Mémoire - Regards sur la photographie ordinaire

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REGARDS SUR LA PHOTOGRAPHIE ORDINAIRE

paysages français

mémoire de fin d’études - soutenu le 23 janvier 2019 - Manon Oliva Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Montpellier



SOMMAIRE


Introduction .............................................................................. p7

A. Théories de la photographie ............................................... p19 Histoire de la photographie ........................................................ p21 Usages sociaux de la photographie .......................................... p25 La photographie : le «miroir du réel» .......................................... p31 La photographie : un «mythe de l’authenticité» ......................... p35 La photographie-document : une représentation de la société du spectacle ........................... p37 Une mouvance photographique : vers une restauration du réel, un refus radical de spectacularisation des images .................... p43 La photographie : une image référentielle .................................. p47 B. Etudes des photographies de l’ordinaire .......................... p 53 La mission photographique DATAR : «recréer une culture du paysage».............................................. p55 Jean-Louis Garnell .................................................................... p63


Frank Gohlke.............................................................................. p73

L’observatoire photographique : le temps comme paramètre d’appréhension des paysages ....... p83 Thibaut Cuisset .......................................................................... p91 Raymond Depardon ................................................................ p101

France(s) territoire liquide ........................................................ p111 Yann de Fareins ....................................................................... p117 Emilie Vialet ............................................................................. p125 Conclusion ............................................................................ p135 Bibiographie .......................................................................... p139 Remerciements ....................................................................... p141



INTRODUCTION BANALITÉ, n. f.: XVIe siècle. Dérivé de banal. 1. féod. Servitude imposant aux vassaux d’un seigneur d’utiliser certains services moyennant le paiement d’un droit ou d’une redevance. 2. Absence de tout caractère original.1 La banalité correspond à un propos, une idée et peut s’appliquer à une photographie sans originalité. La banalité fait référence à ce qui est de l’ordre du commun, du courant, du familier, à la disposition de tout le monde. Elle est l’habitude, la redondance. Elle est pour ainsi dire le caractère de ce qui est banal.

BANAL, adj.: XIIIe siècle, bannel. Dérivé de ban. 1. féod.« territoire soumis à la juridiction d’un suzerain », d’où « qui appartient à la circonscription seigneuriale », et enfin, « qui est à la disposition de tous ». 2. Courant, ordinaire. Une affaire, une situation banale. Qui manque d’originalité, commun. Un visage banal. Son mobilier est banal. Une expression, des phrases banales. Des compliments banals... 2 Le banal tend vers le quelconque, le non remarquable, le neutre. Être banal c’est ne pas être singulier, manquer d’originalité, c’est manquer de caractéristiques distinctes. Le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales (CNRTL) définit le mot « banal » sans ou avec nuances péjoratives. Comme si le banal se définissait par la négative ou du moins par le déficit. Manquer d’originalité, manquer de personnalité, manquer de quelque chose…

1 Définition issue du dictionnaire de l’Académie française en ligne sur https://academie.atilf.fr/ 2 Id.

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Être banal c’est aussi, d’une certaine forme, devenir anonyme à force d’être utilisé, vécu ou regardé. Nos lieux du quotidien peuvent se définir comme banals. Nous les vivons mais ne les regardons plus. Est-ce parce qu’ils n’ont eux-mêmes pas d’intérêts ou plutôt parce que nous ne leur portons plus réellement d’intérêts ? Le banal se rend conforme à une norme, que l’on s’habitue à voir, à regarder, à vivre. La notion de banal se rapproche de celle du quotidien, de l’habitude, du redondant. Peut-on alors s’interroger sur l’invisibilité du banal ? Ces lieux que nous ne regardons plus parce que nous les connaissons. Deviennent-ils invisibles à nos yeux dès lors que nous les pratiquons quotidiennement ?

ORDINAIRE, adj et n.m.: XIIIe siècle. Du latin ordinarius, signifiant « rangé par ordre, conforme à l’usage », lui-même dérivé de ordo, « ordre ».

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I. adj. 1. : Qui est dans l’ordre commun, qui ne s’écarte pas de l’usage reçu, de la pratique courante ; qui se produit ou se déroule de manière habituelle. I. par ext. 2.: Qui ne dépasse pas le niveau commun, qui ne présente aucun caractère remarquable, qui ne se distingue en rien des êtres ou des choses comparables. II. n. m.: Ce qui ne s’écarte pas de l’usage, de la règle, de l’ordre commun ; ce qui arrive ou se fait habituellement. 3 L’ordinaire est conforme à la normale, il s’inscrit dans des règles. L’ordinaire n’est pas exceptionnel ou surprenant, bien au contraire. Il est courant, habituel, non distinctif, non remarquable. En d’autres termes l’ordinaire n’attire pas l’attention, du fait qu’il puisse être déjà vu, ou vécu, et s’inscrit dans une familiarisation.

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Ibid.


EXTRAORDINAIRE,

adj. et n. m. : XIIe siècle. Emprunté du latin extraordinarius, «supplémentaire», d’après la locution extra ordinem, «qui sort de l’ordre ». I. adj. 1. Qui est hors de l’usage ordinaire, qui constitue une exception au cours habituel des choses. 2. Qui étonne, surprend par sa singularité ; rare, étrange. 3. péj. Qui choque par sa bizarrerie, son extravagance. 4. Qui surpasse l’ordre commun, qui est très supérieur aux êtres ou aux choses comparables ; prodigieux, remarquable. II. n.m. 1. Ce qui s’écarte de l’usage, de la règle, de l’ordre commun. 2. Vieilli. Ce qui est en dehors de la dépense ordinaire. 4 L’extraordinaire relève donc de l’hors du commun et appelle à sortir de ses habitudes, de ses modes de vies et lieux familiers. L’extraordinaire bouscule le quotidien. Il est remarquable de par sa non conformité et son caractère unique, il surprend. Et c’est en ce sens là que les photographies de presse s’orientent afin de révéler la « photo-choc », celle qui marque les esprits. Ce constat amènera à plusieurs questionnements, notamment celui qu’entretient le photographe reporter avec la notion d’instantané.

4

Ibid.

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INFRAORDINAIRE, adj. et n. m. INFRA, adv.: XIXe siècle. Emprunté du latin infra, « au-dessous ». Élément de composition signifiant en dessous, en deçà et servant à former divers termes scientifiques et techniques. 5

ORDINAIRE, p6. Georges Pérec décrit l’infraordinaire comme « ce qui n’a pas d’intérêt, ce qui est le plus évident, le plus commun, le plus terne ». A travers son livre, GP entre dans une quête d’objectivation du réel, c’est à dire qu’il cherche à décrire, à mettre des mots sur ce qu’il voit. Il liste, fait un inventaire du quotidien, de ses habitudes familières et communes. L’objectif étant de chercher à interroger l’habituel, interroger ce que nous n’avons pas pour habitude de questionner. Comme si le quotidien, de par sa dimension répétitive et habituelle était vécu par tous et pour tous sans en être véritablement conscient, réfléchi. A propos de l’habituel, « nous le vivons sans y penser, comme s’il ne véhiculait ni question ni réponse, comme s’il n’était porteur d’aucune information. ».

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« Ce qu’il s’agit d’interroger, c’est la brique, le béton, le verre, nos manières de table, nos ustensiles, nos outils, nos emplois du temps, nos rythmes. Interroger ce qui semble avoir cessé à jamais de nous étonner. Nous vivons, certes, nous respirons, certes; nous marchons, nous ouvrons des portes, nous descendons des escaliers, nous nous asseyons à une table pour manger, nous nous couchons dans un lit pour dormir. Comment ? Où? Quand ? Pourquoi ? 6». 5 6

Ibid. Georges Perec, L’infraordinaire, Paris, La Librairie du XXIe siècle, 1989


Georges Pérec nous amène à nous questionner sur ces « choses communes ». Prendre le temps de porter un regard sur ce qui se passe chaque jour et qui revient chaque jour. Regarder pour comprendre ce qui nous entoure, ce qui constitue notre environnement et par extension nous définit. Au travers de la description des façades de la rue Vilin, à Paris, GP suscite des questionnements quant au rapport que l’on entretient avec notre quotidien, son rapport spatial et temporel. Pour exemple, « Le 1 et le 3 sont ravalés. Au 1, il y a un magasin d’alimentation fermé et une mercerie encore ouverte. Au deuxième étage, un homme est à sa fenêtre. Au 3, un magasin de couleurs et une bonneterie. La marchande du magasin de couleurs me prend pour un officiel : - Alors vous venez nous détruire ? Au 2, un café restaurant, au 4 un boutonniériste. Travaux de voirie : installation du gaz de Lacq. Au 5, Laiterie Parisienne, au Docteur du Vêtement, Teinturerie Réparations. Besnard Confection. On entend venant de plus haut de la musique arable. Au 6, Plomberie Sanitaire. Coiffure A.Soprani, Nocturne le Jeudi (le magasin semble refait à neuf. 7» Georges Pérec décrit toutes les façades de la sorte jusqu’au numéro 55. Il inscrit cette description dans un rapport au temps, décrivant les façades le « jeudi 27 février 1969, vers 16h », « jeudi 25 juin 1970 vers 16h » le « mercredi 13 janvier 1971 » le « dimanche 5 novembre 1972 vers 14heures », le « jeudi 21 novembre 1974, vers 13h » et le « 27 septembre 1975 vers 2h du matin 8 ». 7 8

Ibid Georges Perec, L’infraordinaire Ibid.

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Comme si ces façades du quotidien ne trouvent un intérêt dès lors qu’on prend le temps de les regarder en les comparant sur une échelle de temps. Regarder ce qu’elles sont au quotidien, comment elles évoluent et ce qu’elles deviennent à terme. Si l’on s’attarde sur le numéro 6 de la rue Vilin : - jeudi 27 février 1969, vers 16h : « au 6, plomberie sanitaire » - jeudi 25 juin 1970 vers 16h : « au 6, Plomberie Sanitaire. Coiffure A. Spronai, Nocturne le Jeudi (le magasin semble refait à neuf). - mercredi 13 janvier 1971 : « au 6, plomberie sanitaire et coiffure. » -dimanche 5 novembre 1972 vers 14heures : « Le 6 : coiffure. » - 21 novembre 1974, vers 13h : « au 6, il y a un magasin (de coiffure) ouvert et un magasin fermé. -27 septembre 1975 vers 2h du matin : rien n’est indiqué concernant le numéro 6. Mis à part : « la quasi totalité du côté impair est couverte de palissade de ciment. Sur l’une d’elles un graffiti : TRAVAIL = TORTURE 9».

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Georges Pérec, en observant ces façades et en notant ce qu’il voit à l’instant T, répertorie l’activité et l’usage du numéro 6 de la rue. Ainsi, par son travail, se note une évolution, un changement, qu’on ne prend le temps de percevoir au quotidien.

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Ibid.


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rue Vilin, Armand Borlant., 1982.


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« Il y a longtemps qu’on sait que le rôle de la philosophie n’est pas de découvrir ce qui est caché, mais de rendre visible ce qui est précisément visible, c’est-à-dire de faire apparaître ce qui est proche, ce qui est immédiat, ce qui est si intimement lié à nous-mêmes qu’à cause de cela nous ne percevons pas 10».

On peut alors s’interroger sur nos lieux du quotidien. Pourquoi ne portons-nous pas d’intérêt à l’espace qui nous entoure ? Cet espace qui est pourtant habité, et qui subit des transformations au cours du temps. L’habitude, la routine, nous amène alors à faire abstraction de nos lieux. Ces espaces, ces lieux ordinaires et banals, sont-ils décrits comme tels de par leur pratique habituelle ? Ou bien se caractérisent-ils neutres en comparaison des lieux qui relèvent de l’exceptionnel ? Des lieux qui semblent nous marquer de par leur originalité. La non-originalité devrait-elle alors induire une nonreconnaissance ? Les lieux ordinaires s’oublient-ils suite à l’existence de lieux extra-ordinaire ? Devrait-on prendre conscience du territoire qui nous entoure, et qui par extension nous construit notre identité ? Nous habitons des lieux, qui inconsciemment, induisent sur nos modes de vie, nos réflexions, nos actions. Ces lieux de l’ordinaire ne mériteraient-ils pas qu’on les regarde plus, qu’on les observe afin de les analyser pour mieux les comprendre ? Dans une société rythmée par le temps, ne devrait-on pas s’arrêter quelques instants et observer le territoire qui nous entoure et que nous habitons ? Qui est-il ? Comment se construit-il ? Comment évoluent-ils ? Les lieux, même simples, banals et ordinaires, prennent alors une signification dès lors que l’on prend le temps de les regarder. C’est au travers de la photographie que nous tenterons de trouver 10

p. 173, citation extraite de La philosophie analytique de la politique, Foucault Michel, Dits et écrits

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réponses à ces questions. Comprendre le contexte dans lequel elle s’est inscrite et dans lequel elle a évolué, nous amènera à questionner son rôle. La photographie s’est vu attribuée le rôle de retranscription parfaite de la réalité, celle de l’authenticité. Elle fut rapidement utilisée dans le cadre du photo-journalisme, du cliché photographique. Les reporters s’en emparent alors pour offrir une photographie de l’instantané. S’inscrivant dans une action dynamique, ils offrent à voir une spectacularisation des images. Nous nous interrogerons alors sur le rapport que le photographe entretient avec la photographie, le lien qui le rapproche de l’outil, de la machine.

