Petite revue

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REVUE D’ACTUALITÉ

PRINTEMPS 2011


Ceci est le premier et dernier numéro de la Petite Revue. Son caractère éphémère faisait partie des objectifs initialement fixés par une vingtaine d’étudiants de 3 e année de licence de l’ENSA Paris-Malaquais réunis le temps d’un semestre dans un cours sur la critique architecturale.

Toute école d’architecture du monde publie une ou plusieurs revues. Ces revues sont souvent le porte-parole des enseignants et des étudiants, le miroir de ce qui se passe dans l’école. Elles sont toutes une caisse de résonance, de ce qui se passe dans la société, très rarement comme c’est le cas ici, un signal d’alarme.

Élaborée entre février et juin 2011, cette publication tient la chronique d’un printemps et scrute quelques-uns de ses événements pour sonder les questions qu’ils posent plus largement à l’architecture, à la ville, au paysage et à leurs représentations. Voir et prendre le temps de revoir.

La petite revue est éphémère, comme notre société en mouvement perpétuel. La petite revue touche à une série de sujets architecturaux, urbains, urgents : de Fukushima et la reconstruction de la ville après le séisme au problème du logement étudiant en France, ou même la perception de la ville de point de vue des piétons.

Projet de critique et d’écriture, mais aussi de conception éditoriale et de mise en page, la Petite Revue est maintenant entre vos mains, offerte à votre lecture et ouverte à vos commentaires.

L’École nationale supérieure d’architecture de Paris-Malaquais est fière de présenter ici le travail de quelques-uns de ses 750 étudiants en passe de devenir des acteurs de notre société : des architectes lucides, engagés, et critiques.

La Petite Revue

PROF. Nasrine Seraji – AA dipl RIBA Directrice de l’ENSAPM

2 L’ILLUSION GOOGLE RÉVÉLÉE PAR LA CRISE JAPONAISE

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FUKUSHIMA / L’ACTUALITÉ MUETTE

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DESTRUCTION ET DÉTÉRIORATION Dispositions sublimes de l’architecture

20 À LA RECHERCHE DE LA NATURE NATURELLE De l’évolution du paysage dans la mentalité occidentale

28 JARDINS ROMANTIQUES FRANÇAIS Exposition au Musée de la Vie romantique

29 NATURE & IDÉAL Le paysage à Rome, 1600-1650. Exposition au Grand Palais

30 LA VILLE FERTILE Vers une nature urbaine. Exposition à la Cité de l’architecture

34 LA FABRIQUE & LE FRAGMENT 44 LE ROI DES BRANCHES 50 QUELS LOGEMENTS POUR LES ÉTUDIANTS ?

72 MARCHE URBAINE Athènes, Paris et leurs piétons

74 PROMENADES URBAINES 78 BELLASTOCK, LA VILLE EN UN SOUFFLE


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L’ILLUSION GOOGLE RÉVÉLÉE PAR LA CRISE JAPONAISE par Alice Dubet et Juliette Stolz

Alors que Google Maps donne l’illusion d’une vision globale de la ville grâce au zoom continu, on peut s’interroger sur l’immédiateté de Google Street View. N’a-t-on pas parfois tendance à oublier que nos balades virtuelles traversent des rues photographiées par la voiture Google à un instant T, fatalement passé ? Cette temporalité saute aux yeux dès lors qu’on s’intéresse à la crise japonaise actuelle. En 2009, la voiture Google a photographié une partie de la province de Miyagi, aujourd’hui dévastée. Après le séisme et le tsunami, la firme américaine a rapidement mis en place le site web Crisis Response. Ce site permet d’accéder à de nouveaux outils pour retrouver un proche (Japan Person Finder), suivre en temps réel l’information (Japanquake 2011), faire un don, etc. Mais il permet aussi d’être

redirigé vers une version de Google Maps actualisée, avec des vues satellite haute définition de la zone sinistrée (largement utilisées et relayées par tous les médias dans de saisissants avant / après), tandis que sur Street View, les rues apparaissent encore dans leur état d’avant la catastrophe. Mais que faire dès lors de ces vues d’avant ? Comment, lorsqu’on a été directement touché par un tel drame, ne pas être tenté de s’accrocher à ces images troublantes qui restituent une réalité disparue ? Dépositaire d’une lourde mission, Google devra décider du sort de ces millions d’images. Vont-elles être laissées sur le site ? ou tout simplement retirées au nom du droit à l’oubli ? Quand la voiture Google se rendra-t-elle à nouveau sur place pour aller plus loin dans le travail d’avant / après ? Deviendra-t-elle un témoin (et un allié ?) objectif du déblaiement et de la reconstruction ?

© Google

Le 21 mars 2011

Le décalage actuel : vue satellite détruite, vue Street View intacte

Le 21 mai 2011 Deux mois après la catastrophe, Google Maps a fini d’actualiser ses vues aériennes. Les images satellites du Japon d’avant le séisme ont donc disparu de ce grand concentré d’information que constitue Google Maps. Vu du ciel, le Japon est détruit… mais lorsque l’on zoome jusqu’à accéder à la Streetview, il est encore intact. Un écart qui risque de perdurer encore longtemps, la zone étant aujourd’hui inaccessible.

À cet endroit de la représentation du monde par Google, persistera alors ce décalage, révélateur de la crise que le Japon est encore en train de traverser. L’évènement a fabriqué un trou noir dans la continuité du zoom.

Vues satellite de la ville de Yuriage avant et après la catastrophe


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FUKUSHIMA / L’ACTUALITÉ MUETTE par Juliette Stolz

J + 21 vendredi 1er avril Le manque d’informations données par les autorités japonaises depuis la catastrophe du vendredi 11 mars 2011 remet en question la transparence du dossier nucléaire. Contrairement aux rapports alarmistes des pays occidentaux, les médias nippons se veulent rassurants sur l’évolution d’une éventuelle catastrophe radioactive. La faible quantité d’informations, et la posture « anormalement » calme des japonais, ne font qu’accroître les inquiétudes étrangères. Ces différents articles écrits entre la semaine de la catastrophe et ce début de mois de juin, témoignent du souci de l’opérateur responsable de la centrale The Tokyo Electric Power Company (TEPCO) de ne pas alarmer la presse internationale, au détriment peut-être de la sécurité planétaire.

J + 7 vendredi 18 mars Le New-York Time assure que malgré les émissions de radioactivité massives qui ont eu lieu ce mardi depuis un réacteur de la centrale de Fukushima, les autorités japonaises n’étendront pas la zone d’évacuation, exposant ainsi la population avoisinante à la radioactivité grandissante. Le cas de ces populations n’est rien à côté de celui des « liquidateurs » envoyés pour tenter de refroidir les barres de combustibles de certains réacteurs touchés par le Tsunami et de ce fait éviter un accident nucléaire majeur. Les chiffres sont étrangement approximatifs, entre quarante et cent cinquante hommes, cette « cinquantaine » de personnes qui travaille encore dans la centrale est en danger de mort, détail sur lequel les autorités japonaises ne s’attardent pas. Ce mardi un niveau de radioactivité de 400 millisieverts / heure est relevé près du réacteur 3 et la radioactivité à l’intérieur des bâtiments n’a pas été rendue publique. Celle-ci évolue en permanence, ce qui a poussé le groupe TEPCO qui gère la catastrophe à demander

au gouvernement japonais de relever le seuil des doses radioactives admises pour ceux qui travaillent à Fukushima, soit douze fois la dose autorisée dans les centrales en temps normal. Néanmoins, à ce niveau d’irradiation, les liquidateurs voient augmenter leur probabilité de développer un cancer. Ainsi, aucune des « précautions » surmédiatisées prises par TEPCO, ne sauvera ces volontaires. Bruno Chareyron, directeur du laboratoire de la commission de recherche sur la radioactivité en France, a qualifié (Libération du 16 mars), ce combat de sacrifice héroïque honteusement caché. L’état de santé de ces secouristes de la dernière chance, dont on ne connaît ni les noms ni les visages, ne préoccupe cependant pas les médias japonais qui continuent à opérer dans la plus grande opacité. Jeudi 17 mars, les experts américains n’ont constaté aucune baisse de température dans un des réacteurs, et comme la France, accusent les japonais de sous-estimer le risque nucléaire.

Plusieurs semaines après la catastrophe nucléaire, la situation à Fukushima ne fait qu’empirer. Une éventuelle contamination des sols et de l’océan (due à l’écoulement des eaux utilisées au moment du refroidissement des réacteurs) aurait évidemment des conséquences majeures. Néanmoins, le groupe TEPCO reste sceptique et souligne que l’iode 131, élément radioactif relevé en grandes quantités, a une durée de vie très courte. Sauf que scientifiquement cette instantanéité contribue

à le rendre extrêmement radioactif. Au même titre que l’état de santé des liquidateurs, ce scénario de contamination n’est pas au centre des préoccupations japonaises. En effet, encore une fois les médias mettent d’avantage l’accent sur les actions positives des autorités japonaises. Ainsi, la crémation des corps retrouvés à proximité de la centrale est désormais évitée afin de limiter l’envoi d’éléments radioactifs dans l’atmosphère.

J + 64 vendredi 13 mai Deux mois après la catastrophe japonaise, le groupe TEPCO annonce la présence d’une fuite d’eau de refroidissement clairement radioactive provenant des réacteurs 2 et 3 dans l’océan. Mais il semblerait que le réacteur 1 ait rencontré le même problème deux semaines auparavant. Néanmoins, la presse vient seulement d’être informée du percement de la cuve du réacteur 1, conséquence prouvée

scientifiquement de la fusion des barres de combustibles. Le magazine On-line FuturaSciences met en évidence le comportement irrationnel de TEPCO qui se veut une nouvelle fois rassurant et parle uniquement d’une déformation des barres de combustibles et non plus d’une totale fusion, pourtant le fond de la cuve est bel et bien percé.

J + 82 mardi 30 mai Après presque 3 mois de course à l’information, il est paradoxal de remarquer comment un événement d’une si grande gravité humaine et matérielle a pû être relégué au rang d’information secondaire dans les médias étrangers, durant ce mois de mai trop agité. Le Nouvel Observateur s’exprime au sujet de la catastrophe de Fukushima d’une manière tout à fait détournée.

Un article paru le lundi 30 mai et intitulé « Quelles sont les principales puissances nucléaires  ? » dévoile l’incidence qu’ont eu les événements successifs à Fukushima sur le monde du nucléaire. Inévitablement ces informations aux enjeux politiques et économiques majeurs connaissent un véritable engouement depuis l’annonce le 30 mai de la sortie de l’Allemagne du monde nucléaire. Mais qu’en est-il de la situation à Fukushima ?


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DESTRUCTION ET DÉTÉRIORATION Dispositions sublimes de l’architecture par Robin Stordeur Des jardins romantiques aux déconstructions métalliques de la fin du 20 e siècle, l’architecture se détruit dans une forme de coquetterie masochiste. Pour quelles raisons, ou déraisons, l’architecture en vient-elle à mettre en scène sa propre détérioration ?

© SITE

Article de recherche encadré par Pierre Bourlier lors du séminaire de recherche.


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L’architecture s’impose depuis des siècles comme un art de concevoir et d’édifier des entités solides qui abritent et servent leurs occupants. L’architecture vise également à une certaine forme de conformité, vis à vis des usages de la société qui la voit naître. Enfin, reconnaissons des qualités esthétiques à ces édifices, aussi bien dans leur dessin que dans leur adéquation constructive et fonctionnelle. Mais ce paradigme se trouve depuis la fin du 20e siècle et l’épuisement de son modernisme assumé, confrontée à l’émergence d’architectures désobéissantes, se jouant de ces impératifs. Ainsi, voit-on apparaître des architectures incomplètes, rugueuses, détériorées... mais conçues.

Si les considérations esthétiques formulées autour des notions de beau et de sublime soulèvent des questions fondamentales, on proposera avant tout ici une grille de lecture pour et à partir d’architectures bien spécifiques. Des architectures qui présentent les traces de leur propre négation et de la négation de la trilogie énoncée précédemment : solidité compromise, beauté corrompue, fonctionnalité entravée.

Si le 18 e siècle ponctuait ses jardins romantiques de ruines artificielles, la société postmoderne elle, continue d’en produire sans toujours le revendiquer. Pour quelles raisons, ou déraisons, l’architecture en vient-elle à mettre en scène sa propre détérioration ? Le romantisme mettait l’accent sur le sujet et son expérience sensible, sur la subjectivité de chacun. Cette primauté du sujet dans l’expérience sensible a contribué à relativiser la notion de beauté dans le discours sur l’art. Naît alors le sublime en tant que superlatif du beau, l’expérience sensible majeure qui remplit d’admiration et d’effroi. C’est à travers les pensées des philosophes du sublime qu’on éclairera l’hypothèse selon laquelle les violences que s’inflige parfois l’architecture sont autant de dispositions visant à faire émerger le sentiment du sublime.

Edmund Burke dans sa Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau, esquisse un certain nombre de principes distinguant le sublime du beau, ce afin d’éviter de « rendre nos raisonnements fort imprécis et peu concluants » 1. L’auteur se livre alors à un « examen diligent des passions qui agitent nos cœurs », soutenu d’une « revue minutieuse des propriétés des objets que nous savons par expérience influer sur ces passions ». Cette recherche est contemporaine de l’époque romantique qui a donné son sens actuel au sublime. On utilisera le travail de Burke comme un support à la reconstruction du concept de sublime au regard de l’architecture contemporaine.

1. E dmund BURKE, Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau, 2009 (1757), VRIN, p.56


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La colonne détruite, une architecture en quête de sublime Le Désert de Retz est un jardin du 18e siècle conçu par François-Nicolas-Henri Racine de Monville, un intellectuel fortuné de l’époque. Ce domaine de 40 hectares, situé à l’Ouest de Paris est aujourd’hui coincé entre l’autoroute A13 et le Golf de Joyenval. Il s’agit d’un parc à fabriques, de petits édifices conçus pour mettre en scène, “  philosophiquement  ” les promenades des visiteurs. La plus remarquée d’entre-elles est la colonne détruite, haute de 25 mètres et large de 15 mètres de diamètre. Ce bâtiment en forme de colonne géante, détruite, partiellement enterrée et dont il ne resterait qu’une partie du fût, dissimule en réalité les appartements privés du maître des lieux. À la fois folie et pavillon, la colonne détruite déroge aux codes qui régissent ces types d’édifices1. Si l’art de la ruine va de pair avec le romantisme émergeant de son époque, Monville pousse le concept bien plus loin en habitant littéralement le décor de son jardin. Alors que les artistes paysagers miniaturisent les symboles et les monuments pour construire les ambiances de leurs réalisations, Monville inverse le processus en agrandissant à l’extrême la colonne antique, la transformant en véritable tour.

