Critiques et courants de pensée : CM Semestre 1 «En vouloir au images ?» Introduction : Que dire de l’image ? CONNAÎTRE L’IMAGE ? ... De “l’improbable expertise” en images... Le cours qui s’ouvre se veut une invitation à considérer quelques aspects à la fois traditionnels et contemporains de la question de l’image. Sous cette entrée en matière générale et convenue, se dissimule d’emblée une redoutable difficulté qui ne pourra qu’aiguiser en nous une certaine prudence. Faire cours sur, enseigner sur l’image, c’est courir le risque de prétendre la(?) connaître (comme si sa réalité était univoque), c’est risquer de faire fond sur une théorie plus ou moins réductrice au nom de laquelle les mots auraient enfin pu épuiser, circonscrire, rattraper un objet si volatile. Or, rien n’indique que les mots soient de nature à saisir avec une précision suffisante ce que sont, mieux encore, ce que font, les images. Rien ne nous permet de garantir que la multiplicité foisonnante des images puisse se réduire à une approche définitionnelle exhaustive et close, susceptible de constituer le socle définitif d’un savoir fiable et dûment établi.
...ETABLIR DES DISTINCTIONS PLUTÔT QUE REDUIRE A UN SEUL ASPECT Pourtant, il serait sans doute dommageable de renoncer à une approche, dans et par le langage, de ce phénomène de l’image, car cela pourrait conduire à en confondre toutes les dimensions, à renoncer à toute distinction et à noyer les écarts qui peuvent exister entre tous les types de recours à l’image. A renoncer à toute tentative, même modestement “approximative”, on perdrait sans doute de précieux moyens de s’orienter dans une (?) réalité (la question de l’unité du réel ne manquera pas de se poser) où les images sont omniprésentes et structurent nos mondes en profondeur. Connaître, à cet égard, ce n’est pas seulement ranger sous une unité, c’est déjà s’efforcer de distinguer... HYPOTHESE Une hypothèse de travail nous guidera par conséquent tout au long de notre travail : toutes les images ne se valent pas . Il s’agira donc moins d’en finir avec la question, en la refermant à partir d’un quelconque artifice idéologique, que de la tenir ouverte, en nous efforçant de délimiter au passage quelques bornes, susceptibles de servir de repères pour aiguiser notre “voir”, mais aussi de nous rendre plus à même de construire, et d’explorer à notre tour les latitudes permises par ces images dont la puissante expérience bouleverse cycliquement nos perceptions, et notre monde. Nous serons conduits, dans cette tentative à nous méfier progressivement de la tentation des entreprises globalisantes (que ce soit sur le mode de l’inclusion relativiste, qui donne à toutes choses une valeur égale, ou sous le mode de l’exclusion radicale, dans laquelle certaines théories ont prétendu ranger l’ensemble des images, à partir d’une insistance excessive et généralement infondée sur un critère). Nous tâcherons donc de multiplier les décalages et d’exploiter au mieux les marges offertes par le fait sans préjuger de la hiérarchie d’expressions telles que...Penser ce que nous voyons... Voir ce que nous pensons... Penser ce que nous ne voyons pas... Voir ce que nous ne pensons pas...
OBJECTIVATION DE CES NIVEAUX D’IMAGE
Visionnage de quelques scènes pour attester visuellement la profonde différence des registres de l’image...(Scènes diverses empruntées au cinéma sur le thème de la violence : Shining /Psychose / No country for old men / Kickboxing / The murderer). REFERENCE... Un texte de Georges Didi-Hubermann (philosophe et un historien de l'art français né à Saint-Étienne le 13 juin 1953) interviewe accordée au magazine Vacarme (N°37 Automne 2006) (...) je dirai que l’expérience d’une image c’est exactement tout ce que vous venez de dire, mais en une seule fois, en une seule expérience... C’est une expérience commune puisque voir une image fait partie de nos gestes les plus quotidiens : je feuillette un livre d’histoire et, là-dedans, il y a des images, dont certaines me sont nouvelles et d’autres déjà connues. Tout à coup, mon expérience devient « phénoménologique » au sens que vous suggérez : une image que je croyais déjà connaître — par exemple l’image du soldat allemand qui abat à bout portant une mère qui serre son enfant dans les bras — me saute au visage, me tient dans sa cruauté, ouvre en moi un mystère nouveau, une inquiétude majeure, qui est d’abord l’inquiétude du contact entre cette image et le réel, du contact entre image et corps, image et histoire, image et politique... Dès lors que cette image n’est plus regardée comme une imagerie stéréotypée, une vignette d’illustration collée dans le livre ou une simple « icône de l’horreur », mais comme une situation visuelle singulière, elle devient cette expérience-limite, cette expérience intérieure dont parlait Georges Bataille. Ce n’est pas un hasard si Bataille lui-même reconnaissait aux images le pouvoir non pas de nous consoler mais, au contraire, de nous inquiéter, de nous « ouvrir », de nous faire « saigner