Le travail : entre nécessité et liberté... Définition : Le travail est la concrétisation d'un projet conscient, c'est-à-dire, l'effort consenti pour affronter la réalité, dans la résistance qu'elle oppose à cette réalisation même. Cette concrétisation s'effectue dans une durée, celle de la « domestication » du réel, de sa conformation aux cadres prédéfinis par l'auteur du travail, quel qu'il soit. Tout « projet conscient » présuppose une formulation dans un cadre idéal, c'est-à-dire conceptuel, formé de noms communs. De ce fait, la réalisation incluse dans la définition est nécessairement une épreuve, celle du passage de la généralité d'une idée (exemple : « je veux être ingénieur ») à la concrétude d'une situation qui, de part sa réalité, ne peut être que particulière, singulière. De ce fait, il n'existe pas de travail qui ne soit accompagné de douleur. Celle-ci n'est que l'effet de la rencontre entre l'idée et le réel, sur le mode de la résistance. Travailler, c'est ainsi oeuvrer à ce que le réel diminue sa résistance et se laisse modeler selon les cadres définis par l'idéalité du projet initial. Plus généralement, c'est la production d'un bien ou d'un service, contre une rémunération.
I – Le travail est-il une nécessité anthropologique ? La première question que pose le travail est celle de sa nécessité. La douleur qu'il impose semble en effet constituer un motif sérieux de questionnement. La condition humaine peut-elle se dispenser de cette expérience et gagne-t-elle à la contourner, l'éviter, l'alléger autant que possible ? A quoi bon, en effet, subir cette douloureuse épreuve d'une contrainte répétitive, d'une résistance parfois extrême de la réalité et de la possible aliénation que représente la mise à disposition de ma force ? A – Un accident ? "Il fut jadis un temps où les dieux existaient, mais non les espèces mortelles. Quand le temps que le destin avait assigné à leur création fut venu, les dieux les façonnèrent dans les entrailles de la terre d'un mélange de terre et de feu et des éléments qui s'allient au feu et à la terre. Quand le moment de les amener à la lumière approcha, ils chargèrent Prométhée et Epiméthée de les pourvoir et d'attribuer à chacun des qualités appropriées. Mais Epiméthée demanda à Prométhée de lui laisser faire seul le partage. "Quand je l'aurai fini, dit-il, tu viendras l'examiner". Sa demande accordée, il fit le partage, et, en le faisant, il attribua aux uns la force sans la vitesse, aux autres la vitesse sans la force; il donna des armes à ceux-ci, les refusa à ceux-là, mais il imagina pour eux d'autres moyens de conservation; car à ceux d'entre eux qu'ils logeaient dans un corps de petite taille, il donna des ailes pour fuir ou un refuge souterrain; pour ceux qui avaient l'avantage d'une grande taille, leur grandeur suffit à les conserver, et il appliqua ce procédé de compensation à tous les animaux. Ces mesures de précaution étaient destinées à prévenir la disparition des races. Mais quand il leur eut fourni les moyens d'échapper à une destruction mutuelle, il voulut les aider à supporter les saisons de Zeus; il imagina pour cela de les revêtir de poils épais et de peaux serrées, suffisantes pour les garantir du froid, capables aussi de les protéger contre la chaleur et destinées enfin à servir, pour le temps du sommeil, de couvertures naturelles, propres à chacun d'eux; il leur donna en outre comme chaussures, soit des sabots de corne, soit des peaux calleuses et dépourvues de sang,; ensuite il leur fournit des aliments variés suivant les espèces, et aux uns l'herbe du sol, aux autres les fruits des arbres, aux autres des racines; à quelques-uns mêmes, il donna d'autres animaux à manger; mais il limita leur fécondité et multiplia celle de leurs victimes, pour assurer le salut de la race. Cependant Epiméthée, qui n'était pas très réfléchi, avait, sans y prendre garde, dépensé pour les animaux toutes les facultés dont il disposait et il lui restait la race humaine à pourvoir, et il ne savait que faire. Dans cet embarras, Prométhée vient pour examiner le partage; il voit les animaux bien pourvus, mais l'homme nu, sans chaussures, ni couvertures, ni armes, et le jour fixé approchait où il fallait l'amener du sein de la terre à la lumière. Alors Prométhée, ne sachant qu'imaginer pour donner à l'homme le moyen de se conserver, vole à Héphaistos et à Athéna la connaissance des arts avec le feu; car, sans le feu, la connaissance des arts et était impossible et inutile; et il en fait présent à l'homme. L'homme eut ainsi la science propre à conserver sa vie (…)". Platon, Protagoras, 320c-321c, Folio 1967, Trad.E.Chambry, Le mythe de Prométhée, ou l'origine de la technique.
