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LAURENT MOYSE

Dans ce documentaire, l’un des réalisateurs a voulu mettre en avant l’un des pans de la crise financière de 2008.

« Toutes les crises se ressemblent »

La finance luxembourgeoise a échappé de peu à la catastrophe, au cours de trois jours noirs, en septembre 2008. Revenant sur cet épisode, le documentaire Crise et chuchotements donne la parole à des observateurs du sauvetage de Fortis et de Dexia.

Auteur BENOÎT THEUNISSEN Photo MATIC ZORMAN

En tant que place financière internationale, le Luxembourg a naturellement vécu en direct l’impact de la crise financière de 2008. Pourtant, aucun film n’y avait jusqu’à présent fait référence. La sortie du documentaire Crise et chuchotements, réalisé par Laurent Moyse et Jossy Mayor, produit par Rishon Films, avec la participation du Film Fund Luxembourg et de RTL Luxembourg, vient combler cet oubli.

Le film permet de se rendre compte de ce qui aurait pu se passer si l’État luxembourgeois ne s’était pas attelé à sauver Fortis Luxembourg et Dexia, en l’espace de 72 heures à partir du vendredi 26 septembre 2008. « Nous avons constaté que c’était un moment de rupture dans l’histoire du Luxembourg, au regard des conséquences qu’il y a eu les années suivantes, explique Laurent Moyse. On était au bord de la catastrophe. Ça aurait pu très mal se passer si les deux entités luxembourgeoises avaient dû fermer leurs portes quasiment en même temps. L’idée de départ était donc de montrer qu’il s’agissait d’un moment crucial de l’histoire récente du Luxembourg. »

Luc Frieden, qui exerçait à l’époque la fonction de ministre du Trésor et du Budget, intervient dans le documentaire en tant que principal protagoniste du sauvetage des deux institutions bancaires. « Une crise, par nature, surtout de cette ampleur, ne peut pas être anticipée, à l’instar de la crise provoquée par les attentats du 11 septembre 2001 », déclaret-il. Il reste en revanche convaincu qu’elle aurait pu être évitée : « Je crois encore aujourd’hui que, si les Américains étaient intervenus pour éviter la faillite de Lehman Brothers, nous n’aurions probablement pas dû faire face à ces graves crises que nous avons vues en Europe. Fortis et Dexia n’étaient que deux exemples, même s’ils étaient parmi les premiers. » Si le développement de la crise de 2008 au Luxembourg a eu des ramifications en Belgique, en France et aux Pays-Bas, Luc Frieden insiste sur le fait qu’elle est d’abord venue des ÉtatsUnis, dans la foulée de la crise des subprimes. Bien avant le mois de septembre 2008, il se souvient avoir affirmé dans l’un de ses discours que « la crise américaine aurait un effet sur l’Europe ».

L’intermédiation bancaire Intervenant également dans le documentaire, Laura Abbracciavento occupait une place d’observatrice de premier plan à l’époque des faits par son rôle de responsable de salle des marchés et de la trésorerie d’une banque de la Place. « On voyait bien que la crise des subprimes

LES RÉALISATEURS

Laurent Moyse Diplômé en économie et journalisme, Laurent Moyse a une expérience de près de 40 ans en journalisme. Passé par le Tageblatt dès 1983, il rejoint le Luxemburger Wort en 1991, avant de devenir rédacteur en chef de La Voix du Luxembourg de 2001 à 2008. Depuis, il travaille comme journaliste indépendant, auteur de livres et chroniqueur radio.

Jossy Mayor Né en Afrique du Sud, Jossy Mayor est à la fois Luxembourgeois et Belge. Réalisateur et producteur, il est gérant de la société Rishon Films. Certains de ses courts métrages ont été primés dans des festivals internationaux. Il est également artiste plasticien. avait commencé à rendre les marchés très instables, avec de la volatilité et les prix des actions en baisse. » En charge de la liquidité de sa banque, Laura Abbracciavento rappelle en outre le rôle joué par les institutions financières en tant que contreparties dans le système d’intermédiation bancaire, au travers duquel les banques assurent leur liquidité quotidienne. « Lehman Brothers jouait ce rôle de contrepartie, spécialisée dans les activités de brokerage des produits dérivés. » Un élément qui explique pourquoi la faillite de Lehman Brothers s’est propagée avec un effet boule de neige sur les places financières étrangères.