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Les années 1990 sont marquées par l’apparition de l’art du banal. Nous verrons alors comment et pourquoi, la photographie cherchet-elle à s’inscrire dans ce registre. La photographie ordinaire, banale amène-t-elle alors à réinterroger l’art ? A perturber, bousculer, remettre en question sa définition ? La banalité se doit-elle être « vide de sens » ? Faut-il réellement trouver un sens à la photographie ordinaire ? La banalité ne relèverait-elle pas plutôt de la noninterrogation, du non-questionnement ? Nous verrons en quoi la notion de temporalité participe à cette lecture de la photographie banale, et comment sommes-nous amener à nous interroger sur ce registre photographique.

L’étude se décomposera en deux temps. Nous nous attacherons aux théories de la photographie. De son histoire à son usage social, nous serons alors amenés à questionner le rapport qu’elle entretient avec le réel, la représentation qu’elle offre, tout en tenant compte de ses mouvances photographiques. Nous tenterons alors de comprendre en quoi peut-on porter un intérêt ou non sur une photographie, et comment existe-t-il selon chacun.


Dans un second temps, nous nous intéresserons à trois grandes missions photographiques qui sont : celle de la DATAR, celle de l’Observatoire photographique ainsi que celle du collectif de photographes We Are French qui s’interroge sur la liquidité du territoire français. Chaque mission et photographe relève alors d’une relation, d’une expérience avec le ou les paysages français. Nous chercherons alors à questionner le sens de ces photographies ou séries photographiques qui peuvent apparaître comme des plus banales.

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A. THEORIE DE LA PHOTOGRAPHIE

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Première photographie Joseph Niepce.


HISTOIRE DE LA PHOTOGRAPHIE

L’origine de l’un des procédés photographiques apparaît au XVe siècle avec Léonard De Vinci utilisant le principe de la caméra obscura afin de dessiner, en perspective, les contours de ses sujets. Ce principe nécessite de percer un fin trou, appelé sténopé, dans une boîte noire sans entrée de lumière. Sur la face opposée au sténopé apparaît alors une image renversée de celle de la réalité, tout comme l’oeil. C’est au cours du XIXe siècle, et par l’élaboration de plusieurs procédés chimiques et techniques que les premiers scientifiques ont su fixer une image de la réalité sur un support papier. La lentille remplace le sténopé. Joseph Nicéphore Niepce réussit à fixer une première image de son village en inventant l’héliographie. Le principe consiste à transférer un dispositif photographique sur des plaques d’étain couverte d’un goudron appelé bitume de Judée. Pour obtenir sa photographie Niepce a du exposer son appareil photographique pendant plus de huit heures. La question de la temporalité, de la durée devient alors une notion qui est amenée à se développer dans les principes de la photographie ordinaire et banale. L’observation préalable du sujet est nécessaire avant d’immortaliser la photographie, suite au dispositif long qu’il implique. Souhaitant réduire le temps d’exposition et la netteté de l’image photographiée, Niepce développe ses techniques grâce à son confrère Louis Daguerre, qui va lui-même inventer un nouveau procédé photographique qui portera son nom: le daguerréotype. Ce concept à usage unique vise à se servir d’une plaque vernie d’une iodure d’argent, substance plus sensible à la lumière que le bitume utilisé par son confrère. Grâce à cette technique photographique, le temps d’exposition est réduit à une vingtaine de minute et permet d’obtenir une image plus nette et pérenne.

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La photographie est alors inventée. Il faudra tout de même attendre la fin du XIXe siècle pour que d’autres scientifiques tels que Thomas Sutton, photographe anglais, développent des techniques permettant de faire apparaître la couleur. L’invention de la photographie amène donc à celle d’un nouveau métier, celui du photographe professionnel. Rapidement, de nombreux peintres miniaturistes se sont appropriés cette invention technique afin de la rendre monétaire et financière, au travers notamment des cartes de visite. « La photographie allait prendre le relais de la peinture 11». Au cours du 20e siècle, la photographie est perçue comme un outil, une machine à image répondant au contexte d’industrialisation et de production de masse en réponse aux besoins de la société. « Les être humains sont eux même devenus mécaniques dans leur tête et dans leur coeur, en même temps que dans leur main 12».

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Peut-on alors s’interroger sur l’un des rôles de la photographie, doitelle être considérée comme un objet industriel quantitatif entrant en série ou alors être unique afin de révéler sa qualité et son impact ? La photographie n’est, à cette époque, pas encore considérée comme un art à part entière. Elle est rapidement « utilisée » par les reporters-journalistes. La photographie devient alors l’outil permettant de documenter en illustrant des événements politiques, sociaux, économiques, etc… La presse s’approprie la technique. La photographie est alors catégorisée comme une machine à images. En effet, le dessinateur n’a plus besoin de prendre, voire perdre du temps à représenter un événement car la photographie le permet objectivement et bien plus rapidement.

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p25, Walter Benjamin, Petite histoire de la photographie (1931), Paris, Editions Allia, 2016.

p 33 en citant Carlyle, André Rouillé, La photographie entre art et document contemporain, Paris, Editions Gallimard, coll. Folio Essais, 2005, 704 pages


La photographie n’est-elle alors utilisée pour faire image, pour amplifier l’événement, pour choquer, et ne s’éloignerait-elle pas en ce sens des principes de banalité que l’on pouvait retrouver dans la première photo de Joseph Nicéphore Niepce ? Celle d’une photographie simple, ordinaire et banale. C’est au travers des études de Pierre Bourdieu qui nous nous intéresserons au caractère social que provoque et implique la photographie.

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Henri Cartier-Bresson


USAGES SOCIAUX DE LA PHOTOGRAPHIE

L’expérience est, selon Claude Bernard dans Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, « la seule médiatrice entre l’objectif et le subjectif ». « L’expérimentateur qui se trouve en face de phénomènes naturels, ressemble à un spectateur qui observe des scènes muettes ». Au travers de l’activité photographique, le photographe observe une scène, un lieu, puis le cadre. Le photographe instaure une limite à l’environnement réel. A travers l’objet technique qui est l’appareil, le photographe va observer les actions, les passages, les lumières et va « s’arranger pour faire apparaître des faits qui, dans l’ordre logique, puissent être la confirmation ou la négation de l’idée qu’il a conçue 13». La question du temps, du processus photographique est alors primordiale. Bien que le photographe immortalise une scène objective avec ses caractéristiques propres, il est impossible de faire abstraction à une part de subjectivité. Contrairement à l’appareil, le photographe n’est pas un outil objectif. Il analyse, choisit, et prend le temps pour photographier ce qu’il souhaite. Il devient lui même acteur de la scène en prenant position face à ce qu’il regarde. La photographie est aujourd’hui considérée comme une pratique artistique accessible économiquement et techniquement. Au moins la moitié des foyers français possèdent un appareil photographique de type numérique ou argentique, et c’est sans compter l’outil que l’on retrouve au travers des téléphones mobiles. La photographie ne suppose pas de culture transmise par une école, ni un réel apprentissage du métier de photographe contrairement aux activités tels que la musique, la peinture, la fréquentation des musées, qui nécessite, malgré tout, l’appartenance à une certaine classe sociale.

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Claude Bernard, Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, Le livre de poche, 2008

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La photographie est devenue au cours de l’histoire, un art qui s’est popularisé de part sa grande accessibilité. Les temps, les objets, les sujets pour photographier ne manquent pas. Dans Un art moyen de Pierre Bourdieu, il démontre que l’origine sociale des photographes influe sur leur façon de voir le monde mais participe également à une esthétique de la photographie. Au travers des photographies de famille se matérialise une étiquette sociale, un reflet de l’apparence des individus et d’une appartenance à un groupe social. Les événements socialement désignés comme importants, tels que les fêtes ou encore les vacances, sont bien souvent immortalisés par la photographie. La prise de vue est un choix qui est amené à engager des valeurs esthétiques et éthiques. La photographie implique une expression répondant à « des schèmes de perception, de pensée et d’appréciation 14» d’un groupe social. L’esthétique est en lien avec l’appartenance à une classe sociale, elle est une « dimension du système de valeurs implicites, c’est à dire l’ethos 15». L’ethos correspondant au caractère habituel, à la manière d’être et aux habitudes d’une personne. Au travers des photos de familles occasionnelles ou bien ordinaires se distingue un rapport des classes sociales. De la posture de l’Homme et de la Femme jusqu’au conventionnalisme des tenues, l’image familiale est représentée au travers de la photographie. En tant que sujet, l’individu peut « prendre la pose », c’est à dire une posture loin du naturel. Il devient alors un acteur sur scène, observé. La photographie est d’une part une théatralisation, une manière de mettre en scène des individus dans un cadre.

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Qu’elles soient paysannes ou urbaines, la vision des classes sociales sur l’environnement (ville ou campagne) diffère totalement. La photographie peut donc témoigner de la réalité d’un écart social, d’une culture et d’intérêts divergents. La photographie en couleur, par exemple, répond dans un premier temps aux attentes 14

p24, Pierre Bourdieu, Un art moyen : essai sur les usages sociaux de la photographie, Paris, Les Editions de Minuit, 1965.

15 Id.


esthétiques des classes populaires tandis que les hautes classes sociales privilégient le noir et blanc. En tant que photographe, la posture face à l’outil entre également dans cette réalité des classes sociales notamment par le regard que porte l’individu lui-même sur son environnement. La dimension sociale du photographe est donc nécessaire quant à son positionnement face à la scène cadrée, même celle décrite comme ordinaire. « On attend de la photographie qu’elle enferme tout un symbolisme narratif et que, à la façon d’un signe ou plus exactement d’une allégorie, elle exprime sans équivoque une signification transcendante et multiplie les notations capables de composer sans ambiguïté le discours virtuel qu’elle est censée porter. 16» Lorsqu’un photographe choisit d’immortaliser une scène ordinaire doit-il en justifier son sens ou son message présupposé ? Selon l’Encyclopédie française « Tout oeuvre d’art reflète la personnalité de son auteur. La plaque photographique elle, n’interprète pas. Elle enregistre. Son exactitude, sa fidélité ne peuvent être remises en cause ». La photographie banale se définit comme photographie du réel, or elle n’est que « le résultat d’une sélection arbitraire ». Par cela, sousentend, un choix exercé par le photographe. Un choix du lieu, un choix du cadre, un choix de la lumière, un choix d’acteurs, de passage, de mouvement, de net et de flou. Dès son origine, la photographie a été désignée comme le nouvel « art » afin de représenter des usages sociaux qualifiés de « réalistes » et « objectifs », loin des règles et codes préconçus. Contrairement à la peinture et au développement de la perspective à partir du Quatrocentto, la photographie est une représentation fidèle en ce sens à la réalité. Elle regroupe les notions d’orthogonalité sur des points x, y et z, répondant au principe de tridimensionnalité et 16

p129, Ibid.

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de perspective. Or, selon les objectifs et lentilles utilisés pour un appareil photographique, il est possible d’obtenir une déformation de la réalité. Photographier un bâtiment à son pied viendrait brouiller son échelle et ses lignes orthogonales. Sans aucun doute, utiliser un grand angle, ou un 50 mm ne permet pas d’obtenir le même résultat de l’espace photographié, et se focaliserait sur l’une des multiples possibilités de voir le réel. Ainsi, un espace à priori sans qualités esthétiques peut être magnifié, et inversement. La réalité est donc illusoire. Elle est déformable, et modifiable en tout sens par la photographie. La retouche photographique permet d’amplifier ou de réduire cette modification de l’environnement réel en accentuant la colorimétrie, la saturation, l’exposition, les contrastes, ou bien encore en modifiant les perspectives, en l’étirant, la contrastant, etc… « C’est parce que l’usage social de la photographie opère dans le champ des usages possibles de la photographie une sélection structurée selon les catégories qui organisent la vision du monde que l’image photographique peut être tenue pour la reproduction exacte et objective de la réalité. S’il est vrai que la nature imite l’art, il est naturel que l’imitation de l’art apparaisse comme l’imitation la plus naturelle de la nature 17 ».

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17

Id.


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Raymond Depardon


LA PHOTOGRAPHIE: LE «MIROIR DU REEL»

VERISIMILITUDE: proximité de la vérité. La photographie a pu être désignée comme l’outil permettant de rendre compte de la réalité, de transparaitre le réel, contrairement au dessin ou encore à la gravure où une part d’imaginaire et de subjectivité influe sur la transcription physique du réel. Le dessin d’un événement peut amener au doute, à la non conformité du réel, de part son acte qui ne peut être que subjectif. L’Homme n’est une machine, c’est en ce sens que l’appareil photo, soit la machine, était considérée comme l’objet retranscrivant la réalité. « La photo est perçue comme une sorte de preuve, à la fois nécessaire et suffisante, qui atteste indubitablement de l’existence de ce qu’elle donne à voir 18».« l’effet de réalité lié à l’image photographique a d’abord été attribué à la ressemblance existant entre la photo et son référent. (...) Elle semble par essence mimétique 19». La photographie fut représentée comme le miroir neutre du réel. Or, dès le début du XIXe siècle, la photographie est désormais considérée comme « une imitation on ne peut plus parfaite de la réalité ». Selon les lois de l’optique et de la chimie, l’appareil photographique est un objet pouvant retranscrire objectivement le sujet photographié. Dans Ontologie de l’image photographique André Bazin écrit « Le groupe de lentilles qui constitue l’oeil photographique substitué à l’oeil humain s’appelle précisément « l’objectif ». Pour la première fois, entre l’objet initial et sa représentation, rien ne s’interpose qu’un autre objet ». La photographie n’était considérée comme un art, mais comme une retranscription objective de la réalité, sans filtre. Le document photo était défini comme l’exactitude, contrairement au dessin. L’art pictural engendrait une « touche » de l’artiste, c’est à dire qu’il 18 19

p19, Ibid. p20, Id

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ne pouvait être véritablement objectif face à sa retranscription du supposé réel. Le sujet peintre interprète l’image vu, la perception, même non souhaitée, influe sur sa retranscription. Pendant plusieurs décennies, la photographie ne fut reconnue comme un art. Comme si l’outil technologique n’impliquait pas la présence, la vision et la subjectivité de l’être humain derrière la machine. La photographie était utilisée et perçue comme une vision purement objective et ne prenait en compte l’acte du photographe, qui lui ne peut être que subjectif. Le photographe est perçu comme externe à la scène photographiée, comme s’il n’était qu’un simple assistant de la machine. L’appareil photographique est vu comme un objet technique retranscrivant à l’identique la réalité. Elle apparait pendant l’ère de l’industrialisation, où la machine représente l’automatisme. Le matériel fait abstraction de la pointe artistique du photographe. La photographie est un outil au service des sciences et des arts, un « simple instrument d’une mémoire documentaire du réel » selon Baudelaire.