Le mythe de Prométhée souligne la spécificité de l'homme dans la nature. A bien l'observer, on constate qu'il n'a aucune disposition particulière qui indiquerait comment il est censé survivre et évoluer. Sa nudité est l'indice d'une indétermination qui ne saurait rester en l'état, sans péril pour l'espèce. L'homme est donc le seul animal qui ait à inventer, imaginer et créer lui-même les moyens de sa propre subsistance, par le biais de cet attribut divin que représente le feu, symbole de la genèse même de toute technique, donc de tout travail, il doit suppléer ce manque de détermination de sa condition. L'homme ne subit pas une nécessité répétitive et immuable, mais en contrepartie il se doit de produire lui-même et de manière encore incertaine
les conditions de sa propre survie. Cet « oubli » mythique apparaît donc de manière très ambivalente tout d'abord comme un accident (l'homme étant le seul laissé pour compte, excédant le programme initial d'une nature bienveillante), mais aussi comme un luxe, celui précisément d'échapper à un plan préétabli qui interdirait toute possibilité créatrice ou innovante. Ce mythe installe donc la technique, tout d'abord et le travail qui en résulte (pour la réaliser, la transmettre et la pérenniser) comme une nécessité naturelle de fait pour l'homme. Travailler, c'est survivre et déployer les conditions mêmes de cette subsistance, sans possibilité de s'y soustraire, tout en inventant la manière spécifique dont cette survie s'effectuera. B – Une libération par rapport à la nature Le travail est donc la réponse de l'homme à la pression d'une nature sauvage, hostile, dans laquelle il ne trouve aucun indice immédiat quant à la manière de subsister. La cadre oppressant d'un déterminisme où les règles de la nature nous confrontent à l'horizon de la mort constitue une extériorité que la conscience humaine se doit de domestiquer. Travailler, c'est imprimer sa marque sur les choses et ne pas subir de façon immuable un ordre qui me resterait définitivement transcendant. De ce point de vue, on peut distinguer le statut de l'homme de celui de l'animal, lequel est dit « travailler », mais en un tout autre sens. "Le travail est de prime abord un acte qui se passe entre l'homme et la nature. I'homme y joue lui-même vis-à-vis de la nature le rôle d'une puissance naturelle. Les forces dont son corps est doué, bras et jambes, tête et mains, il les met en mouvement, afin de s'assimiler des matières en leur donnant une forme utile à sa vie. En même temps qu'il agit par ce mouvement sur la nature extérieure et la modifie, il modifie sa propre nature, et développe les facultés qui y sommeillent. Nous ne nous arrêterons pas à cet état primordial du travail où il n'a pas encore dépouillé son mode purement instinctif. Notre point de départ c'est le travail sous une forme qui appartient exclusivement à l'homme. Une araignée fait des opérations qui ressemblent à celles du tisserand, et l'abeille confond par la structure de ses cellules de cire l'habileté de plus d'un architecte. Mais ce qui distingue dès l'abord le plus mauvais architecte de l'abeille la plus experte, c'est qu'il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel le travail aboutit, préexiste idéalement dans l'imagination du travailleur. Ce n'est pas qu'il opère seulement un changement de forme dans les matières naturelles ; il y réalise du même coup son propre but dont il a conscience, qui détermine comme loi son mode d'action, et auquel il doit subordonner sa volonté". Karl Marx, Le capital(1867), trad. J. Roy, Éd. Sociales, 1950.
