’expliquait I.M. Pei. La pyramide du Louvre est donc à considérer comme une sorte de prisme dont la fonction serait à la fois d’éclairer et de voir depuis l’intérieur ce qui nous entoure. En d’autres termes, la pyramide permet alors que nous sommes à l’intérieur du Louvre, d’en contempler l’extérieur. Cette expérience qui relève du fantasme d’ubiquité additionne les expériences : l’intérieur + l’extérieur. Le contemporain + le classique. Le vécu + la vision. La mémoire + l’action. De cet aspect des choses est issu le caractère unique de l’expérience, la primauté du « vous êtes ici » qui ne tient pas juste à l’évidente supériorité du réel mais au maintien d’une expérience inaccessible à l’image et pourtant relevant uniquement du regard.
Souvenirs. Nous en parlions dans la première partie, le tourisme si on le considère comme une industrie, à ceci de spécifique que les revenus qu’il génère ne correspondent pas à l’objet même du tourisme mais à toutes ses contingences comme l’acheminement, l’hébergement, les services associés et aussi les produits dérivés appelé, les souvenirs. C’est à cet aspect que je vais consacrer ce paragraphe car si l’on ne consomme pas le lieu « objet » de notre tourisme ; il semble que dans le cadre de la société de consommation, nous ayons besoin d’en consommer des reproductions, ou 76
des évocations. Parfois même ces objets sont parfaitement génériques et que l’on peut se les procurer n’importe où dans le monde. Il semble que par nature les lieux touristiques engendrent une frustration : celle de ne pas pouvoir réellement consommer les lieux que l’on visite. Les produits -même ceux qui sont présent partout dans le monde- prennent une autre valeur selon que nous les trouvions dans un centre commercial classique ou dans une boutique du carrousel du Louvre. Ils deviennent ainsi potentiellement des souvenirs. Le lieu d’achat s’il est revêtu d’une dimension imaginaire forte, est capable d’enchanter la consommation la plus triviale. Ces espaces de consommation nécessitent donc une place importante car ils font désormais partie intégrante du fonctionnement des lieux touristiques. Le Louvre présente donc la spécificité de posséder, non pas une grande boutique comme tous les musées contemporains mais une galerie marchande située sous le musée où la consommation peut s’épanouir dans une absence de covisibilité avec ce qui n’est en réalité pas consommable. L’espace souterrain et aveugle du Louvre se prête particulièrement bien à l’activité du shopping, en l’absence visuelle du Louvre le visiteur pense enfin l’avoir consommé tout en éprouvant la frustration d’avoir les mains vides, à ce moment là, le touriste est nerveusement préparé à arpenter les rayons de marchandises à la recherche de ce qui condensera sa mémoire du lieu tout en n’excédant pas la taille de son sac de voyage. Après l’image qui permet d’imaginer sans être présent, 77
l’ubiquité du regard, qui consacre la primauté du « être là » et l’objet acheté qui matérialise le souvenir ; le lieu touristique est littéralement une manipulation des natures de regards et, c’est en cela, qu’il contribue en grande partie à être substantiellement différent des autres lieux publics.