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« Le rôle de la photographie est de conserver une trace, d’immortaliser un temps, un moment, un événement, une action. La photographie est, dans l’idéologie esthétique de son époque, un « adjuvant » de la mémoire, un témoin et ne peut être définie comme un art, car l’art était lui même défini comme une échappatoire au réel, un imaginaire. 20 » Elle est désignée comme la technique qui va remplacer l’art pictural. De par sa retranscription de la réalité, la photographie va se faire attribuer « toutes les fonctions sociales et utilitaires » et rendre à l’art pictural son caractère subjectif, imaginaire et créatif. La peinture est alors décrite comme « libérée du concret, du réel ».

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Philippe Dubois, L’acte photographique, Paris, Editions Nathan, coll. « Fac. Psychologie », 1991.


Hippolyte Taine, dans Philosophie de l’Art : « la photographie est l’art qui, sur une surface plane, avec des lignes et des tons, imite avec perfection et sans aucune possibilité d’erreur la forme de l’objet qu’elle doit reproduire.». L’objectif de l’appareil photo est, contrairement au pinceau, la garantie de la retranscription de la réalité. D’après André Bazin, critique français de cinéma, « La photographie (...) a libéré les arts plastiques de leur obsession de la ressemblance. Car la peinture s’efforçait au fond en vain de nous faire illusion et cette illusion suffisait à l’art, tandis que la photographie et le cinéma sont des découvertes qui satisfont définitivement et dans son essence même l’obsession du réalisme». La photographie se voit donc attribuer une fonction documentaire du concret. La peinture serait alors « le produit subjectif de la sensibilité d’un artiste et de son savoir-faire. 21 » tandis que la photographie elle, « le résultat objectif de la neutralité d’un appareil ». Régie par les lois de la chimie et de l’optique, elle retransmet avec « précision et exactitude » le vu. La photographie est utilisée comme un outil de recherche scientifique à des échelles infiniment petites ou infiniment grandes. En 1840, sont photographiés les premiers daguerréotypes au microscope solaire. Onze années plus tard, c’est la lune qui est photographiée par John Adam Whipple. Elle est utilisée comme support de documentation historique et devient l’illustration du reportage. La photographie se veut tendre vers la «vérisimilitude», comme le nomme Philippe Dubois.

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Ibid. Philippe Dubois, L’acte photographique

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Martine Frank


LA PHOTOGRAPHIE : UN «MYTHE DE L’AUTHENTICITE»

« L’image photographique, s’est-on efforcé de démontrer, n’est pas un miroir neutre mais un outil de transposition, d’analyse, d’interprétation, voire de transformation du réel ». La photographie est « culturellement codée » 22 Au XIXe siècle, le discours de la photographie s’oriente vers le fait qu’elle est synonyme d’authenticité, de miroir du réel. Or, au XXe c’est un tout autre que discours qui est tenu par la société. La photographie est alors présentée comme une transformation du réel. Selon de nombreux auteurs tels que Bourdieu ou encore Baudry, la photo ne peut être transparente et est « éminemment codée » des points de vue de la technique, de la culture, de la sociologie mais également de l’esthétisme. Alors que pendant un siècle la photographie est perçue comme l’art documentaire permettant de restituer la réalité, c’est au XXe que des théories entrent à l’encontre de cette idée préconçue. En effet, l’appareil photographique modifie le vrai. L’objet en réalité en trois dimensions, est sur son support photographique limité seulement à deux. De plus, les cadrages, les angles de vues, les perspectives peuvent être amplifiées ou diminuées. Dès son invention, la photographie était perçue comme l’outil capable de représenter les perspectives que la peinture ou le dessin ont tenté depuis le Quattrocento de retranscrire. Or elle ne peut représenter une pluralité de perspectives, mais la perspective du fait qu’elle s’inscrit dans un plan en deux dimensions. La photographie fait également abstraction de nombreux facteurs tels que le son, l’odeur ou encore le toucher. C’est en ce sens là que la notion de « miroir du réel » a ses limites. La photographie n’est que 22

Ibid Philippe Dubois, L’acte photographique

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« purement visuelle 23». Ce discours est appuyé par Pierre Bourdieu dans Un art moyen, « la photographie fixe un aspect du réel qui n’est jamais autre que le résultat d’une sélection arbitraire, et, par là, d’une transcription : parmi toutes les qualités de l’objet, seules sont retenues les qualités visuelles qui se donnent dans l’instant et à partir d’un point de vue unique; celles-ci sont transcrites en noir et blanc, généralement réduites et projetées dans le plan». La photographie est donc une interprétation du réel par le photographe. Elle n’est transparente et véritablement réaliste. La photographie n’est pas la vérité absolue mais peut être décrite comme une « vérité intérieure » au photographe. Elle implique des codes d’un point de vue artistique et technique. « C’est dans l’artifice moelle que la photo va se faire vraie et atteindre sa propre. réalité interne24 ». A travers une image plastique, c’est à dire construite, les artistes révèlent une authenticité. Le travail de certains artistes vise à révéler à travers la photographie, une vérité intérieure.

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Selon Pascal Bonitzer dans un article intitulé La surimage, « La photographie n’a rien à voir avec la peinture (...) {La photographie}, c’est d’abord un prélèvement direct de réel que la chimie fait apparaître. Ca change tout... ».

23 24

Ibid Ibid


LA PHOTOGRAPHIE-DOCUMENT : UNE REPRESENTATION DE LA SOCIETE DU SPECTACLE

Transmise par la presse, la photographie est pourtant désignée comme l’art témoignant des événements réels. La presse a pour fonction de communiquer le cliché spontané, bien souvent à la recherche du scoop. Le monde journalistique cherche à mettre en lumière une image pour un reportage afin d’inciter le lecteur à lire l’article. Le photographe détient donc un rôle primordial dans la presse écrite. Le photographe de presse se doit de « faire l’événement ». Les photographes de France soir affirment être soumis à l’actualité et leurs clichés en témoignent. Ils sont à la recherche de la photographie au caractère hors du commun, à la recherche de l’extraordinaire, du cliché qui va marquer les esprits, la « photo-choc » comme le nomme l’un des photographe de France soir. Il faut faire l’image. La photographie de presse est décrite comme la photographie du spontané, de l’instantané. « Photographie du drame, de la rapidité du drame et de l’imprévisible, la photographie de France soir est nécessairement instantanée. L’adresse du photographe réside donc pour l’essentiel dans la vivacité de son regard et de ses gestes 25». La photographie de presse s’éloigne donc des codes classiques de portrait des individus, le sujet ne pose pas. Les photographes de presse sont à la recherche d’une scène où se dessine du mouvement. Un cliché qui marque l’instant T hors du commun comme si la scène photographiée ne pourrait se reproduire et témoignerait d’une photographie extraordinaire. L’action de l’individu et non l’individu lui même devient le sujet de la photographie. Le reportage image précède l’invention de la photographie. Antérieurement, l’illustration d’un reportage était apportée par la gravure sur bois, l’impression d’images et de textes. Contrairement aux photographes, nombreux des dessinateurs d’actualité 25

Ibid, p 175, Pierre Bourdieu, Un art moyen

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s’entretenaient avec les témoins des événements et retranscrivaient, à leur manière, l’événement. La photographie remplace aujourd’hui en grande partie les gravures et dessins de presse. En ce sens, la photographie de reportage, vient s’éloigner des témoins humains. Le photographe se positionne bien souvent à l’écart et s’arme de son plus grand zoom pour faire comme s’il était au plus proche de la scène. Pourtant, dès son arrivée dans la presse, la photographie avait la capacité de produire des images dites plus « objectives », plus franches et directes, s’éloignant des croquis et gravures dans lesquels le dessinateur retranscrivait l’événement. La photographie de reportage possède ses avantages mais également ses inconvénients. Les journalistes sont parfois confrontés au refus d’accès à la photographie pour un événement. Les jugements au tribunal en sont un exemple. Le dessin de presse reste donc un moyen d’expression pour montrer ce qui n’a pu être photographié. Des normes sont également instaurées pour les photographes reporters, c’est à dire que tout ne peut être photographié. Dans un journal de presse, un cadavre ne peut être photographié. En revanche, afin de marquer l’événement, les photographes-reporters peuvent sous-entendre le drame. « La photo d’un suicidé qui se jette de la Tour Eiffel, là, si on l’a dans le vide, c’est vraiment la photochoc 26 ». La finalité de cet acte n’est pas photographiée, mais sous entendue. L’action en elle-même suffit pour comprendre et choquer. La photographie de presse semble répondre à une règle simple : « il faut montrer l’événement 27».

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Pourtant, certains journaux semblent s’éloigner de cette règle. ParisMatch revendique le fait d’évoquer l’événement sans le révéler et de montrer « le côté humain de l’actualité ». L’idée étant de présenter les acteurs plutôt que les actions comme vu précédemment. L’image se doit tout de même d’être symbolique. Les photographies sont donc 26 27

Ibid, p 175, Pierre Bourdieu, Un art moyen Ibid, p 178


plus composées et mises en scène. Scènes qui sont bien souvent reconstituées. Un photographe de Paris-Match : « En Suisse, je devais faire un reportage sur un village qui menaçait d’être écrasé par tout un pan de montagne qui se décrochait. Le village avait été évacué. Le pan de montagne lui même ne pouvait être photographié, la fissure était sous la neige et on ne voyait rien. Alors j’ai pris des gosses qui étaient dans le village à côté. Je leur ai dit de construire avec des cuves, sur un tas de sable, une reproduction grossière du village. Puis je leur ai dit de faire couler des pierres du haut du tas de sable sur le village en cubes et on légendait : « Les gosses jouent au «village écrasé». Tout le symbole passait. ».

Le réel n’est en ce sens pas photographié, mais restitué et mis en scène. Bien qu’inventé, l’image reste en lien direct avec le réel et retient l’attention des lecteurs de presse. Lors d’événements tels que des manifestations, le rôle du reporter est de photographier de (très) nombreuses scènes. Dans un second temps, il se doit de reconstituer « l’image » qui va résumer la manifestation, qui va en être la synthèse et surtout la symbolique. La photographie va donc être modifiée, recadrée, afin d’évacuer ce qui est contraire à la signification souhaitée. « Il est rare qu’une photo soit gardée dans son ensemble. On cadre la photo pour faire sortir les choses inutiles ». La mise en page repose sur ce que les journalistes nomment l’« effet ». Pierre Bourdieu développe ces notions dans un contexte qui est celui du XIXe siècle, mais il est important de noter que ces questions sont aujourd’hui encore d’actualité. Les photographes de presse cherchent à faire l’image, au détriment de nombreuses fois de la situation vécue par les individus. Les scènes de guerre peuvent être prises pour exemple. Le reporter tient avant tout à informer le public. C’est ce que Nilüfer Demir, la photographe de l’agence turque DHA,

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a souhaité transmettre lorsqu’elle photographie un enfant de cinq ans, Aylan, retrouvé inanimé sur les plages d’Akyalar. « La seule chose que je pouvais faire était de faire entendre ce scandale. J’ai pensé que j’y parviendrai en déclenchant l’obturateur de mon appareil et en prenant la photo. 28». La photographie a alors fait la une des journaux. Face à la diffusion massive de cette scène, la photo-choc a relancé la question de l’accueil des migrants syriens en Europe. Nilüfer Demir a immortalisé la symbolique des dangers de la migration, grâce à la photographie. Pouvant agir comme symbole, la photographie de presse peut donc un avoir rôle primordial quant à l’impact engendré. Malheureusement, la majorité des photographies ne le sont pour autant. Les images sont bien souvent utilisées pour faire la une des journaux alors que le texte journalistique en soit vide de sens. Dans une logique de rapidité et d’instantané, les photographes reporters multiplient les scènes sur le vif. Ces photographies peuvent-elles être le reflet de notre société? Un monde de paraître et de spectacularisation des images ?