Certains de ses contemporains y discernent une évocation de la tour de Babel (dont ils estiment la hauteur « réelle » autour de 120 mètres) un édifice insensé frappé par la fureur divine. D’autres interprétent cette colonne brisée comme l’ultime ruine d’un temple géant aux proportions difficilement imaginables2. La colonne détruite suscite craintes et fantasmes. Elle place le visiteur dans un état que Freud qualifierait d’étrangement inquiétant. Inquiétante étrangeté qui naît de la familiarité de l’objet, la colonne, élément de structure primaire de l’architecture depuis des siècles ; et de sa distorsion extrême. Ce monument en appelle un autre, bien plus grand et puissant. En suggérant cette entité disparue, la colonne détruite met en marche l’imaginaire anxieux de son spectateur qui en reconstitue, mentalement, la forme complète. Cette expérience sensible inédite, rendue possible par l’architecture, relève du sublime. Capable de mettre en scène sa propre détérioration pour atteindre les pans les plus sombres de la sensibilité humaine, elle apparaît comme une des premières architectures désobéissantes.

Michael Kenna, La Colonne Détruite, 1988, photographie. © Michel Kenna

1. Ketcham Diana, Désert de Retz, a late eighteenth-century French Folly garden, MIT Press, 1994, p.3 2. Idem p.1


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La présence de l’absence « La perte de la forme, la menace de la disparition fondent une expérience originale qui est la présence de l’absence »1. La ruine commémore sa forme passée, évoque une intégrité perdue puis reconstruite de manière fantasmatique par son spectateur. Il s’agit d’un terrain propice à l’expression des sensibilités. L’esprit est traumatisé par un objet dont la fonction primaire est d’abriter,

d’être solide et qui ici se trouve détruit, ruiné, en miette. Et c’est bien de miettes qu’il s’agit, des fragments qui renvoient l’architecture à un état indéterminé qui rapproche la ruine du chantier2. L’esprit humain va reconstituer par l’imagination ce cadavre architectural dans son ensemble, pour retrouver le tout à partir de ses parties, stimulé par les possibles de ces fragments.

Distorsion temporelle et vertige De la même façon que le chantier permet d’envisager l’avenir d’une forme ou d’une société, la ruine renvoie à des possibles. Ce télescopage de deux temps, radicalement opposés, de la vie d’une architecture est un trait caractéristique de l’expérience du sublime. La prise de conscience de ces temps et l’ambiguïté des formes qui les incarnent, procurent au spectateur ce sentiment étrangement inquiétant de voir se côtoyer deux

moments extrêmes : celui où l’architecture se construit, s’assemble pièce par pièce et celui où elle tend à disparaître. Fondamentalement différents, ils ont en commun de donner à voir l’architecture dans ses parties, ses fragments d’éléments de construction ; les matériaux sont à nu et se présentent de la manière la plus brute possible, donnant à saisir les efforts nécessaires à l’édification.

Nature ruineuse La présence de la nature, de la végétation, renforce l’effet de ruine de l’architecture. En effet, les ruines véritables sont souvent partiellement recouvertes par des végétaux ; les parasites s’enroulent autour des colonnes et la nature fusionne avec l’architecture dans une composition nouvelle. Cette colonisation végétale installe l’architecture dans une longue

durée, impose une forme de respect, en l’assimilant au paysage de la même manière que dans les tableaux pittoresques. On comprend donc la présence de plantations le long de la ligne écrêtée qui constitue le toit de la colonne détruite. Les végétaux sont utilisés pour augmenter l’effet de ruine et donner une forme de légitimité au bâtiment vis à vis de son

contexte. La colonne détruite s’inscrit dans un jardin romantique au 18e siècle, les dispositifs et le programme philosophique et esthétique de cette ruine construite, sont inhérents à un contexte historique et aux intentions architecturales qu’il a généré. Ces différents

véhicules architecturaux du sublime dans la ruine permettent d’envisager leur confrontation à des architectures issues d’une époque ne se disant plus romantique mais qui en présentent pourtant les symptômes.

Le faire ruine contemporain, sublime cynisme Les magasins Best ont fait appel à James Wines et à son agence Site pour réaliser plusieurs de leur showrooms américains entre 1972 et 1984. Cette marque de vente par correspondance avait besoin de bâtiments emblématiques pour exposer ses produits. Les précédents magasins de la marque étaient l’incarnation même de la boîte commerciale aveugle des bordures de voies rapides : une structure préfabriquée de grande portée pour faciliter l’agencement intérieur, pas de fenêtres, un revêtement extérieur uniforme composé de briques et le logo de la marque apposé bien en évidence sur la façade principale. Le groupe Site a dès lors conçu des bâtiments en réponse à l’architecture dite, du strip, il voulait transformer ces banales « merchandising boxes »3. Conservant la structure des bâtiments, sans altérer leur

fonctionnalité, les architectes se sont focalisés sur leurs enveloppes pour attirer l’attention des automobilistes. La brique de parement est alors maltraitée, les parois se décomposent, les murs s’écroulent, l’enveloppe est littéralement déconstruite. Dans le peeling building à Richmond, Virginie, la paroi de brique se décolle de la boîte comme une feuille se décolle d’un mur. Au delà de l’événement architectural, on peut y voir une critique de cette forme d’architecture qualifiée par Venturi de « hangar décoré »4, ainsi qu’une volonté de déconstruire cette typologie et ce qu’elle incarne dans la société. Mais ces premières déconstructions architecturales, au delà de leur dimension critique et postmoderne, présentent les mêmes traces du sublime romantique que la colonne détruite.

1. Sophie Lacoix, Ruine. Paris Ed. De la Villette. 2008. p29. 2. Idem p33. 3. James Wines, SITE, New York, Rizzoli, 1989, p.12 4. Robert Venturi, Denise Scott Brown, Steven Izenour, L’enseignement de Las Vegas, Bruxelles, Pierre Mardaga, 1977, p. 97


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Cachée derrière la critique du consumérisme, la quête de sublime Le Indeterminate facade showroom poursuit cette déconstruction de l’enveloppe. Ici, le décor de brique se prolonge au delà de la ligne du toit et forme un acrotère discontinu, crénelé, « comme si l’architecture s’était arrêtée quelque part entre construction et démolition »1. L’ambiguïté est levée par un amas de briques disposées au dessus de l’entrée du magasin : on est bien face à une démolition, la dimension ruinée du bâtiment s’en trouve renforcée. Ce showroom est une ruine construite, à l’image de la colonne détruite. Le dispositif employé ici est d’ailleurs le même qu’au 18e, on suggère que le bâtiment était autrefois bien plus grand en fracturant sa limite supérieure. Pour le forest building, Site explique la destruction du bâtiment en s’appuyant sur son contexte boisé, les arbres environnants sont intégrés dans le bâtiment et le coupent

littéralement en deux parties. On retrouve ici le même usage de la nature que dans la colonne détruite. La végétation est utilisée pour atteindre un effet de ruine le plus réaliste possible. La volonté de préserver les arbres existants sert un propos esthétique2. C’est ainsi qu’apparaissent les dispositions sublimes de ces édifices. Mais les contextes et les projets sont différents. On est ici face à un objet de son époque, ruiné par ses concepteurs. Ce showroom ne cherche pas à tromper sur son âge, il ne cherche pas, non plus, à faire sentir le poids de son histoire mais renvoie plutôt à la vanité des modes de consommation contemporains ainsi qu’à la fragilité du système qui les génère. La terreur délicieuse, caractéristique du sublime, est ici, une fois de plus, véhiculée par la détérioration de l’architecture.

Déconstruction ou romantisme postmoderne ? Si les showrooms du groupe SITE semblent être le résultat, déconstruit, de la condition postmoderne et de la crise des valeurs qui l’accompagne, pourquoi leurs caractéristiques formelles sont-elles si proches de celles des folies romantiques du 18e siècle ? On peut raisonnablement se demander

si les architectes de la déconstruction n’ont pas dissimulé une forme de romantisme tardif derrière un appareillage philosophique et théorique complexe visant à brouiller les pistes et à distancer leurs détracteurs. Discontinuités, distorsions des enveloppes...

SITE, Indeterminate facade showroom, 1980.

Affiche de l’exposition « La ville fertile » à la Cité de l’Architecture et du Patrimoine.


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" Quel que fût le diamètre de la colonne à son pied, ils donnèrent à la tige, y compris le chapiteau, une hauteur égale à six fois ce diamètre " Vitruve, De l'architecture, IV

les monstres métalliques de Thom Mayne et Coop Himmelb(l)au n’entretiennent-ils pas une proximité formelle troublante avec les ruines qu’ont produit les conflits armés de la fin du 20e siècle ? Ainsi, ces architectures déconstruites se lisent comme des ruines construites, une forme de romantisme technologique. Mais la sombre poésie de ces machines détruites n’est pas le seul témoin de ce romantisme qui ne dit pas son nom. Observons sous cet angle la végétalisation outrancière de nos bâtiments certifiés par les différents écolabels. Cette profusion de végétaux, sur les façades et les toitures des immeubles, n’est-elle pas une résurgence romantique tardive ? Un regard attentif porté

aux perspectives présentées par les meilleurs architectes actuels montre que l’usage des signifiants de la peinture romantique n’a pas été oublié. Comme en témoigne la campagne de communication autour de l’exposition « La ville fertile » à la Cité de l’Architecture et du Patrimoine, l’imaginaire romantique est au service des propos les plus contemporains. Les dispositions d’une architecture au sublime apparaissent souvent comme l’expression construite la plus directe de la sensibilité de l’architecte. Une construction sensible, négative et angoissée, projetée dans l’architecture comme une tentative de sublimation d’obscures pulsions.

Quête de sublime, crise architecturée L’expression de cette crise en sublimerait les pulsions, et purgerait les angoisses inhérentes à toute activité de conception : la catharsis de l’architecte à travers son architecture. Processus narcissique, crise construite dont on observe l’édification avec un plaisir

masochiste : on peut donc s’interroger sur la nécessité de transmettre ses angoisses à travers sa production architecturale ! La peur de la perte, sous-jacente à cette fascination pour les ruines, peut-elle s’exprimer autrement qu’à travers un formalisme de façade ?

1. James Wines, SITE, New York : Rizzoli, 1989, p.98 2. Catalogue de l’exposition SITE : Architecture dans le contexte, Orléans, éditions HYX, 2002, p.70


TERRAINS

Eder Ribeiro


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À LA RECHERCHE DE LA NATURE NATURELLE De l’évolution du paysage dans la mentalité occidentale par Marika Rupeka

© Gaston Bergeret

© Gaston Bergeret

À Paris, le printemps 2011 est largement consacré à la thématique du paysage à travers plusieurs expositions à voir jusqu’à la mi-juin. Leur pluralité et diversité suggèrent d’évoquer certaines d’entre elles dans une perspective plus large, celle de l’évolution des significations du terme « paysage » dans l’Europe occidentale. À la fois miroir de la mentalité humaine et célébration de la transformation mutuelle de la nature et de la culture, quels liens le paysage entretient-il avec l’écologie et l’idéologie ?


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Nature Un sujet du répertoire pictural « Le paysage est la méditation par laquelle notre subjectivité peut avoir prise sur la réalité objective des choses de l’environnement. » Augustin Berque, 1994

avant le Quattrocento l’art avait besoin de la légitimation d’un sujet religieux pour trouver commande, l’idéologie émancipatrice de la Renaissance permettra à des tableaux profanes d’accéder au marché en tant que pièces de valeur per se. Par ailleurs, la connaissance de l’architecture antique, renouvelée et éveillée dès la Renaissance, a largement influencé les représentations du paysage, et notamment des paysages urbains. En effet, les peintures de l’époque contiennent essentiellement des éléments d’architecture : monuments et ruines de l’antiquité y témoignent du lien étroit entre le paysage et l’idéologie même de la Renaissance. Le bâti et la ville n’y sont plus traités comme les éléments secondaires d’un cadre naturel, mais plutôt comme les entités structurelles du paysage. Le naturel est désormais organisé autour du bâti, créant ainsi une tension entre paysage et architecture - entre le champ du pouvoir divin et celui de la création humaine. Ou encore, tout simplement, entre nature et culture.

© RMN / Gérard Blot

Il est généralement admis que le paysage – comme vision construite de la nature – est né de la laïcisation des éléments naturels dans la peinture du Quattrocento. Mais il faudra attendre le XVIIe siècle pour que la peinture du paysage évolue de ce qui fut un genre secondaire vers un sujet de représentation tout à fait indépendant et remarquable. L’exploration de cette évolution est au cœur de l’exposition « Nature et idéal : le paysage à Rome, 1600 – 1650 » qui se tient actuellement au Grand Palais. Si les premières représentations du paysage ont joué en particulier des variations lumineuses et du jeu topographique, peu à peu, au cours du XVIIe siècle, l’exercice de la peinture du paysage et de l’espace s’est transposé au premier plan. L’espace est alors devenu le véritable « sujet » du tableau se libérant ainsi de son statut de simple « cadre naturel » pour la mise en scène de sujets religieux ou mythologiques. Par ailleurs, ce processus d’émancipation de la représentation paysagère esquisse les débuts de l’indépendance de tout sujet laïque. Si

Domenico Zampieri, Paysage avec la fuite en Egypte, ca 1620 Paris, Musée du Louvre

Dès le début du XVIIe siècle le paysage commence à devenir un sujet de représentation indépendant. Peu à peu, l’exercice de la peinture du paysage et de l’espace revient au premier plan, jusqu’à ce que le « vrai sujet » de la peinture, souvent religieux ou mythologique, perde toute son importance afin que l’espace devienne le « sujet » du tableau.


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" La totalité du sol français doit devenir un superbe parc à l’anglaise embelli de ce que tous les beaux-arts peuvent apporter à la nature " Saint-Simon, 1802

Le paysage artefact par excellence la façon de la regarder et de la représenter. Ces nouvelles connaissances du monde animal et végétal influencent directement le paysage comme sujet pictural. Situations et espèces végétales y sont décuplées, comme si sa représentation – d’une précision désormais redoutable – se voulait plus naturelle que la nature elle-même. Mais plutôt qu’une simple description encyclopédique, c’est l’entretissage du monde divin, créateur, et humain, reproducteur, que cette peinture cherche à célébrer. Cherchant à figurer le macrocosme dans le microcosme – idée empruntée à l’art chinois – la construction du paysage pittoresque deviendra le symbole même de la maîtrise de la nature. Comme si posséder son image supposait la possession de l’objet même, le seul fait de la représenter semble suffire à transformer la nature – création divine – en artefact qu’est le paysage.

