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CAFÉ DES LYONNES
ANNE DELAIGLE
Chaque mois, Alexandra Carraz-Ceselli, fondatrice de L’Equipe des Lyonnes, nous propose un entretien avec une Lyonnaise au parcours remarquable. Découvrez ce « Café des Lyonnes » avec la truculente créatrice de mode Anne Delaigle qui nous reçoit dans son atelier du 1er arrondissement de Lyon et nous parle de son parcours dans le monde de la mode et de l’engagement des femmes dans le débat public.
Propos recueillis par Alexandra Carraz - Photos © Saby Maviel et DR
ACC : Êtes-vous une femme engagée ?
AD : Je crois que c’est une seconde nature chez moi, c’est forcément le gage d’une forme de liberté et ça permet d’avoir le choix. Tout est toujours chez moi, très tranché. Je vais au bout de ce que je pense. Je ne sais pas faire les choses à moitié. Par exemple dans mon travail, on a un produit qui est un peu polémique en ce moment, c’est-à-dire qu’on travaille la peau lainée. Et l’engagement dans mon métier, c’est vraiment le fait d’aller « sourcer » des matières avec des provenances très choisies.
Qu’est-ce que cela implique ?
Par exemple, la tannerie avec laquelle on travaille depuis plus de 25 ans a engagé sa transition écologique et ne travaille plus du tout au chrome pour polluer le moins possible. On a des approvisionnements de matières dans des élevages où les bêtes ne sont ni maltraitées, ni mal nourries. On va chercher nos boutons dans une boutonnerie lyonnaise qui usine à Lyon. Nos zips viennent d’Italie et sont produits dans des usines locales. On a une vraie conscience de ce que l’on fait. On produit tout chez nous ; il n’y a rien qui provient de l’autre bout du monde.
Donc cet engagement se traduit depuis longtemps à toutes les étapes de votre filière. Vous n’avez pas attendu l’effet mode pour en parler ?
Non, depuis toujours, et c’est un vrai combat. C’est à dire que je n’en peux plus de toutes ces marques qui vendent très cher un produit qui ne le vaut pas, qu’elles fabriquent à l’autre bout du monde. J’aimerais que les clientes aient un peu plus de conscience. Je le répète depuis toujours : “achetez moins, mais mieux”. Je comprends qu’on aille chez Zara et je n’ai rien contre. Au moins, ils ont l’honnêteté de ne pas vous prendre en traître. Pour d’autres marques, passé un certain prix, les filles, réveillez-vous, regardez les étiquettes, regardez où s’est produit. Vous n’allez pas me dire qu’acheter une robe à 400€ quand c’est fabriqué en Chine, ça ne vous pose pas de problème !