LE BÂTIMENT-TOURISTE La différence entre le bâtiment touristique et le bâtiment public «classique» n’a pas fait l’objet de beaucoup d’approches de la part des architectes, le plus souvent elle se réduit pour les théoriciens et les praticiens de l’architecture à des poncifs sur la mondialisation qui semblent conduire, pour eux, de manière univoque, à une architecture spectaculaire et une débauche de moyens. Le texte d’Olivier Mathieu et Li Mei Tsien ; « le bâtimenttouriste » publié dans l’ouvrage collectif Tourism revisited propose un retournement rhétorique visant à interroger le caractère inoffensif du tourisme, et de ses objets. Constatant que l’impact du tourisme sur l’architecture peut être résumé à la perturbation simultanée des notions de voyage et de proximité ; ils proposent de considérer le bâtiment, non pas comme objet mais comme acteur du voyage. Ainsi au travers de ce renversement, le texte entend nous montrer en quoi le bâtiment touriste suit et construit un modèle touristique. « Dans notre hypothèse, le touriste qui voyage, celui qui, d’un pays à l’autre, tente d’adopter les coutumes locales mais demeure le loup blanc, ce n’est pas l’homme, mais le bâtiment : supermarché, hôtel, banque, restaurant, musée. D’une ville à l’autre, d’un pays à l’autre, nous le retrouvons et le reconnaissons malgré son déguisement local. » 78
Olivier Mathieu et Li Mei Tsien, Le bâtiment touriste, Tourism revisited, Bruxelles, 2007. Ainsi, dans une première partie, le texte identifie une série de caractéristiques qui se retrouvent d’un musée à l’autre ; hall lumineux communiquant avec la boutique, restaurant « ludique, distingué et lucratif », livres d’art, de design et d’architecture, etc. Ces observations lui permettent d’affirmer que le bâtiment se ressemble suffisamment dans tous les lieux où on le rencontre pour le crédibiliser comme l’équivalent de l’homme touriste, c’est-à-dire un seul et même être qui se déplace pour visiter, comme le touriste. La seconde partie du texte nous montre en quoi le bâtimenttouriste est également un « objet touristique modèle », en d’autres termes, une attraction touristique que l’on viendra visiter de loin. À ce titre, le « bâtiment objet de tourisme » cherche à plaire en manifestant une certaine intégration à l’aide de divers dispositifs architecturaux anecdotiques ou essentiels prouvant son adaptation au contexte local. « Le Kiasma de Steven Holl, par exemple, s’incurve et s’incline en réponse à la course du soleil caractéristique du 60e parallèle Nord d’Helsinki. La géométrie générale de son corps de bâtiment forme une courbe inverse de celle-ci tandis que sa façade arrière est découpée en réponse aux lignes de force du site. À Bilbao, le Guggenheim développe ses formes chaotiques en référence au caractère désordonné de l’ancienne zone industrielle où il s’implante. Il déploie ses structures en acier de type industriel jusqu’à toucher le pont autoroutier et à y présenter un accrochage de pierres. Selon le même processus, le musée de Meier à Francfort intègre le décalage de direction de 3,5° entre le bord de la rivière et les bâtiments de la rive, et intègre un bâtiment préexistant du site pour en faire le modèle de sa propre composition : quatre éléments carrés dont le bâtiment existant, disposés en carré pour former le complexe du 79
musée, perturbé par la géométrie du décalage de 3,5°. Chaque bâtiment-touriste trouve ainsi sur place une histoire, une particularité, un chemin, une direction qui lui serviront de règles de conduite, de règles de composition, afin de s’intégrer dans le site qui l’accueille et de devenir lui-même objet potentiel de visite et de tourisme.» Olivier Mathieu et Li Mei Tsien, Le bâtiment touriste, Tourism revisited. Les auteurs présentent ensuite le troisième volet de leur développement sur le bâtiment-touriste ; « Le bâtiment – modèle de la manière de visiter ». Ainsi, à travers sa collection reflétant toujours la même catégorie d’art élitiste et international et n’accordant à l’art régional qu’un statut auxiliaire mais symbolique, par sa manière d’organiser les collections thématiquement ou chronologiquement selon les modes muséographiques et enfin par sa narration – via audioguide – le musée impose un mode de visite, il est donc l’instructeur du tourisme tout en étant, comme démontré dans les deux précédents paragraphes l’objet et l’acteur du tourisme. Au-delà d’un argumentaire tentant de prouver le rôle actif du bâtiment sur l’homme, ce texte montre que la complexité du tourisme vient de la réciprocité des influences qu’exercent bâtiments, touristes et villes les uns sur les autres. Il s’agit d’un jeu dans lequel les choses possèdent aussi une narration et donc, d’une certaine manière une intentionnalité. Pour appuyer leur propos les auteurs rappellent que le touriste, loin d’être uniquement le sujet est lui-même souvent l’objet de curiosité pour les résidents qui voient chez lui une manifestation de l’altérité. Dans ce jeu chacun est à la fois observateur et observé, visiteur et visité, sujet et objet. Le texte montre d’autre part un grand relativisme à l’égard 80
des architectes qui semblent complètement dépassés par leur obstination à jouer le «jeu de l’architecte». Sans pour autant discréditer l’architecture en tant qu’art de construire, les auteurs n’accordent aux manipulations formelles des architectes qu’une importance très relative en signifiant le caractère secondaire et artificiel de ses «effets d’architecture». La lecture que font les auteurs du bâtiment-touriste suggère, la nécessité d’une prise en compte critique par l’architecte du tourisme. Ainsi que la nécessité de considérer le pratique, le programmatique et l’idéologique à égalité.