© Musée Carnavalet/Roger-Viollet

Ce thème du rapprochement de la nature et de la culture, nous conduit à parler de la deuxième exposition, Jardins romantiques français. Se tenant actuellement au Musée de la Vie romantique elle offre avant tout l’occasion de relire l’évolution de la réflexion sur le paysage en France à travers des écrits autant que des projets de référence. À partir du XVIIIe siècle, les jardins anglais sont composés à partir des peintures du paysage, consacrant ainsi un nouveau genre pictural, le pittoresque, en modèle opératoire, étayé d’une série d’écrits et de traités théoriques qui visent alors à définir un programme générique pour la conception et la forme des jardins. En présentant quelques grands projets de jardins et parcs, cette exposition, esquisse à son tour le rapport entre l’esprit d’une époque et la représentation qu’on s’y fait de ce que doit être un paysage. En effet, les grandes découvertes effectuées par les sciences naturelles au XVIIIe siècle engendrent une volonté de maîtriser la nature y compris dans

Antoine-Patrice Guyot, Le Moulin de la Folie Beaujon, 1827

Au XVIIe siècle, la représentation du microcosme dans le macrocosme devient une intention majeure dans l’art de jardins. La restitution des richesses naturelles dans un espace délimité devient la preuve de la maîtrise de l’homme sur la nature. Ainsi, le seul fait de la représenter suffit à transformer la nature - création divine en artefact qu’est le paysage.


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Le paysage est une valeur collective. Il est l’expression de valeurs culturelles partagées par une même communauté, qui vont au-delà du seul message esthétique…

Le spectateur n’est plus distinct du paysage. Désormais il est un acteur de la situation qui se développe dans le paysage, à la fois écologique et symbolique. Visions futuristes de la ville re-naturalisée...

Jean Frebault, 2006

Réévaluer la symbolique paysagère L’idée que le paysage ne va pas de soi et qu’il est un artefact est au cœur de la « La Ville Fertile ». Cette exposition phare de l’année 2011 à la Cité de l’architecture évoque des thèmes 100  % d’actualité comme la réintégration de la nature dans l’espace urbain et la protection de la biodiversité. Évidemment positionnée dans un contexte contemporain de crise écologique, cette exposition se veut, malgré tout, non doctrinale. « C’est plutôt un travail positiviste et non alarmiste, » affirme Gilles Vexlard, conseiller des commissaires de l’exposition, en faisant allusion à la façon dont les médias ont habituellement tendance à traiter le sujet. « L’objectif de l’exposition n’était pas de parler des grands thèmes de l’écologie, en revanche, il était question de faire émerger de vraies thématiques qui pourraient se comprendre facilement. » Ainsi, « La fabrique du paysage », partie la plus importante de l’exposition, est-elle essentiellement dédiée au thème de la nature dans la ville, exploré à travers le projet contemporain de paysage et le métier du paysagiste. Pour Michel Péna, commissaire de « La fabrique du paysage », le paysagiste accède à une position de « prédicateur » des possibilités paysagères et écologiques. Autrement dit, il joue le rôle de « compositeur » qu’autrefois jouait le peintre du paysage ou

encore l’architecte. Par le projet du paysage il exprime la mentalité de la société, le rapport entre son héritage culturel et ses représentations de la nature. Sachant que la forme urbaine caractérise le mieux la société contemporaine, il est ainsi l’occasion de parler de la notion de paysage dans le contexte de la ville du XXIe siècle. Si les rapports entre nature et culture sont en mutation permanente, la représentation qu’en fait « La fabrique du paysage » est plutôt linéaire. Comme si, l’homme était enfin devenu le maître incontesté du monde animal et végétal… avant que le vingtième siècle ne brise cette voie d’évolution. De nos jours les enjeux ne sont plus les mêmes puisqu’il n’est plus question des rapports de pouvoir entre le monde divin et humain. Sous l’égide des grandes questions soulevées par la crise écologique, l’époque contemporaine se caractérise par une certaine lutte pour la sauvegarde de la vie sur la Terre. Le paysage fait ainsi aujourd’hui l’objet d’une réévaluation symbolique, qui se déplace de la substance vers la forme. Marquées par la première crise de pétrole de 1973 qui a cruellement rappelé la finitude des ressources terrestres, les représentations de la nature se sont largement transformées en se liant encore plus, psychologiquement et symboliquement,

à l’écologie. Sont nées depuis de nouvelles notions qui témoignent de l’étroit lien entre l’idéologie verte et la façon de penser la nature  : écosystèmes fragiles, espèces en voie de disparition, territoires à préserver etc. Cette idéologie protectionniste a directement influencé la façon de concevoir le projet du paysage. Désormais on parle de biodiversité, d’écosystèmes et de biotopes jusque dans les espaces verts les plus urbains. Ainsi, « Objet du désir », la première partie de l’exposition, conçue par Nicolas Gilsoul, architecte dus paysage, évoque concrètement les représentations mentales de ces grands enjeux écologiques. Il s’agit de guider la ville vers de nouvelles « natures urbaines » par la mise en œuvre d’un bio-mimétisme à la fois dans les modes constructifs et les modes de vie. Jardin d’Eden, paradis terrestre, la ville de demain serait un lieu hybride permettant à l’Homme et la nature de s’inventer un nouvel avenir commun. Vivons-nous enfin une réconciliation de la nature divine et de l’humanité ? Cette quête d’un retour éventuel de l’homme vers la nature est un acte symbolique qui caractérise les rapports contradictoires entre les deux mondes : naturel et artificiel. Comprendre le devenir des représentations de

la nature et du paysage, implique plus que jamais de ne pas oublier l’Histoire qui est derrière nous. Patrimoine d’images partagées formant une entité culturelle, le paysage devient à la fois « objet du désir » et « objet fabriqué ». Si l’on considère l’idée de paysage comme celle d’une indispensable prise de distance par rapport à notre perception quotidienne de l’espace, son rôle de pourvoyeur d’imaginaire devient plus clair. Or, l’imagerie virtuelle issue des nouveaux outils numériques n’estelle pas précisément en train d’abolir cette distance entre le spectateur et le paysage représenté  ? En mêlant vie quotidienne et mondes fantasmés, le virtuel hyperréaliste est devenu une réalité quasi parallèle dans la mentalité occidentale. Il est en voie de transformer de manière profonde notre vision de la nature et de la ville, enfin, notre vision de nous-mêmes. Face à la nature nous avons acquis un regard encore plus déplacé qui n’a quasiment plus rien à voir avec la réalité. Nous sommes ainsi entrés dans une ère de la représentation totale, la représentation de la représentation en quelque sorte, qui dépossède les objets qu’elle exhibe de toute signification immanente.


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JARDINS ROMANTIQUES FRANÇAIS

NATURE & IDÉAL LE PAYSAGE À ROME, 1600-1650

Exposition au Musée de la Vie romantique mars / juillet 2011

Exposition au Grand Palais mars / juin 2011

réflexion sur le paysage en France à travers écrits et projets. Plutôt que d’analyser cette évolution, l’exposition vise surtout à démontrer l’importance du geste de création dans l’art des jardins romantiques. Nature divine et rêvée, riche d’espèces végétales et animales, sa représentation artistique s’y veut plus naturelle que la nature elle-même. Avec pour l’objectif la représentation du macrocosme dans le microcosme, le jardin romantique s’inspire largement de l’art des jardins chinois. Sujet pittoresque, digne d’être peint, artefact par excellence, il se mue en une collection quasi exhaustive des richesses présentes dans la nature mais réagencées selon la volonté des artistes et des jardiniers.

L’aspect « cabinet des curiosités », situe les propos de l’exposition de façon allégorique dans le temps et dans l’espace, l’époque des Lumières. Ici un fragment de pavillon de jardinier avec les outils utilisés au XVIIe siècle.

En moins d’un siècle (1550-1650) la peinture du paysage a évolué de ce qui fut un genre secondaire au service de la mise en scène des thèmes bibliques, à un sujet de représentation tout à fait indépendant et remarquable. C’est à cette évolution que l’exposition « Nature et idéal », qui se tient actuellement au Grand Palais, est consacrée. L’émergence du paysage comme genre pictural y est retracée à travers une centaine de peintures et dessins des grands maîtres du paysage, tels Annibale Carracci, Pieter Paul Rubens, Diego Velázquez, Claude Lorrain, Nicolas Poussin, Gaspard Dughet et d’autres. N’oublions pas de souligner le caractère européen de ce « panthéon » d’artistes, peintres de la ville éternelle, dont seule une moitié est d’origine italienne. Alors concentrons-nous sur les 5 thèmes qui structurent l’exposition : les débuts du genre esquissés par l’œuvre d’Annibale Carracci, l’évolution du paysage Bolonais, la représentation de la nature chez les peintres nordiques, son épanouissement chez Nicolas Poussin et Gaspard Dughet.

photos © 2011 Martine Piazzon

L’exposition « Jardins romantiques français » est consacrée à l’évolution de l’art des jardins et sa représentation en France. Découpée en 3 périodes – Pré-révolutionnaire, Empire et Restauration – l’exposition couvre l’histoire de l’art des jardins français depuis le siècle des Lumières jusqu’à la fin du XIXe. Afin d’enrichir notre vision de l’art des jardins, y sont mêlés dessins, peintures, aquarelles et objets d’art avec des projets, théoriques ou réalisés. L’exposition présente des citations d’œuvres théoriques de référence (« De la composition des parcs et jardins pittoresques » de J.Lalos, « Les jardins » de J.Delille et la « Théorie de l’art des jardins » de Ch.C.L.Hirschefeld), mettant aussi en lumière les projets et réalisations les plus illustres de l’époque, occasion de revoir l’évolution de la

En plus de redonner la chronologie de l’épanouissement d’un genre pictural nouveau, l’exposition met en scène l’importance du jeu topographique et des variations lumineuses dans la représentation d’espaces naturels et urbains. Expressive chez les Bolonais, elle atteint un niveau encore plus élevé chez Poussin et Dughet. Par ailleurs, pour certains artistes, tels Le Dominiquin et Sébastien Wrancx, l’exercice de la peinture du paysage et de l’espace revient au premier plan, jusqu’à ce que le « vrai sujet » de la peinture, souvent religieux ou mythologique, perde toute son importance tandis que l’espace devient le véritable sujet du tableau. Enfin, à côté d’une centaine de tableaux, considérés comme les œuvres les plus abouties de l’époque, une place non négligeable est accordée aux esquisses et dessins d’étude. Souvent commencées en plein air et abouties en atelier, les études du paysage ont joué un rôle certain dans la diffusion du genre, voire dans la mise au point de la représentation de la nature.

Organisée à la fois selon un parcours chronologique et thématique, l’exposition bénéficie d’une scénographie unique. Des tableaux de dimensions variées sont mis en scène sur des parois légères, dont l’éclat des couleurs pour certaines et le ton sombre pour d’autres constituent néanmoins une gêne à la perception des œuvres. Du violet foncé pour les débuts de la représentation picturale au fuchsia éclatant pour l’épanouissement du genre… Le spectateur est amené à se promener dans une myriade de tonalités probablement pertinentes, malheureusement sans bénéficier d’une clé pour en décrypter le sens.


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LA VILLE FERTILE VERS UNE NATURE URBAINE

Dans le cadre du cycle « Ville et nature », thème fort de la programmation de la Cité de l’architecture et du patrimoine à Paris, « La ville fertile » restera assurément l’exposition phare de l’année 2011. Il s’agit d’aborder des thèmes 100 % d’actualité, tels l’écologie urbaine et la nature en ville dans leur contexte historique, social et culturel. L’exposition démarre avec une introduction à caractère encyclopédique sous la forme d’un parcours à travers le temps visant à rappeler l’évolution des notions de la nature et du paysage au Proche Orient, en Europe et en Asie. Puis, en deux parties interdépendantes, elle met en scène différentes représentations contemporaines de la nature à travers des réalisations emblématiques de l’architecture paysagère urbaine en France, en Allemagne, aux Pays-Bas, en Argentine, aux États-Unis et au Proche Orient. Une courte présentation vidéo mentionne des projets utopiques ou fictionnels qui traitent de la cohabitation des civilisations humaines avec la nature : de la « Métropolis » de Fritz Lang aux projets visionnaires de Vincent Callebaut, jusqu’aux versions futuristes des temples Khmer noyés dans la verdure triomphante de la forêt tropicale. Cependant l’idée forte d’un retour à la nature apparaît dès l’affiche de l’exposition, « Une forêt luxuriante au pied des tours de La Défense, la Seine transformée en plans d’eau arborés, (...) les toits des immeubles aménagés en terrasses verdoyantes, des oiseaux tropicaux dans le ciel parisien » (Le Point, 27/03/2011). Conçue par Nicolas Gilsoul, architecte de paysage, « L’Objet du désir », première

partie de l’exposition recense 16 projets internationaux, laboratoires des nouvelles stratégies urbaines réparties en 4 figures paysagères remarquables ou 4 écologies  : « Forêt », « Prairie », « Friche », « Rives ». Mis en scène dans un décor de jungle épique, « L’Objet du désir » nous emmène dans un univers fantasmagorique de nature retrouvée. Comme si, une fois lavé de ses péchés de l’ère industrielle et postindustrielle, l’humain renonçait à la croisade contre les forces de la nature au profit d’une symbiose éternelle ! Conçue par Michel Péna et Michel Audouy, architectes paysagistes, la deuxième partie de l’exposition « La fabrique du paysage » rentre quelque peu en contradiction avec la première. Contrairement à « L’Objet du désir », elle montre uniquement des projets réalisés, évidemment moins univoques que les projets futuristes des dites 4 écologies. Abritée dans les alcôves de la galerie haute, « La fabrique du paysage » s’organise autour de sept thèmes : éléments naturels fondamentaux (la terre, l’eau, le feu) et phénomènes naturels (le temps, l’espace, le milieu vivant), qui tissent un vague fil conducteur entre les stratégies des projets choisis. Chaque élément naturel est montré comme une constituante essentielle du milieu urbain commentée par des vidéoprojections. Par ailleurs, l’exposition présente de nombreux interviews avec les principaux paysagistes français contemporains tels Alexandre Chemetoff, Gilles Clément, Michel Corajoud, Michel Desvigne, qui dévoilent chacun leur approche du paysage, et de la nature dans la ville en général.

© 2011 Julien Deransy

Exposition à la Cité de l’architecture mars / juillet 2011

Stand de l’écologie FOREST


TERRAINS

Eder Ribeiro


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LA FABRIQUE & LE FRAGMENT par Marie Tomasini et Malika Fassi-Fihri

© Cinémathèque française

Dans l’actualité de ces trois derniers mois à Paris, deux expositions de cinéma ont attiré notre attention. Du 05 février au 10 avril 2011 au Palais de Tokyo, Amos Gitaï proposait une installation en hommage à son père. Tandis que la Cinémathèque française consacre une rétrospective à Stanley Kubrick jusqu’au mois de juin. Ces deux expositions et leurs scénographies soulèvent des questions sur la (re)spatialisation de l’oeuvre cinématographique. Que choisit-on d’exposer lorsque l’objet montré n’est pas l’objet « réel » ?


