HORS SÉRIE
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#EDITO L'équipe Biche
Les Bichons ! Nous nous retrouvons pour un deuxième hors série ! Comme la couverture l’indique, nous mettons à l’honneur l’architecte Mario BOTTA. Ravis de vous partager ce nouveau zoom, nous espérons que vous aimerez ce nouveau highlight consacré à l'un des temps forts des journées de l’architecture ! Alors prenez une boisson chaude (ou une bière ça fonctionne aussi) histoire de se réchauffer de ces températures hivernales et dégustez notre p‘tit biche !
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INTERVIEW DE MARIO BOTTA
08/10/2018
BICHE > Vous faites partie de ceux qui ont, en plus d’y avoir contribué à travers le temps, fait respecter et interpréter les valeurs de l’histoire. De quelle manière cette construction de témoignages de la mémoire, authentique, estelle importante pour vous ? MARIO BOTTA > Elle est fondamentale. Je pense que la manière à employer est de témoigner de l’actualité puisque l’architecture est l’expression physique et formelle de l’histoire. L’architecte est fondamentalement appelé à témoigner. Si on regarde l’architecture d’une ville on arrive à lire son histoire, son époque, son fonctionnement, son déroulement. Je suis né après le Bauhaus mais si j’étais né avant, il est évident que mon écriture, ma sensibilité aurait été différente que celle que j’ai aujourd’hui et différemment traduite. J’ai donc été bercé dans le témoignage et l’enseignement du 20ème siècle avec les maîtres que sont Gropius, Mies Van der Rohe, Alvar Aalto ou encore Louis Kahn. Ce dernier est une figure très intéressante puisqu’il a, entre autres, fait de l’histoire et du passé une carte géographique de recherches mais aussi son patrimoine d’étude. Dans l’histoire il y a vu des ressources, des sources d’inspirations architecturales. À travers cette lecture il s’est vu redonner les caractères emblématiques et fondamentaux de l’architecture; je pense à la gravité, à la force du mur, à la lumière, au seuil comme élément de jonction entre extérieur et intérieur. Kahn a été capable de lire la profondeur que porte en elle-même l’architecture comme un témoignage qui n’est pas seulement une réponse technicofonctionnelle mais une valeur métaphorique, symbolique, éternelle sur lesquelles se fondent la joie de vivre, le caractère de vie que l’homme a besoin. Ainsi, dans ce sens, je pense qu’à travers le parcours de maîtres du mouvement moderne, le Corbusier,
Louis Kahn mais aussi les nouvelles générations, se dégage ce sentiment indiquant que pour résister à la banalisation du global, de la société de consommation, il est intéressant pour l’architecte de redécouvrir les principes structurels fondateurs de cette discipline.
B > Dernièrement, la ville de Locarno a organisé une exposition sur votre travail. Nous y avons alors découvert des lieux de cultes, des églises, des cathédrales, des synagogues, des mosquées qui invitaient à une véritable expérience poétique. Aussi, nous avons appris que vous alliez recevoir le prix Joseph Razinger ! Pourquoi avez-vous décidé de focaliser votre recherche sur ce projet du culte ? MB > C’est, comme toujours, arrivé par hasard, à la suite d’une première commande. Avant tout chose il faut savoir que l’une des prérogatives de l’architecte est qu’il n’est pas celui qui décide de ce qu’il fait. On lui demandera une école, un théâtre, une maisonnette, un cabanon et c’est alors à nous, architectes, de voir comment interpréter la demande. Il est intéressant de voir que les thèmes, valeurs et forces de l’architecte ne sont pas la fonction, les décisions ou encore les besoins de la société mais de l’intérêt porté au véritable client qu’est l’histoire de son propre temps. Avant 1986 je n’avais encore jamais eu l’occasion de réaliser un lieu de culte. Cette année-là, le village de Mogno localisé dans une vallée en Suisse, a perdu son unique lieu de culte lors d’une violente avalanche. Les habitants sont alors venus à moi pour me demander de leur reconstruire leur église du XVIIème siècle alors détruite. C’était la première fois que j’étais confronté à ce type de dilemme, à double peine. • 4•
INTERVIEW DE MARIO BOTTA
08/10/2018
Église de San Giovanni Battista à Mogno / Mario Botta Architetti - themodernhouse.com
En effet, il fallait que je trouve la manière de témoigner et de faire renaître un espace de silence, de méditation dans ce contexte de destruction. A la suite de ce projet, j’ai été amené à réaliser bien d’autres lieux de culte. La plupart de ces lieux sont chrétiens, j’ai également édifié une synagogue et suis actuellement sur le projet d’une mosquée en Chine. Je disais que les lieux de culte ne sont pas un choix mais plutôt une réponse à la demande pourtant, aujourd’hui, si je devais choisir, je ne ferais plus que cela ! En effet, je dis cela puisque le lieu de culte, contrairement aux bureaux, aux supermarchés, aux stades ou aux cinémas, construits en grand nombre pour répondre à la société de consommation, il y a, dans les lieux de culte, une permanence de la fonction. Il y a une permanence de la forme contrairement aux théâtres par exemple, comme celui de Scala à Milan que j’ai récemment restructuré ;
c’est le lieu de l’imaginaire collectif, où les gens sont amenés à rêver dès que les lumières s’éteignent, que le rideau se lève, sur des situations telles que l’amour, les tragédies, les narrations de l’humanité. Ainsi la machine théâtrale est complexe. Dans le cas de l’église il y a l’autel puis le peuple de Dieu, rien d’autre. La vraie question que doit aujourd’hui se poser l’architecte est « comment faire un espace de silence, de prières, de sacrifices dans notre société actuelle ? » C’est fantastique puisqu’il y a une histoire millénaire qui m’a nourri, je suis un fils de l’architecture ecclésiale, si je décidais d’enlever les églises, il ne me resterait que quelques châteaux, en somme, très peu.