L'activité de l'animal n'a donc rien de comparable au travail de l'homme, lequel ne répond à aucun instinct de type mécanique qui lui dicterait de façon certaine et définitive quoi faire. Le travail est donc créateur, révélateur de l'humanité de l'homme en tant qu'elle s'arrache à la seule dimension de sa naturalité. C'est seulement dans l'épreuve de son travail que l'homme découvre son humanité, celle-ci ne le précède pas comme essence immuable. C – La mise en « oeuvre » de sa propre identité... L'intimité de notre rapport à nous-mêmes par le biais de la conscience de soi ne nous permet pas pour autant de déterminer avec précision ce que nous sommes. Sartre a particulièrement insisté sur la dimension ontologique particulière de la conscience de soi, dans ses modalités d'apparition. « Le propre de la conscience de soi est de n'être pas ce qu'elle est et d'être ce qu'elle n'est pas ». (Sartre L'Être et le néant p.97). La conscience de soi n'a pas d'être stable, déterminé qui me permettrait de saisir avec une certitude ce que je suis. De là toute la réflexion sur l'authenticité et le fait d'assumer cette indétermination comme la forme même de ma liberté. A cet égard, le travail offre une piste intéressante. Dans la manière dont je combats la résistance du réel, inventant mes propres solutions, dans la durée et la ténacité avec laquelle je les imprime dans le temps, se joue une objectivation non négligeable de ma propre identité. Ce que je suis, si je peux avoir du mal à l'établir dans l'espace d'un instant, comme ce fameux garçon de café, qui ne peut que « jouer à être » ce qu'en définitive il n'est pas, parvient davantage à s'inscrire dans le résultat de mon travail. Ce que je suis c'est ce que je fais, ce qui inclut la manière dont je le fais, la singularité des mes choix, de mes démarches et autres réponses aux problèmes que je rencontre. Le travail constituerait donc un processus d'objectivation de mon identité, de confirmation et de reconnaissance. D – Un puissant vecteur d'échange social
Toute société se doit d'organiser les conditions de sa survie et à ce titre, la travail assure un rôle capital, puisque c'est par son intermédiaire que sont produits les éléments de la subsistance, dans le cadre d'une économie. Au-delà de cette dimension très évidente, c'est dans l'organisation générale de cette économie que se joue quelque chose de plus symbolique, mais de fondamental. Travailler c'est entrer dans un système d'échanges, par lequel le lien social se constitue et se renforce. Travailler, c'est assumer une place dans un équilibre global, dont je suis à la fois producteur et bénéficiaire. Ce double statut est essentiel dans le cadre de la nécessaire égalité que toute société se doit de maintenir comme garantie de sa durée, en rendant chacun de ses membres indispensable. Dans texte de Pierre Clastres, on voit bien que l'égale participation de chacun à la subsistance du groupe, indépendamment de ses dispositions propres, est le coeur même de l'unité de la société des indiens Guayaki.
Puissant vecteur de libération par rapport à une extériorité hostile, humanisant et intégrateur, base de la structuration de sa propre identité, le travail s'impose donc comme un élément apparemment incontournable dans l'expérience humaine. Cette valorisation ne doit cependant pas masquer que ces
divers aspects ne sont pas systématiquement atteints dans l'expérience du travail, au point que l'on pourrait interroger l'origine même de cette valorisation. Le travail est malheureusement aussi le lieu de l'exploitation, de l'aliénation, de la souffrance brute, qui peut mener à une déshumanisation, à une perte de soi et de tout repère...Quelles sont les conditions qui font basculer l'expérience du travail du côté de la souffrance ? II – Une (sur)valorisation suspecte ? A – La valeur de la valeur ? Le valorisation du travail pourrait n'être qu'un artifice visant à en masquer le caractère proprement aliénant et à en faire accepter la dimension sacrificielle. Les vertus bénéfiques évoquées dans la partie précédente dépendent elles-mêmes de conditions qui peuvent varier d'une société à l'autre. Marx dénonce ainsi l'aliénation d'une certaine forme de travail. Une certaine idéologie de la valeur du travail, qui n'effectuerait pas suffisamment de distinctions, pourrait n'être que l'outil d'un système de production fondé sur l'exploitation et la déshumanisation.