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Un film est un objet qui ne peut vivre de la même manière s’il est présenté en dehors de son contexte de projection. Quels médiums sont utilisés pour faire partager le travail d’un cinéaste ? Comment remplacer l’écran de projection ? Que choisissent de montrer les commissaires d’exposition ? Lorsque, dans le cas de Gitaï, l’artiste est maître de son exposition, comment s’approprie-t-il l’espace, quel retour effectue-t-il sur son oeuvre ? Après Sophie Calle en octobre 2010, le Palais de Tokyo invite le cinéaste Amos Gitaï à investir ses sous-sols en friche. Dans ce lieu exceptionnel d’exposition, Gitai occupe la surface nue du « chantier ». En près de quarante films ce cinéaste israélien a produit une oeuvre extraordinairement variée qui explore l’histoire du Moyen Orient et sa propre biographie à travers les thèmes récurrents de l’exil et de l’utopie. S’il s’est mis à utiliser la caméra pour engager ces réflexions, Gitaï a d’abord suivi des études en architecture, comme son père Munio Weinraub Gitaï, auquel il consacre actuellement un film – « Lullaby to My Father » – dont il révèle ici quelques extraits.

L’événement permet de revenir sur quarantesix années de carrière, en collaboration avec Christiane Kubrick, épouse du cinéaste, Jan Harlan et The Stanley Kubrick Archive at the University of the Arts London. Initialement installée à Francfort en 2004, l’exposition a par la suite voyagé à Berlin, Zurich, Rome ou encore Melbourne. Elle continuera de parcourir les plus prestigieux musées du monde et sera présentée l’an prochain au LACMA, à Los Angeles.

02 © Cinémathèque française

Depuis le mois de mars, la Cinémathèque française propose de revisiter la filmographie du réalisateur américain Stanley Kubrick. À travers une exposition qui la découpe film par film, le visiteur pénètre dans l’oeuvre de ce grand artiste du XXe siècle. Treize oeuvres, ainsi que ses projets non aboutis, sont présentés à travers une collection de documents d’archives d’une étonnante richesse. L’exposition bénéficie d’une surface de 1000 m2, répartie sur deux niveaux du bâtiment dessiné par Franck Gehry.


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Décomposer et assembler

© Palais de Tokyo

Les films de Gitaï engagent une réflexion sur le passé et le présent. La transmission de la mémoire et de l’histoire des lieux et des événements y est centrale. Son installation au Palais de Tokyo propose une promenade visuelle et sonore qui sonde ces thèmes de film en film, sans les projeter tous, mais en choisissant des extraits dans lesquels références historiques et sensations douloureuses se mélangent et se heurtent. Une dizaine de ces fragments sont projetés sur des écrans ou directement sur les murs de brique dénudés du sous-sol, encore en friche, du musée. Certaines images se disputent le même mur, d’autres se font face, ou sont placées orthogonalement les unes des autres... Elles occupent toute la hauteur variable des murs qui atteignent jusqu’à 5 mètres. Si les sons s’entremêlent, les images ne sont pas toutes visibles d’un même angle. Des souvenirs refont surface, repassés en boucle, aliénants et émouvants d’un passé lourd recomposé par le cinéaste à travers les images troubles et fragmentaires où sa mémoire intime se mêle à la mémoire collective. Amos Gitaï déconstruit ici une dizaine de ses films pour construire un nouvel objet. Le choix des différents films et de leurs extraits semble retracer l’histoire de son père en filigrane. Un plan séquence montre la ville de Berlin à une époque où elle était très créative. Confrontée à cette image on trouve la séquence d’un architecte nazi, Albert

Speer, construisant un stade monumental, parade absurde et terrifiante. La figure de son père s’installe, en creux, dans ce contexte ambivalent, à la fois créatif et inquiétant. L’émouvant plan fixe de dix minutes dans lequel Rebecca (Nathalie Portman) sanglote sur fond de chanson hébraïque cueille le visiteur. Cet extrait de Free Zone (2005) se mêle au violon de Lonpaul Elrich et aux danseurs de la compagnie Pina Bausch qui participent au plan d’ouverture de Berlin Jerusalem (1989). La tension est progressive et on arrive bientôt vers une foule hystérique scandant « Mussolini » lors de la campagne électorale de la petite fille du Duce dans Au nom du Duce (1994). Les sons s’entremêlent en une oppressante répétition. Libres de construire chacun mentalement leur propre exposition, les visiteurs parcourent l’espace dans un véritable brouhaha. Le rythme de la machine à écrire utilisée lors du procès de Munio Weinraub, la voix d’une femme lisant une condamnation, l’écho d’un marteau sur la table du juge viennent terminer cette histoire poignante d’un père et d’un peuple. Les images se font face, se côtoient et leur rapprochement forme une rétrospective dont l’enjeu reste la construction de l’identité de l’artiste à travers la spatialisation de ses images.


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Les secrets de fabrication

Une exposition pour qui ?

indexer. Jan Harlan, producteur exécutif de tous ses films après Barry Lyndon, explique en préface du catalogue de l’exposition avoir éprouvé quelques réticences éthiques à exposer le matériel technique et les notes de Kubrick. Pour Jan Harlan, il était essentiel de respecter la vie privée du cinéaste tout en révélant ses archives professionnelles, ce qu’aurait sans doute refusé Kubrick de son vivant. Le choix des objets exposés révèle une volonté d’attirer l’attention sur l’influence des beaux arts, du design et de l’architecture dans les projets visionnaires de Kubrick. De plus, comme l’explique Christiane Kubrick, « l’objectif était de sélectionner les éléments qui mettaient le mieux en valeur l’implication de Stanley dans tous les aspects de la réalisation d’un film ». Tandis que Gitaï a choisi de projeter des extraits de ses films comme unique médium pour réécrire une histoire, c’est en effet l’hétérogénéité des objets exposés qui fait la richesse de l’exposition Stanley Kubrick.

On peut s’interroger sur le public auquel s’adressent ces deux expositions. À la Cinémathèque française, scénario, correspondances, documents de recherche, photographies de tournage, costumes et accessoires enchanteront certainement les inconditionnels, ravis sans doute de retrouver le mythique canapé en forme de bouche rouge, le cerceau et la bouteille de coca du film Lolita, la maquette de l’emblématique labyrinthe de Shinning, ou encore les sculptures du bar à lait dont profitent Alex et sa bande de droogies dans Orange Mécanique. Les plus curieux pourront suivre les premiers pas artistiques du réalisateur, qui débuta sa carrière comme photographe pour le magazine américain Look dans les années 1940, grâce à des clichés inédits issus de la collection de la

© Cinémathèque française

L’exposition dédiée à l’œuvre cinémato-graphique de Stanley Kubrick a pour but de restituer l’atmosphère et les thèmes propres à chacun de ses films. Cinéaste autodidacte, Kubrick (1928-1999) s’exprimait peu sur ses œuvres. Ses longs travellings, son attention aux détails et aux décors, son travail sur l’ombre et la lumière, mais surtout ses choix techniques audacieux ont fait de lui un des réalisateurs les plus brillants du siècle dernier. Le visiteur entre dans l’intimité de l’auteur de Lolita, 2001 L’Odyssée de l’Espace ou encore Orange Mécanique. Pour ce faire, Hans-Peter Reichmann a pris soin de faire interagir décors, documents d’archives, matériaux bruts, photographies ou équipements techniques. Afin que le visiteur découvre ou redécouvre les projets de Kubrick, l’exposition propose d’explorer le fond d’archives du grand démiurge du cinéma moderne. Après le décès de Stanley Kubrick, tout son matériel de travail, ses caméras, ses appareils et surtout ses archives avaient été confiés à l’Université de Londres chargée de les classer et de les

Library of Congress de Washington. Les amateurs d’effets spéciaux et de techniques innovantes pourront quant à eux s’attarder sur les explications de deux des dispositifs utilisés pour 2001, L’Odyssée de l’espace : le Stilscan et la projection frontale. Les spécialistes ne s’ennuieront pas et pourront également profiter des explications sur le fonctionnement de l’objectif Zeiss spécial, utilisé à l’origine par la NASA et choisi par Kubrick pour filmer des scènes éclairées à la simple lumière des bougies. Au Palais de Tokyo, Gitaï recrée une œuvre composée de fragments, que le visiteur découvre dans un contexte qui fait sens. Si l’on connaît déjà certains films du cinéaste, on vient les redécouvrir à travers un assemblage d’images qui constituent un nouvel objet.


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Mettre en espace une œuvre Les « Traces » d’Amos Gitaï étaient en fait ces fragments qui se croisaient avec toutes les marques sur les murs du sous-sol en friche, fragments eux-mêmes d’une lourde histoire. Car le choix du réalisateur de s’exposer au Palais de Tokyo n’est pas anodin. Le Palais de Tokyo est d’abord un véritable lieu de vie qui donne à voir l’art contemporain d’une manière actuelle et décomplexée et, aussi souvent que possible, du point de vue des artistes eux-mêmes. De surcroît ce lieu est porteur d’une histoire. Construit en 1934, ses sous-sols ont été utilisés pendant la seconde guerre mondiale pour entreposer les biens juifs placés sous séquestre. Laissés à l’état de friche depuis 1995 ils font aujourd’hui l’objet d’un grand projet de réhabilitation. L’installation de Gitaï réinvestit ce lieu en chantier dont les murs deviennent les supports de projection des films dans un écho à l’Histoire. Une première version de l’exposition « Traces » avait déjà été montrée en 2009 dans la base sousmarine de Bordeaux dont l’architecture est très imposante. Exposer au Palais de Tokyo prenait tout son sens. La friche, constituant une sorte de ruine, de site en construction, créant déjà un dialogue entre l’image et l’architecture / l’installation fabriquée. Si Bordeaux proposait un espace immense, fragmenté et des échelles différentes, au Palais de Tokyo, Gitaï a dû réinterpréter son oeuvre, dans un espace réduit, ce qui engage toute sa réflexion sur l’art qui selon lui « doit engager

avec le contexte ». Par une mise en abyme subtile, il s’interroge aussi sur le rôle du cinéma dans cette exploration. Des images qui se rapprochent, une histoire qui progresse dans cette installation. Gitaï crée une promenade dont le parcours appartient à un visiteur qui n’est plus spectateur mais acteur de cette histoire puisqu’il en reconstitue les morceaux, se projette dans ces extraits (mentalement et physiquement quand il le peut). Le visiteur est mis à distance par la présence de grillages placés à quelques mètres des surfaces de projection tout en étant invité à partager l’histoire d’un père, l’histoire d’un peuple au travers d’un héritage transgénérationnel, psychologique et émotionnel. Gitaï ne se contente pas de choisir des extraits de films : il les réorganise spatialement transformant du même coup l’espace de ce sous sol. De manières très différentes, les deux expositions posent la question du lieu. L’espace dans lequel est présentée l’œuvre peut-il changer sans perturber le contenu de l’exposition, son intention, son message ? La mise en espace, le travail de scénographie ne sont pas les mêmes suivant les lieux d’exposition. Si Amos Gitaï adapte son travail et tire profit de l’espace qu’il vient occuper, la rétrospective consacrée à Stanley Kubrick est itinérante, occupant dans chaque pays 1000 m2 avec les mêmes objets.

Conçue pour voyager, sa scénographie a été ordonnée selon la chronologie de la carrière de Stanley Kubrick. Dès l’entrée (située, à Paris au cinquième étage de la Cinémathèque), le visiteur est immergé brutalement dans le monde du cinéaste. La hiérarchie des informations se traduit par le volume spatial occupé. 2001, l’Odyssée de l’espace, film auquel est consacré la plus grande pièce de l’exposition, est sans doute celui qui témoigne le mieux du perfectionnisme du cinéaste et de son désir d’innover et d’expérimenter sans cesse de nouvelles techniques. Le visiteur peut d’ailleurs se mettre en scène dans un décor de pierre et voir apparaître sa projection sur le mur perpendiculaire à l’axe de la caméra. Le bâtiment de Gehry ne pouvant accueillir l’exposition sur un seul niveau, le parcours parisien se poursuit au 7e étage. Là, le plafond, bien plus bas qu’à l’étage précédent confère une dimension plus intime. Bien que l’espace de la Cinémathèque ne soit pas adapté à cette rétrospective (ce bâtiment de 1993 n’était d’ailleurs pas initialement destiné à accueillir un musée du Cinéma) les commissaires d’exposition ont tenu à ce que l’événement ait lieu dans le volume asymétrique et destructuré, signé Franck Gehry.

Le lieu où l’on installe une œuvre ajoute une dimension symbolique à chaque exposition, influe sur l’ampleur de l’événement. Ces deux expositions proposent deux manières de restituer une œuvre cinématographique. Ce que nous avons appelé « la fabrique », n’est autre que la mise en scène du processus de création que présente l’exposition « Stanley Kubrick », l’univers du film, son contexte, sa technique, et sa mise en relation avec d’autres disciplines (dessin, photographie, sculpture). Gitaï, lui, crée un nouvel objet à partir des « fragments » de son travail.


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LE ROI DES BRANCHES par François Leguen

© Radiohead

Dans la lignée du précédent et majestueux album « In Rainbows », le groupe anglais Radiohead nous offre huit nouveaux titres sur « The King of Limbs ». Toujours plus experimental, ce nouvel album peut laisser perplexe à la première écoute. Cependant on commence à s’habituer à l’effet boomerang que les chansons de Radiohead produisent sur l’auditeur.


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Bloom

Morning Mr. Magpie

Little by little

Feral

L’entrée en matière de ce nouvel album nous immerge dans une atmosphère étrange. Il débute par une boîte à rythmes entêtante et dominante. La texture synthétique des arrangements se mêle à la cadence désarticulée de la rythmique. La basse quant à elle, reste discrète et se dissimule dans la masse sonore. Cet ensemble dessine un bruit de fond sur lequel la voix vient s’immiscer dans des sonorités aériennes et semble décollée de la base musicale. Des instruments à cordes (type violon) et à vent (trompettes) viennent ponctuer le morceau, créant ainsi un mélange inattendu. La traversée de ce premier espace sonore nous plonge dans des méandres sombres, presque inquiétants.

On poursuit le cheminement de cet album par des voix toutes aussi sinueuses. On plonge une seconde fois dans des boîtes à rythmes obsédantes et répétitives. Les guitares se superposent et transforment les notes en rythmes dans un travail de stéréo complexe brouillant la lisibilité musicale. La basse ponctue discrètement le morceau par des arrêts et des re-départs. Elle semble surgir véritablement à la fin, par des fréquences plus lourdes et graves. Toute aussi entêtante par sa boucle mélodique, elle alourdit le morceau le temps de quelques secondes avant de se retirer avec le reste. Les espaces générés sont clos, presque étouffants, ils ne laissent filtrer que quelques rais de lumière lorsque la réverbération de certains sons apporte un éclat de légèreté.