L’EXPOSITION UNIVERSELLE DE SHANGHAI L’Exposition Universelle est le lieu où bâtiment et visiteurs se mettent inévitablement en abyme sous le signe du tourisme. L’édition de 2010 qui se tenait à Shanghai en République populaire de Chine avait pour thème « Better city, better life ». Cette thématique était pour le moins d’actualité puisque trois ans auparavant l’humanité venait de devenir majoritairement urbaine. Ce fait historique a été largement perçu comme le déclencheur de la conscience collective permettant enfin à l’urbain d’être médiatisé en tant que problématique essentielle de l’humanité. Le fait que l’organisation de l’exposition soit confié à une ville d’un pays en voie de développement était également un élément important. Ainsi ce thème croisé avec la croissance urbaine chinoise permettait d’espérer une exposition universelle dense et riche en contenu. On était même en droit d’attendre (avec un peu de naïveté) une exposition d’urbanisme géante tentant de résoudre tous les problèmes 81
de la vie urbaine d’un seul coup ! D’autant plus que l’exposition confirmait après les J.O de Beijing 2008, l’arrivée de la Chine dans les grands événements internationaux et aussi peut-être la revendication de ses responsabilités en tant que « futur modèle ». Très vite, les visiteurs pouvaient s’apercevoir que ce sujet n’était qu’un prétexte et que les personnes qui étaient venues visiter une exposition sur l’urbanisme universel du III millénaire n’étaient pas du tout le public ciblé. Bien au contraire, les pavillons étaient très facile d’accès. Les propos étaient simples et ne s’ouvraient jamais sur des questions de spécialistes. Les pavillons portaient un message général sur la qualité de vie des territoires, les spécificités des états représentés, leurs spécialités folkloriques, industrielles ou culinaires, etc. Le rôle de ces pavillons était de mettre en scène ces éléments. Les pavillons relevaient du «stand touristique» par leur facture et du bâtiment par leurs dimensions. Le résultat de cette association était d’autant plus étrange que les pavillons souffraient d’une relative inconsistance de matière à exposer, au regard du volume qu’ils occupaient sur le site. Cette inconsistance du contenu et du contenant était révélatrice d’un enjeu qui ne portait ni sur l’un ni sur l’autre mais sur la reconnaissance par les visiteurs chinois (majoritaires dans l’exposition) des États participants. En effet, l’exposition est réputée aujourd’hui pour avoir le record historique en nombre de visiteurs (73 Millions) pour une exposition universelle. Deux facteurs la prédisposaient à être de nature différente. D’une part, sa situation dans la capitale économique du pays le plus peuplé au monde supposait déjà 82
un réservoir de visiteurs potentiels bien supérieur à toutes les expositions précédentes. d’autre part, la Chine en tant que pays en voie de développement est dans une phase de croissance exceptionnelle qui correspond à une élévation globale du niveau de vie des chinois et donc à un changement d’habitudes de consommation. Les Etats exposants étaient donc dans une logique de marketing territorial où il s’agissait pour les pays peu connu du public chinois, d’établir un premier contact et de «faire bonne impression» et, pour les pays bénéficiant déjà d’une bonne réputation en Chine de la consolider. A ce titre, deux pavillons européens qui présentent une certaine qualité permettent de singulariser les deux attitudes.