En réalité dans la tradition de la culture occidentale je trouve, au même titre que ces grands architectes et artistes, cette importance de la spiritualité, de la religion, du sacré. • 5 •
INTERVIEW DE MARIO BOTTA
08/10/2018
Une remarque que je me suis faite, un peu à côté de l’architecture mais qui exprime bien ma pensée, est que si on analyse les œuvres des plus grands artistes, Picasso, Chagall, Matisse on remarque qu’eux aussi se sont intéressés de près au thème du sacré avec des formes et des religions différentes ; tout le monde s’y confronte un jour, au-delà du fini. En ce qui me concerne, je dirais que le thème de l’espace sacré, qui parle au-delà de la fonction, m’a permis de découvrir les formes, les éléments, l’essentiel de l’architecture notamment l’idée de la gravité, des murs , la force de la lumière comme génératrice de l’espace, la géométrie comme élément d’équilibre. Je ne pense pas que j’aurais eu la même force et la même concentration pour la réalisation d’un supermarché. Pour Locarno, je devais, au départ, faire une exposition tout à fait différente, sur les éléments non bâtis type scénographie et design mais à l’instant de décrire cette idée à la commission, je me suis comme complètement vidé, dégonflé, tout était prévu mais je n’étais pas convaincu alors, presque par hasard, j’ai proposé une autre idée. Le projet est né comme ça, en niant une première forme d’expression proposée. Dans la vie c’est ainsi, il n’y a pas de rigueur unique, il y a des intuitions et j’ai ici appris beaucoup de choses.
MB > Dans le passé l’architecture était considérée comme le sommet des arts, la forme d’expression la plus complète puisqu’elle devait répondre à des besoins pratiques. L’architecture n’était alors pas seulement une image mais aussi et avant tout une forme de protection contre les intempéries. Elle a donc toujours été reconnue comme une forme d’expression sublime. Cependant dans notre culture moderne, de ces cent dernières années, l’architecture a perdu cette capacité, cette valeur iconographique, symbolique du témoignage, elle a perdu ce maximum de l’expression. Aujourd’hui, on est dans une forme de pause, d’incompréhensible depuis l’extérieur, de non reconnaissance des fonctions. Il y avait, avant, une valeur très forte accordée au point de vue fonctionnel et également, à l’intérieur de la ville, des lieux définis. Aujourd’hui, ces repères sont pulvérisés. Je fais l’apologie de la ville européenne puisqu’à mon sens, elle se désagrège d’une force plus archaïque que jamais. La ville était, pendant très longtemps, le lieu d’agrégation des Hommes, le lieu de réunions, son développement avait un sens et peu importe les conditions ou morphologies, quand il y avait une ville, il y avait toujours fondamentalement un centre et surtout des limites, des droits d’habitat. En dehors de la ville c’était les bandits et il fallait mériter son droit d’entrer. Aussi, jusqu’alors, il suffisait de lever les yeux, de repérer l’église, le palais royal ou d’autres éléments forts car l’organisation des villes s’y faisaient depuis. Le modernisme a brisé cette permanence, a créé une ville du n’importe quoi et pour des raisons qui, aujourd’hui encore, ne sont pas comprises.
B > Votre architecture semble très attentive aux problèmes inhérents et aux changements de la société. Pensez-vous que, de nos jours, les villes perdent de leur unité, de leur identité ? Y aurait-il un lien avec les références symboliques des institutions humaines ?