intérieurement », comme il disait. Tous mes choix d’objets ont été rendus nécessaires par une expérience de ce type, une expérience ouvrante : imprévue (irréductible à un programme de recherche) et inquiétante (irréductible à un savoir ou à un système). L’expérience demande, bien sûr, à être étayée, contextualisée, historicisée, théorisée. Mais je sais pertinemment qu’au bout du compte l’image demeurera l’irréductible devant moi : ni le savoir (comme le pensent beaucoup d’historiens) ni le concept (comme le pensent beaucoup de philosophes) ne la saisiront tout à fait, ne la subsumeront, ne la résoudront ou ne la rédimeront. L’image est une passante. Nous devons suivre son mouvement, autant que possible, mais nous devons également accepter de ne jamais la posséder tout à fait. Cela veut dire aussi qu’une image — pas n’importe quelle image, sans doute, je ne parle que de ces images que je dirais fécondes — est inépuisable. Et c’est aussi en cela que l’image fait aujourd’hui partie de notre rapport à l’expérience (souvent pour le pire, c’est-à-dire pour le leurre, quelquefois pour le meilleur, c’est-à-dire pour la remise en jeu du réel, par-delà tous les discours catastrophistes sur la destruction de l’expérience et le simulacre généralisé).
Eléments de commentaire : - L’idée de plusieurs niveaux d’expérience possibles (“commune” - “geste” - “quotidien”) insertion de l’image dans un contexte de familiarité aseptisé, mécanique ou sa puissance est domestiquée, insérée dans un “bien connu”. - L’ouverture de l’abîme : “inquiétude” mais ouverture, c’est-à-dire révélation d’une espace de noncoïncidence, de non cohérence. L’image est déchirure, potentiel dévoilement. Il y a un espace explorable, non recouvert par l’opacité de l’habitude qui obscurcit toutes choses. - “Une passante”...L’image m’échappe, en se montrant, mais déjà les mots la poursuivent et pour la séduire se font à leur tour image...La métaphore...Les mots se font image pour dire ce que sont les images. C’est par l’image que je saisis l’image. Les mots se hissent jusqu’à un “donner à voir”, ils se tordent pour montrer ce qu’ils disent. Ce jeu de langage inter-suggestif est une dimension importante du travail que nous tenterons. - La puissance de l’image n’est rien sans le dire qui lui rend hommage, sans l’effort des mots pour en saisir quelque chose. Introduction de la notion d’interprétation, comme défi lancé au passage. - La résistance de l’image à toute forme de réduction dans le langage. - L’amateurisme revendiqué d’une posture qui garantit une ouverture maximale et conjointe, du regard, de la pensée et du langage. Ne pas être spécialiste, mais amateur, c’est rester libre vis-à-vis d’un corpus de gestes, de techniques, d’obligations, qui pourraient constituer autant de handicaps pour approcher
ANNONCE DU PLAN Le parcours que je vous propose s’organisera en deux grands moments : 1. “En vouloir aux images ?...La tentation critique. Un premier temps au cours duquel
nous préciserons (repréciserons peut-être pour certains d’entre vous) un certain nombre de concepts élémentaires (au sens étymologique du mot élémentaire) afin de proposer une sorte de généalogie des supposées “tares” de l’image. Cette généalogie nous permettra de mieux envisager les raisons pour lesquelles l’image a souffert et souffre encore régulièrement d’un discrédit, en particulier auprès des philosophes, lesquels l’ont souvent rangée dans la catégorie générale des simulacres (simulacre renvoyant à la notion de fantôme) 2. “De la critique à l’interprétation”Dans un deuxième moment, nous travaillerons sur deux polémiques qui ont agité les sphères critiques ces dernières années, autour de la question de la valeur générale de l’image, à savoir le film d’Hubert Sauper le cauchemar de Darwin. Cette oeuvre à la croisée des genres (puisqu’il ne choisit pas vraiment entre fiction et documentaire) a constitué un évènement majeur, dans l’espace cinématographique et médiatique, par le choc qu’il est parvenu à produire sur les consciences sceptiques d’un occident revenu de toutes les sollicitations à porter son regard et son attention sur les souffrances du sud. Malgré un accueil globalement positif, il n’a pas échappé à “l’atmosphère de procès où l’image est encore si souvent plongée” (Jacques Rancière Le spectateur émancipé). Nous nous pencherons sur le détail de ce qui a été reproché à l’oeuvre de Sauper lors du procès qui a lui été intenté...par un “expert” en histoire du cinéma ! La seconde polémique est celle qui a opposé Georges Didi-Hubermann et Gérard Wacjman en 2001 autour de la question de 4 photos prises à Auschwitz par les Sonderkommando et qui a donné lieu à un recueil intitulé Images malgré tout. Nous serons conduits à explorer les concepts d’inimaginable et d’irreprésentable, à travers des prises position très différentes. Nous tenterons, à travers l’étude de ces deux polémiques d’établir la légitimité d’une approche ouverte des images, en dépit des multiples écueils que ces polémiques auront soulevé.