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Article en ligne sur https://www.lexpress.fr/actualite/monde/europe/la-photographe-temoigne-lorsque-j-ai-vu-le-corps-d-aylan-j-etais-petrifiee_1712267. html


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Aylan, NilĂźfer Demir


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Bernd et Hilla Becher


UNE MOUVANCE PHOTOGRAPHIQUE : VERS UNE RESTAURATION DU REEL, UN REFUS RADICAL DE SPECTACULARISATION DES IMAGES

A la fin du XXe siècle, au cours des années 1990, l’art du banal y compris celui de la photographie font leur apparition dans une logique de refus radical de la spectacularisation des images. Ils s’inscrivent dans une logique de production de masse, d’instantané, au travers des médias, de la presse, dans le but de porter l’attention, de faire l’événement, l’image. Les photographies de presse s’installent dans un registre de rapidité. Le photographe en mouvement capte l’instant. L’image peut alors être floue, mal cadrée. La photographie s’est, au travers de ce mouvement, déviée des registres photographiques que l’on pouvait retrouver chez Niepce ou Daguerre. En effet, la question du temps d’installation et d’exposition diffère totalement. Bien que les outils aient considérablement évolués favorisant ainsi ce changement de posture, c’est également face à une mentalité instaurée dans la société que la photographie était présentée comme telle. C’est alors à la fin du XXe siècle que la « photographie-document » laisse place à la « photographie-expression », comme le nomme André Rouillé. Pour répondre à cette spectacularisation des images d’une société du simulacre, une nouvelle mouvance photographique s’instaure. « Une photographie délibérément anti-héroïque, jouant systématiquement sur le registre de la banalité (…) une photographie « sans qualité 29». Dominique Baqué. La photographie ordinaire vient donc s’opposer à la photographie extra-ordinaire. Elle lutte contre l’idée de spectacularisation, de monumentalité mais ne se définit pas uniquement comme telle, comme la « non-photographie ». Au travers du courant de l’art du banal, les photographes participent à un mouvement de « désublimation du monde de l’art ». Ils recherchent une image plus modeste de par la forme ou encore l’humilité du sujet. DB la décrit comme une « image pauvre ». Pauvre certes, avec l’absence d’action, mais plus réelle, ou du moins plus simple. « A quoi ça sert ? », « Quel est le sens ? », « Cette photo ne montre 29

Dominique Baque, Photographie plasticienne, l’extrême contemporain, Editions du Regard, 2004.

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rien », « Elle est vide » sont des remarques que l’on peut entendre dès lors que l’on tend l’oreille vers quelqu’un observant une photographie banale. En effet, la photographie ordinaire amène à réinterroger l’art, à le perturber, le bousculer, voire remettre en question sa définition. Nombreux sont ceux qui cherchent un sens à la photographie. Mais peut-on considérer que la photographie banale est décrite telle qu’elle dès lors que l’on ne cherche pas à lui trouver un sens ? La banalité ne relèverait-elle pas plutôt de la non-interrogation, du nonquestionnement ? Elle ne nécessite pas de grand discours pour expliquer ce qu’elle est. Elle montre simplement et modestement l’existant, le réel. L’attitude du photographe en est la principale raison. Prendre son temps. Regarder. Observer. (Re) prendre son temps, puis photographier. Cette simplicité tend vers une esthétique de l’ordinaire et du minime. Elle ne témoigne pour autant de l’authenticité comme le fait remarquer DB,

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« L’authenticité, il faut y insister, n’est qu’un mythe, une fable rassurante et réparatrice destinée à restaurer la place du sujet dans un monde certes devenu erratique, quand il n’est pas manifestement hostile. La notion même d’authenticité se révèle théoriquement et éthiquement sujette à caution, ouvrant la voie- mais sans le reconnaitre ni l’avouer à un humanisme dont chacun sait qu’il est, aujourd’hui plus que jamais, frappé d’obsolescence. 30».

On peut alors s’interroger sur l’«effet» de banalité. Dans cette démarche de refus de spectacularisation des images, certains photographes ne seraient-ils pas amener à « faire du banal» ? Souhaitant documenter l’architecture des bâtiments industriels des XIXe et XXe siècles, Bernd et Hilla Becher s’aventurent à les photographier. Châteaux d’eau, puits de mine, silos à grains ou usines deviennent les principaux sujets photographiés par les Becher 30

Ibid.


pour témoigner de la société d’industrialisation de masse. Ces architectures que l’on peut qualifier comme banales, se retrouvent donc photographiées de la même manière sous l’oeil des Becher. Vues d’ensemble à mi-hauteur, chambre 20x25, téléobjectif, angle de vue, cadrage frontal, lumière à ciel couvert, noir et blanc, les Becher dressent le portrait de ces constructions sous la forme de panneaux de neuf petits formats faisant penser à un catalogue scientifique. La série a ici son importance. Perdant le statut d’icônes, ils amènent donc à présenter une typologie des constructions, un portrait d’architecture des plus neutres. La banalité permettrait- elle de révéler des objets, des sujets, des architectures qui s’apparentent anonymes ? C’est d’ailleurs le nom que les Becher vont donner aux bâtiments photographiés, les « sculptures anonymes ». Par leurs photographies, ils ont donc mis en avant le caractère ordinaire de ces architectures. C’est en ce sens qu’ils s’inscrivent dans l’art du banal. En quoi peut-on alors être attiré voire s’attacher à une photographie qui n’a rien de plus ordinaire ?

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Roland Barthes et sa mère.


LA PHOTOGRAPHIE, UNE IMAGE REFERENTIELLE

Selon Roland Barthes, la photographie « répète mécaniquement ce qui ne pourra jamais plus se répéter existentiellement 31». Par cela il sous-entend qu’elle matérialise l’instant T, celui qui ne pourra se reproduire. La photographie montre le « ça » et rien de plus. Elle montre l’objet, représente le réel, mais elle ne se matérialise qu’en deux dimensions, faisant abstraction d’autres sens tels que celui du son, des odeurs et de la chaleur. D’après l’auteur, les photographies peuvent être comprises selon trois points de vue qui sont l’Operator, le Spectator et le Spectrum. L’Operator représente le photographe. Le Spectator est celui qui regarde la photographie imprimée. Le Spectrum est, quant à lui, celui dont l’image est prise, soit le sujet. Le spectrum ou encore le sujet photographié, peut, comme le décrit RB, se sentir « regarder par l’objectif », modifiant alors son comportement. L’auteur explique, « dès que je me sens regardé par l’objectif, tout change : je me constitue en train de « poser ». Je voudrais que mon image, (…) coïncide toujours avec mon « moi 32». ». On peut alors s’interroger sur l’instant photographié dès lors que le sujet, le spectrum, prend conscience de l’appareil photographique. « Chaque fois que je me fais (que je me laisse) photographier, je suis immanquablement frôlé par une sensation d’inauthenticité 33». Notre comportement est-il amené à se modifier dès lors que l’on se sent visé par l’appareil ? Roland Barthes illustre cette idée en contant les photographies de sa mère. Selon lui, sa mère se prêtait à la photographie. Elle se plaçait devant l’objectif mais sans chercher à se débattre avec son image, en faisant abstraction de l’appareil. C’est alors que son vrai « soi » apparaissait à l’image, une simplicité vraie. Dès lors que le spectrum prend conscience de l’appareil photographique, inconsciemment il est amené à modifier son comportement. La photographie ordinaire s’oppose donc à cette 31 32 33

Roland Barthes, La chambre claire : note sur la photographie, Paris, Editions Gallimard, coll. Cahiers du cinéma, 1980. Id. Id.

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prise de conscience, laissant la simplicité prendre place au coeur de la scène cadrée. Certaines photographies nous animent, nous attirent plus que d’autres qui peuvent nous laisser indifférents. En quoi juge-t-on une « bonne » photographie ? RB juge que la photographie prend une dimension sentimentale, puisqu’elle est liée à l’affect. « N’est-ce pas l’infirmité même de la photographie, que cette difficulté à exister, qu’on appelle la banalité ? 34» La photographie est, elle, transparente. Elle matérialise ce que l’on voit, dans un cadre restreint. Elle se focalise sur ce qui existe, mais peut provoquer chez tout être humain un intérêt sentimental particulier. Roland Barthes le nomme le « studium ». Par ce nom il entend « l’application à une chose, le goût pour quelqu’un, une sorte d’investissement général, empressé certes, mais sans acuité particulière ». La simple expression, le sentiment du j’aime ou je n’aime pas, « l’intérêt vague, lisse, irresponsable qu’on a pour des gens, des spectacles, des vêtements, des livres, qu’on trouve bien ». Le studium se révèle des lors que le sujet est pris en photographie sans s’y attendre, montrant en sa personne ce qu’il décrit comme « si bien caché ». Le sujet est alors photographié à un instant vrai, sans prendre le contrôle de soi, c’est à dire que l’individu ne pense pas à l’image renvoyée. C’est alors que la photographie prend un sens plus profond.

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« Toutes ces surprises obéissent à un principe de défi (ce pour quoi elles me sont étrangères) : le photographe, tel un acrobate, doit défier les lois du probable et même du possible ; à l’extrême, il doit défier celles de l’intéressant : la photo devient « surprenante » dès lors qu’on ne sait pas pourquoi elle a été prise. (...) Dans un premier temps, la Photographie, pour surprendre, photographie le notable ; mais bientôt, par un renversement connu, 34

Ibid.


elle décrète notable ce qu’elle photographie. Le « n’importe quoi » devient alors le comble sophistiqué de la valeur.35» La photographie dès lors que l’on sait la regarder, la lire, la décrypter, prend tout un sens. Elle développe la pensée, la réflexion. Elle n’est plus la même qu’au premier coup d’oeil à partir de l’instant où l’on prend le temps de la lire. Les détails apparaissent, le net et le flou peuvent se confondre, créant un caractère à la photographie et nous emportant avec elle indépendamment des uns des autres, pouvant nous émouvoir. Roland Barthes nomme alors ce sentiment le « punctum ». Le punctum « part de la scène, comme une flèche, et vient me percer ». « C’est aussi : piqûre, petit trou, petite tache, petite coupure (…). Le punctum d’une photo, c’est ce hasard qui, en elle, me point (mais aussi me meurtrit, me poigne).36 ». Il est un détail, une force interne qui va attirer l’attention et dans lequel le spectator projette une partie de lui-même. « Au fond la Photographie est subversive, non lorsqu’elle effraie, révulse ou même stigmatise, mais lorsqu’elle est pensive 37» Le punctum peut ainsi être ressenti en amont par le photographe qui décidera alors d’immortaliser l’instant. Le punctum est donc le détail qui attire l’oeil du photographe. C’est un détail de la composition photographique qui va nous saisir individuellement, ou non. Un détail lié à l’affect. Il explique par exemple que l’une des photographies de sa mère ne pourrait émouvoir quiconque hormis lui et son histoire personnelle. « Je ne puis montrer la Photo du Jardin d’Hiver. Elle n’existe que pour moi. Pour vous, elle ne serait rien d’autre qu’une photo indifférente, l’une des mille manifestations du « quelconque » ; elle ne peut en rien constituer l’objet visible d’une science ; elle ne peut fonder une objectivité, au sens positif du terme ; tout au plus intéresserait-elle votre studium : époque, vêtements, photogénie ; 36 37

Ibid. Ibid.

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mais en elle, pour vous, aucune blessure.» Le punctum dépend donc de chacun, en tant que photographe ou spectateur. Les photographies dites ordinaires, simples et banales ne provoquent alors pas le même ressenti chez chacun. La photographie ne peut donc être décrite comme objective, mais perçue comme telle dès lors qu’elle ne provoque pas en nous le punctum. La nuance est telle. Le punctum se perçoit, selon RB, dès lors que l’on est plongé dans le silence. En effet, faire abstraction des nuisances sonores implique donc une concentration plus importante sur l’image. « La photographie doit être silencieuse » « Le punctum est alors une sorte de hors-champ subtil, comme si l’image lançait le désir au-delà de ce qu’elle donne à voir »

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C’est ainsi que nous nous sommes attachés aux théories de la photographie au travers de son histoire, usage et affect. Nous nous attacherons désormais à regarder une photo banale, apprendre à la lire, à la comprendre et à l’apprécier. S’attacher aux détails, celui d’une lumière, d’une ombre ou d’une couleur, présente donc un intérêt que l’on peut trouver au travers de la photographie décrite comme ordinaire. Afin d’apprendre à voir et lire ce registre photographique, nous nous intéresserons aux séries de photographes qui s’inscrivent dans diverses missions: la DATAR, l’Observatoire photographique et France(s) territoire liquide. Nous plongerons alors dans le regard que porte ces photographes vis à vis des paysages français.


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Dominique Auerbacher, Lieux communs, mission photographique DATAR


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B. ETUDES DES PHOTOGRAPHIES DE L’ORDINAIRE

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Dominique Auerbacher, Lieux communs, mission photographique DATAR


LA MISSION PHOTOGRAPHIQUE DATAR : «RECREER UNE CULTURE DU PAYSAGE»

L’après-guerre tend vers une compréhension du territoire et de son aménagement, et en devient une préoccupation phare. En 1963, le Général Charles de Gaulle annonce la création de la DATAR (Délégation à l’Aménagement du Territoire et à l’Action Régionale). La DATAR est une administration de mission qui a pour vocation d’impulser de nouvelles politiques, et qui est force de propositions interministérielles. Ces actions s’orientent vers des sujets divers et variés : enjeux de la décentralisation, aménagement des littoraux aquitains dans les années 1960, mise en place d’une politique environnementale, etc… A la fin des années 70, la DATAR fait face à un moment singulier de l’histoire du territoire. Les grands mouvements massifs d’exode rurale se réduisent considérablement. L’économie agricole et l’industrie traditionnelle se restructurent radicalement. Les villes nouvelles émergent. Le tourisme populaire se développe intensément suite aux grands aménagements du littoral. Les commerces s’installent dans de grandes zones commerciales s’inscrivant dans un «désordre d’implantation et d’ignorance des contextes paysagers » d’après Bernard Latarjet. S’inscrit alors un besoin de représentation qui intègre la dimension culturelle suite aux transformations du paysage. « Nous pensons que le paysage n’est pas une réalité objective qu’on enregistre mais qu’il est la représentation qu’en propose une culture à travers des artistes, qui créent cette représentation 38». Bernard Latarjet, co directeur du projet de la Mission photographique de la DATAR : « Les grandes tendances qui avaient façonné et modelé le paysage depuis 50 ans étaient en train de se modifier brutalement : croissance démographique, industrialisation, urbanisation, développement touristique, apparition de nouveaux services, de nouveaux réseaux, de nouvelles conditions de transport, etc. Il y eut 38

En ligne sur http://missionphoto.datar.gouv.fr/

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donc une préoccupation d’état des lieux à un moment où les choses basculaient. Il y eut aussi une volonté plus profonde : retrouver le sens concret, physique de la réalité. On travaille sur des statistiques, on travaille sur des cartes, sur des représentations abstraites, mais on a perdu l’expérience directe du paysage. 39». Afin de concevoir et développer la vision du territoire français, la DATAR fait ainsi appel à des artistes qui proposeront leur propre expérimentation et expériences des paysages. La délégation ne souhaite imposer ses projets afin de laisser libre les artistes dans cette commande, qui est celle d’une mission photographique. Comment les photographes se représentent-ils le paysage ? Quelle expérience souhaitent-ils en tirer au travers de la mission ? Comment désirent-ils retranscrire leur créativité face au paysage français qui ne cesse de se modifier ? Historiquement, c’est la première fois qu’une institution publique d’état à vocation non culturelle fait appel à des artistes. La commande est présentée comme documentaire, mais elle est très vite reconnue sous une riche dimension plastique et artistique des séries des photographes.