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INTERVIEW DE MARIO BOTTA
08/10/2018
Pourquoi sommes-nous la ? Quel sens donner à notre orientation avec les périphéries et les banlieues ? Aujourd’hui l’espace de l’Homme est organisé par la haute finance par les grandes entreprises, les supermarchés. Ces derniers s’implantent à un endroit et en changent l’articulation, l’organisation spatiale. Nous sommes comme devenus orphelins. En cela je dirai que l’architecture a perdu son pouvoir qui était d’organiser l’espace de vie des Hommes. Il est alors question de trouver le moyen de faire que l’architecture réponde à nouveau à son devoir. Heidegger, le philosophe, disait que l’Homme habite dès lors qu’il a la capacité à s’orienter à l’intérieur d’un espace. Si je suis capable de m’orienter alors j’habite. Si je perds cette orientation je me retrouve alors dans un labyrinthe et ne peux plus habiter. Il faut aujourd’hui prendre conscience que nous perdons progressivement cette logique de repère, de sens.
L’idée était donc de tourner le musée vers ce paysage extérieur plutôt que de l’orienter à la route, vers les voitures, le tramway, les vélos mais aussi de l’ouvrir sur le parc en proposant cinq espaces d’expositions éclairés depuis des lames filtrant la lumière. Ce schéma donne l’intérêt ; il n’est pas un bâtiment isolé mais un bâtiment répondant de manière très stricte à la loi de la ville, et donnant forme à la structure urbaine. Cette force est déclinée, entre autres, par la passerelle d’où les visiteurs accèdent au musée. Pour accéder à la série des salles d’expositions, les visiteurs n’ont, en effet, d’autre choix que de l’emprunter et d’observer, sur une cinquantaine de mètres, la rivière qui passe. Ce petit élément donne un sens à ma recherche; cette mise en valeur à travers le bâtiment architectural du contexte, ici c’est la rivière qui passe, 80 mètres, comme une autoroute qui passe, c’est effrayant. C’est un bâtiment qui réagit au contexte.
B > Nous avons la chance de vivre à la frontière avec la Suisse dont Bâle. Cette ville accueille nombreuses de vos réalisations et, entre autres, le Musée Tinguely. En quoi ce musée pourrait-il représenter votre vision de l’architecture ? MB > Si je devais choisir un élément, celui qui me paraît le plus intéressant de ce bâtiment, je dirai que c’est la manière que celui-ci a de prendre possession de l’espace. En effet, je suis intervenu dans un espace libre, un parc public, le parc de la Solitude bordé par le Rhin.
B > Notre journal est principalement lu par les étudiants de l’École Nationale d’Architecture de Strasbourg, au travers de cette interview ils vont apprendre sur votre expérience et votre vision de l’architecture. Auriez-vous un conseil et une appréciation sur la ville de notre apprentissage à leur donner ? MB > Avant toute chose, pour faire ce métier d’architecte il faut aimer, être passionné d’architecture. Dès lors que ça deviendra une passion, tout paraîtra plus facile même face aux plus complexes et difficiles questionnements.
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INTERVIEW DE MARIO BOTTA
08/10/2018
Il faut trouver la force, le courage, le risque aussi, il faut chercher dans l’architecture la raison profonde, il faut y trouver sa raison de vivre, sa vision générale du monde qui vous confortera dans votre aise à jouer plutôt de l’organisation des espaces que du violon. Chacun doit trouver et faire ce qui lui plaît, ce qu’il considère de mieux. Être architecte est un travail fantastique et ce qu’il y a de plus fantastique, c’est l’absence de recette ou de système automatique d’apprentissage. On peut enseigner l’histoire, la théorie et tout le reste mais pas l’architecture. Moi-même, après avoir fondé une école, je reste convaincu que l’architecture ne peut être enseigné, il ne peut qu’être appris. Comme Louis Kahn le disait, la théorie est toujours à côté de l’œuvre et si elle est à côté c’est bien qu’elle n’est pas l’œuvre. Je travaillais pour lui à Venise quand j’étais étudiant et lorsque l’on s’est quitté, on s’est salué et il m’a dit : « Si tu veux devenir un bon architecte je te donne trois conseils, il faut : travailler, travailler, travailler. » Il n’y pas de règle. Si vous avez l’humilité de travailler dans le but de transformer, par l’architecture, les éléments de la vie alors vous avez compris l’essentiel de l’architecture. C’est la force de Le Corbusier, il a su insérer l’histoire dans ses projets architecturaux, il a balayé toutes les périodes, des problèmes sanitaires à ceux du relogement. Il a tenté de donner des réponses, il a transformé les problèmes en un acte architectural. Moi je souffre quand je vois les magasins, qui se ressemblent tous, qui sont faux, sans signature, une folie de non pensée. Il est rare aujourd’hui de trouver des bâtiments capables de transformer des cycles et pourtant en arrivant à Strasbourg, c’est marquant de voir à quel point la ville a su garder sa propre histoire, sa propre architecture, sa propre logique.