PREMIERE PARTIE : “En vouloir aux images ?” L’image : une “réalité” contestable, et contestée... Eléments de réflexion sur la question de l’image...(19-10-11)
Scène de “the murderer”... 3. La scène de “the murderer” présente un grand nombre de caractéristiques qui contribuent à
l’impopularité de l’image. (violence, gratuité, inutilité, capture du spectateur, jeu sur le plan émotif et abus de la posture de contrôle offerte par le “metteur en scène” qui trahit le pacte informel qui le lie au spectateur, manipulation et mobilisation superflue de mes réactions émotives...). 4. En vouloir aux images, c’est leur supposer une tare, un vice, une faille qui justifierait que l’on s’en méfie, qu’on les apprivoise ou au pire, que l’on s’en prive autant que possible. 5. C’est aussi supposer qu’il y a mieux, c’est induire l’idée (plus ou moins implicite), que leur défaut est aussi la marque de la suprématie d’une autre approche de la réalité, concurrente, mais plus digne, plus fiable. Au regard de quelle autre approche les images ont-elles pu ainsi être dévaluées, au point d’alimenter de manière récurrente de véritables polémiques sur leur légitimité dans tel ou tel domaine et d’envisager de les exclure ou de prévenir contre leur usage ? 6. Une approche “élémentaire”, c’est-à-dire soucieuse de préciser les aspects constitutifs d’une telle dépréciation pourrait être utile... Toute image est un “dispositif” qui met en jeu un rapport à la réalité, par le biais d’un medium, c’est-à-dire d’un intermédiaire qui crée un décalage. C’est au coeur de ce décalage que la problématique générale de l’image peut se nouer. La réalité : C’est ce qui est, ce qui, étant donné à l’extérieur de nous, est supposé accessible à chacun de nous par le biais de sa perception. Puisque le réel est devant nous, face à nous, qu’il se signale en dernier lieu par sa résistance, c’est-à-dire par son “refus aveugle et obstiné” (si j’ose m’exprimer ainsi) de se plier à ce que nos idées voudraient y voir ou y installer, il semble difficile d’envisager de le contourner. La réalité serait donc un “lieu commun”, celui de notre expérience, qui serait donné immédiatement à chacun. Toute la question est de savoir si oui, ou non, c’est bien au réel que nous avons à faire. La matérialité incontestable de ce qui est ne signifie pas que nous nous représentions parfaitement ce qu’il est... La vérité : C’est ce qu’il en est de ce qui est. La vérité est une construction, une représentation qui s’efforce de comprendre, de connaître ce qui est, c’est-à-dire d’en donner une version adéquate. On dit classiquement que la vérité est l’adéquation de la pensée et de son objet. Il est toujours très difficile de définir positivement la vérité, c’est-à-dire de la saisir sans en passer par l’examen de de qu’elle n’est pas. C’est donc souvent par opposition à l’erreur, l’ignorance, l’illusion que l’on peut envisager de suggérer ce que pourrait être la vérité, plutôt que par une définition positive. Le délire : c’est quelque chose comme un rêve éveillé, c’est-à-dire une représentation subjective, personnelle, autarcique, qui anime un individu ( au sens étymologique de l’anima = souffle, haleine ), le motive, le détermine, l’oriente dans ses choix Le (les ?) mondes : c’est le partage d’un élément commun à partir du réel ou ce que l’on pourrait appeler un délire partagé. L’illusion : C’est le concept clé de cette approche élémentaire. L’illusion est une version fausse de la réalité qui se donne pour vraie. Autrement dit, elle peut se penser comme un voile, une apparence, qui me présente la réalité sous un angle trompeur. Plusieurs caractéristiques inquiétantes sont attribuables à l’illusion : ● Caractère indéfini de ce qui ne se signale pas comme faux. Il n’y a aucune raison interne à l’illusion
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qui me permettra d’en sortir. Dépendance vis-à-vis du hasard, qui fait de moi un jouet. Dépossession de la puissance même de mes actes, lesquels sont réduits à un statut de gesticulation.