Sur ce qui pourrait s’apparenter à un refrain, la mélodie vocale se fait plaignante et sensible dans un environnement musical envoutant. Les guitares reprennent finement le thème de voix pour l’ancrer une bonne fois pour toute à nos oreilles. Ce titre s’inscrit dans la continuité des morceaux précédents, mais cette fois chaque instrument se distingue mieux et l’harmonie semble prendre le dessus. Guitares, boîte à rythmes, synthétiseur, prennent leur juste place et viennent constituer un morceau plus limpide et plus percutant.

Croyant marcher sur des territoires moins hostiles avec Little by Little, on glisse de nouveau dans un titre encore plus expérimental. L’oreille s’égare facilement entre les rythmiques redondantes et les tonalités éléctro sur lesquelles se pose une voix découpée, samplée qui nous livre des mélodies hypnotiques. Une ligne de basse survient le temps de quelques secondes, les niveaux de volumes sont mouvants et procurent une sensation de montée et de descentes. Il n’est plus question d’espace mais d’ambiance. Le morceaux est un passage, un intermède. Totalement déstructuré, on ne sait pas vraiment où il nous mène. On le traverse en fermant les yeux, comme à tâtons. L’ambiance est angoissante, profonde et poignante. Les voix se font échos sur les parois d’un tunnel froid dont on ne sait pas vraiment comment sortir.


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Lotus Flower

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Give up the Ghost

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Le point de fuite de Feral nous amène à Lotus Flower avec laquelle on s’extrait des perceptives obscures. Le contraste avec les quatre premiers titres nous laisse encore plus apprécier la douceur des sons et de la voix de ce morceau. L’environnement mélodique reste toujours énigmatique, envoûtant, atmosphérique. Ce titre marque un tournant dans l’album.

Définitivement sorti de cette course et quelque peu essoufflé, on entreprend maintenant de marcher calmement pour une ballade, musicale. La texture limpide des accords de piano nous offre une matière sonore plus brute. La structure est maintenant apparente. On est passé de l’obscurité à un environnement plus serein et bercé par des sons chaleureux. La voix apparaît sur un fil tendu avant de délivrer une mélodie soutenue par des instruments à vent. Tout retourne au calme dans un dernier accord.

On se réveille maintenant au son des oiseaux. La voix est accompagnée d’une guitare et de nombreux chœurs superposés. Cette voix en prenant de la hauteur, apporte des volumes sonores et une dimension musicale plus vaste, qui font respirer l’album. Une véritable trêve dans cette exploration.

Le huitième et peut-être dernier titre de « The King of Limbs »... Les lignes de l’album sont mouvantes, on ne peut pas les comprendre si on ne l’explore pas attentivement. Certains titres peuvent nous laisser perplexes car ils s’apparentent à première vue à une esquisse, un croquis inachevé. La lisibilité des morceaux s’opère en réalité à l’échelle de l’album, pris dans son l’ensemble. L’édifice se parcourt pièce par pièce, d’une seule traite.

L’esthétique sonore est à la fois dépouillée et complexe, envoûtante et troublante. De manière générale, on remarquera un travail sur l’ambiance, l’arrangement innatendu, le sample, le mariage des sons. Ce CD est à prendre comme un tout, il n’y a pas vraiment un titre qui s’y détache plus qu’un autre. On peut regretter la dématérialisation musicale (sons produits sur ordinateur) sur la première moitié du parcours. Cependant, on apprécie d’autant plus la matière sonore du piano ou de la guitare. L’environnement musical passe de l’obscurité à la lumière, de l’étouffant au bol d’air. Le travail des textures sonores, leurs superpositions, nous plonge dans une complexité des espaces musicaux. On remarque une véritable transition, un glissement, entre les ambiances et les sonorités à partir de Lotus Flower. C’est sur ce contraste que cet album trouve son essence et sa force.


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QUELS LOGEMENTS POUR LES ÉTUDIANTS ? p.52 Des beaux discours pour des belles résidences étudiantes p.56 Delanoë à dix ans : l’heure du bilan p.58 Résidence Niget p.62 Résidence Métra

© Eder Ribeiro

p.66 « On ne fabrique pas la ville avec des produits ! »


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DES BEAUX DISCOURS POUR DES BELLES RÉSIDENCES ÉTUDIANTES par Jean-François Ballé

SELON UN SONDAGE (IPSOS RÉALISÉ DU 15 AU 17 MARS AUPRÈS DE 802 ÉTUDIANTS), 52 % DES ÉTUDIANTS CONSIDÈRENT QUE LEURS CONDITIONS DE LOGEMENT SE « DÉTÉRIORENT » ET 35 % QU’ELLES S’« AMÉLIORENT ».

2 316 000

C’était le nombre d’étudiants dans le supérieur à la rentrée 2009, dont 1 445 000 à l’université, les autres étant dans les écoles (d’ingénieurs, de commerce…), les prépas, les STS (sections de technicien supérieur).

EN OUTRE, 39 % DISENT AVOIR « RENCONTRÉ DES DIFFICULTÉS POUR SE LOGER ». Internats Internats et  grandes écoles

Logements sociaux hors CROUS

6 %

6 %

12 % 47 %

Résidences privées

29 % Résidences CROUS

Constitution du parc de 340 000 logements étudiants en France, en 2011

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PETIT PANORAMA DU LOGEMENT ÉTUDIANT EN FRANCE EN 2011

Le 5 avril 2011, Valérie Pécresse, la ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche annonçait vouloir doubler le parc de logements étudiants avec la mise à disposition de 340 000 chambres ou studios d’ici à 2020. Sacré pari ! À Paris, en 2011, à l’heure où fleurissent les inaugurations de résidences étudiantes chaque mois, quel paysage se dessine pour les années à venir ?

C’EST LA CRISE !

PETIT RÉSUMÉ DE L’HISTOIRE RÉCENTE DU LOGEMENT ÉTUDIANT EN FRANCE

Immobilier résidentiel, HLM… L’habitat vit une crise idéologique et constructive ; et le logement étudiant n’y échappe pas, véritable marqueur de la difficulté à se loger désormais à un prix décent. Le « besoin toujours plus urgent en logements étudiants », a été reconnu par Valérie Pécresse lors de la conférence nationale consacrée, le 5 avril 2011, à cette question au Centre Pompidou, à Paris. Dans la foulée, la ministre a annoncé vouloir « doubler », « d’ici 2020 », le nombre de logements réservés aux étudiants. « Nous avons aujourd’hui 340  000 logements spécialement dédiés aux étudiants. Notre objectif […] est de passer à 680 000 ». Un chiffre qui rend sceptique le parterre d’étudiants, d’élus locaux, de professionnels de l’immobilier, de représentants des HLM, ou de responsables d’université et des Crous (les centres régionaux des œuvres universitaires et scolaires), venus écouter la ministre.

De 1985 à 2005, les pouvoirs publics sont fâchés avec le logement étudiant (source : CROUS). Pendant cette période, on a presque arrêté de construire des résidences. La pénurie qui s’en est suivie a poussé les loyers au maximum, décourageant même parfois les jeunes issus de milieux modestes à étudier. Une fois le fond touché, les pouvoirs publics ne pouvaient que remonter ! En 2004, un plan de relance du logement étudiant, dit Plan Lanciaux a été lancé par l’État, visant à construire 5000 logements par an et en réhabiliter 7500. Après un lent démarrage, ce plan atteint ses objectifs pour la première fois en 2010.


56

57

QUE SIGNIFIE UN DOUBLEMENT DU PARC DE LOGEMENTS ÉTUDIANTS ?

S’appuyant sur une enquête Ipsos qui fait état d’un « mouvement que l’on dit de décohabitation [et qui] traduit une aspiration profonde de la jeunesse française à l’autonomie  », Valérie Pécresse a souligné qu’ils « sont ainsi plus de 60 % à faire ce choix aujourd’hui, contre seulement 45 % il y a encore trois ans ». Bref, la demande et les besoins seraient plus forts que jamais. Il s’agit donc d’y répondre.

Le doublement de ce parc reposerait sur des constructions nouvelles (60 000, par les CROUS), ainsi que sur le développement de la colocation dans le parc privé, la construction de résidences privées et la mise à disposition des étudiants de logements sociaux existants. Valérie Pécresse a émis l’idée de leur réserver « systématiquement 10 % des studios » du parc HLM. Seulement dans un contexte tendu, cette dernière proposition pourrait mal passer auprès de certains demandeurs de logements sociaux. Des paroles, des problèmes. À un an des élections présidentielles, qui occupera le poste de ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche ensuite ? Aucun budget concret n’ayant été annoncé, Mme Pécresse laisse l’impression de poser les idées et de laisser les autres s’en occuper. Reste à voir comment dans le contexte parisien, et à un an des 10 ans de Bertrand Delanoë à la Mairie de Paris, sera relayée cette proposition dans la politique urbaine socialiste parisienne.

Manifestation organisée par la Confédération étudiante à Paris en octobre 2010.

© Confédération étudiante

NE PAS S’ARRÊTER ! CONTINUER SUR SA LANCÉE !

Happening organisé par la Confédération étudiante devant une agence immobilière à Paris en février 2011.


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DELANOË À DIX ANS : L’HEURE DU BILAN

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par Jean-Baptiste Ollé

C’est en mars 2001 que Bertrand Delanoë fut élu maire de Paris contre une droite divisée entre Jean Tiberi et Philippe Seguin, offrant ainsi pour la première fois une municipalité de gauche à la capitale française. Le 8 mars 2011, le maire de Paris célébrait à la Bellevilloise le dixième anniversaire de son mandat, et diffusait par la même occasion une brochure ainsi qu’un web doc faisant le bilan de son action à la tête de Paris. Entre le Vélib’ et les Nuits Blanches, la diversité des succès dont se flattent les résidents de l’Hôtel de Ville ratisse large, et aucune des problématiques chères aux parisiens n’est absente du diaporama disponible sur le site www.paris.fr/10ans, démonstration toute en images du bien-fondé de la fierté de Bertrand Delanoë. Parmi les travaux herculéens entrepris par le petit père des parisiens, la question inévitable du logement n’est pas éludée, notamment celle du logement étudiant. Sandrine Mazetier, adjointe au maire, déléguée à la question des étudiants, déplore le bilan du mandat de Jean Tiberi, dont l’action n’avait mené qu’à la construction de 321 logements entre 1995 et 2001, pour un nombre d’étudiants dans la métropole avoisinant les 300 000. En effet, Paris avec ses 300 établissements d’enseignement supérieur, est le pôle universitaire le plus important en France. Or si l’on en croit les chiffres donnés par l’Observatoire de la vie étudiante, le prix moyen d’un loyer à Paris pour les étudiants s’élève à 700 euros, soit plus de 65 % de leur budget, contre environ 500 euros en province.

C’est la raison pour laquelle le cabinet de Mr. Delanoë a adopté une stratégie ayant pour objectif la construction de plus de 7000 logements étudiants d’ici 2014, parmi les 70 000 logements sociaux prévus dans les vingt arrondissements de Paris. Au terme du premier mandat, 3500 sont déjà construits (alors que 3000 étaient prévus à l’origine), et aujourd’hui le cap des 5000 a été dépassé. De plus, les trois quarts du parc résidentiel universitaire ont déjà été rénovés. Mais au-delà d’une politique du chiffre sont également pensées des solutions alternatives évoquées par Sandrine Mazetier, sans pour autant qu’elles aient déjà été mises en œuvre. Par exemple, la prise en compte du rôle des étudiants dans la cellule familiale, dont ils sont souvent un pilier important via le baby-sitting ou le soutien scolaire, rôle qui pourrait amener à reconsidérer les modalités de construction des logements non spécifiques. On peut également citer le projet d’encadrement des acteurs du marché privé, dont les loyers sont souvent prohibitifs, sans pour autant qu’une limitation soit franchement évoquée. Par ailleurs, les modalités d’accès à ces logements sont en train d’être repensées : bien qu’ils soient toujours réservés aux étudiants boursiers, l’élargissement aux étudiants en L1 et L2 est actuellement négocié entre le CROUS et la Mairie de Paris.

Face à ce bilan relativement positif, l’opposition bien entendu dénonce une direction calamiteuse et convoque des sondages (dont la source n’est pas précisée), expliquant qu’en matière de logement, 73 % des français ont une opinion négative de l’action municipale. Dans son discours même, et dans la communication organisée autour de cet anniversaire, les faits sont présentés dans une perspective plus large, peut-être plus à l’échelle de ces dix années d’exercice. Les projets ne sont jamais cités de manière précise si ce n’est lorsqu’ils sont intégrés dans une démarche métropolitaine : le diaporama des 10 ans montre le projet Clichy-Batignolles prévu pour 2014, qui intègrera environ 3500 logements dont 50 % de logements sociaux et étudiants. De plus, ce sont les projets liés à la promotion de la création étudiante qui sont mis en valeur, comme la Maison des initiatives étudiantes à Bastille, dont le modèle s’est étendu dans tout Paris puis dans d’autres

grandes villes françaises. Enfin, Anne Hidalgo, première adjointe au maire de Paris, évoque dans une interview sur France 3, le « Grand Quartier Latin ». Ce projet fait partie d’une stratégie dont l’envergure est à interroger : en effet la volonté étant de donner de la lisibilité au système universitaire dans la ville même, ce en créant plusieurs pôles clairement identifiables, on peut se demander si l’objectif n’est pas de faire de la publicité pour la capitale française sur une scène peut-être européenne. En tous cas, quand Bertrand Delanoë s’auto-célèbre, il fait les choses en grand, et s’il ne brigue pas un troisième mandat aux municipales de 2014, certains seraient enclins à se demander s’il ne cherche pas à se donner une carrure 2012… Affaire à suivre.