L'ouvrier s'appauvrit d'autant plus qu'il produit plus de richesse, que sa production croît en puissance et en volume. L'ouvrier devient une marchandise. Plus le monde des choses augmente en valeur, plus le monde des hommes se dévalorise; l'un est en raison directe de l'autre. Le travail ne produit pas seulement des marchandises; il se produit lui-même et produit l'ouvrier comme une marchandise dans la mesure même où il produit des marchandises en général. Cela revient à dire que le produit du travail vient s'opposer au travail comme un être étranger, comme une puissance indépendante du producteur. Le produit du travail est le travail qui s'est fixé, matérialisé dans un objet, il est la transformation du travail en objet, matérialisation du travail. La réalisation du travail est sa matérialisation. Dans les conditions de l'économie politique, cette réalisation du travail apparaît comme la déperdition de l'ouvrier, la matérialisation comme perte et servitude matérielles, l'appropriation comme aliénation, comme dépouillement. ~. .1 Toutes ces conséquences découlent d'un seul fait: l'ouvrier se trouve devant le produit de son travail dans le même rapport qu'avec un objet étranger Cela posé, il est évident que plus l'ouvrier se dépense dans son travail, plus le monde étranger, le monde des objets qu'il crée en face de lui devient puissant, et que plus il s'appauvrit lui-même, plus son monde intérieur devient pauvre, moins il possède en propre. C'est exactement comme dans la religion. Plus l'homme place en Dieu, moins il conserve en lui-même. L'ouvrier met sa vie dans l'objet, et voilà qu'elle ne lui appartient plus, elle est à l'objet. Plus cette activité est grande, plus l'ouvrier est sans objet. Il n'est pas ce qu'est le produit de son travail. Plus son produit est important, moins il est luimême. La dépossession de l'ouvrier au profit de son produit signifie non seulement que son travail devient un objet, une existence extérieure, mais que son travail existe en dehors de lui, indépendamment de lui, étranger à lui, et qu'il devient une puissance autonome face à lui. La vie qu'il a prêtée à l'objet s'oppose à lui, hostile et étrangère. K. Marx, Manuscrits de 1844, traduction de M. Rubel, Bibliothèque de la Pléiade, Éd. Gallimard, 1968, pp. 58-59.
B – Les conditions d'un travail structurant : qu'est-ce qu'un bon travail ? La valorisation produite par le travail et les bénéfices qu'elle induit dépendent de deux facteurs essentiels : 1. La nature du travail effectué : de ce fait, il faut distinguer le « produit » et « l'oeuvre », qui n'apportent pas la même satisfaction à celui qui s'y consacre. 2. Les conditions de la reconnaissance octroyée.
1 - Sur le premier point : Une distinction a longtemps occulté la question de la valeur de l'acte de travailler, celle qui oppose travail manuel et intellectuel, le second étant censé l'emporter en dignité sur le premier. A y regarder de plus près, il n'existe pas de travail qui n'implique pas l'intelligence et cette distinction pourrait n'être qu'une apparence destinée à promouvoir une vision délibérément restrictive du travail.
Le livre de Crawford Eloge du carburateur présente cette thèse selon laquelle la dévalorisation du travail manuel aurait été orchestrée par les intérêts du développement de l'industrie automobile, laquelle nécessitait de promouvoir un travail à la chaîne peu épanouissant en lieu et place de formes d'artisanats où l'esprit et la corps se complétaient dans un rapport exigeant et structurant à la nature. La valeur réelle du travail « dit » manuel aurait été occultée afin de promouvoir 'une plus grande acceptation des ouvriers à exécuter un travail beaucoup moins épanouissant sur les chaînes de montage.