L’image, est un objet, une chose du réel qui réfère au réel, mais d’une manière très différente du mot. Entre l’image quelle que soit sa forme et ce à quoi elle se rattache, il existe un jeu de ressemblance. Le mot jeu peut être pris dans son sens mécanique, comme un “écart, une irrégularité, un décalage qui existe entre deux pièces assemblées imparfaitement”. La ressemblance, en effet n’est pas l’identité. Bien qu’elle renvoie assez directement et efficacement à une réalité originale, l’image ne cesse jamais d’être autre chose que cette réalité. Toute image nous met donc dans une situation double de référence très puissante à une réalité qui se trouve ainsi représentée et de distorsion vis-à-vis de cette réalité, qui n’est qu’indiquée et nullement parfaitement contenue dans cet objet. L’image a une double étymologie assez problématique : Eikon : copie, qui s’efforce d’imiter le plus parfaitement la réalité / Eidolon : simulâcre (spectre, fantôme, chimère) qui se substitue au réel sans l’indiquer et participe plus aisément d’une déformation, susceptible de générer une illusion. On voit donc à travers cette étymologie naître le coeur de ce qui alimente la problématique : l’image, dans la force et l’efficacité avec laquelle elle renvoie à la réalité, a une prétention certaine à en proposer la vérité. C’est cependant ignorer à quel point la dissemblance peut comporter d’écarts avec ce qui est. L’image semble donc par nature un vecteur de manipulation dont il faudrait s’écarter.
Analyse du mythe : 3 idées importantes ● La pluralité des strates de l’illusion. Le réel n’est pas du tout une donnée immédiate, mais un horizon
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d’emblée masqué, obturé, obscurci par des couches d’illusions et de simulâcres. L’idée que le réel est immédiatement donné est sans doute la plus illusoire de toutes. De multiples niveaux d’images viennent nous priver de la lumière véritable. L’état d’illusion est l’objet d’un attachement et d’une défense. Ce qui nous attache à l’illusion est le plaisir qu’elle nous procure. La sortie de cet état n’a rien d’immédiat. Elle est l’objet d’un long travail, marqué par la douleur, le refus, la volonté de revenir à l’état précédent. L’image n’est pas la solution, car elle nous plaît. Il y a une séduction propre aux images. Les ombres sont supposées plaire. C’est à la pensée et à l’effort de définir ce que sont les choses que revient la charge de nous libérer. Dans la version platonicienne, le diagnostic est donc clair, c’est à l’art de définir que revient la charge de rectifier l’effet illusoire des images. Remarque non négligeable cependant : l’allégorie, comme mode de révélation ?
Les dérives de l’image : Image et tromperie : L’image masquerait sous sa ressemblance tout ce qu’elle soustrait au regard. Retenons la formule de Gérard Wacjman : “tout le réel n’est pas soluble dans le visible” (Les temps modernes N°613). L’image en dirait toujours trop, et donc pas assez. ● Image et séduction : L’image produit des sentiments et elle contribue à alimenter une approche subjective. Définition de la séduction : Générer en l’autre un sentiment de plaisir dont il devient dépendant. Proposer une représentation de la réalité qui engendre un sentiment et ancrer cette représentation du réel comme vraie, moins de part sa vérité propre que de part le plaisir qu’elle procure. A cet égard, on peut prendre l’exemple de la pornographie (qui véhicule, à travers sa flatterie, une image de la sexualité qui ne saisit rien de son objet, mais aliment au contraire un véritable délire, et des mondes).Délire / Monde / Vivre dans le rêve de quelqu’un...(Extrêmes de la prétention pornographique sur lenet) ● Image et irreprésentable : Toute image porte en elle la prétention de montrer, ce qui suppose que tous les aspects du réel sont visibles ou peuvent l’être. Ce présupposé occulte peut-être l’idée que certaines choses n’ont pas d’image, résisteront toujours à une présentation singulière et ne s’offrent qu’à un medium différent, celui du langage discursif, lequel possède une liberté plus grande. ●
La tentation critique: ● Qu’est-ce que le critique ? C’est celui qui se positionne entre l’image et le spectateur avec son langage : (Un mot, en effet est une désignation abstraite et conventionnelle, un signe, qui s’efforce de saisir quelque chose du réel, par la mise en place au sein d’un groupe humain, d’une association entre un phénomène sonore (et/ou sa version écrite) et une chose. Son fonctionnement, c’est-à-dire, sa capacité à désigner, dépend d’un accord préalable entre les personnes qui l’utilisent et d’une diffusion de l’association qu’il réalise. Le mot est de nature générale, commune et ne ressemble pas à ce qu’il désigne. Le langage, par les multiples usages des mots qu’il permet, contribue à construire une re-présentation abstraite du réel, la pensée.)