Un autre facteur de la crise a été la titrisation, une technique qui consiste à assembler des crédits à la consommation pour en faire des titres, relève l’ancienne responsable de salle des marchés. Sous la forme de CDO (Collateralized Debt Obligations) ou de CDS (Credit Default Swaps), ces titres revêtaient un intérêt tout particulier pour les institutions bancaires qui en achetaient, puisque leur niveau de risque était lié à la notation de leur émetteur. « Si Lehman Brothers émettait une telle obligation, le risque était associé à Lehman Brothers qui avait un rating élevé. Ce qui se trouvait à l’intérieur n’était pas considéré comme un risque. »

Toutefois, « à la base, il y a le risque des crédits à la consommation, conditionnés sous la forme d’un package de milliers de crédits sousjacents », précise Laura Abbracciavento. Les taux d’intérêt étant assez avantageux avant la crise de 2008, de nombreux ménages américains avaient contracté des emprunts immobiliers. « Quand le marché immobilier a commencé à baisser, les taux d’intérêt, alors variables, ont augmenté. Les ménages ont alors vu leurs mensualités de remboursement grimper considérablement. » Ainsi est née la crise des

subprimes. Le marché de l’immobilier s’est effondré, les ménages ne pouvant plus rembourser leur crédit car les taux d’intérêt étaient devenus trop élevés. Pourtant, la plupart des institutions financières avaient investi dans des CDO et des CDS qui s’étaient ainsi retrouvés sans aucune valeur du jour au lendemain. Même si elles pouvaient alors bénéficier d’une notation AAA, cela ne les protégeait plus du risque de dépôt de bilan.

Les hésitations américaines Malgré tout, Laura Abbracciavento ne cache pas sa surprise face à l’absence de sauvetage de Lehman Brothers par les autorités américaines lors de son aveu de faillite le 15 septembre 2008. « On avait vu la Fed intervenir

DÉROULÉ DES ÉVÉNEMENTS EN 2008

03/04 : Annonce de la vente d’ABN AMRO à Fortis.

15/09 : Faillite de Lehman Brothers.

16/09 : Sauvetage d’American International Group (AIG).

26/09 : Début des réunions entre les capitales européennes pour éviter la faillite de Fortis puis de Dexia.

28/09 : Sauvetage de Fortis par la Belgique, les Pays-Bas et le Luxembourg à hauteur de 11,2 milliards d’euros.

30/09 : Sauvetage de Dexia par la France, la Belgique et le Luxembourg, recapitalisée à 6,4 milliards d’euros. banquiers et responsables politiques qu’ils ont contactés.

Le défi de trouver des témoins de premier ordre est pourtant à la hauteur de l’importance de sensibiliser sur la crise, faisant désormais partie de la culture générale financière. Jusqu’à présent, les premiers retours sur le documentaire démontrent un certain succès. Les réalisateurs peuvent en témoigner sur la base des récents commentaires reçus à la suite de la programmation du documentaire au LuxFilmFest au mois de mars. « Ceux qui connaissent la problématique de la place financière luxembourgeoise ont beaucoup apprécié la façon dont on a présenté les choses, car on est restés factuels », rapporte le réalisateur Laurent Moyse.

« On était au bord de la catastrophe. Ça aurait pu très mal se passer si les deux entités luxembourgeoises avaient dû fermer leurs portes quasiment en même temps. »

« Le fait que l’État soit intervenu pour sauver deux banques privées et résoudre une telle crise à l’aide d’instruments financiers a fait prendre conscience aux dirigeants actuels de la nécessité d’intervenir lors de la survenance d’autres crises, qu’elles soient sanitaires, économiques ou financières. »

LAURENT MOYSE

pour aider Bear Stearns un peu avant. Elle était aussi intervenue pour Freddie Mac et Fannie Mae, deux piliers du refinancement des prêts immobiliers », dit-elle. Au moment de la déclaration de la faillite de Lehman Brothers, rien ne s’est passé. « L’une des raisons avancées est que la Fed a considéré qu’il n’y avait pas assez de fonds pour continuer à sauver les institutions financières. Il fallait donc bien envoyer un signal. »

Les autorités américaines ont finalement revu leur point de vue. Alan Greenspan, ancien président de la Réserve fédérale américaine, s’est d’ailleurs exprimé de la sorte lors d’une audition le 28 octobre 2008 devant le Comité de surveillance et de la réforme gouvernementale : « J’ai fait une erreur en pensant que des organisations mues par la recherche de leur intérêt privé […] étaient, pour cette raison, les mieux à même de protéger leurs actionnaires et leurs investissements. » Une prise de conscience qui fut toutefois rapide. Le 16 septembre 2008, au lendemain de la faillite de Lehman Brothers, la Fed décidait d’injecter 85 milliards de dollars dans le géant de l’assurance American International Group (AIG), au bord de la faillite à son tour.