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De nouvelles politiques d’aménagement du territoire sont alors menées par l’Etat. Suite aux mutations socio-économiques engendrées par l’après-guerre, ce nouveau service, qui est celui de la DATAR, vise à «rééquilibrer le territoire». Le gouvernement souhaite donc porter un regard profond et nouveau sur le paysage français dans le but de favoriser une politique de développement. Un changement s’opère dans l’ensemble du territoire comprenant dès 1963 un intérêt nouveau envers le rural, la montagne et le littoral. L’Etat tend vers une «préoccupation environnementale et une quête d’identité des territoires».

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p13, Marc Sanson(dir.), Sequences Paysages revue de l’Observatoire photographique du paysage,1997, 112 pages


Vingt ans plus tard, le Délégué de la DATAR, Bernard Attali, annonce publiquement l’un des projets novateurs, celui de la Mission photographique visant à « représenter le paysage français des années 1980 ». Bernard Latarjet et François Hers en sont les directeurs. Bernard Latarjet est l’initiateur et le responsable de la mission, tandis que François Hers, photographe, se charge de la direction artistique et technique. L’idée de la mission photographique de la DATAR est de montrer une culture du paysage prenant en considération les mutations territoriales engendrées par les Trente Glorieuses. Elle se veut être un laboratoire d’expérimentations et d’explorations du territoire français, et est considérée comme exemplaire pour les problématiques de son époque. Un nouveau regard est alors porté, celui d’un regard sensible au travers d’une photographie piétonne à hauteur d’oeil. La représentation du paysage français des années 1980 est marquée par une culture visuelle de l’imagerie touristique, celle de l’industrie culturelle de la carte postale. Elle ne témoigne donc pas de l’identité réelle du paysage, l’empêchant de voir le territoire tel qu’il est au profit de celui qu’il devrait être. Afin de développer cette mission photographique, une commande institutionnelle publique fait appel à de nombreux photographes. La commande demande explicitement de «recréer une culture du paysage» français en présentant une vision nouvelle du territoire à travers la création photographique. Ce sont donc des photographes, enfin considérés comme artistes, qui répondent à cet appel. La fin des années 1980 marque un nouveau tournant pour la photographie. Elle fut auparavant limitée à son caractère iconographique recensé dans les documents de presse. La photographie est enfin reconnue comme support de créativité et prend alors place dans l’art contemporain. Avec la mission, la DATAR institutionnalise la photographie qui est enfin perçue comme un art de la création, s’inscrivant alors dans le registre de l’art contemporain. Les images des photographes deviennent oeuvres.

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Les photographes deviennent artistes. Ils se libèrent de l’économie de la presse afin de développer leur activité. C’est ainsi que la mission photographique DATAR entre dans un « processus de reconnaissance institutionnelle », lui attribuant un caractère exceptionnel. Elle tend à libérer l’expression des photographes en s’ouvrant vers une photographie considérée comme plus « lente ». Ce sont principalement un travail photographique à la chambre ainsi que des moyens formats qui sont utilisés par les photographes pour la mission. La notion du temps rythme ainsi le travail des photographes. Ils prennent le temps de poser leur regard sur le paysage français des années 1980 qui les entourent. La photographie-document laisse place à la photographie expression et à la sensibilité. 58

L’après guerre est marqué par la découverte de la vue aérienne qui bouscule les regards en créant la notion de paysage dans le champ de la géographie. Ce mouvement implique une vision du territoire à échelle lointaine. Les politiques se projettent sur l’aménagement du territoire et un discours sur la reconstruction urbaine est envisagée. Avec la photographie aérienne, l’urbanisme moderne résonne avec objectivité puisque sa dimension mesurable l’affirme. La mission photographique de la DATAR marque alors un point de rupture avec cette vision lointaine. Elle offre une perspective de regards autres. Le territoire est alors perçu sous une autre échelle, sous un autre angle de vision, celui de l’Homme, puisqu’il se rattache à la dimension piétonne. Au travers de la Mission photographique ce sont vingt-neuf regards sensibles qui se posent alors sur ce paysage français. « L’enjeu est de taille : dans une France marquée par le progrès de l’industrialisation et de l’urbanisation, il s’agit de saisir des paysages où cohabitent désormais une église romane, un poteau électrique, une cabine de


téléphone et une pompe à essence. 40 ». Les photographes ne sont pas spécialistes de l’aménagement et vont donc apporter leur propre vision du paysage français qui n’est plus réduit à celui d’un fond de scène. Un nouveau mouvement photographique émerge. En 1985 les premiers clichés sont publiés dans l’ouvrage « Paysages, photographies, travaux en cours, 1984-1985 ». Au vu du succès, les recherches de la mission se poursuivent jusqu’en 1989, intégrant de nouveaux photographes. Un nouvel ouvrage, « Paysages, photographies, 1984-1988 », est alors publié. Il porte un bilan sur ces années d’expérimentation photographique, au caractère artistique, sur le paysage français. La mission fera également part d’une exposition au palais de Tokyo, à Paris. L’expérience du paysage a contribué au développement d’identités photographiques fortes. « La grande originalité du projet, c’est qu’il s’adresse aux photographes en tant qu’artistes, ce n’est pas un état des lieux, ce sont bien des regards d’auteurs qui sont demandés », explique Raphaëlle Bertho, co-commissaire de l’exposition BNF. La conscience du paysage prend alors forme. La photographie passe de la description à celle de l’inscription dans son contexte. Le paysage témoigne des pratiques culturelles que l’Homme entretient dans son environnement. Il rend visible de l’évolution et transformations de ses diverses pratiques dans l’espace. «Le paysage peut être ainsi entendu comme une représentation esthétique, une représentation culturelle, comme un territoire produit par une société dans un temps et un espace donné, ou encore dans un système biophysique et social 41». De la découverte du paysage, s’en dégage la notion d’espace. « A travers cette question du paysage, c’est la question de l’espace qui va se poser et qui va devenir de plus en plus prégnante, comme 40 41

En ligne sur http://expositions.bnf.fr/paysages-francais/l-experience-du-paysage.php En ligne sur http://missionphoto.datar.gouv.fr/fr/content/la-question-du-paysage

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une question de société, une question de notre temps. A travers à la fois la montée des problématiques environnementales, mais aussi politiques, la construction européenne, le remaniement des frontières, qui vont faire de se remaniement spatial une question cruciale. » Raphaëlle Berthot à propos de l’exposition Paysages français, une aventure photographique 1984-2017. La notion de paysage semble alors se limiter à son terme singulier. Néanmoins, peut-on entendre que le paysage serait une entité globale caractérisant l’ensemble du territoire ? Ou alors que la France serait le lieu où cohabiterait une pluralité de paysages, affirmant ou non leur identité ? La Mission photographique tend à redéfinir le paysage. Elle traite des lieux communs, des territoires du quotidien, qui ne sont véritablement regardés. 60

Espaces ruraux du Sud-Ouest, zones commerciales, littoraux bretons, espaces industriels lorrains deviennent de nouveaux sujets. Sont alors mis en lumière ces lieux usés par le regard de l’habitude et du quotidien, ces lieux que l’on décrirait par leur caractère banal et ordinaire. Afin de rendre compte de cette dimension, les photographes privilégient « une expérience du territoire marquée par la déambulation ». C’est au travers des séries de Jean Louis Garnell et Frank Gorhlke que nos regards se poseront et s’interrogeront face à cette France des années 1980.


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Bernard Birsinger, Plaine d’Alsace, mission photographique DATAR


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JEAN-LOUIS GARNELL

Jean-Louis Garnell grandit dans un village de Bretagne, région qu’il photographiera pour la mission DATAR. En 1983, il s’empare d’une chambre photographique 4x5 afin de réaliser ses premières images en couleur. Il parcourt, dans un premier temps, les paysages urbains de Toulouse et ses banlieues. Faisant face à la suprématie du photo journalisme de l’époque, Jean-Louis Garnell fut l’un des photographes choisis pour participer à la Mission Photographique de la DATAR en 1985 dans le but de proposer une nouvelle vision du territoire français. JLG présente deux séries photographiques, «espaces urbains, Centre et Sud-Ouest » ainsi que « Chantiers, paysages en transformations». La singularité de JLG se présente sous l’expression d’un mélange de recherche expérimentale tout en y affectant un ordre documentaire. Au travers de ses photographies, il porte un regard sur ces lieux ordinaires, modestes, sans qualités particulières, ces lieux du banal et du quotidien. Le photographe affirme une critique de ces territoires que l’on ne regarde plus. « Une voiture, la chambre 4x5, la France comme terrain d’exploration. Engagement total, rencontres d’artistes fondatrices. Ces lieux en cours de transformation, ce qu’ils étaient tend à être oublié, ce qu’il vont devenir n’est pas encore très clair, un court moment ils flottent dans un certaine indécision. »

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Séries disponible sur http://missionphoto.datar.gouv.fr/fr/

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Jean-Louis Garnell, mission photographique de la DATAR


Pour la mission photographique de la DATAR, Jean-Louis Garnell parcourt des kilomètres sur les routes françaises, expérimentant des lieux inconnus pour lui, avec comme question permanente: comment les hommes se saisissent du paysage ? Comment les habitent-ils, les transforment-ils ? Les paysages contemporains sont traversés par des strates, celle du naturel, de l’agricole, de l’industrie et de l’habitat. Il s’intéresse alors aux chantiers, à ces paysages en transformation. Ces paysages qui subissent des modifications par l’Homme qui est venu le reconstruire, le redessiner. JLG privilégie l’apparition à celui de la disparition. Le nouveau, ou du moins le « en cours ». Cadrage serré, le photographe met en avant la matière. Les chantiers viennent habiter les terres naturelles, et témoignent de cette évolution construite du paysage, de ces mutations. JLG cherche à « passer de photographie à image ». Par cela il sous entend une symbolique, un message que la photographie aurait pour rôle de transmettre. Il simplifie, construit, géométrise ces paysages colorés. JLG, bien qu’offrant à voir une photographie en couleurs, privilégie les tonalités de gris, créant alors une atmosphère à la scène photographiée. Quelques pointes de couleurs, des bruns, des verts, des beiges. Il privilégie une colorimétrie où les temps gris dessinent le paysage, les couleurs s’appréciant d’autant plus. JLG photographie ces lieux, ruraux, périurbains ou urbains, où le goudron entaille le paysage, où les zones vertes sont repoussées. 43 L’Homme façonne le paysage, le modifie, le reconstruit. Certains peuvent associer son travail à celui de la photographie des « non lieux » (Marc Augé). JLG s’oppose à ce terme. Selon lui chaque lieu est vécu, parcouru, par l’Homme ou bien même par l’animal. Peut-on alors s’interroger sur cette non identité qui est conférée à des espaces tels que les stations essences, les autoroutes, les bords de routes ? Au travers de cette mission, JLG pose son regard sur ce que Marc Augé qualifierait de « non lieux », mais qui, seraient simplement des lieux qui nous semblent ordinaires, et qui pourtant, subissent des transformations. « Chantiers, paysages en transformations» peut alors nous interroger sur la place du construit, celui de l’architecture dans un paysage ? 43

Projection-débat en présence de Jean-Louis Garnell et Michel Poivert, professeur d’histoire de l’art, en ligne sur http://www.youtube.com/watch?v=YPnL0SmoPRk

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FRANK GOHLKE

Franck Gohlke, est quant à lui, reconnu comme l’un des grands photographes des paysages américains. Il grandit dans les chutes de Wichita dans le Texas, et très vite, porte un intérêt sur le grand paysage. En 1966, il rencontre le célèbre Walker Evans et étudie la photographie de paysage auprès de Paul Caponigro dans l’Université de Yale. Dans son approche photographique, FG soulève des questions d’usage humain et de perception de la terre. En 1975, il est alors présenté dans l’exposition révolutionnaire New Topographics : Photographies of Man-Altered Landscape. Inédite, l’exposition rassemble une dizaine de photographes qui annonce une génération émergente. Bernd et Hilla Becher, Lewis Baltz ou encore Nicholas Nixon sont l’uns des grands noms participant à cette exposition. Les photographies adoptent un style neutre présentant des lieux banals. Banlieues, parkings ou encore usines, deviennent de nouveaux sujets photographiés. Ce sont des paysages « sans qualités » qui sont mis en lumière. Ré-interroger le territoire français entre alors en compte pour Frank Gohlke qui participe à la Mission photographique de la DATAR avec la série Campagne, en Bourgogne et dans le Massif Central qu’il présente à la chambre 3x4. « There is something peculiar about the way we attribute the clarity of some photographs to the world itself. I try to reinforce that paradox by making photographs that convince the viewer that those revelations, that order, that potential for meaning, are coming from the world and not the photograph. » 1979