LE PAVILLON FRANçAIS Situé dans la zone des pavillons européens entre celui de la Suisse et du Royaume-Uni et face au pavillon allemand; conçu par l’agence de Jacques Ferrier, il se présente comme un volume définit par une élégante résille de béton. Cette résille enveloppe des volumes opaques et se soulève pour laisser entrer la file de visiteurs. De là, les visiteurs passent devant un prototype automobile de Citroën et se dirigent vers un double escalier mécanique maintenu entre la résille et les volumes opaques. Arrivé au sommet du bâtiment, la visite de ce dernier commence par une rampe en spirale descendante visant à uniformiser le rythme des visites en évitant la stagnation des visiteurs. L’exposition qui se tenait à l’intérieur se contentait de créer des scènettes de vie urbaine axées sur le romantisme de la vie parisienne. L’exposition se déroulait en assistant à un exposé romantique sur les cinq sens qui étaient censés 83
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Le pavillon français à l’exposition universelle de Shanghai en 2010. photo : Ludovic Legrand 85
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Dans le pavillon français à l’exposition universelle de Shanghai en 2010. photo : Ludovic Legrand 87
restituer l’idée de « ville sensuelle». à la fin de la rampe, la visite s’achève par des œuvres du musée d’Orsay et par les boutiques revendiquant le «made in France» ainsi que le guichet pour tamponner les passeports. Le pavillon est un édifice qui présente la mise en scène d’une «identité». Celle-ci n’est qu’une version édulcorée et dirigée vers la confirmation de ce que les chinois connaissent de la France. L’optimisation du flux va donc dans le sens d’un objectif déterminé. C’est une mise en tourisme de la France satisfaisante pour le public chinois (car conforme à ses attentes) et efficace en durée de visite. La rampe comporte une dimension plus profonde et plus proche de l’impact réel du bâtiment. Elle représente ce que O.Matthieu et L.Mei Tsien désignent comme «un modèle de la manière de visiter» dans leur article sur le «bâtiment touriste». En effet, son utilisation à des fins de contrôle de la durée de séjour a un impact sur la manière de visiter c’est-à-dire le temps que l’on accorde à chaque partie, la démarche, la liberté que l’on a ou pas à revenir en arrière et tenter de mettre en relation. Le pavillon français a été conçu pour être une machine à faire visiter, c’est grâce à ce dispositif ingénieux que le pavillon a pu affiché le reccord du pavillon étranger le plus visité de l’exposition (10 Millions). Cet objectif s’est accompli au dépend de la liberté de choisir la manière de visiter. Et derrière la gestion de la vitesse, c’est de l’intérêt du visiteur que le pavillon régule, lui inculquant qu’il n’y a pas de comportement différent à avoir qu’il passe 88
devant un mur présentant des bétons expérimentaux Lafarge ou l’Angélus de Jean-François Millet du musée d’Orsay. Ce dispositif de visite et de présentation nous permet ainsi de voir que loin d’être ce dont il a l’air ; une économie basée sur la mise en valeur du patrimoine naturel et culturel qui tend à désincarner les choses de leur valeur en conservant leur statut et à les intégrer dans un dispositif, à des fins uniquement économiques.
LE PAVILLON DANOIS Le pavillon danois conçu par l’agence danoise BIG (Bjarke Ingels Group) fait partie des bâtiments qui relèvent d’une grande intelligence dans la gestion du flux, mais d’une manière à la fois plus explicite et plus efficace dans la diffusion du message. Il est conçu comme une double spirale dont on aurait raccordé les extrémités. Cette figure improbable qui n’est composée que de pentes laisse un grand vide au centre dont elle fait le tour deux fois. Ainsi le bâtiment ne possède qu’une seule et même façade continue ce qui ôte l’impression d’entrer dans un bâtiment car on passe d’abord « sous » pour découvrir un bassin d’eau bleutée avec au centre la célèbre sculpture de la petite sirène assise sur son rocher. Pour ce pavillon, l’objectif est différent, le pays est moins connu des chinois et la première des choses est de se faire connaître.
Les Présentations L’exposition commence par un tableau comparatif de la Chine et du Danemark qui met en scène l’évident antagonisme des deux États de taille, de population, de niveau d’urbanisation, etc. Ce court comparatif les amène à comparer l’attraction 89
touristique la plus visitée de Chine (la grande muraille) à celle du Danemark (la sculpture de la petite sirène) la première est visible de l’espace et la seconde à peine peut-on la distinguer depuis la visite guidée du port. Les présentations sont faites, le Danemark enverra donc son attraction touristique la plus connue en Chine comme on offre un bouquet de fleurs à son hôte lorsque l’on est invité. La visite continue avec un film montrant l’emballage de la statue et son périple depuis le rocher où elle demeure jusqu’à son embarquement pour la Chine.