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LE 88 RUE DE LA FONTAINE-AU-ROI LAURENT NIGET, ARCHITECTE

61 Inauguration de logements étudiants rue de la Fontaine-au-Roi, dans le 11e arrondissement, à Paris.

par Simon Joyau

Situé au 88 rue de la Fontaine-au-Roi, dans le quartier populaire de Belleville, la volumétrie de ce programme de 46 studios compacts (entre 16 et 20 m² chacun) attire l’attention. Le bâtiment gonfle son ventre et empiète sur la rue comme s’il n’avait su résister à la pression de ses deux mitoyens. Coincé dans une parcelle peu profonde de 14 m de large, la résidence trouve néanmoins la place pour ses1200 m² en augmentant de 20  % sa surface d’occupation1. L’architecte explique avoir exploité la réglementation urbaine pour souffler autant que possible dans la volumétrie, trouvant notamment un septième étage qui dessert des terrasses partagées par des duplex. Cette initiative avait su séduire la Semidep lors du concours en 2005. Mais Laurent Niget ne s’y trompe pas. Son bâtiment qu’il qualifie lui même de « bibendum » expose une anatomie peu flatteuse sur la rue et se détache sensiblement de ses voisins, décalage d’autant plus marqué que le bâtiment emprunte sa palette chromatique à son cousin situé quelques mètres plus haut. C’est en écho au marché de Belleville, à la mixité du quartier et pour réveiller une rue triste, morne et délaissée, que selon Brigitte Métra, le rouge se serait imposé. L’argument est donc

repris par l’architecte qui emballe lui aussi son bâtiment d’une enveloppe vermillon en écailles de fibrociment. Des pare-soleils orangés en verre translucide tentent ça et là de nuancer la façade pourtant bien monochrome. Outre le parti pris esthétique qui peut être largement contesté, cette façade soulève un autre questionnement. Des problèmes de mise en œuvre apparaissent derrière l’apparat coloré et acidulé. Certains détails et raccords sont moins maîtrisés que d’autres, et, de l’intérieur comme de la rue, des joints conséquents laissent entrevoir la structure en bois et toute la quincaillerie qui supporte cet habillage. Ces problèmes de finition témoignent d’un emballage arrivé peut être trop tardivement dans la conception. L’architecte ne s’en cache d’ailleurs pas : « on a soufflé dedans et le résultat a été un volume que l’on a habillé, que l’on a emmailloté ». Cette résidence semble dès lors appartenir à cette nouvelle génération française de bâtiments emballés issus d’une réflexion neuve et probablement encore peu expérimentée. En témoigne ici ce décalage entre un volume qui semble avoir surtout été pensé en coupe et des raccords de surfaces qui subissent toute l’épaisseur des contraintes superposées de la volumétrie.

Logements étudiants au 88, rue de la Fontaine-au-Roi © Laurent Niget Architectes

1. Article L128-1du Code de l’urbanisme (inséré par Loi n°2005-781 du 13 juillet 2005 art. 30 Journal Officiel du 14 juillet 2005) Le dépassement du coefficient d’occupation des sols est autorisé, dans la limite de 20 % et dans le respect des autres règles du plan local d’urbanisme, pour les constructions remplissant des critères de performance énergétique ou comportant des équipements de production d’énergie renouvelable. Un décret en Conseil d’État détermine les critères de performance et les équipements pris en compte. La partie de la construction en dépassement n’est pas assujettie au versement résultant du dépassement du plafond légal de densité. © Eder Ribeiro

© Eder Ribeiro

Témoin de la volonté municipale d’affirmer une politique de construction résolument tournée vers le logement étudiant, le pavillon de l’Arsenal organisait le 21 mars dernier la visite conjointe de deux nouvelles résidences. Cette inauguration était l’occasion de découvrir le dernier projet de l’architecte Laurent Niget, situé quelques mètres en contrebas de celui de sa consœur Brigitte Métra, et qui, nous avons pu l’apprécier, ne manque pas d’originalité(s)…


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Un bon point est cependant à accorder aux chambres : contraintes par la coupe, celleci développent des espaces uniques et tous différenciés. Les chambres côté cour sont notamment plus spacieuses et ne s’encombrent pas des pare-soleils translucides teintant, côté rue, une lumière naturelle qui peine déjà à rentrer. Les duplex installés au dernier niveau bénéficient de terrasses orientées plein Sud qui sauront également divertir un certain nombre d’étudiants. Mais, si ce dispositif met pertinemment à profit un profil évoluant d’étage en étage, il créé en revanche des disparités entre chaque appartement : certains étudiants pourront se sentir moins bien lotis que d’autres, les petites chambres côté rue ne résistant pas à la volumétrie bedonnante du bâtiment qui va jusqu’à créer des absurdités d’aménagement. Les façades des chambres du premier niveau se replient vers l’intérieur et empêchent de cette manière tout accès aux ouvertures, reléguées derrière le mobilier.

Mobilier qui illustre d’ailleurs presque à lui seul les difficultés rencontrées par l’architecte pour répondre à un budget restreint et à des retards dans la mise en œuvre dont il ne se cache pas. Les panneaux de bois stratifié aux tranches nues résisteront-ils aux cafés brûlants des nuits studieuses ou aux verres des soirées de fête qui rythment la vie étudiante ? Des couloirs qui les desservent (colorés mais dépourvus d’éclairage naturel et rappelant étrangement ceux d’une hôtellerie de jeunesse) jusqu’à la fragilité évidente de leurs équipements ces chambres témoignent d’un projet à la conception hasardeuse qui semble avoir été contrarié tout au long de sa mise en œuvre par une superposition de contraintes auxquelles l’architecte n’aura pas su répondre à temps.

2. Article L128-2 (inséré par Loi nº 2005-781 du 13 juillet 2005 art. 30 Journal Officiel du 14 juillet 2005) Les dispositions de l’article L. 128-1 sont rendues applicables dans la commune par décision de son conseil municipal.

© Eder Ribeiro

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LE 95, RUE DE LA FONTAINE-AU-ROI BRIGITTE MÉTRA, ARCHITECTE

65 Inauguration de logements étudiants rue de la Fontaine-au-Roi, dans le 11e arrondissement, à Paris.

par K-E-A-B

La rue de la Fontaine-au-Roi courait, à l’origine, de la rue Folie-Méricourt à la rue St Maur. Prolongée en 1914 en coupant à travers des fonds de parcelles pour rejoindre le boulevard de Belleville, elle est aujourd’hui bardée de pignons aveugles qui lui confèrent une atmosphère assez délaissée. C’est tout du moins ce que lui reproche Brigitte Metra, architecte émancipée des Ateliers Jean Nouvel, qui livre au numéro 95, une résidence étudiante commanditée par la Ville de Paris. Si le bâtiment s’implante de façon discrète aux angles des rues de la Fontaine-au-Roi et Moulin-Joly en en épousant la courbe, sur l’empreinte de l’imprimerie qui se tenait là jusqu’alors ; c’est dans le traitement de ses façades qu’il se distingue. Sa structure de béton armé remplie de parpaings est recouverte d’une peau métallique écarlate dont les ailettes inclinables permettent d’obturer les façades généreusement vitrées des chambres étudiantes. En se penchant sur les constructions précédentes de Metra, il ne fait pas un doute que cette nouvelle réalisation participe d’une recherche esthétique de longue haleine sur la « peau » des bâtiments.

Elle sert par ailleurs de laboratoire à l’architecte, qui en reprend le principe de façade pour un autre projet de gare de bus, également commandité par la ville de Paris,et qui sortira de terre non loin de là dans le 20e, à Pyrénées-Lagny en 2014. Les images disponibles de cet autre bâtiment à venir, montrent que c’est dans l’échelle que les projets diffèrent, puisque l’opération Paris Pyrénées se développera sur un ilot entier, répétant sur tout son pourtour le corps de la résidence, pour une surface hors d’oeuvre nette de 44 000 m2. Rue de la Fontaine-au-Roi, la gestion de cette couverture reste cependant questionnable, car si les lames sont fonctionnelles dans la linéarité, qu’en est il de la gestion de la courbe ? Metra a choisi « d’arrondir les angles en écho à l’église en vis-a-vis » mais partout où la peau rencontre la courbe, elle n’est plus opérationnelle puisqu’elle devient fixe. Par conséquent soit elle disparaît et oblige l’utilisation de rideaux en intérieur, soit elle entache la luminosité des espaces intérieurs. Bien que l’architecte n’en soit pas à son coup d’essai dans son travail sur la peau, notamment avec les laboratoires Sophysa à Besançon, enveloppés de lamelles de tôles d’acier, on peut peut-être attribuer ce balbutiement à la relative nouveauté du thème de l’enveloppe dans la recherche architecturale française ou encore à l’inadéquation générale des modes de représentations et de création en vigueur en architecture, avec la réalité constructive acutelle. Logements étudiants au 95, rue de la Fontaine-au-Roi © Brigitte Métra et Associés © Eder Ribeiro

Situé au Nord-Est du 11e arrondissement, le quartier de la Fontaine-au-Roi appartient au vaste quartier populaire de Belleville, qui s’étale sur les 10e, 11e, 19e et 20e arrondissements de Paris. Il se caractérise par une population jeune, active et cosmopolite, ainsi que par un habitat à dominante faubourienne.


Passée la façade, on pénètre dans un sas par lequel on accède à un « Jardin Vertical », encore trop jeune pour démontrer l’ampleur de son potentiel, mais qui devrait apporter une atmosphère reposante et propice à la détente sur le trajet des étudiants vers leurs chambres. Un escalier circulaire de béton et un ascenseur, situés côte-à-côte à l’entrée du jardin, conduisent aux coursives, elles aussi de béton nu, ponctuées ça et là de banquettes intégrées, qui desservent entre 10 et 15 chambres par niveaux sur cinq étages. Les chambres bénéficient de bonnes expositions solaires côté rue et côté cour. Aux refends de béton brut qui les séparent sont adossés un bureau, des étagères intégrées et un lit, qui se glisse contre le mur, dans l’espace entre la salle d’eau et la baie vitrée. Ce mobilier, designé par l’architecte est de teinte claire avec des rappels du rouge de la façade. Au final, le quartier bénéficiera à coup sûr de l’arrivée des étudiants, à mesure qu’ils y prendront leurs habitudes et que de nouveaux commerces et services viendront s’installer pour répondre à leurs besoins quotidiens. Plein d’espoir, pour des retombées positives futures, nous avons hâte de voir comment cette rue de Belleville se transformera.

À surface d'habitabilité égale 12m À surface par personne égale 18m

2

Extraits de Le logement étudiant n’est-il qu’un produit ? Patrick Rubin (© Atelier CANAL Architecture)

2

Pour faciliter la lecture des plans, les chiffres ont été arrondis.

Surface

Surface

Surface

18m 2

18m 2

2x18 = 36m

Habitabilité

Habitabilité

Habitabilité

Habitabilité

Habitabilité

12m 2

6m 2

12m 2

12m 2

12m 2

Accessibilité PMR

Accessibilité PMR

Accessibilité PMR

Accessibilité PMR

Accessibilité PMR

Non

Oui

Oui

Oui

Non

Commentaire

Commentaire

Commentaire

Commentaire

Commentaire

Chambre NON PMR avant juillet 2009

Chambre PMR après juillet 2009

Mutalisation PMR à deux mais cuisine éclairée en second jour

Cuisine en façade mais malus de 4m

12m 2

6m 2

6m

Ce thème architectural de l’enveloppement des bâtiments est plutôt récent en France, découlant directement des réglementations sur l’isolation mises en vigueur en 2005, n’est néanmoins pas l’élément qui a retenu l’attention des invités de ce 21 mars lors de la visite inaugurale organisée par le Pavillon de l’Arsenal. Le choix chromatique de Metra a, il faut le dire, aveuglé le public et fait l’objet de l’essentiel des discussions. Questionnée sur le pourquoi de la couleur, l’architecte déclare avoir voulu égayer « la rue triste » de ce quartier dynamique par l’usage de tons de rouges, bordeaux et vermillon, suivie ensuite par l’équipe de Niget pour la conception d’une autre résidence au 88 de cette même rue. Elle motive son choix par une volonté de rappeler les couleurs des briques des vieux bâtiments du quartier ainsi que du marché situé un peu plus haut en bout de rue pour « une accroche urbaine qui vient de l’histoire », ainsi qu’en clin d’œil aux menuiseries du bâtiment de l’ancienne imprimerie. Cependant, on peut y lire un questionnement nouveau dans la pratique de l’architecture française, toujours lié à la mise en place de l’isolation par l’extérieur. En effet, outre la volumétrie, les architectes trouvent un nouveau terrain créatif à travers ces façades d’un nouveau type, indépendantes de la structure des édifices.

Les bénéfices de la mutualisation

Surface

Surface

2x20 = 40m

2

12m 2

12m 2

12m 2

2x18 = 36m

2

2

Non accessible PMR Cf : proposition de loi au Sénat

2

12m 2

8m 2

5m 2

12m 2

12m 2

4m 2 2m 2

4m 2

4m 2

6m 2

2m 2

2m 2

3m

3m

3m

2m 2

1,5m 2

4m 2

3m

1,5m 2

3m

3m

3m

3m

6m 2

12m 2 4m 2

1,5m 2

4m

1,5m 2

2

1h Cuisiner, manger 1h Se laver 22h Vivre, dormir, travailler

Surface

Surface

Surface

22m 2

17m 2

3x18 = 54m

Habitabilité

Habitabilité

Habitabilité

Habitabilité

14m 2

12m 2

12m 2

12m 2

Accessibilité PMR

Accessibilité PMR

Accessibilité PMR

Accessibilité PMR

Oui

Non

Oui

Oui

Commentaire

Commentaire

Commentaire

Commentaire

Directement adapté PMR + un lit d'accompagnement

Bonus de 1m 2 pour cuisine à partager

Sécabilité 1+2, kitchenette possible dans la chambre 1 personne

Logement accessible aux PMR

14m 2

4m 2

12m 2

Surface

12m 2

2m

20m 2

2

12m 2

12m 2

9m 2

8 pers 630 kg

2

4x18 = 72m

2

2m 2

3m 2

2m 2

1m 2 3m

3m

2,5m

1,5m 2

1,5m 2

12m 2

3m

1,5m 2

14m

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1,5m 2

12m 2

12m 2

3m

3m


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« ON NE CONSTRUIT PAS LA VILLE AVEC DES PRODUITS ! » propos recueillis par Jean-François Ballé

En avril 2010, l’atelier CANAL participait à un concours organisé par Osica et l’AJLT sur le thème du logement étudiant innovant. Ce concours d’idées donnera lieu à la réalisation d’un bâtiment à Orsay sur le futur campus de Saclay. Entretien avec l’architecte Patrick Rubin, un des auteurs de la proposition intitulée Le logement jeune n’est-il qu’un produit ?

Un journaliste soulignait récemment la similitude qui existe aujourd’hui entre l’habitat prévu pour le commencement et la fin de vie. Votre étude propose de se débarasser des classifications et de poser la question même du logement, le voir comme un lieu capable. Votre recherche suggère de fonder les résidences sur de nouvelles bases. Ainsi, pourquoi la cellule s’est-elle imposée comme le modèle incontournable du logement étudiant ? LA PETITE REVUE :

La cellule est un habitat en soi. Tout est concentré. Le lit, la douche, la kitchenette et l’espace de travail ont été compactés a minima des surfaces pour définir un 18 m2 qui fait la chambre soit-disant idéale pour un étudiant. Mais c’est un format économique.