Avec cet engagement très marqué et qui se traduit dans votre activité quotidienne, dans votre métier, pensez-vous que les femmes manquent de quelque chose pour réussir dans le débat public ?
Je pense qu’on est aussi souvent notre propre problème. Il faut arrêter de se victimiser, de se voir toujours comme des pauvres petites choses fragiles. On ne peut pas toujours se servir de ça comme une excuse. Bien sûr qu’il y a des misogynes, ça arrive. Mais il y a un moment, il faut arrêter de se positionner toujours comme la minorité à qui on devrait porter secours et à qui on doit quelque chose.
Vous avez toujours su que vous vouliez travailler dans le milieu de la mode ?
Pas du tout. Je voulais faire avocat. Depuis toute petite, j’aime l’art de la contradiction, la discussion et les conversations politiques. Chez nous, on a toujours débattu. C’était le rituel, le petit-déjeuner le dimanche matin, tout le monde se levait de bonne heure, et ça a toujours été des discussions à n’en plus finir. Je suis éduquée comme ça. Je remercie mon père qui était quelqu’un extraordinaire, qui dès qu’on a été en âge d’avoir une capacité de réflexion, nous a poussés à réfléchir. Et j’éduque aussi ma fille comme ça, c’est-à-dire qu’on peut ne pas être d’accord tout le temps, on n’est pas fâchées pour autant.
Vous avez fait des études de droit puis avez bifurqué vers le prêt-à-porter ? Vous saviez dessiner ?
Pendant mes études, je me suis mise à travailler en parallèle comme responsable de boutique. En même temps, j’ai rencontré le père de ma fille qui m’a proposé d’aller au salon de Bologne, là où on source la matière. J’ai eu un coup de cœur pour la peau lainée. On en a acheté et on a fait quatre modèles avec des techniques de montage qui ne se pratiquaient pas à l’époque pour que la peau bouge comme un tissu. Après, je n’ai jamais “l’idée” d’un vêtement, mais la matière génère chez moi l’idée d’un mouvement ou d’un volume. Il faut s’attacher une très bonne modéliste avec qui on a le même sens du vêtement, et on monte des collections.
Est-ce un secteur difficile à intégrer ? Estce plus difficile ou plus facile quand on est une femme ?
Oui, il est difficile de rentrer parce que ce sont des métiers qui ne sont pas connus. Il n’y a pas une école qui va vous apprendre à designer une collection de vêtements de cuir, de peau ou de fourrure. Jamais je n’aurais eu l’idée de me dire que j’allais faire ça. Ensuite, le milieu de la peau et de la tannerie, est très masculin. La seule concurrente que j’avais c’était Sylvie Schimmel à l’époque, on était les deux seules femmes sur les salons. Il y avait des filles dans les équipes de stylistes, mais pas de filles avec leur propre collection. Ça prend un peu de temps pour être prise au sérieux. Il faut s’imposer. Mais je crois que c’est le cas partout.
Aujourd’hui il y a beaucoup de débat sur le traitement des animaux dans la filière textile. Vous avez un parti pris sur cette question ?
J’en ai un ras le bol qu’on ne voie qu’une face du problème. Il y a vraiment une désinformation sur tout ce qui tourne autour de la peau. Je comprends qu’on soit végan, végétarien ou ce qu’on veut, mais on peut porter de la fourrure ou de la peau lainée ou du cuir, en ayant une conscience. C’est à dire que quand les choses sont bien sourcées, les bêtes ne sont pas forcément ni maltraitées ni malnutries. Tous ces gens qui crient haro sur tout produit naturel, devraient quand même être conscients du fait que les jolies petites doudounes qu’ils portent sur eux, écologiquement c’est juste une catastrophe. Ce qu’on a appelé “fourrure écologique” ou le “cuir végan”, c’est un pur produit pétrolier, c’est 100 fois plus polluant que du cuir. Ce sont les mêmes qui viennent nous faire la leçon et qui vont s’acheter des tee-shirts en coton à 4,90€ donc, à ce prix-là, je voudrais qu’on m’explique à quel moment la filière du coton est vertueuse, avec un môme d’à peine 10 ans qui l’a fabriqué à l’autre bout du monde.
Pour permettre aux femmes de mieux s’engager dans le débat public, quels conseils donneriez-vous à celles qui nous lisent ?
C’est juste le courage. Aujourd’hui, je ne comprends pas ce truc d’imposer des quotas. Ça veut dire qu’à un moment une femme peut être recrutée juste parce qu’elle est une femme. Je trouve ça antiféministe. Donc moi, le seul conseil que je leur donne, c’est : les filles, ayez le courage de dire ce que vous pensez, on va commencer par-là, et puis imposez-vous ! Arrêtez de croire que c’est normal qu’on vienne vous chercher parce que vous êtes une femme. Vous avez des convictions, des opinions politiques ? Engagezvous en politique, dans les milieux associatifs, dans ce que vous voulez, mais faites-le, plutôt d’attendre qu’on vienne vous chercher. Il faut être un peu plus guerrière. Les hommes réussissent parce qu’ils ont ce côté un peu plus guerrier.