« Il y a quelque chose de particulier dans la façon dont nous attribuons la clarté de certaines photographies au monde lui-même. J’essaie de renforcer ce paradoxe en faisant des photographies qui convainquent le spectateur que ces révélations, cet ordre, ce potentiel de sens, viennent du monde et non de la photographie. »

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Frank Gohlke, mission photographique de la DATAR


A travers cette série, Frank Gohlke porte un regard sur le passage de l’Homme dans le paysage, sur son impact et sa manière de se l’approprier, de l’habiter. C’est dans les campagnes de la Bourgogne et du Massif Central qu’il expérimente pour la première fois la couleur dans son travail. Il s’attache au paysage rural du territoire, où champs et forêts cohabitent ponctuellement avec des villages, des bourgs. Des champs aux jardins des maisons pavillonnaires, FG met en lumière la cohabitation entre nature et culture. Dans ses photographies, se lit le dessin du parcours et passage de l’humain dans ce milieu. Lignes géométriques se joignent alors aux formes organiques du paysage rural. L’Homme modifie son milieu. Il habite la terre, la cultive, la transforme, l’organise, la redessine. De nouvelles couleurs, de nouvelles topographiques habitent alors le paysage. Dans un milieu rural, la nature est l’élément qui constitue l’environnement. Malgré une volonté de s’éloigner des villes et de se rapprocher de la nature, l’Homme ne peut s’empêcher de la modifier, transformant ainsi le paysage. Il s’approprie cet espace jusqu’à l’intégrer dans ses jardins afin d’en tirer les bénéfices des cultures. Les potagers s’invitent dans les espaces privés. La nature se retrouve enfermée dans une parcelle. Bien souvent à la recherche d’une liberté en s’installant dans un milieu rural, FG photographie les limites que s’instaure l’Homme autour de son habitat. Clôtures et barrières encerclent la nature qui devient culture. Avec ces photographies, FG pose donc un regard sur cette France des milieux ruraux, sur celle qui habite et investit le territoire.

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Anne Favret et Patrick Manez, Observatoire photographique national du paysage


L’OBSERVATOIRE PHOTOGRAPHIQUE : LE TEMPS COMME PARAMETRE D’APPREHENSION DES PAYSAGES Un concept novateur en France apparaît dans les années 1970, celui du développement durable. L’Etat, au travers du ministère de l’Environnement ou encore la direction de la protection de la Nature, veille à « assurer une protection des ressources naturelles du territoire français 44» grâce à l’instauration de normes. L’Observatoire photographique du paysage participe au développement du mouvement d’une culture moderne de l’environnement, prenant conscience du territoire et de ses paysages. Initié par la Mission Paysage du Ministère de l’Environnement en 1989, le principe de l’Observatoire vise à « passer commande à des photographes en coopération avec des partenaires locaux chargés des politiques de protection, de gestion ou d’aménagement du territoire45». L’Observatoire du Paysage émerge alors en 1991 dans le but de rendre compte aux français de la diversité du territoire et de l’évolution des paysages qu’il constitue. L’idée de cette nouvelle mission est d’obtenir des séries photographiques afin d’analyser les facteurs de mutations des paysages français ainsi que les rôles des différents acteurs qui en sont la cause. Afin de réaliser cette mission, une quarantaine d’itinéraires photographiques sont programmés entre photographes, experts et acteurs du territoire. Le parc naturel régional du Pilat, des Vosges du Nord, de la Haute Vallée de la Chevreuse ou encore le Département de l’Hérault, des Côtes d’Armor, des Hauts de Seine, de la Banlieue de Paris et de l’île de la Réunion deviennent des points de vues référencés sur les itinéraires photographiques. Raymond Depardon, Alain Cerraroli, Sophie Ristelhueber, Dominique Auerbacher, Gérard Dufresne ou encore Thibaut Cuisset sont l’uns des participants à cette mission.

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p1, Marc Sanson(dir.), Séquences Paysages revue de l’Observatoire photographique du paysage,1997, 112 pages En ligne sur http://expositions.bnf.fr/paysages-francais/missions.php

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L’objectif est de photographier et re-photographier les lieux à intervalles réguliers afin de rendre compte de leur évolution, leur changement, leur transformation, et d’agir en conséquence. Les séries impliquent donc un retour régulier sur les lieux, une position géographique et un cadrage à respecter. Celles du passé ne sont jugées comme modèles mais témoignent simplement d’une expérience de l’espace. La photographie a souvent été considéré comme l’art permettant de figer le temps. Pourtant, à travers cette mission, la question temporelle se trouve être un des éléments majeurs des séries photographiques. Annuellement, les vues sont reprises, ce qui permet d’ « identifier les processus techniques, économiques, politiques et culturels qui modifient le paysage pour les infléchir ou mieux les maîtriser 46». Les paysages français habituellement non regardés, ou du moins, non photographiés deviennent alors sujets. Les photographes posent leur regards sur les structures paysagères et donnent à voir un paysage à hauteur d’oeil dans lequel l’Homme peut se reconnaître. S’impose alors, au travers des photographies, une esthétique de l’ordinaire qui présente de nombreuses qualités. Le banal trouve alors une dimension poétique voire hypnotique.

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Les paysages français sont continuellement en mouvement. D’une part les pratiques quotidiennes influent sur son occupation, mais les actions publiques, elles aussi, génèrent des changements plus radicaux. Ronds-points, routes, se voient alors dessinés de glissières et bandes blanches de sécurité. Un ensemble de données objectives, telles que la photographie aérienne ou encore la cartographie, témoignent de l’évolution de l’occupation des sols mais ne rendent compte de la réalité paysagère, celle vécue et pratiquée par l’Homme. La mission de l’Observatoire photographique s’inscrit dans une vision temporelle du paysage. « Expérimenter, puis diffuser une telle démarche, conduisant à réaliser des films à une image/an en reconduisant chaque année les prises de vue et sous le 46

Id, p1, Séquences Paysages


même angle, elle était là l’idée de l’Observatoire photographique du paysage. 47». La photographie tient un rôle primordial. En effet, elle devient un outil d’évaluation des normes et pratiques instaurées par l’Etat. La photographie rend compte de ces changements, de ces normes instaurées, de ces aménagements du territoire visant à priori à améliorer le cadre de vie des habitants, au détriment quelques fois de la richesse du paysage naturel. Elle apporte un regard nouveau sur les conséquences de ces projets, positif ou négatif. Le regard sensible des photographes remplace les données quantitatives et objectives des spécialistes du paysage. Au-delà du caractère documentaire, les photographes-artistes apportent donc leur propre expérience, leur pratique de l’espace. La mission de l’Observatoire photographique du paysage donne à voir. Voir ce paysage qui nous semble quotidiennement ordinaire, mais qui dans une échelle de temps, subit des mutations considérables. Raymond Depardon, Sophie Ristelhueber, Dominique Auerbacher, Alain Ceccaroli, Gérard Dufresne se sont alors penchés sur la mission de l’Observatoire photographique en expérimentant la méthode de travail sur différents sites. La commande publique amène donc à croiser les discours et points de vues entre les aménageurs du territoire, soit ceux qui le voient de loin, et photographes, qui vont pratiquer le territoire au plus proche. Les retours d’images amènent donc à voir le paysage sous un nouvel oeil. Les photographes instaurent alors un emplacement, un cadrage, un angle de vue, un temps, une focale qui se devront être respecté et re-photographié annuellement par un confrère. Cette expérience suscite rigueur et pointillisme. Afin de constituer un « échantillon représentatif des paysages français 48». Ce sont quatorze itinéraires qui sont mis en place par les commanditaires et photographes. Pour répondre à la mission, les photographes se doivent de tenir un carnet de route qui indiquera 47 48

Id, p2, interview François Letourneux, Président du comité de pilotage de l’Observatoire photographique du paysage, Séquences paysages Id, p4, interview Caroline Mollie-Stefulesco, paysagiste dplg de la mission au ministère de l’environnement, direction de la nature et des paysages.

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le site et ses coordonnées GPS, une légende, la date et l’heure du cliché, l’appareil et le format utilisé, la focale ainsi que la hauteur de l’appareil. L’idée étant de pouvoir reproduire exactement la même photographie sous une autre période. Cette méthode vise à observer rigoureusement l’évolution du paysage. Selon Alain Corbin, elle « permet de mieux percevoir les processus, leurs conséquences sur la morphologie des paysages, d’en discerner les étapes, d’en noter les décalages ». Faisant appel à de grands noms dans la photographie, les commanditaires ont pu imaginé que les photographes leur auraient présenté la beauté du paysage suite aux aménagements territoriaux effectués. Les photographes, ont quant à eux, donnés à voir un paysage qui dérange, un paysage qui questionne. Celui de notre vie quotidienne, celui qui subit les transformations territoriales. « Il s’agit par exemple du particulier qui repeint sa façade ou qui construit une extension à son habitation, du conseil municipal qui décide d’embellir une place, de l’ingénieur qui effectue un recalibrage routier ou du législateur qui définit les règles d’application des coefficients d’occupation du sol ou des quotas routiers 49 ». Les photographes ont osés représenter les paysages qu’un spécialiste du paysage ne chercherait à voir. Ils photographient des « fragments de paysage d’une banalité extrême, d’une médiocrité insoutenable ou au contraire d’une beauté insoupçonnée 50». La mission reflète alors les comportements humains au sein de la société. « La vision rétrospective, outre son côté parfois spectaculaire permet de situer le moment présent dans une vision dynamique de l’évolution et rend possible l’anticipation 51 ».

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Qui plus est de retranscrire l’évolution des paysages, la mission de l’Observatoire photographique peut soulever des questionnements temporels relatifs à la mémoire, au souvenir. En effet, « nous sommes psychiquement une mémoire 52». Notre construction mentale s’élabore 49 50 51 52

Ibidem, p8 Id, p11, Jean Cabanel Id, p12 Id, p22, Daniel Quesney, photographe


sur nos souvenirs, nos pratiques quotidiennes et événementielles. Consciemment ou non, notre environnement interagit sur notre comportement. Les lieux, les espaces, les paysages vus, aperçus, traversés, vécus sont des facteurs environnants auxquels nous nous identifions et nous construisons. Le souvenir en est un exemple. Dès lors que l’on se remémore un événement passé, notre construction mentale laisse apparaître des lieux, dans une échelle de temps, des paysages qui constituent la scène. Inconsciemment nous portons une histoire et donc une attache, un affect envers un espace. Retourner sur les lieux provoque ainsi en soi un sentiment entièrement personnel. Le cadre présent, qui est celui du paysage, du lieu, de l’environnement, de l’espace, laisse apparaître intérieurement des scènes vécues. La temporalité des lieux amène à des modifications physiques de l’environnement mais provoque aussi en soi, des images internes, liées à l’affect. La photographie joue donc un rôle essentiel et profond quant à la conservation des images et de la mémoire. L’Observatoire photographique du paysage amène ainsi à comparer des lieux sous un cadrage et angle de vue identique, prenant en considération une échelle de temps. Le regard porté sur la photographie est pourtant propre à chacun. « Nous sommes d’abord sensibles à telle image plutôt qu’à telle autre à cause de notre histoire personnelle, nous sommes touchés par la représentation d’un être, par une ambiance, une lumière, un objet, ou même une forme; le regard affectif domine. Sur un autre plan, celui de notre culture de l’image, le regard pictural nous rend diversement réceptifs aux organisations formelles de ces images. Enfin, l’usage que nous faisons de ces images dépend aussi de nos connaissances spécifiques des sujets ou éléments représentés dans ces images, c’est le regard documentaire 53 ». La photographie appelle alors à enclencher un processus créatif et unificateur de l’imagination. Elle ne peut alors être considérée comme purement objective, mais fait 53

Id, p24, Daniel Quesney

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appel aux sens, aux histoires enfouies, et peut ainsi provoquer intérêt et émotion chez chacun. La sensibilité propre étant indépendante des uns des autres. Au travers des photographies de Raymond Depardon et Thibaut Cuisset, se poseront alors un regard sur les questions de transformations de paysages et comment les photographies s’inscrivent-t-elles dans un registre d’ordinaire et de banalité.

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Dominique Auerbacher, Observatoire photographique national du paysage.


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THIBAUT CUISSET

Photographe français né en Bretagne en 1958, Thibaut Cuisset développe la photographie des grands paysages en couleurs dans une époque où la photographie humaniste en noir et blanc est à l’honneur. Il pose un regard sur les paysages perçus comme obsolètes, jouant de la lumière intense et zénithale. Couleurs pastels et lumières deviennent alors la touche artistique du photographe. Afin de répondre à la mission de l’Observatoire photographique devant rendre compte du paysage des Côtes d’Armor, il parcourt en voiture le territoire équipé de sa chambre de petit format 6x9 et de ses objectifs de focale 105mm et 150mm. Il traite, avec une douceur contemplative, les multiples nuances pastel qu’offre le paysage des Côtes d’Armor. Le photographe s’intéresse alors à la manière dont l’Homme habite et façonne son territoire, le rapport qu’il instaure entre nature et culture. Thibaut Cuisset rend compte de la poésie que peut offrir ce territoire ordinaire, et transmet sa vision du paysage sur une échelle de temps. 54 « Pour moi, photographier, c’était voyager. Le voyage est vite devenu une méthode de travail pour photographier. Mon écriture photographique passait par ce désir de “dire” un pays à travers ses paysages. Tout en construisant mon propre monde. 55 ».