PATRICK RUBIN :

LA PETITE REVUE : Votre étude se fonde en partie sur le fait que le logement étudiant est commandé par le financement et la gestion économique de sa mise en oeuvre dûe aux Lois Malraux (1962) et la Loi Scellier amendement Censi Bouvard (2009). Pourriezvous expliquer leur fonctionnement ? PATRICK RUBIN :

En France, ces lois découlent d’un phénomène de défiscalisation. Par exemple, dans les années 60, le quartier du Marais était à l’état d’abandon. Propriétaires

et locataires n’étaient pas du tout encadrés pour aménager leurs immeubles. Ils pouvaient installer toitures, garages… sans règles urbaines. De magnifiques hôtels comme l’Hôtel de Beauvais ont ainsi été dégradés. Ce phénomène était un gouffre financier pour l’État. Ainsi, pour une régulation des aménagements, une défiscalisation a été proposée aux propriétaires remettant en état leurs biens immobiliers. Pour beaucoup d’immeubles, la conséquence a été la conservation d’un escalier central distribuant de petits appartements locatifs à chaque étage. Les propriétaires étaient gagnants : défiscalisation sur neuf ans et loyers des locataires. Parfois, on retrouvait des logements jeunes à tous les étages et au rez-de-chaussée, l’ancien magasin était transformé en garage vu le prix exorbitant des places de parking. La Loi Malraux n’a pas servi la vitalité des villes, en ce sens. Mais ceci va dans le sens de l’évolution de la société aussi. La Loi Scellier, elle, est liée à un système de vente debout. Des propriétaires se voyaient proposer des offres d’investissement immobilier par des banquiers. La Loi Scellier leur promettait une économie de 19,6 % sur le prix d’acquisition, une réduction de 25 % d’impôt sur neuf ans et le loyer est garanti quel que soit le taux d’occupation du logement. Alors, en France, de nombreux logements sont

apparus au cours des cinq dernières années dans des no man’s land. Les biens étaient construits sans l’assurance de futurs locataires. La construction de ces logements n’était pas nécessaire. Financièrement, les investisseurs ont parfois tout perdu car ils n’ont pas tous trouvé de locataires les gens préférant vivre en ville plutôt que dans des lieux vides. On ne construit pas la ville avec des produits ! Mais la Loi Scellier a un deuxième effet néfaste. Notre étude suggère une mutualisation des espaces. L’achat de deux logements pose problème. Si la salle de bains ou la cuisine sont mutualisées entre les deux logements, cellesci ne peuvent se couper en deux. Lorsqu’un logement se construit sur une défiscalisation, on va vers un individualisme ; vers la vente d’un package, vers un produit qui doit être sécable. Notre proposition va à l’encontre de ce phénomène pour une mutualisation, pour des espaces communs, sans négliger la sphère privée qui peut passer de 18 à 12 m2. Sorti de cet espace, tout devient du collectivisme pour ceux qui y voient le pire ou du partage intelligent. Il n’y a pas d’autres moyens pour avancer. Il y a trop de voitures dans les villes, trop d’étudiants dans les campus, nous devons nous économiser. Une contrainte importante aujourd’hui dans le logement étudiant est l’accès à 100 % accessible aux PMR (Personne à Mobilité Réduite). Quelle est votre position ? LPR :

PR :

C’est le juste retour du retard de la France : pendant que les pays du nord et d’autres avançaient, les Français ne voulaient pas voir ça. L’adaptabilité au logement a

été extrêmement longue. L’État a poussé l’accessibilité trop loin avec des logements 100  % accessibles aux PMR. Pour les logements étudiants, les 5 % d’accessibilité sont restés raisonnables et fiables. Mais ils ont été souvent discriminatoires puisque ces 5 % étaient souvent en rez-de-chaussée. Nous sommes plutôt pour une meilleure accessibilité, pour de plus grandes chambres, avec douche voire baignoire. Nous sommes contre une accessibilité totale déraisonnée. En 2009, la loi est revenue aux 100 %. Il y a un besoin d’accessibilité complète pour des logements pour personnes âgées mais pour un habitat jeune, c’est le monde à l’envers. Les jeunes sont mobiles. Auquel cas, on peut rendre une chambre réversible. Emmanuelle Colboc s’est beaucoup intéressée à ces questions dans Construire des logements en 2010. LPR : Vous abordez la question du blocage idéologique sous différentes formes avec la question de la mutualisation des espaces et de la collocation. Quels sont vos arguments économiques et sociaux contre ces idéologies ?

Le prix moyen du loyer d’un logement de 18 m2 dans le système social est défini par une grille économique, entre les différentes aides pour les étudiants, APL (Aide Personnalisée au Logement), ALS (Allocation de Logement à caractère Social) et les défiscalisations… La redevance (et non pas le loyer) est la somme payée par le locataire pour la chambre mais pas le couloir, la salle commune. La SHAB (Surface HABitable) est louée mais la SHON (Surface Hors Oeuvre Nette) n’est pas louée. Le rapport SHON/SHAB est essentiel. Un étudiant paie entre 200 et 300 euros de PR :


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redevance compte tenu des paramètres actuels. Si on les fait éclater avec des mutualisations de cuisine ou de salle de bains, toute la grille économique tombe à l’eau. C’est exactement comme le tri sélectif. Il y a 10 ans, personne n’y croyait, et maintenant tout le monde le fait. Il faut être très patient. LPR : La question du toit est cruciale pour vous. Une question qui a eu ses grandes heures avec les modernes et notamment l’Unité d’Habitation de Marseille de Le Corbusier. Pourriez-vous expliquer pourquoi ?

Cette question n’est pas nouvelle. Quand on se pose sur un lieu, on rend imperméable un espace. On ne peut pas vraiment le dire dans la ville. Les toits sont sous-exploités, et s’il y a bien un endroit où il peut y avoir de la vie c’est le toit. Dans notre projet, sur le site d’Orsay, il y a un paysage formidable. Mais le toit végétalisé de notre proposition a été fait pour dynamiser les espaces communs. La laverie se trouve aussi là. On crée un lieu de vitalité extrêmement fort. Cettte vitalisation est possible en enlevant quelques centimètres carrés dans chaque chambre. Le calcul économique s’ajoute au phénomène. Tout le monde devrait adhérer à cette vision de l’appropriation du toit mais nous en sommes encore loin.

PR :

LPR : Le toit pose des problèmes de voisinage, avec l’exemple de l’hôtel Mama Shelter qui a dû fermer son toit pour des problèmes de nuisances sonores. Est-il à reconquérir en milieu urbain dense ?

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Il y a des mètres carrés à reconquérir et de nouvelles solutions à trouver sur les toits parisiens. Aujourd’hui, Anne Hidalgo (Première Adjoint au Maire de Paris) prône cette reconquête. J’ai connu beaucoup de toits utilisés à Paris. Les vélos en ville, on y est arrivé, les voitures hors de Paris, on y viendra et exploiter les toits aussi. Je suis assez optimiste pour ceci mais la mise en place prend beaucoup de temps.

PR :

LPR : Durabilité et réversibilité : votre proposition

est faite pour 120 ans, une durée inhabituelle pour de tels projets, avec même un calendrier hypothétique de tous les événements futurs. C’est à travers ce type d’hypothèse qu’il faudrait approcher l’aspect du développement durable selon vous aujourd’hui ? Hypothétiquement, comme les enveloppes des bâtiments sont de plus en plus performantes, nous pouvons placer l’éventail des gaines contenant les différents fluides dans les espaces libres des façades, libérant ainsi la partie centrale dans un immeuble de logement, conserver les cages d’ascenseurs et les escaliers comme contreventements dans les systèmes constructifs. De grandes portées structurelles peuvent être atteintes. On peut utiliser du bois couplé à une chape de béton pour l’inertie pour un franchissement de 14m sans poteau. Nous voulions démontrer que ce bâtiment devient un énorme plancher, sans embarras, minimal. On atteint alors une géométrie variable. Des micros-logements peuvent alors se transformer en logement grandes familles. Et plus tard, si on augmente les capacités, cela peut se transformer en lieu d’activité à même logique constructive.

Le maître d’ouvrage n’a pas associé les maîtres d’œuvre du concours à des constructeurs. Nous avons pris exemple dans le Vorarlberg (Les « Vorarlberger baukünstler », groupe d’architectes et de charpentiers autrichiens du Vorarlberg, Land le plus occidental d’Autriche, ont développé depuis le début des années 1980 une approche originale de la construction qui est maintenant considérée comme un modèle du développement durable dans la construction), ils ont là-bas un réseau local spécialisé dans la construction. Le mécanisme est basé sur un tissu associatif local. Il faut donc envisager de travailler localement aussi en France, en démarchant directement avec des artisans sans les gros groupes Eiffage, Vinci et Bouygues. Avec notre démarche, nous pouvons obtenir un chantier sec, propre.

PR :

Mais pourquoi 120 ans  ? Quelle vie les bâtiments peuvent-ils avoir ? Les ruines ? Le recyclage ? Dans notre hypothèse, les jeunes ayant été dans la crèche du bâtiment sur le toit se retrouveront peut-être des vieux 70 ans plus tard dans le même bâtiment réhabilité. Quand ils partiront, l’immeuble sera démonté. Notre réflexion va donc beaucoup plus loin que le logement étudiant mais se fait sur l’ensemble du processus. Nous voulons voir le bâtiment comme un corps vivant : les architectes se disent tous pour le développement durable mais l’industrie ne suit pas. Charlotte Perriand a essayé, Prouvé aussi, mais le système économique va à l’encontre de cela.

LPR : Quand vous regardez maintenant en 2011 le projet de logement étudiant que vous avez réalisé à Annecy en 1991, quel regard portez-vous dessus ?

C’était à l’époque plus un travail de plan masse, de rapport avec le paysage qu’on peut d’ailleurs rapporter au développement durable. Le contexte de lois des années 80 était tout à fait différent, les choses n’étaient pas normées. Votre génération verra ces normes comme une évidence ! Nous n’avions aucune préoccupation de développement durable, nous travaillions avec des théories des années 70. C’était beaucoup plus des filiations d’engagement, des postures.

PR :

LPR : Pour finir, que pensez-vous de la proposition de Valérie Pécresse de doubler le nombre de logements étudiants en France d’ici 2020, c’est-à-dire passer de 340 000 à 680 000 ?

Je pense que c’est une obligation. Il est temps de le faire.

PR :


TERRAINS

Eder Ribeiro


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MARCHE URBAINE

Athènes, Paris et leurs piétons par Eriketi Perka

© À travers Paris / Promenades Urbaine

La marche permet aux curieux et aux promeneurs d’explorer les territoires des villes. Les marcheurs parisiens peuvent satisfaire leur curiosité grâce à des « promenades urbaines » et à une nouvelle signalétique posée dans les rues de la capitale. D’autres « événements » sont offerts aux citadins athéniens. Dans les deux cas, sens et souvenirs sont sollicités pour partager expériences et connaissances.


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PROMENADES URBAINES

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« Bouger, c’est facile »

Cinq promenades se sont déroulées ce printemps simultanément dans différents lieux de la région parisienne à la conquête du Grand Paris. Cette initiative n’est pas nouvelle. L’association « Promenades urbaines » née de la collaboration entre le Centre Pompidou, la Cité de l’architecture et du patrimoine et le Pavillon de l’Arsenal, organise des balades depuis dix ans. Depuis quelques mois, elle collabore avec l’association « À travers Paris », créée par des étudiants en architecture, en urbanisme et d’autres disciplines. L’idée est de proposer des parcours piétons métropolitains, accompagnés par un guide-conférencier. Les balades du programme du 9 avril dernier proposaient d’arpenter les remparts de Mantes, les Lacs de l’Essonne, Marne-laVallée, la Goutte d’Or et la porte de Bagnolet. Ces promenades se sont ensuite dirigées vers le Pavillon de l’Arsenal où un débat s’adressant à un public plus large était organisé, confrontant les impressions des marcheurs aux éclairages de conférenciers. L’élaboration de cartes sensibles du Grand Paris par les participants a permis d’échanger sur les problématiques métropolitaines. « Les territoires de l’Ile-de-France sont des territoires de coupures, séparés par des infrastructures ou organisés en quartiers qui se tournent le dos » selon l’urbaniste Jean-Pierre Charbonneau. La marche serait le moyen idéal pour recréer une certaine « porosité de la ville » d’après Bertrand Lemoine, directeur de l’Atelier international du Grand Paris, bien que

« les traversées aient tendance à se fermer » à mesure de la privatisation des espaces. Pour Georges Amar, directeur de la prospective à la RATP, « le transport de demain, c’est le corps humain » et la marche constitue « l’intramodalité » puisqu’elle participe à tous les modes de déplacement.

Depuis le 15 novembre dernier jusqu’au 15 mai de cette année, une autre opération a eu lieu. Une nouvelle signalétique a été installée dans les rues de certaines villes françaises comme Paris, Lyon, Bordeaux, Marseille, Lille, Nice et devrait être ensuite élargie à toute la France.

Marcher dans la métropole pour mieux se l’approprier est l’objectif de ces promenades guidées qui favorisent aussi échanges et interactions, dimensions essentielles pour les organisateurs de ces balades. Les participants sont des professionnels de l’urbanisme, mais aussi des franciliens qui s’intéressent à la ville qu’ils habitent. Quant aux organisateurs ils cherchent à s’ouvrir à un public plus large et réfléchissent à d’autres concepts ou à d’autres intervenants, des artistes par exemple.

Cette signalétique constituée d’un panneau directionnel gris et blanc indique le rapport entre la distance et le temps aux piétons. Cette campagne est conçue par l’Institut National de Prévention et d’Education pour la Santé (INPES) comme un encouragement à changer nos habitudes et à adopter des reflexes qui protègent notre santé.

Dans un espace public où un promeneur s’exposant aux regards des autres constitue un objet d’observation, la rue n’est-elle pas aussi une scène, qui fait de la marche une sorte de spectacle ? La marche n’est pas l’apanage de ceux qui ont du temps à perdre : à pied on va aussi vite qu’en bus, et parfois même plus qu’en métro. Parcourir à pied des lieux à forte identité est plus agréable que d’arpenter les couloirs monotones du métro : il y a beaucoup de raisons pour redécouvrir le déplacement de piéton et la lecture de la ville qu’il procure, la liberté de mouvement et l’autonomie qu’il nous offre.