Si vous étiez en capacité d’agir très concrètement, quelles mesures prendriezvous pour permettre aux femmes d’être plus engagées dans le débat public ? Y-at’il un levier ?
Je voudrais que l’éducation change. Il faut éduquer nos fils et nos filles à avoir un rapport à l’autre qui soit égalitaire. Après, il y a quelque chose qui est dû, c’est une égalité salariale et une égalité de traitement. A quel moment devrait-on être traitée différemment dans une société, parce qu’on est une femme, parce qu’on va faire des enfants, s’absenter pendant quelques semaines ? Pour le reste, il faut aussi qu’on se débrouille et qu’on aille au combat. Il y a peu d’hommes pour qui les choses tombent du ciel. Si les choses vous dérangent, si vous voulez que ça change, faites-le !
> Retrouvez cet entretien dans son intégralité sur la chaine « L’équipe des Lyonnes »
Durant l’automne 2020, Anne Delaigle a pris la tête des manifestations lyonnaises des indépendants opposés à la fermeture des commerces non essentiels. Ci-contre, le cortège du 16 novembre 2020 où elle défile aux côtés d’Alain Audouard, président de la CMA, François Turcas, président de la CPME, Julien Smati, premier adjoint au maire de Rillieux La Pape, et Christophe Marguin, président des Toques Blanches Lyonnaises.
IZZY TOWN

Sa solution digitale
pour préserver le commerce de centre-ville
Fin février, Anne Delaigle tirera définitivement le rideau de sa boutique de la rue Lanterne pour ouvrir un nouveau chapitre (digital) de sa vie professionnelle. Sans pour autant abandonner complètement son univers créatif puisqu’elle va signer une collection capsule pour la marque italienne Manzoni. C’est en observant la progressive piétonisation de la Presqu’île qu’elle a eu l’idée de lancer une application de support destinés à préserver les commerces de centre-ville et à faciliter l’expérience de leurs clients. Il est clair que l’impossibilité de stationner au plus près des boutiques est un frein à l’acte d’achat, les clients ne voulant pas faire des kilomètres en trainant leurs sacs de shopping. D’où l’idée de créer une application mobile qui associe les priorités écologiques et business en permettant aux clients d’effectuer leur shopping les mains libres et de se faire livrer. Baptisée Izzitown, elle est d’une simplicité enfantine : à chaque achat, le shopper laisse au commerçant ses sacs qui sont identifiés à l’aide d’un QR Code. A la fin de son shopping, le client, via son appli, indique l’heure et le lieu de livraison souhaités (parking LPA, hôtel ou domicile situés dans les 9 arrondissements de Lyon, pour commencer). Bien entendu, ça se passe via des modes doux (véhicules électriques et vélos cargos). Anne Delaigle et ses associés Eric Vetillart et Sébastien de Longeaux lanceront l’application au printemps 2022 après avoir convaincu 350 commerçants de s’abonner à leur concept (entre 100 et 400 euros par mois). IzziTown sera ensuite étendu à Bordeaux et Nantes… et plus si entente ! Marco Polisson

ARIEL

Anges et démons
Pas question de faire du peintre lyonnais Ariel, un prophète illuminé, dans la suite de la cohorte qui orne les chapiteaux des églises et édifices des autres religions. Non, il résiste à la tentation d’être sanctifié de son vivant et il serait bien fou, celui qui le ferait canoniser à la suite des évangélistes Jean, Luc, Marc et Mathieu... Ainsi, nous l’avons rejoint dans son atelier de la grande couronne lyonnaise. Texte : Bernard Gouttenoire - Photos © Saby Maviel