«La Propagande Imagée» La suite de l’exposition déroule la présentation du pays telle qu’elle se déroulerait lors d’une conversation. Ainsi le pavillon présente ce qu’aiment les danois à travers une série de grands photomontages montrant des scènes de vie urbaine, domestique ou rurales. Ces images dues au photographe Peter Funch sont en elles-même un condensé de l’ensemble du propos du pavillon. Elles présentent des scènes gaies, pleines de mouvement, constituées de multiples détails qui adviennent tous simultanément. Elles convergent toutes vers la même idée ; le Danemark est un pays riche en diversité où tout le monde peut trouver son bonheur et faire ce qu’il aime. Elles prennent également tous les attributs de la vitalité en montrant beaucoup d’enfants, d’animaux, de nature et de mouvement. Ainsi tout en se donnant l’air de se présenter simplement, le pavillon danois se met en tourisme, présente sa vitalité et sa diversité comme l’objet même de ce qui peut donner envie à quelqu’un d’aller là bas. Par ailleurs, le visiteur peut choisir dès l’entrée de pratiquer le pavillon à vélo où il empruntera un parcours parallèle à 90
celui du piéton et gravira puis descendra la double spirale. Ce parcours cyclable est séparé du parcours piéton par un banc linéaire, ainsi le cycliste peut profiter de l’ambiance piétonne et de l’exposition tout en faisant du vélo. Son approche est ludique, la pente est utilisée comme élement de jeu qui met notre corps en tension avec l’espace. La pente, déforme notre perception visuelle en inclinant l’horizon qui nous permet d’aller plus vite lorsqu’on va dans le sens de la descente et nous met à l’épreuve quand on cherche à la gravir. Cette dimension ludique tient aussi à la présence de la piste cyclable qui introduit un mouvement et le rapport insolite de voir un bâtiment mais l’élément séparateur ( le banc ) contient également son lot de fantaisies. Au-delà du marketing territorial brillant que met en oeuvre le pavillon, son architecture elle-même est la mise en pratique de l’imagerie du Danemark exprimée dans les photos de Peter Funch. En effet, la succession de plans crée par : la juxtaposition du mur d’exposition, allée de circulation et de visite, du banc fantaisiste et de la piste cyclable ponctué des multiples événements qui jalonnent le parcours suggère une multiplicité d’usages et d’appropriation qui restitue la richesse et la diversité des photographies du Danemark. Ce pavillon parvient ainsi à mettre en tourisme le Danemark en créant une image du pays qui s’intègrera dans un discours cohérent et concis. Cela s’incarne au travers de la mise en scène d’un récit et d’une transcription spatiale au service de ce récit. Si le visiteur ne sait pas quoi penser du Danemark en entrant, 91
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Le pavillon danois à l’exposition universelle de Shanghai en 2010. photo : site de l’agence BIG 93
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Le mode de vie Danois tel que présenté dans le pavillon de l’état. photomontages : Peter Funch 95
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Le pavillon danois à l’exposition universelle de Shanghai en 2010. photo : Ludovic Legrand 97
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Le pavillon danois à l’exposition universelle de Shanghai en 2010. photo : Ludovic Legrand 99
il en ressort avec une expérience positive capable déclencher une envie d’aller découvrir ce pays. Ainsi, à la différence du Pavillon français qui met l’intelligence architecturale au service de l’efficacité dans la gestion du flux avec des propos scolaires; le Pavillon danois s’emploie à inscrire un récit cohérent dont l’architecture est le dispositif narratif principal. Les deux pavillons rejoignent le même but : activer ou réactiver les envies de voyage et de tourisme des visiteurs. Ils participent ainsi à triple mise en tourisme si spécifique à ce genre d’événements. Celle de Shanghai qui trouve là une occasion de s’adapter massivement pour la venue de 70 millions de visiteurs sur 6 mois; celle des pays exposés qui viennent se présenter en tant que destinations à consommer et enfin, celle des touristes chinois qui viennent à Shanghai pour apprendre à avoir envie de voyager.
