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Man Nèwvil

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Le fer à repasser

Le fer à repasser

Man Nèwvil Texte : Olivier Gripacus Illustration : LifeisDzign

Enfin le voilà ! Je savais qu'il ne resterait pas longtemps, et pourtant, quand il était là, je me sentais revivre. Mes planches de bois craquaient de bonheur sous ses pas. Sa voix si particulière résonnait sous mon chapeau de tôles. Tous les matins, aux aurores, il passait me voir. Il n'était pas du genre bavard. Lui c'était plutôt du genre à aller à l'essentiel. Avec peu de mots, il se faisait comprendre. Même par ceux et celles qu'il rencontrait pour la première fois. " I té moun a tout moun" Juste quelques minutes. J'avais seulement quelques minutes pour profiter de sa présence sur mes planches de bois. Puis, impatiente, j'attendais son retour. Et j'espérais qu'il me revienne, encore plus heureux d'ouvrir mes portes de bois afin de se protéger du soleil. Souvent inquiète quand il repartait après avoir avalé un grand verre d'eau glacée, j'étais cette mère, qui regardait son enfant traverser la rue, espérant qu'il retienne le déluge de recommandations : arrête-toi, regarde à gauche, à droite, reste sur le trottoir, fais attention aux voitures ! etc... J'étais aussi cette femme jalouse en silence, qui ne pouvait changer la situation ni effacer la trace indélébile de sa feuille de route. J'avais sur ma robe de bois, comme des traces de bédane qui, même après plusieurs couches de vernis ou de peintures laissaient quand même des marques profondes : celles de la solitude. Si seulement j'étais la seule à qui il rendait visite. Mais j'avais de la concurrence. Je n'avais pas d'autres choix que de l'accepter. C'est lui qui décidait. Je faisais partie de celles avec qui, il partageait sa vie. Mes consœurs, petites ou grandes cases créoles des rues parallèles étaient forcément heureuses de passer du temps avec lui. En même temps comment ne pas l'être ? Tout le monde le connaissait mon Félicien. Tout le monde l'attendait, parfois à l'angle d'une rue. Certains l'entendaient depuis chez eux. Marchant d'un pas déterminé, casquette vissée sur la tête, baskets ou mika aux pieds, bras chargés de journaux en papier. Il criait : "mi foto ay !". Trois mots. Trois mots qui sonnaient le top départ de la vente à la criée. Cette simple phrase faisait vibrer les chapeaux de tôles et les robes de bois. Tous les badauds, et même la boulangère derrière son comptoir voulaient le leur ; la coutume étant toujours de commencer sa journée avec le pain et le journal papier. Il savait nous tenir en haleine. Surtout, lorsqu'il criait d'un ton chantant : " yo pongné on rakoun ! " Tout le monde rigolait. Nous voulions forcément savoir qui était ce "rakoun" et ce qu'il avait fait. "Bouch a tout moun té ka fè sôs" !

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Nous avions parfois quelques moments d'intimité, sous ma robe de bois. Je l'écoutais s'entraîner sur le tabouret à lire son journal. Car oui, avant d'aller vendre ses journaux, comme un artiste, il répétait ses gammes. Puis, j'attendais au son du tic-tac de l'horloge la fin de matinée, qu'il rentre, tee-shirt mouillé, sourire aux lèvres et heureux. Heureux d'avoir rythmé une fois de plus les heures de toute une population. Heureux d'avoir apporté une jovialité collective.

Hélas, il était déjà temps pour lui de partir. Comme une fine pluie arrosant mon chapeau de tôles après une journée ensoleillée, je me disais : « Vivement demain ! » Je le regardais alors récupérer son vélo posé sur mes planches de bois, et espérais qu'il me dise en hochant la tête : " A dèmen si pè ta dyé" Je suis Man Nèwvil de kazkamo.

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