IL Y EUT UN PREMIER MATIN
Ariel est peintre depuis toujours, depuis sa naissance (en 1949), il est le fils d’Evaristo (1923-2009), lui-même peintre majeur qui — après avoir fui l’Espagne de Franco — s’était retrouvé ouvrier à Saint-Fons. Autodidactes, le père et le fils peignaient, Evaristo sur la table de cuisine dans sa modeste habitation et Ariel, dessous la même table. Ainsi est née la vocation de celui qui désormais, tutoie les anges et les démons. La peinture d’Ariel est faite d’une multitude de personnages issus de l’imaginaire. Il puise d’abord dans la Bible, mais aussi dans toutes les mythologies du monde, qui peuplent d’instinct les humains au point de servir dans une imagerie fantastique, tout un bestiaire, qui lui est propre. La genèse, le déluge, la tour de Babel, le jugement dernier -sans être jamais nommés- sont les épisodes omniprésents du lexique intime et vital d’Ariel, qu’il revisite sans cesse, mais pas seulement. Lorsque l’on gratte le vernis, il y a des pistes invraisemblables inexplorées.


L’IMMENSE FOULE DES HOMMES
Le dessin d’Ariel est fait d’un schéma -comme une sorte de pièce montée- sur plusieurs étages, dans un amoncellement de corps superposés. Un entrelacs d’hommes et de femmes rivalisant de beauté dans leur nudité naturelle, même impudique. Parfois, dans des séquences sous forme de tiroirs, Ariel range ainsi tous les sentiments humains, les émotions et pulsions de chacun, mais aussi les aigreurs et les rancœurs, les vomissures abjectes, jusqu’au flot immonde et grossissant des forfaitures... Il participe au monde dans une sorte de fresque multiple de la globalisation universelle faite du se cherchent, dialoguent, se querellent, s’entretuent jusqu’à se retrouver dans la grande fresque, en attente du jugement fatal et suprême. C’est la condition humaine qui dérive, parfois (souvent) avec un portraitautoportrait... finalement qui ressemble plus à l’humain que celui qu’on croise ? Ariel a compris, d’où l’on vient et où l’on va... Il y a 30 ans, il se souvient avoir mis en scène la vierge Marie lisant (enfant), et sa maman Sainte-Anne, sur une sculpture grandeur nature en plâtre (du XIXème), que son ami Henri Ughetto lui a offert, et dont il a habillé richement le voile et le manteau, comme une chevelure jusqu’aux pieds. Cette pièce majeure a été exposée au domaine de Lacroix-Laval, lors de l’exposition « Bâtisseurs de lumière » pour le centenaire de la basilique de Fourvière inaugurée par Mgr Jean Balland.
LA PEINTURE JUSQU’À LA RÉGALADE
Si Ariel inclut la poésie de son geste, dans sa peinture des Saintes femmes, c’est bien que toutes les églises, les mosquées, les synagogues, les temples, et tous les calvaires, les tombeaux et mausolées se réfèrent à l’humaine et divine présence mariale... Il ose aller plus loin, quand il semble dire fièrement, que les plaisirs jouissifs de la chair — ceux qui proviennent des sens (le goût, la vue, l’ouïe, l’odorat et le toucher) — ne sont jamais proscrits, à condition que l’usage qui en est fait, ne soit, en aucun cas, “malin”. Il se souvient que dans tous les textes originaux — Bible, Evangile, Coran, remontant bien avant, jusqu’à l’épopée de Gilgamesh — il est dit que « ceux qui ne profiteront pas des plaisirs licites, seront bannis du paradis, éternellement promis aux justes ». Et justement Ariel nous régale tant qu’il peut, de sa peinture depuis les années 70, quand il exposait avec Gérard Gasquet et Demeter, avec Paul Hickin, René Munch, Louis Seror, Salvatore Gurrieri, Erich Schmid, et Régis Bernard, et -bien sûr- avec Evaristo… dans la tanière marquée de la lettre K, 25 quai de Bondy, la galerie au signe du couple, Colette (et son mari), le poète Roger Kowalski, qui ont su, les premiers, avec les écrivains Louis Calaferte, Paul Gravillon, Ménaché, Charles Juliet, François Montmaneix, et les peintres Jim Leon, Georges Darodes, Henri Ughetto, Joannès Veimberg, reconnaître et montrer son talent...