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En ligne sur https://www.fillesducalvaire.com/artiste/thibaut-cuisset/ et https://www.la-croix.com/Culture/Actualite/Thibaut-Cuisset-fin-observateur-du-territoire-_NG_-2012-08-15-842722 55

au cours du Débat « Cosa mentale, Paysage(s) » Musée de La Roche-sur-Yon.

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Thibaut Cuisset, Observatoire photograhique du paysage


En 1994 est retracé un nouvel itinéraire du département des Côtes d’Armor par le Conseil d’Architecture, d’Urbanisme et de l’Environnement (CAUE). Principalement, suite à une pression urbaine sur le littoral lié à son développement touristique, le département est amené à se transformer, à se redessiner. L’abandon des centresbourgs ainsi que l’accroissement de l’agriculture intensive participent également à ces transformations. Thibaut Cuisset présente une forme de portrait des Côtes d’Armor, sans chercher à l’embellir ni à le caricaturer. Pourtant, se lit une forme de sérénité du regard offrant une vision douce des bouleversements de la ruralité. Le photographe rend alors compte d’un paysage quotidien qui est bien souvent traversé sans être véritablement regardé. Un paysage qui est habité « sans trop de questionnement, jugé comme une normalité où l’idée même de qualité n’est pas posé 56». Henri Le Pesq, directeur du CAUE p78 séquence paysages. TC nous invite à prendre le temps de regarder ce paysage, de l’observer, de l’analyser, de le questionner. Dans cette logique évolutive, les paysages sont alors photographiés annuellement dans un même cadre, et c’est en prenant le temps de regarder ces séries, que l’on se rend compte des différences, des changements que l’on peut rencontrer sur une ou plusieurs années. Parfois minimes d’une année à l’autre, la série amène tout de même à s’interroger sur la rapide évolution de ces paysages. Des bâtiments abandonnés se voient alors rénover, des champs cultivés, des routes transformées, etc… Thibaut Cuisset s’attache ainsi à « montrer la valeur créative d’une reconduction photographique mais surtout des ensembles que constituent deux puis trois images successives d’un même point de vue ». 57

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Id, p78, Henri Le Pesq, directeur du CAUE, Séquence paysages. Id, p78.

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RAYMOND DEPARDON

Photographe et réalisateur français, Raymond Depardon, après avoir participé à la Mission photographique de la DATAR, répond à celle de l’Observatoire photographique. Avec le CAUE, Raymond Depardon établit un itinéraire dans le département de l’Hérault. Des Causses jusqu’à la Méditerranée, il photographie les paysages des garrigues, les villages et centre bourgs, les routes, les périphéries, le littoral, etc… RD se questionne alors quant aux paysages photographiés. En effet, la mission vise à ce que les photographies soient reproduites dans le temps dans le but de sensibiliser le public à une forme de patrimoine commun autour du paysage. Comment choisir un cadre qui potentiellement retranscrira les mutations du département ? Comment transmettre une représentation du territoire ? Raymond Depardon s’empare du noir et blanc en utilisant un film négatif en format 20x25 et un objectif de focale 240mm. Il se dit ne pas utiliser la couleur dans l’Hérault (qui pourtant pourrait souligner les terres rouges du lac du Salagou) à cause des chênes verts en hiver. Selon l’oeil du photographe, « le vert est la lumière qui passe le moins 58». RD se dit alors se laisser porter vers tels paysages sans chercher à comprendre pour quoi. Il flâne et expérimente le territoire à la recherche du cadrage qu’il immortalisera. « On est poussé par une force, une attirance, on ne sait pas d’où ça vient, c’est très mental mais il ne faut pas trop chercher à analyser, ça nous déplace vers un mur, vers un arbre, à droite du mur, à gauche de l’arbre. 59 » La mission de l’Observatoire photographique l’aura amené, par la suite, à se questionner sur la «France des sous-préfectures». C’est ainsi qu’il sillonnera les routes françaises, pour photographier ces lieux que l’on ne regarde pas. Nous nous intéresserons à ces photographies dans le cadre de l’Observatoire, qui seront reprises par la suite par Frédéric Hébraud.

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Ibid, p33 Ibid, p33

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Raymond Depardon, Observatoire photograhique du paysage


Sur une échelle de temps, les évolutions sont marquantes. La photographie du centre ville Clermont-l’Hérault en est un exemple Apparition, disparition ou changement d’enseignes, nouveau panneau routier ou panneau publicitaire, ou encore la végétation, sont des éléments qui témoignent alors des mutations urbaines sur plusieurs années. Afin de rendre compte du paysage de l’Hérault, Raymond Depardon s’attache également à photographier des espaces où le rural prime. La série du lac du Salagou témoigne alors de son lien avec le tourisme. En effet l’été 1996, ce sont campings-cars et bateaux qui investissent le lieu. On note la disparition des arbres suite à l’aménagement des routes du village. Sans photographier de silhouettes humaines, RD ainsi que Frédéric Hébraud rendent compte de la présence de l’Homme dans le paysage et comment il l’habite. Les photographies d’août 1993 et décembre 1996 marquent alors considérablement la transformation du paysage du bord de route entre Mauguio et Lansargues. Les limites du terrain de vigne se voit alors aménagées d’un fossé, tenant à distance les eaux de la route. La culture des champs laisse place à un panneau signalétique d’un grand commerce alimentaire. Dans un territoire où l’agriculture est présente, l’industrie alimentaire se configure un chemin. Les infrastructures des routes sont modifiées. Les arbres supprimés. En l’espace de trois ans, le paysage fut alors considérablement transformé, redessiné. Equipé d’une chambre 20x25, les photographes rendent ainsi compte d’un paysage qui se voit alors muter rapidement de par la présence de l’Homme qui l’habite.

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De par la participation des photographes à cette mission, de nouveaux regards se sont alors posés sur les paysages français, prenant en compte ses changements sur le long terme. Les résultats sont, pour ainsi dire, apparus troublants aux vus des usages, des aménagements, des cultures et de la nature. C’est ainsi que s’est développée une « culture du paysage » permettant de le comprendre afin d’en proposer des aménagements du territoire cohérents. De plus, la mission a permis, grâce à de nombreuses expositions, de sensibiliser le plus grand public à une forme de patrimoine commun autour du paysage. L’Homme habite le paysage, mais il se doit de le respecter lorsqu’il s’implante. Les évolutions ne cessent de se complexifiées, mais pour autant, il semble primordial de poser un regard juste sur les paysages que nous habitons. « Aménager le territoire, maîtriser ses mutations, c’est d’abord apprendre à le voir. L’œil du photographe nous y aide. 60 »

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Jacques Sallois (DATAR), Paysages, photographies, travaux en cours, 1984-1985, Hazan, Paris, 1985.


FRANCE(S) TERRITOIRE LIQUIDE

France(s) territoire liquide est le projet récent d’une mission photographique d’un collectif de photographes « We Are French » (WAF) s’inscrivant entre 2011 et 2014. Jérôme Brézillon, Fred Delangle, Cédric Delsaux et Patrick Messina se sont alors regroupés autour de ce projet. Ensemble ils s’interrogent sur la manière dont la photographie pourrait représenter l’identité du territoire français au début du XXIe siècle. Afin de ne pas conduire eux même une orientation de projet et d’avoir un oeil externe, ils sollicitent Paul Wombell qui souhaite « participer à un mouvement artistique autoproduit, indépendant, impertinent, libre et avide de nouvelles expériences 61 ». Il fait remarquer que la France confie le soin à la photographie de confiner son identité nationale. Pourtant, elle est considérablement fragmentée. Ce sont une quarantaine de photographes qui participent à cette aventure afin d’en exposer une vision plurielle et contemporaine du territoire français. Plus de cinq cent clichés seront alors présentés. Le projet vise à aborder la notion de « liquidité » du territoire. La métaphore de « territoire liquide » fait appel à la terre, solide, qui se voit se liquéfier. La mission offre une vision inédite du paysage français, celui où les frontières réelles et virtuelles se meuvent, où les limites se floutent, où les lisières entre villes et campagnes ne cessent de s’étendre. « Métaphoriser le territoire par la liquidité, c’est affirmer la possibilité de secouer les perceptions qui ont cours 62 ». Le nom de la mission suggère une pluralité de France, un « s » mis entre parenthèses, comme si elle ne pouvait être unique, comme si elle n’était une entité globale décrivant le territoire. La France se doit d’être observée sous plusieurs lectures. Ce sont une multitude de paysages qui la compose. Chacun regroupe ses modes d’occupation et d’appropriation par l’Homme, ses espaces ruraux ou urbains, ses hauteurs, ses limites, ses fractures. Pourtant, c’est la notion de 61 62

Bernard Comment, France(s) territoire liquide, Seuil Collection Fiction & Cie, 2014. Id, p2

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territoire qui est développée, et non celle de paysage français. « On ne s’appelle pas paysage liquide, on s’appelle territoire liquide. C’est assez important. Pour encore beaucoup de photographes, moi le premier, on est encore gêné avec cette notion de paysage. Comme si le paysage c’était quelque chose de culturellement très marqué. Alors que celle du territoire renvoie à une forme de relation personnelle, d’espaces vécus avec le paysage . Il renvoie à une pratique, une subjectivité où chaque photographe va pouvoir fabriquer son lien personnel et son propre paysage 63». A travers ce discours, CD suppose alors que la notion de paysage, pour les photographes, est une forme de lecture, de vision personnelle qui va amener à voir ce qui les entoure. Un paysage intérieur perceptif, qui va se superposer à la réalité. Des regards sont alors portés sur le territoire offrant une diversité de paysages dans un même lieu, celui de la France. 64

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Chaque photographe va donc apporter sa vision sur cette France du XXIème en affirmant la temporalité et la liquidité des frontières, qui sont amenées à se modifier suite à la politique et technologie. La question de la mobilité, de la compréhension du territoire par ses flux, ses réseaux, prime dans ce projet. Au même titre que la Mission photographique de la DATAR, France(s) Territoire Liquide (FTL) s’apparente à un laboratoire où les expériences visuelles et les points de vus singuliers ne cessent de s’exprimer. Contrairement à la mission DATAR, il semble primordial de souligner que ce n’est pas une institution publique qui est à l’origine du projet mais bien un collectif de photographes réunis autour d’une même problématique. Comment représenter notre territoire français au XXIe siècle ? Pendant 63

propos de Cédric Delsaux, photographe lors d’une conférence « Le paysage en éclat », Cité de l’architecture et du patrimoine en présence de Raphaële Bertho, maître de conférence, Cédric Delsaux, photographe, Bernard Comment, éditeur, et Antoine Vialle architecte chercheur. 64

http://francesterritoireliquide.fr


de nombreuses années, la France a longtemps été perçu comme une entité solide. Or la multiplicité des frontières administrées ont alors fissuré cette unicité, laissant place à des territoires qualifiés de « liquides » qui se mélangent sensiblement. Au travers de la mission, c’est la complexité des reliefs qui se veut être présentée, dans une logique d’ « expérimentation du paysage », pour reprendre les termes de Bernard Latarjet. Flux, migrations et réseaux rythment la France du XXIème qui tente de se définir comme un état nation. Pourtant les frontières existent, « la frontière comme limite entre la fiction et le réel d’une part, mais aussi comme délimitation d’une unité stable et identifiée du territoire » selon Raphaëlle Berthot. L’expérience du paysage donne corps à l’espace. Les images ne sont pas uniquement une question de regards, mais d’expériences individuelles sensiblement complètes du paysage. Les photographes se voient s’exprimer librement quant à leur outil de travail et leur posture. De la chambre photographique au réflex numérique, FTL amène à voir une « vision kaléidoscopique d’un territoire quotidien soumis au prisme de l’imaginaire 65». Avec FTL les photographes ouvrent alors leur espace mental, au travers de textes ou pages de carnet, sur la question de la définition du territoire français. La richesse du projet s’alimente de la multiplicités des pratiques photographiques abordées, des diverses capacités à fabriquer un dispositif photographique propre et offrir une lecture personnelle. Les photographes tentent de rendre visible l’invisible. Cet invisible qui est celui de notre quotidien, notre France. L’invisible appartient à notre routine, mais reste, malgré tout, toujours présent sous nos yeux. Qu’elles soient culturelles ou artistiques, réelles ou fictives, les frontières deviennent alors le sujet phare de la mission. Comment différencier les frontières administratives des frontières régionales ? 65

http://francesterritoireliquide.fr/ftl-par-raphaele-bertho

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Peut-on réellement parler d’une France alors qu’elle est elle même subdivisée ? En quoi un paysage se différencie-t-il de son voisin ? Les frontières sont elles véritablement claires et visibles ? Quarante photographes amènent leurs réponses mais soulèvent bien évidemment des questionnements. Nous nous attacherons au travail de Yann de Fareins qui partout les limites routières du département du Gard ainsi qu’à l’étude d’Emilie Vialet qui traite de la « lette », espace situé dans les Landes de Gascogne.