La distinction entre travail manuel et intellectuel apparaît donc comme une construction historique, visant à faire accepter une dévaluation du geste du travailleur, le contraignant à renoncer à la richesse de son expérience d'artisan au profit de la réalisation d'un produit moins épanouissant, dans une structure plus « productive ». La positivité du travail dépend donc bien de l'objet visé. L'oeuvre n'est pas un simple produit, et la propension d'un travail à apporter satisfaction est directement indexée sur la nature de ce qui est demandé. La tendance productiviste qui s'est imposée dans le courant du siècle dernier a conquis de nombreux domaines et imposé cette segmentation de la production dont la conséquence est la disparition progressive des possibilités d'épanouissement dans la confrontation avec une réalité épurée de sa richesse et de son potentiel didactique. 2 - Sur le second point : la reconnaissance du travail est un élément fondamental, qui ne se résume pas seulement à la question du salaire. Les travaux de Christophe Dejours le montrent particulièrement bien, en particulier Souffrance en France (1998). Lce psychanalyste du travail nous alerte sur le glissement dont la période contemporaine se fait le théâtre sur ce point. Tout travail est l'expérience d'une double douleur : – Celle de la résistance du réel, qui ne se laisse pas plier à notre projet idéal. – Celle du manque de reconnaissance dont nous pouvons être victimes. La première douleur est inévitable. Il n'existe aucun travail qui n'en passe pas par la rencontre avec la matière, la nature et sa résistance. Il est donc vain d'imaginer que l'on peut l'éviter. Même dans un métier qui « nous plaît », il y a douleur, seulement elle convient particulièrement à ce que nous attendons. En revanche, cette douleur sert de paravent à une douleur qui, elle, semble beaucoup plus évitable, à savoir celle qu'induit le manque de reconnaissance.
Lorsque je mène à bien une tâche et que j'impose ma volonté, ma marque à la nature, au prix d'un combat parfois rude, c'est toute mon identité qui se trouve en jeu et la reconnaissance vient assurer que cette identité a bel et bien été validée, perçue et acceptée. Le management contemporain a fait de ce besoin un levier d'accroissement de son emprise sur le travailleur, en modifiant les conditions de son attribution, par la mise en concurrence systématique et orchestrée, instiguée par l'évaluation individualisée de la performance. Autrement dit, même si la centralité du travail vis-à-vis de la santé relève d'une dynamique individuelle, ma construction de l'identité et de la santé mentale par le travail est fondamentalement tributaire de l'organisation collective du « travailler ensemble », c'est-à-dire de la coopération, sur laquelle on reviendra plus loin. De ces considérations sur les rapports entre santé et travail, on retiendra qu'il n'y a pas de neutralité du travail vis-à-vis de la santé mentale. Ou bien le travail s'inscrit comme médiateur dans la construction de l'identité et de la santé, ou bien il contribue à désorganiser l'identité, voire à la détruire, et il devient alors un facteur pathogène de grande puissance. Que ce soit par le truchement du travail ou par celui de la privation de travail, la santé de tous les individus est tributaire des formes d'organisation du travail qui s'imposent dans la société. C'est pourquoi il faut attirer l'attention sur le fait que l'emploi d'abord, le travail et ses conditions ensuite, devraient intéresser directement ceux qui, dans le pays, ont la responsabilité de concevoir les politiques publiques en matière de santé de la population(...). Insister sur les procédures formelles et informelles de construction de ces compromis entre travail et santé, c'est indiquer qu'il n'y a aucune fatalité dans le développement des pathologies du travail et du chômage.