« L’impact d’une faillite d’AIG aurait été encore plus important sur les marchés, fait remarquer Laura Abbracciavento. Le risque systémique d’AIG aurait été monumental par rapport à celui de Lehman Brothers, en raison des nombreuses et importantes participations d’AIG à l’étranger. » Selon elle, même des banques saines auraient pu s’effondrer si AIG n’avait pas été sauvée. « Avec l’effet de panique, les gens auraient perdu confiance dans le système financier dans son ensemble et, ne sachant pas reconnaître une banque solide par manque d’accès aux informations, se seraient fiés aux rumeurs, retirant leur épargne de leurs banques. »

Les réalisateurs ont d’ailleurs cherché à mettre en lumière ce qui aurait pu se passer au Luxembourg en l’absence d’action du gouvernement. « Sans l’intervention de l’État à partir du 26 septembre, il n’est pas certain que Fortis Luxembourg aurait rouvert ses portes le lundi matin suivant », indique Laurent Moyse. Le témoignage de Luc Frieden, en tant qu’ancien ministre du Trésor et du Budget, nous en apprend d’ailleurs énormément sur l’état d’esprit nécessaire pour trouver une issue à une crise de haute intensité : « Il faut surtout une grande sérénité dans de tels moments, même s’ils peuvent conduire à la panique. Il faut éviter cette panique à tout prix. » Et il poursuit : « Il faut une détermination claire pour aboutir à un résultat. Dans mon cas, c’était de sauver des banques et leurs clients, donc de prévenir un dommage économique et social majeur. »

Un documentaire sans voix off Malgré l’ampleur du travail réalisé en 2008, il n’est pas toujours aisé de faire témoigner ceux qui ont joué des rôles de premier plan. « Néanmoins, au Luxembourg, comme beaucoup de ces personnes ne sont plus en fonction ou occupent d’autres postes, elles ont accepté de parler, et certaines même avec beaucoup de détails », déclare Laurent Moyse. Côté belge, les réalisateurs se sont par contre retrouvés face à une fin de non-recevoir de la part des

LAURENT MOYSE

À noter que le documentaire ne comporte aucun commentaire de la part d’un narrateur externe. Ce qui a été un choix assumé dès le départ du côté de la réalisation du film. « Nous avons voulu montrer les événements de 2008 en restant le plus objectifs possible. C’est pour cette raison que nous avons évité d’utiliser un narrateur en voix off, explique pour sa part Jossy Mayor, coréalisateur. Dès l’écriture du film, nous avions à l’esprit de faire un parallèle avec la crise de 1929 et ce qui s’est passé par la suite. »

L’autre partie du public, composée de ceux et celles qui n’ont aucune relation avec le monde de la finance, est allée voir le film avec l’appréhension de savoir s’ils allaient le comprendre, dans la crainte qu’il soit trop technique. « Mais comme on a privilégié une approche

extrêmement pédagogique, ils ont beaucoup aimé le film parce qu’ils ont très bien compris, à la fois, l’enjeu de la crise, le déroulement et les conséquences, observe Laurent Moyse. On a donc réussi à séduire le grand public et pas seulement des spécialistes de la finance. »

D’une crise à une autre Les réalisateurs avaient débuté le projet du documentaire avant l’émergence du Covid-19. Ils ne s’attendaient donc pas à ce que leur film sorte dans les salles dans un contexte ambiant de crise économique larvée, catalysée par la pandémie, l’invasion de l’Ukraine par la Russie et les répercussions macroéconomiques qui en découlent, telles la surchauffe inflationniste ou les incertitudes de l’approvisionnement en énergie et matières premières. Même si le but du film n’était pas d’opérer un parallèle entre la période actuelle et celle de 2008, force est de constater, après l’avoir visionné, qu’il peut servir d’inspiration pour faire face aux temps présents. Laurent Moyse en est convaincu. « Le fait que l’État soit intervenu pour sauver deux banques privées et résoudre une telle crise à l’aide d’instruments financiers