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Cedric Delsaux, France(s) territoire liquide


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YANN DE FAREINS Photographe malgache né en 1961, Yann de Fareins étudie à l’Ecole Nationale de la Photographie d’Arles jusqu’en 1986, année de son diplôme. Vivant à Uzès, dans le Gard, Yann de Fareins s’interroge sur les limites physiques qui séparent son département de celui de l’Hérault, de l’Aveyron, la Lozère, l’Ardèche, le Vaucluse ou les Bouches du Rhône. Son projet s’oriente vers les limites présentes sur les routes. Elément physique sur lequel nous parcourons le territoire, la route nous est pourtant bien souvent invisible dans ses détails. Yann de Fareins s’arrête alors sur les bords de routes du Gard. Bornes, cassures de terrain, goudrons divers qui composent, plus ou moins discrètement, les limites du département. Au travers de ses photographies YDF aborde la question des divisions administratives, qui ont été créées dès la Révolution française. La question des mutations, des frontières. Les panneaux de signalétiques indiquent les villages environnants. Les routes départementales ou nationales sont indiquées. Les bornes orientent le conducteur. Aux abords des routes, les réseaux téléphoniques relient les villages aux grands villes. « Dans la mesure où le réseau téléphonique a en partie été remplacé par les téléphones portables, les frontières actuelles ressortent davantage des ondes radios, qui, elles, ne laissent aucune trace sur le territoire. ». Comment nos frontières à l’intérieur du territoire se dessinent-elles ? Appartiennent-elles encore aujourd’hui à l’identité d’un paysage, celui à l’échelle du département? « Le paysage, le portrait, les instants du quotidien et le voyage (réel et fictif) sont mes thèmes d’élection. Je procède par séries d’images en noir et blanc, et en couleur. Ces ensembles se distinguent les uns des autres par les approches, les techniques, les rendus. Dans la plupart des séries, une place importante est faite au rêve, à l’étrangeté, à la suggestion. » 66

Ibidem, http://francesterritoireliquide.fr/

https://yanndefareins.wordpress.com/a-propos/

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CrĂŠdits photographies Yann de Fareins, France(s) territoire liquide


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EMILIE VIALET Photographe française, Emilie Vialet axe sa vision de la photographie sur les paysages contemporain. Elle est diplômée en 2006 à l’Ecole Nationale Supérieure Louis Lumière de Paris après un parcours aux Beaux-Arts de Rennes. Emilie Vialet pose son regard sur ces paysages naturels qui viennent être modifiés par l’action et l’installation, quelques fois brutale, de l’Homme. Ronds points ou encore bordures d’autoroutes deviennent ses sujets; ces lieux de passage, qui ne se prêtent ni à la promenade, ni à la contemplation. Pour France(s) Territoire liquide, elle interroge alors la zone littorale des Landes de Gascogne, un paysage qui se voit modifié par l’Homme, et elle s’intéresse particulièrement à la « lette ». Du latin leda, cet espace est constitué d’une végétation basse entre la dune et la forêt, un lieu réhabilité par le Conservatoire du littoral. La lette est l’espace de « résistance » entre dune et forêt d’exploitation, un espace qui se veut préserver la nature. Or, de par l’implantation de stations balnéaires visant à exploiter le territoire, des aménagements, quelques fois brutes, se sont alors développés. Etendue bétonnée et fortifications littorales viennent brouiller ce paysage naturel inscrit au Parc Régional des Landes de Gascogne. L’espace naturel, constitué d’étendues de plages sablonneuses, de dunes de sables et de forêt de pins, est alors perturbé voire réorganisé, depuis plusieurs siècles. En effet, au XVIIIe siècle, c’est une digue qui fut construite afin de lutter face aux vents qui entrainèrent le sable vers l’intérieur des terres, et qui en rencontrant des courants, formèrent un marais de plus de 9000km2. Au XXIème siècle, contrôler cette nature puissante reste encore aujourd’hui une problématique. Mais attiré par ce paysage spectaculaire, l’Homme s’y installe peu à peu. Emilie Vialt arpente donc du Sud au Nord des Landes, une succession des paysages parallèles au rivage depuis le haut de la plage. 67 La photographe questionne alors ce changement permanent du territoire, suite aux éléments naturels, mais également de par l’installation de l’Homme dans cette nature. Quel rapport entretient-il avec la nature sauvage ? Pourquoi et comment trouve-t-il sa place dans l’immensité des dunes de sable ? 67

https://www.voir-et-dire.net/?Paysages-francais-BnF

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CrĂŠdits photographies Emilie Vialet, France(s) Territoire liquide


A travers la série photographique « La lette » d’Emilie Vialet, on comprend un dysfonctionnement de la modification radicale du paysage: une dune fortifiée et une forêt d’exploitation implantée afin d’assécher les anciens marais. L’Homme construit dans cette petite parcelle, qui est celle de la lette, ce dont il a besoin pour vivre. Habitat, zones de loisirs, lotissements, jusqu’à une station d’épuration. Le territoire semble récemment investi. Certaines zones sont encore aujourd’hui préservées par le Conservatoire du littoral. Dans cette nature qui est contrôlée, l’Homme trouve un intérêt à s’y installer. La beauté du paysage proche attire : kilomètres de sable, océan perçu à l’infini. Pourtant afin de se préserver de la montée des eaux, les constructions s’installent dans cet entre-deux, entre dune et forêt. Il est remarquable que le paysage n’offre pas une lecture claire; une zone de tension retient la mer et protège l’économie de la forêt. L’équilibre est difficile à trouver, les éléments sont en lutte. Les teintes du béton viennent se confondre à celles du sable. Malgré l’absence d’être humain dans ses photographies, sa présence n’est pas exclue. Tout est fonction ou habité. Emilie Vialet travaille à l’argentique télémétrique 6x9 centré pied. Sans attache particulière aux Landes, elle porte un regard sur cette région. Elle offre des photographies où les éléments naturels comme le ciel et sol trouvent leur place, espaces séparés de corps construits. Teintes claires et lumières confèrent à la photographie, la sensation d’un espace désertique, où les constructions viennent s’y greffer. Elle montre avec délicatesse ce qui se joue là, coincé entre deux entités qui structurent l’espace de la lette.Un territoire en France dont la nature, la végétation a une fonction dans la modification du paysage. Un lieu dont toute l’économie a été récemment modifié. Malgré l’apparence d’un paysage naturel, les Landes ont subi des modifications au point de les dénaturer. Les marais ont été asséchés, une forêt implantée, des dunes de sables modifiés, et c’est aujourd’hui l’Homme qui s’y

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CONCLUSION

Au travers des missions photographiques présentées, se pose alors la définition du paysage et le regard que l’on pose sur lui. Par cet art, qui est celui de la photographie, ce sont alors de nouvelles données, certes plus subjectives, qui permettent de rendre compte du territoire. A hauteur d’oeil, les photographes réussissent alors à nous amener au coeur du territoire. Loin des cartes, ou des photos aériennes, on vient faire face aux paysages français qui constituent notre territoire. Les photographes apportent alors une vision neuve, qui s’éloignent de celles de l’Etat. La DATAR par exemple, a souhaité faire participer de nouveaux acteurs à l’analyse du territoire, se rendant compte qu’elle n’arrivait plus à le lire. Les paysages sont transformés, les milieux ruraux investis par les cultures. Ce sont alors Jean-Louis Garnell ainsi que Frank Gohlke qui nous font part de leur regard sur la France. La France qui se construit, qui mute, se transforme, et puis la France qui investit les espaces naturels dans la ruralité. Raymond Depardon ou Thibaut Cuisset, au travers de la mission de l’Observatoire photographique, nous font donc la preuve que le territoire subit des mutations importantes, et bien souvent rapides et non contrôlées. Les photographies sont alors la représentation des faits qui en disent long sur l’évolution de notre société. Développement du tourisme, industrialisation de masse, transformation de la nature par l’Homme, sont des facteurs que l’on est amené à lire au travers des photographies dans le temps. La photographie montre ce qui est là et qu’on ne regardait pas. Au travers de la mission France(s) Territoire liquide, ce sont Yann de Fareins et Emilie Vialet qui s’interrogent sur notre pays, qui semble alors se « liquéfier ». Les frontières sont brouillées, les entre-deux habités. Tous deux posent alors la question de la limite. La limite qui

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nous sépare d’un paysage mais également la limite que l’Homme réussira à s’imposer quant à l’investissement des territoires naturels. Qu’en est-elle ? Et qu’en sera-t-elle ? C’est grâce à ces photographies, qu’est alors révélé notre territoire. Territoire que l’on ne cesse de regarder de par son exploitation habituelle. Le quotidien laisse donc échapper les véritables faits qui sont pourtant sous nos yeux. S’arrêter, prendre le temps de regarder ce qui nous entoure et ce que nous sommes en train de modifier peu à peu, amène alors à rendre visible ce que l’on rend inconsciemment invisible.

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La photographie s’éloignant des codes de l’extra-ordinaire permet donc d’apprendre à lire, à regarder, à comprendre notre territoire, même sous son caractère banale et ordinaire. Apprendre à regarder une photographie par ses détails amène à porter un nouveau regard sur l’environnement. C’est à dire s’attacher aux choses simples, discrètes mais qui vont être le «punctum». La photographie cadre, oriente le regard, donne à voir. Elle relève des constats mais souligne surtout des questionnements. Le photographe adopte une posture que l’architecte se doit de prendre pour exemple. Regarder, observer, analyser, comprendre, c’est pouvoir s’inscrire dans un territoire. S’inscrire dans un territoire, en le respectant. S’éloigner du registre de l’architecture « tape à l’oeil », celle qui donne à voir, celle qui se montre. S’inscrire dans une architecture qui se veut discrète et juste nécessaire. De part le terme d’ordinaire, l’architecture doit s’inscrire en ce sens. Elle est habitée quotidiennement, elle est de l’ordre de l’habitude. Par cela, s’entend une architecture qui est construit par et pour l’Homme. Pour ses besoins, pour son mode de vie, pour son quotidien. L’architecture doit de plus s’intégrer pleinement dans un paysage. Pour cela, il est nécessaire de le comprendre sous diverses échelles.


Ne pas se cantonner aux limites de terrains, mais comprendre en quoi l’architecture impliquera une urbanité nouvelle. Qu’elle s’inscrive dans une ville ou un village, l’architecture fait partie d’un paysage; paysage qu’elle se doit de comprendre afin de le sublimer. De par ses formes et couleurs, de par sa matérialité et espaces générés, l’architecture se doit de s’insérer dans le proche et lointain en respectant son environnement. Matériaux locaux, économie de la construction, l’architecture vernaculaire permet alors de s’inscrire pleinement dans un territoire répondant à ses problématiques. Tout comme la photographie qui fige un instant dans le temps, l’architecture perdure. L’architecte se doit alors de penser le projet en prenant en compte la temporalité future du bâti. Regarder, comprendre le territoire qui nous entoure pour savoir mieux le questionner afin d’en offrir une architecture des plus justes. L’architecte se doit alors de porter, en un sens, un regard de photographe. « L’ordinaire comme voisin (next, neighbor) ou domestique (domestic), permet de percevoir le rapport au monde, non comme une connaissance, mais comme proximité » Dans L’ordinaire transatlantique, Sandra Laugier écrit « tout est déjà devant nous, étalé sous nos yeux : reste à voir le visible ». Elle affirma, ensuite que « l’ordinaire n’existe que dans cette difficulté propre d’accès à ce qui est juste sous nos yeux et qu’il faut apprendre à voir 68».

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Sandra Laugier, article Emerson : penser l’ordinaire

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BIBLIOGRAPHIE OUVRAGES BARTHES Roland, La chambre claire : note sur la photographie, Paris, Editions Gallimard, coll. Cahiers du cinéma, 1980. BAQUE Dominique, Photographie plasticienne, contemporain, Editions du Regard, 2004.

l’extrême

BENJAMIN Walter, Petite histoire de la photographie (1931), Paris, Editions Allia, 2016. BOURDIEU Pierre, Un art moyen : essai sur les usages sociaux de la photographie, Paris, Les Editions de Minuit, 1965. COMMENT Bernard, France(s) territoire liquide, Seuil Collection Fiction & Cie, 2014. DUBOIS Philippe, L’acte photographique, Paris, Editions Nathan, coll. « Fac. Psychologie », 1991. PEREC Georges, L’infraordinaire, Paris, La Librairie du XXIe siècle, 1989. ROUILLE André, La photographie entre art et document contemporain, Paris, Editions Gallimard, coll. Folio Essais, 2005, 704 pages. SHORE Stephen, Leçon de photographie la nature des photographies, Editions Phaidon, novembre 2010. WOMBELL Paul (dir.), France(s) territoire liquide, Paris, Editions du Seuil, octobre 2014.

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REVUES SANSON Marc (dir.), Sequences Paysages revue de l’Observatoire photographique du paysage,1997, 112 pages TELERAMA HORIZONS, n°3, La France de Raymond Depardon, septembre 2010, 98 pages. FILMOGRAPHIE DOCUMENTAIRE DEPARDON Raymond NOUGARET Claudine, Journal de France, 2012. DEPARDON Raymond NOUGARET Claudine, Les Habitants, 2016. 140

SITES INTERNET http://expositions.bnf.fr/paysages-francais/index.php http://missionphoto.datar.gouv.fr http://www.side.developpement-durable.gouv.fr https://francearchives.fr/commemo/recueil-2013/39409 http://missionphoto.datar.gouv.fr


REMERCIEMENTS

Je tiens à remercier Eric Watier et Lambert Dousson, mes directeurs de mémoire au cours de ces deux dernières années, pour avoir été à l’écoute et m’avoir permis d’enrichir mes recherches afin de réaliser ce mémoire.

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