La marche améliore notre qualité de vie car elle aide à protéger l’environnement et à économiser les ressources énergétiques. Combinée aux autres systèmes de transport elle permet de couvrir les territoires et de répondre à nos besoins de mobilité. C’est aussi un passe-temps tranquille. « La marche est très efficace dans son utilisation de l’espace urbain et de l’énergie, elle provoque rarement des blessures et elle donne la vitalité des rues et la sécurité personnelle. Beaucoup de déplacements en voiture sont très courts, moins de 2km, indiquant que la marche pourrait être une alternative possible et contribuer à réduire la pollution provenant d’un véhicule de démarrage à froid voyageant uniquement à une courte distance » (C. Mason, Des transports et la santé : en route vers une Australie plus saine ? Medical Journal of Australia, 2000)

En comparant avec ma ville d’origine, j’observe qu’à Athènes la marche est peu encouragée en tant que mode de déplacement à part entière et qu’elle reste subordonnée à l’emploi du transport public et de la voiture. La ville d’Athènes ne dispose pas de concept global de revalorisation de la marche en milieu urbain. Le piéton y évolue dans d’un environnement relativement dangereux car l’utilisation de la voiture est partout favorisée. La ville d’Athènes n’encourage pas d’action visant à améliorer les espaces publics dévolus aux piétons, à assurer leur sécurité et la continuité de leurs parcours quotidiens ou occasionnels. Il est vrai que les voies piétonnes athéniennes sont de mauvaise qualité : les trottoirs sont hauts et les automobilistes y garent souvent leurs voitures. Cependant, dans le centre historique la situation change un peu car la Ville a développé un programme de promenades piétonnes liant les quartiers anciens autour de l’Acropole. Ce programme, en cours de réalisation, constitue un premier jalon pour améliorer les conditions de parcours des marcheurs. Pour « bouger plus », il faut aussi que la ville s’y prête. L’aménagement des espaces, l’amélioration de la qualité d’usage des lieux, une bonne signalétique sont des conditions indispensables mais non suffisantes à la promotion de la marche urbaine.


TERRAINS

Eder Ribeiro


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BELLASTOCK LA VILLE EN UN SOUFFLE par Margot Halard et Pierre Gourvennec

© Pierre Gourvenec

La sixième édition du festival Bellastock livre ses secrets. C’est un projet utopique mais bien réel : trois jours pour créer une ville éphémère gonflable, construite par 1300 étudiants en architecture. Cette expérience unique avant tout dans sa dimension humaine va se confronter à une complexité constructive inattendue. Mais le succès de la recette bellastockienne est là, et permettra chaque année l’aboutissement de ces projets de plus en plus ambitieux.


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LA VILLE EN ATTENTE... JUIN 2006

Prémice 1, Issoudun (36) Tasseaux / bâche plastique 100 participants

JUIN 2007 Prémice 2, Villier Le Morhier (28) Tasseaux / bâche plastique 120 participants

JUIN 2008 Prémice 3, Cussy-en-Morvan (71), Tasseaux / bâche plastique 150 participants

JUIN 2009 La ville palette, Issoudun (36) 3600 palettes recyclées / longerons / chambres à air 350 participants (30 staffs, 100 visiteurs) 35 000 euros

MAI 2010 The Sandy shop, Carrières-sous-Poissy (78) 25km de gaine polypropylène / 600 m3 de sable 600 participants (50 staffs, 250 visiteurs) 67 000 euros

MAI 2011 La ville en un souffle, Bruyères-sur-Oise (95) 1300 participants

Jour 1 La ville de poussière

La ville gonflable se construisant d’abord à plat, impossible de deviner l’avancement du

voisin, alors les questions fusent, faisant écho aux salles de cours : « Tu fais quoi toi ? », « Vous en êtes où ? » « Simple ou double membrane ? ». Milieu d’après-midi, le premier test s’élève dans le hangar, une main… cinq doigts pour cinq couchages. 2400 yeux se tournent vers la soufflerie, applaudissements, cris et premier moment d’émotion collectif du festival. Cet interlude redonne à tous un élan et une ardeur en cette fin d’après-midi qui sera ponctuée d’une dizaine d’autres tests. Casquette de marin sur la tête, un étudiant se balade entre les groupes brandissant un drap graffé à la va-vite : son « Apéro » sonnera la fin de cette première journée de travail et inaugurera la première soirée du festival. Progressivement le hangar se vide et les participants transhument vers le champ à une centaine de mètres, futur site de notre ville gonflée. Deux dômes géodésiques en bois abritent les bars, à coté la cuisine principale, un peu plus loin les douches et au milieu des douches,le vélo… Vélo à eau sur lequel pédale l’heureux élu qui pompera l’eau afin que les autres puissent se doucher… Équitable répartition des plaisirs ! Hélas, ce système d’élaboration artisanale, tombera vite en panne laissant les douches dans un flot continu d’eau. Chacun s’assoit lentement où il peut, fatigué de cette première journée de travail, mais excité par la soirée qui s’annonce. Au loin un concert se prépare, de l’autre côté, on

entend les basses de la caravane retentir, tandis qu’une représentation théâtrale s’achève au centre du site. Une odeur de poulet émane de la cuisine principale qui fourmille, où d’énormes marmites ou poêles sont transportées d’un côté à l’autre. Une fois le repas (poulet, purée de pomme de terre et poivrons) préparé le staff répartit la nourriture dans chaque « cuisine mobile », véritable petit engin à roulettes dépliable, offrant d’un côté une plaque de réchauffage et de l’autre un plan de travail. Les trois cuisines mobiles se déploient ensuite sur l’ensemble du site…. mais les deux trois bénévoles de chacune de ces cuisines n’ont pas le temps de se retourner qu’une foule affamée se rue vers eux. Les files d’attentes se déforment pour finir entassées autour des chariots.

Il est déjà 22 h et dans la pénombre chacun tend à bout de bras son assiette au centre de la poêle, timidement éclairée par la lampe frontale du bénévole. Le repas se déroule tranquillement au sommet de la butte de terre, en surplomb du site, ponctué par la lumière des différentes installations. La musique est de plus en plus forte, les étudiants commencent à se rassembler. Certains se concentrent face à la caravane, d’autres écoutent le concert acoustique sous la montgolfière, ou s’asseyent au coin d’un des feux pour se réchauffer. Comme si cette assemblée d’un soir dessinait à elle seule les quartiers de la ville de demain…

© Pierre Gouvenec

9 h 36, arrivée du deuxième train à la gare de Bruyères sur Oise. Une équipe du staff au bracelet blanc dirige les Bellastockiens au cœur de la zone d’activité économique des Aubins. Après vingt minutes de marche, les participants chaudement mis en jambe sont accueillis à la table du check point par des membres de l’organisation de chaque école. La session de cette année compte plus de cent organisateurs dont le noyau dur est composé d’une vingtaine des membres de l’association Bellastock auxquels s’ajoutent plus de 90 bénévoles toutes écoles confondues. Une fois récupérés bracelet et tickets boisson, nous nous dirigeons vers l’entrée d’un hangar, bien décidés à connaître notre emplacement dans ce vaste hectare couvert. Certains s’activent déjà, accroupis sur des mètres carrés de bâche plastique étalée au sol. Nous posons donc nos sacs à dos entre le bureau du staff, les packs d’eau et la réserve de nourriture. Emplacement qui vaudra à nos journées d’être rythmées par un va-et-vient continu d’étudiants. À l’entrée du hangar et délimité de ruban rouge, un passage obligé : l‘accès à la réserve. Nous y récupérons les dizaines de mètres de scotch double face et de bâche prévus pour chaque équipe. Tracer, découper ou coller, seront les tâches principales des participants. Mètres, ciseaux et scotch, les outils qui joncheront le sol poussiéreux du hangar.

Les premières pièces de la ville gonflée.


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Jour 2 Le sprint

Jour 3 À plat mais pas dégonflée !

BELLASTOCK C’EST...

Ce point logistique fait, les bellastockiens se dispersent à nouveau. Ceux qui ont testé leur gonflable avec succès migrent vers l’emplacement qui leur a été attribué à l’extérieur emportant leur amas de bâche sur la tête. Cet exode de plastique vide peu à peu le hangar dans lequel ne restent que quelques retardataires… dont nous faisons partie ! À 19 h 30 le hangar est vide mais la ville toujours à plat. Seuls deux ou trois gonflables s’élèvent dans le panorama, et la rumeur circule : « une des souffleries est cassée». Tant pis, la nuit est tombée et pour certains la soirée a déjà commencé. Assis au milieu des

gonflables étalés au sol on papote, on rigole. D’autres plus persévérants s’échinent lampe frontale sur la tête, à boucher les fuites ou raccorder les gaines. La ville ressemble à un grand chantier, méli-mélo de bâches plastique segmentées de tuyaux d’arrivée d’air qui relient les gonflables à la soufflerie principale placée en haut de la butte, tel un totem aux dix bras que l’on regarde du coin de l’œil en espérant.

Dimanche matin, et après une deuxième nuit passée dans le hangar, la ville ne ressemble plus qu’à un paquet de bâches emmêlées par les festivaliers durant la nuit. On aperçoit certains dans leurs sacs de couchage en dessous des bâches translucides, d’autres, bien réchauffés de l’intérieur, se sont endormis à la belle étoile. On entendra un groupe de cycliste passé sur un chemin : « Elle est belle l’architecture de demain »…

Mais non, plus de la moitié de la ville ne sera pas montée ce soir-là et notre structure sera timidement gonflée que quelques minutes. Nous croisons le président du festival qui nous demande comment se porte notre projet pour finalement nous confier son inquiétude « On est en train de faire la chouille sur un chantier […] On a promis des choses à tant de personnes […] On est désolé […] ».

La soufflerie ne fonctionne toujours pas, doucement nous décidons de partir après avoir prévenus un membre de l‘organisation.

Retour sur le terrain, le repas est servi vers minuit, du pain et des légumes sont distribués dans la file d’attente pour éviter que nous nous transformions en zombies comme la veille. Des téméraires prennent leurs douches froides à côté des fêtards. Quelle ambiance étrange ce soir là. Un mélange de frustration et de fatigue se lit chez certains mais la soirée l’emportera tout de même.

Cette édition, peut-être moins aboutie que les années précédentes, ne doit pas faire perdre le souffle à ce festival qui reste une réussite humaine incontestée et le seul événement rassemblant autant d’étudiants en architecture. Nous apprendrons quelques jours plus tard que la ville a pu en partie se gonfler dimanche après midi, aux alentours de 16 h. Un des membres de l’association aurait sacrifié sa moto afin de palier au manque de puissance de la soufflerie principale. C’est grâce à une implication extrême des organisateurs que les Bellastockiens ont pu vivre cette expérience hors du commun et remporter ce nouveau défi.

© Pierre Gouvenec

Réveil engourdis au milieu du hangar face aux 1300 autres habitants de ce camping industriel géant. Courbatures et crasse nous accompagnent jusqu’au petitdéjeuner composé de pain, confiture et café. L’activité reprend de plus belle. Vers 11 h le premier gonflable de la matinée est testé, mais l’ambiance devient plus studieuse. Le gonflage de la ville est prévu pour 18 h, les équipes s’activent. Vers midi, un membre du staff perché en haut des escaliers élève un cône de signalisation en guise de portevoix, il va manquer de scotch, économisez, communiquez et entraidez vous.

Plus de scotch ! Réunion au sommet.


86 BELLASTOCK, LA VILLE QUI S’ESSOUFFLE ?

d’œillets et de valves devaient être indiqués. La faisabilité de chaque structure était ensuite vérifiée par l’organisation qui s’était entourée de spécialistes pour l’occasion, dont Hans Walter Müller. D’après le programme, nous aurions dû construire notre projet du vendredi matin au samedi, pour être prêts pour le gonflement de la ville prévu à 18 h. Chaque structure devait être reliée aux autres afin de former un unique circuit fermé, pour la circulation de l’air. L’idée étant de pouvoir passer d’une habitation à l’autre par ces connexions. Telle était la généreuse ambition de cette nouvelle édition, utopique certes, mais séduisante. On a vu dans cette 6e édition, ce qui peut être les limites matérielles du festival, confronté à un nombre exponentiel de participants et associé à un mode constructif complexe. Bien que l’objectif de la ville en un souffle n’ait pas entièrement vu le jour, cette expérience avant tout humaine, basée sur un savoir vivre commun où la responsabilité de chacun est engagée offre néanmoins un aperçu de ce que pourrait être la ville de demain ?

La soufflerie : totem de la ville.

© Pierre Gourvenec

Véritablement né en 2009, Bellastock est un jeune festival d’ores et déjà appelé à devenir l’événement incontournable des étudiants en école d’architecture. Depuis 3 ans le nombre de ses participants a doublé chaque année, cette hausse considérable affirme le succès de la recette Bellastockienne ! Au départ, Bellastock = Belleville + Woodstock : quelques étudiants motivés qui persévèrent de 2006 à 2008 avec à chaque fois une centaine de participants. Mais le tournant se fait en 2009, lorsque 350 étudiants se retrouvent pour construire la première ville éphémère en palettes de bois. Né d’un mélange entre expérience architecturale et festival de musique, cet événement est chaque année l’occasion de réaliser à nouveau le rêve d’une ville éphémère. Chaque nouvelle édition expérimente un nouveau mode constructif. Cette année les gonflables étant de mise, chaque projet a dû faire l’objet de préparatifs rigoureux pour atteindre les objectifs communs. Les règles étaient simples. Pour s’inscrire chaque équipe (de 5 étudiants) devait déposer une fiche technique détaillée de son projet. Patrons et liste de matériel ; linéaire de bâche, de scotch, nombre

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La ville à plat !


TERRAINS

Eder Ribeiro


© 2011 École nationale supérieure d'architecture Paris-Malaquais

Directrice de la publication Nasrine Seraji, AA. dipl RIBA, directrice de l’École nationale supérieure d’architecture Paris-Malaquais. Conception générale et coordination Julien Deransy, Léo Garros, Marika Rupeka et Agathe Saint-Genis. Comité de rédaction Jean François Ballé, Julien Deransy, Alice Dubet, Kévin Ega-Bourgeois, Malika Fassi-Fihri, Léo Garros, Pierre Gourvenec, Margot Halard, Simon Joyau, François Leguen, Jean-Baptiste Ollé, Eriketi Perka, Eder Ribeiro, Marika Rupeka, Agathe Saint-Genis, Juliette Stolz, Robin Stordeur, Marie Tomasini, sous la direction de Soline Nivet dans le cadre du Développement " La revue éphémère ". Conception graphique Caroline Arquevaux. Contributions Jean-François Ballé, Alice Dubet, Kévin Ega-Bourgeois, Malika Fassi-Fihri, Pierre Gourvenec, Margot Halard, Simon Joyau, François Leguen, JeanBaptiste Ollé, Eriketi Perka, Eder Ribeiro, Marika Rupeka, Juliette Stolz, Robin Stordeur, Marie Tomasini. Photographies DR Eder Ribeiro. Remerciements Aurélien Gillier, Olivier Namias, Véronique Patteeuw.


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