Christophe DEJOURS Conjurer la violence
C – Une vigilance citoyenne et politique...Droit au travail...Droit du travail... L'équilibre instable des paramètres qui entrent en jeu dans le monde du travail nous contraignent à un engagement et à une vigilance constants, si nous voulons que les valeurs positives et humanisantes du travail l'emportent sur le potentiel d'aliénation. Il semble ainsi que la revendication d'un droit au travail, au nom de tous ces aspects positifs, ne soit pas dissociable de l'élaboration constante d'un droit du travail, tant les conditions de la souffrance peuvent s'aggraver rapidement, au gré des intérêts d'une catégorie. Dejours souligne ainsi que l'état parfois tragique du monde du travail actuel, avec cette quantité de suicides sur le lieu de travail (phénomène apparu dans les courant des années 90), est partiellement imputable à une mauvaise analyse des syndicats, restés campés sur des visions qui avaient certes eu leur heure de gloire, mais qui ont cessé d'être opérante depuis trop longtemps. Au-delà de la santé du corps, les préoccupations relatives à la santé mentale, à la souffrance psychique au travail, à la crainte de l'aliénation, à la crise du sens du travail, non seulement n'ont été ni analysées ni comprises, mais elles ont été la plupart du temps rejetées et disqualifiées. Dans les années 70, aussi bien les organisations syndicales majoritaires que les organisations gauchistes ont refusé de prendre en considération les questions relatives à la subjectivité dans le travail. Si quelques rares études ont été soutenues et faites à la demande de la CGT (…), très peu ont été menées sur ce terrain après 1968. Les enquêtes commencées dans les années 70 en psychopathologie du travail se sont, à l'époque, heurtées
à l'interdiction syndicale et à la condamnation gauchiste. Tout ce qui concernait la subjectivité, la souffrance subjective, la pathologie mentale, les traitements psychothérapiques, suscitait méfiance, voire désaveu public. Les raisons de cette réticence ? Toute approche des problèmes psychologiques par les psychologues, les médecins, les psychiatres et les psychanalystes était entachée d'un péché capital : celui de privilégier la subjectivité individuelle, d'être censée produire des pratiques individualisantes et de nuire à l'action collective. L'analyse de la souffrance psychique relevait de la subjectivité - simple reflet fictif et sans valeur relevant du subjectivisme et de l'idéalisme. Supposées antimatérialistes, ces préoccupations sur la santé mentale étaient suspectes de nuire à la mobilisation collective de la conscience de classe, au profit d'un« nombrilisme petit-bourgeois » de nature foncièrement réactionnaire. L'esprit de la déclaration dénonçant « la psychanalyse comme idéologie réactionnaire » (Bonnafé 1949) dominait encore les analyses des organisations syndicales et gauchistes dans les années 70 (…). Il s'agit d'une erreur historique qui a eu des conséquences redoutables: (…) Là où les syndicats refusaient de s'aventurer, le patronat et les cadres forgeaient de nouvelles conceptions et introduisaient de nouvelles pratiques concernant la subjectivité et le sens du travail : culture d'entreprise, projet institutionnel, mobilisation organisationnelle, etc., accroissant de façon dramatique le fossé entre capacité d'initiative des cadres et du patronat, d'un côté, capacité de résistance et d'action collective des organisations syndicales, de l'autre. Mais la conséquence la plus redoutable de cette rétivité syndicale à l'analyse de la subjectivité de la souffrance dans le rapport au travail est incontestablement que, du même coup, ces organisations ont contribué de façon malencontreuse à la disqualification de la parole sur la souffrance, et, de ce fait, à la tolérance à la souffrance subjective. L'organisation de la tolérance à la souffrance psychique, au malheur, est donc, pour une part, le résultat de la politique des organisations syndicales et gauchistes, ainsi que des partis de gauche. Là est le paradoxe. Ce faisant, les thèmes de préoccupation avancés par lesdites organisations ne correspondaient plus au vécu des personnes au travail, et cela dès le début des années 70. De sorte qu'une dizaine d'années plus tard, en plein développement du chômage, les salariés ne se reconnaissaient déjà plus dans les thèmes de mobilisation avancés par leurs syndicats. La désyndicalisation irrésistible se poursuivit jusqu'à ce que la France soit le pays comptant le plus faible taux de syndiqués dans toute l'Europe. Le silence social sur l'injustice et le malheur qui a permis le triomphe de l'économicisme pourrait bien, en dernier ressort, relever d'un rendez-vous historique manqué des organisations syndicales avec la question de la subjectivité et de la souffrance, induisant un retard énorme sur l'essor des thèses du libéralisme économique, et laissant le champ libre aux tenants des concepts des ressources humaines, de culture d'entreprise... Christophe Dejours – Souffrance en France La banalisation de l'injustice sociale (1998)