LE TOURISME COMME PROGRAMME ARCHITECTURAL Après avoir observé et tenté de comprendre à quel point l’architecture pouvait se détacher de la notion de lieu et de la notion d’authenticité et, littéralement se vendre au service d’un message. Essayons, en regardant la production de l’agence BIG mais dans un contexte qui est moins ostentatoire que celui de l’exposition universelle de voir jusqu’à quel point cette agence sans complexe est capable de pousser ses logiques de mise en consommation du bâtiment. Le bâtiment nommé « The mountain » par l’agence est construit en périphérie de Copenhague dans un nouveau quartier qui s’appelle ørestad. Il est issu de la commande 100
d’un promoteur désirant construire deux bâtiments, l’un comportant 10 000m² de logements et l’autre 20 000m² de parkings. Pour répondre à cette commande, l’agence big décide de réunir les deux programmes pour en faire un seul et même bâtiment en le disposant de telle sorte à créer une complémentarité programmatique. Leur proposition est donc de construire un bâtiment de base carrée dans lequel le rez-de-chaussée est occupé par les aires de stationnement s’élevant vers la pointe Nord du carré d’inscription, sur ce qu’ils nomment un « podium », une « couche » de maisons avec cour est déposée et crée la couverture du parking en venant bénéficier d’une orientation plein Sud. Le schéma d’organisation ainsi proposé tient sa force à ce qu’il propose une relation inédite entre deux espaces qui ne sont ordinairement pas associés. Chacun des deux apportant une qualité nouvelle à l’autre. Ainsi, le parkingpodium permet à chaque appartement de bénéficier d’une cour et d’une orientation plein Sud. Les appartements eux, ont pour fonction vis à vis du Parking de le protéger des intempéries en créant un espace de co-visibilité entre les coursives de desserte des appartements et les espaces de stationnements. Arrivé au pied de cet édifice énigmatique, il est possible d’emprunter une coursive périphérique qui longe la façade métallique perforé et donne à voir des espaces de stationnements très généreusement dimensionnées par cette même promenade, on pourra apercevoir les couloirs d’accès aux appartements suspendus au-dessus du stationnement toujours actif. On retrouve ainsi la figure du «tour» présent dans l’idée du tourisme, la figure de la boucle qui, théoriquement recèle la promesse d’une expérience 101
linéaire mais sans répétition jusqu’à la fin du «tour» évite la tristesse de voir deux fois les mêmes choses mais sous un angle différent. Parmi les attributs du bâtiment on note aussi la grande « fresque » en tôle perforée représentant le mont Everest censé masquer les flancs du parking là où il est le plus haut et permettre de le ventiler tout en protégeant les voiture. Cette représentation qui, est la façade principale du bâtiment a pour dernière fonction de raconter une histoire présentée comme évidente mais qui relève du récit. Ainsi la montagne, assumée comme un lieu de fiction voire même de fantasme comme l’exprime assez bien la phrase que B.Ingels se prête dans la bande dessinée – manifeste « Yes is more » « Le Danemark, c’est plat comme une crêpe. Si tu veux vivre sur une montagne, il faut que tu la construise toi-même ! » p 76-77 Le bâtiment « Mountain » est bien plus qu’un bâtimenttouriste qui se serait alors contenté d’une mise en tourisme de son environnement ou, d’un environnement. Ici, le bâtiment participe à la consommation d’un fantasme en imposant le sien sur un site auquel il est insensible. Derrière son aspect sympathique et ludique le bâtiment ne cherche aucun engagement avec le site, vêtu de sa façade métallique et réfléchissante il ne cherche aucun dialogue, pas même à profiter de son environnement, il attend qu’on entre dans sa logique. Le bâtiment par sa virtuosité architecturale et l’habileté d’expression de son idée tend à un statut de monument autoproclamé. L’inscription dans le site est certes, un critère qu’il faudrait évaluer séparément de même que la prise en compte de l’habileté. 102
Ce bâtiment construit dans une périphérie propre mais fade de Copenhague montre un pouvoir de l’architecture retrouvé. Celui de créer des histoires et des univers singuliers propres à activer des territoires urbains en perte d’identité.