« Avec l’effet de panique, les gens auraient perdu confiance dans le système financier dans son ensemble et, ne sachant pas reconnaître une banque solide par manque d’accès aux informations, se seraient fiés aux rumeurs, retirant leur épargne de leurs banques. »

LAURA ABBRACCIAVENTO

a fait prendre conscience aux dirigeants actuels de la nécessité d’intervenir lors de la survenance d’autres crises, qu’elles soient sanitaires, économiques ou financières. »

Du fait de son expérience, Luc Frieden a, pour sa part, une lecture très large des crises. « Toutes les crises se ressemblent, commente-t-il. Il y a à chaque fois un élément d’incertitude, quelque chose que l’on n’a pas vu venir, surtout sous l’angle de la force avec laquelle cela intervient. » Le lien qu’observe Luc Frieden entre 2008 et aujourd’hui se limite tout de même au fait que, selon lui, une crise bancaire et financière d’une telle ampleur ne pourrait plus se reproduire aussi facilement que par

« Le risque est aujourd’hui beaucoup moins élevé parce que, structurellement, le secteur financier est plus fort. »

LUC FRIEDEN

le passé. « Le risque est moins élevé, puisqu’à la suite de la crise de 2008, nous avons introduit, au niveau politique, bon nombre de nouvelles règles qui rendent les banques plus fortes. Ce qui fait que les banques sont devenues un peu moins rentables, mais c’est notamment grâce à toutes les conditions en matière de capitaux et de fonds propres qu’elles sont plus robustes aujourd’hui. » À cela, il ajoute et insiste sur le renforcement de la supervision européenne qui s’est poursuivie par la suite. « Nous avons fait en sorte d’éviter que des entités, par le fait qu’elles sont actives dans plusieurs pays, ne soient pas correctement surveillées, alors qu’elles pourraient l’être sur le plan national, mais pas sur le plan européen. »

Même si Luc Frieden admet qu’une crise est toujours possible, il reste « profondément convaincu » que tout le travail réglementaire effectué au cours des 15 dernières années fait que « le risque est aujourd’hui beaucoup moins élevé parce que, structurellement, le secteur financier est plus fort ». À titre d’exemple, il cite les conditions pour accorder des crédits devenues plus strictes.

Aux yeux de l’ancien ministre, les banques sont donc davantage à même de faire face à toute éventualité de crise. « La crise que nous vivons actuellement touchera d’abord l’économie réelle avec les prix de l’énergie et les problèmes de supply chains. » Ce qui ne l’empêche en revanche pas d’identifier un risque pour les institutions bancaires à moyen terme. « Les banques sont là pour soutenir l’économie, mais quand l’économie ne fait plus rien, car elle ne peut plus produire ou qu’il y a moins d’investissements, l’impact pour les banques vient alors en deuxième lieu. » À la différence de la crise de 2008 où le secteur financier était le problème, c’est du côté de l’économie de production que proviendront les premiers effets. « Dans certains secteurs, ça a déjà commencé. »

Face au risque de surendettement qui touche désormais les particuliers et les entreprises, Luc Frieden n’hésite pas à citer l’exemple de la pandémie où les banques ont joué « un rôle substantiel de soutien à l’économie » avec, par exemple, des moratoires sur les remboursements de certains crédits. Avec la crise géopolitique partie pour durer et les prix de l’énergie qui flambent, « il est normal que, dans ce cas, la solidarité nationale mais aussi les banques jouent un rôle important. » Faisant mention d’« une situation difficile dont on ne voit pas encore toutes les dimensions », Luc Frieden insiste par contre sur l’importance pour les États d’avoir des finances publiques saines. « Si, en 2008, nous avons pu intervenir massivement, c’est parce que nous avions les moyens de le faire. Nous avions une capacité d’endettement qui était bonne. »

La situation a bien changé de nos jours avec le Luxembourg, qui connaît l’un de ses

« Les banques sont là pour soutenir l’économie, mais quand l’économie ne fait plus rien, car elle ne peut plus produire ou qu’il y a moins d’investissements, l’impact pour les banques vient alors en deuxième lieu. »

LUC FRIEDEN

niveaux d’endettement les plus élevés depuis la Seconde Guerre mondiale, avec une dette publique qui atteint 18,52 % du PIB (au 30 avril 2022, ndlr) et pouvant encore grimper à 25,4 % cette année, selon les dernières prévisions. Bien qu’inférieure au seuil critique de 30 %, la dette publique luxembourgeoise reste saine par rapport à la moyenne de 95,6 % au sein de la zone euro.

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