" L'architecture est un instrument de résistance à la banalisation du moderne. " "L’architecture n'est pas un problème esthétique mais éthique "
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BIOGRAPHIE
BIOGRAPHIE
Restaurant " Fiore di pietra" au Monte Generoso / Mario Botta Architetti - rsi.ch
Architecte autodidacte suisse, Mario Botta est né le 1er avril 1943 à Mendrisio, dans le canton du Tessin, canton suisse de culture italienne. Il commence sa formation en 1958 par un apprentissage en tant que dessinateur en bâtiment chez les architectes Luigi Carmenisch & Tita Carloni à Lugano. De 1961 à 1964, il fréquente le lycée des Beaux-Arts de Milan. À l’âge de 18 ans il dessine sa première maison dont le presbytère à Genestrerio qui sera construit par la suite de 1961 à 1963. À partir de 1964, Botta étudie l’architecture chez un des maîtres de l’architecture moderne, Carlo Scarpa puis chez le célèbre historien d’art, Giuseppe Mazzoriol à l’Université de Venise. En 1965, il entre dans le cabinet de Le Corbusier où il travailla auprès de ses assistants Julian de la Fuente et José Oubrerie. C’est en 1969 qu’il obtient son diplôme d’architecte sous la direction de Scarpa.
La même année, il rencontre Louis Kahn. Cette rencontre est marquante pour la suite de sa carrière. À travers Kahn, Mario Botta y trouve une source d’inspiration. Il apprend alors sa culture afin de fonder sa propre vision de l’architecture. Aussi, il collabore avec lui pour la préparation de l’exposition du projet des Giardini de la Biennale. Un an plus tard, en 1970, il ouvre son agence à Lugano. Rapidement il se fait remarquer pour son style local en posant des volumes simples et épais qui reprennent la tradition vernaculaire par l’emploi de la brique industrielle et de la terre cuite mais également pour ses bâtiments cylindriques traversés par un axe laissant transparaitre une fissure à travers laquelle la lumière du jour descend comme la Casa Rotonda à Stabio (1980-1982) ou encore l’église San Giovanni Battista de Mogno (1992-1998) en Suisse. • 9 •
BIOGRAPHIE
Musée d'Art Moderne à San Francisco / Mario Botta Architetti - dezeen.com
A travers son travail, Botta montre un rapport intense et attentif à travers lequel l’architecture se propose en tant qu’instrument suprême de l’expression humaine. Ses recherches se tournent vers cette intégralité et cette cohérence dans la ville qui peut être exprimée par l’intermédiaire d’une valeur symbolique. Dès 1978 Mario Botta se voit être membre de la fédération suisse des architectes et membre de la commission fédérale des beaux-arts de 1982 à 1987. Membre suppléant du jury international réuni en 1983 pour choisir l'architecte chargé de construire l'Opéra Bastille à Paris, il reçoit également de nombreuses récompenses au cours de sa carrière notamment le « Prix Architecture Beton » à Zurich en 1985, le prix « Merit Award for Excellence in Design » pour la conception de son Musée à San Francisco en 1988, le prix « Grade de Chevalier dans l’Ordre des Arts et des Lettres » de Paris en 1988.
Épris d’une intense volonté de recherche architecturelle, il s'engage, depuis ces dernières années comme auteur et fondateur de l'académie d'architecture à Mendrisio. Principales réalisations : - Collège (1972-1977), Morbio Inferiore, Suisse - Maison parallélépipédique (1970-1971) Cadenazzo, Suisse - Bibliothèque du cloître des Capucins (19761979), Lugano, Suisse - Musée d’Art Moderne (1989-1995), San Francisco, Etats-Unis - Musée Jean Tinguely (1993-1996), Bâle, Suisse - Synagogue Cymbalista (1996-1998), Tel Aviv, Israel - Siège de Campari (2007-2009), Sesto San Giovanni, Italie - Restaurant « Fiore di pietra » (2015-2017), Monte Generoso, Suisse Interview réalisée par Morgane Garcher et Marie Stémart Maquette : Jessica Graignic
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Et c'est pas fini ! Déjà terminé ? Vous en voulez encore ? Pas d’inquiétudes, d’autres numéros sont en préparation ! Nous avons hâte de vous les partager, en attendant vous pouvez nous retrouver sur notre site Bichemag, notre Instagram et notre compte Facebook ! Nous espérons que vous avez aimé ce numéro ! Prenez bien soin de vous les bichons !
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