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Le projet «the montain» de l’agence BIG photo : site internet de l’agence BIG 105
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Une des façade du bâtiment «the montain» photo : Ludovic Legrand 107
CONCLUSION Cette étude nous a permis de définir le tourisme comme une pratique sociale fondée sur la manipulation du regard. La confrontation de la pratique touristique occidentale et non occidentale nous a permis de voir que l’authenticité que l’on pouvait croire être la vraie quête du tourisme - est parfaitement illusoire et qu’il fallait observer une nouvelle authenticité dans la situation étrange certes, mais devenue banale de personnes étrangères les unes aux autres qui se rencontrent dans un lieu qui leur est lui aussi, étranger. Nous avons également développé l’imbrication entre le développement urbain et le touriste pour voir qu’il s’agit d’une population qui peut en amener d’autres - les élites internationales et/ou les classes créatives - prenant ainsi part à la compétition internationale. À ce titre, les villes orientent actuellement l’aménagement urbain et les politiques événementielles vers les loisirs urbains qui témoignent d’un changement dans le regard porté sur la ville. Un effet indirect de ces politiques est la modification des exigences des citadins et le développement d’une nouvelle façon d’habiter la ville que l’on pourrait appeller «habiter touristiquement la ville» qui repose sur un rapport de consommation du territoire qui interfère de plus en plus avec le rapport citoyen. Les mutations du regard ici observées ont également des répercussions sur la façon dont les architectes voient l’espace. La notion du bâtiment-touriste exprime que le bâtiment est en lui-même un touriste porteur d’une «idéologie» qui tend à formater le visiteur. L’exposition universelle de Shanghai s’est révélée ne pas être un évènement célébrant la partage universel de la conaissance 108
mais une opération destinée à ancrer le public chinois dans la société de consommation. Les États participants s’y présentent eux-même comme des produits de consommation. Dans cette démarche, le bâtiment devient entièrement orienté vers un but unique celui de raconter une histoire à un «client» pour lui «vendre» un «produit». Le bâtiment devient alors un format de communication dans une position clef de la mise en consommation de l’espace. Ce mémoire aura démontré que le tourisme a déjà investi l’espace des villes et les comportements des citadins. Il est maintenant une réalité active qui transforme l’espace. Il est donc urgent de l’articuler avec l’ensemble des enjeux de la quotidienneté. Par ailleurs, nous avons vu que le tourisme permettait à l’architecture de retrouver une fonction sociale associée à une certaine «puissance». Cette nouvelle dimension de l’architecture pourrait notamment être le moyen d’une relecture de l’environnement urbain. Une architecture créative et insolente serait à même de changer le regard que l’on porte sur certains territoires. En définitive, j’espère que la présente étude aura permis de saisir que le tourisme est littéralement une transcription du regard que portent les sociétés sur leur environnement. Pourtant, plusieurs exemples nous ont montré la malléabilité de ce regard et qu’il était suceptible d’être renversé avec très peu de choses. (thermalisme, Paris plages) Il y a donc une réelle opportunité pour les architectes à faire valoir leur capacité à construire des récits afin de contribuer à re-construire le regard sur notre environnement et à ne pas le laisser dans le carcan du tourisme actuel.
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annexe L’article du bâtiment touriste
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REMERCIeMENTS Je voudrais d’abord remercier l’école d’architecture de Paris la Villette qui a su créer les convergences d’étudiants, de professeurs et de réflexions qui m’ont donné envie de croire en ce sujet. Je voudrais ensuite remercier Chris Younès, Catherine Zaharia et Anne Tüscher du séminaire art architecture et philosophie qui ont largement contribué à la dynamique que je décrivais plus tôt. Enfin de manière plus ponctuelle je tiens à remercier les personnes qui m’entourent au quotidien et qui ont, parfois sans le savoir contribué à stimuler ma réflexion dont Sylvie Ly, Maria Delamare, Jean-Baptiste Pettier, Julie Checconi, Yu Liu et Adrian Galeazzi.
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