A l’instar du geste platonicien qui détourne le regard de l’esclave, s’impose une tentation critique, qui se construit très souvent comme mise en garde. Il y a dans l’exercice critique une concurrence entre le dire et le voir, une volonté de dire ce qu’il y a à voir, de déjouer les pièges de l’image, de traquer. ● Cette posture se veut éclairante, car elle entreprend de déjouer les pièges de l’image, de révéler les illusions qu’elle renferme. ●
Son projet est de domestiquer la puissance de l’image, en la ramenant à l’ordre moins provocant des arguments et des mots. ● Cette tentation mérite cependant d’être abordée avec beaucoup de précaution, comme l’indique J.Rancière dans le spectateur émancipé. Il est fort possible en effet que le geste critique participe d’une simplification du rapport aux images, inattentif à certaines puissances. ●
CM #3 & 4 (Mercredi 26-10-11 et 09-11-11) L'image en questions : la polémique G.Wacjman – Georges Didi Huberman autour des 4 images des Sonderkommando
Introduction La dimension problématique de la notion d'image en général, à travers les catégories philosophiques « élémentaires » que nous avons mises en place au cours précédent (représentation, simulacre, tromperie, idéologie, dissemblance, illusion et enfin ce que nous avons appelé la « tentation critique » , à travers différents de ses courants) se trouve concentrée de manière assez édifiante dans une polémique qui a secoué le «monde » des acteurs de la mémoire du génocide des juifs, en 2001, à l'occasion de la publication du catalogue d'une exposition intitulée Mémoire des camps. Photographies des camps de concentration nazis (1933-1999) sous la direction de Clément Chéroux. La violence des prises de position, la radicalité exclusive des arguments invoqués à l'occasion mais surtout à l'encontre d'un texte écrit par Georges Didi-Huberman, destiné à l'origine à « commenter »(?), « interpréter » (?), « penser »( ?), « rendre hommage »(?), « servir » (?) mais peut-être aussi à « trahir » (?), « subvertir » (?), « dénaturer » (?), « surinterpréter »(?)...l'esprit de 4 photographies prises à Auschwitz, nous apparaît comme le signe de la permanence et de la vivacité de la tendance à suspecter l'image, à en condamner les puissances négatives et les propensions hallucinatoires. L'étude plus précise des diverses positions sur la question nous permettra de mesurer un peu plus concrètement les enjeux de cette dévalorisation, dans un domaine essentiel, celui de la constitution d'une mémoire collective de ce qui a constitué le paroxysme absolu de l'atrocité.
Contexte Parmi les très nombreux documents de tous types, qui contribuent à l'élaboration d'une représentation collective de la Shoah, il existe une grande quantité d'images, dont beaucoup nous sont connues et sont gravées en nous, de part la violence de ce qu'elles proposent, comme autant de traces, dont certaines ont d'ailleurs peut-être même le statut de « clichés » et pourraient même finir par « faire écran » (charniers, corps décharnés, portant les stigmates des traitements inhumains dont ils avaient été l'objet...). Les 4 photographies qui constituent l'objet de la polémique sont les seules dont nous disposons qui ont été prises de l'intérieur des camps au moment de leur activité. Les Sonderkommando, étaient des groupes de prisonniers que l'on contraignait à effectuer les gestes les plus insupportables de l'extermination, à savoir le gazage et la destruction des corps. Cette humiliation systématique et perverse, consistant à contraindre des juifs à participer concrètement, matériellement à leur propre destruction devait rester absolument invisible, secrète, comme l'ensemble de la « solution finale ». Il se trouve cependant que des membres de ces Sonderkommando ont réussi à prendre 4 photos et à les transmettre à l'extérieur du camp, au péril de leur vie. Les conditions exactes dans lesquelles ils se sont procuré un appareil photographique sont incertaines (probablement a-t-il été transmis par la résistance polonaise) et les clichés portent tous les marques de cette urgence (cadrage imparfait, objet mal défini, lieux et contextes difficiles à assigner...). Mais il s'agit de témoignages uniques, en ce
sens qu'ils constituent un geste ultime de la part de ces hommes, sur qui la menace de la mort et de la torture planaient de manière continuelle et dont l'horizon d'espérance était particulièrement réduit, sinon nul. Au moment de l'exposition proposée, ces 4 photographies sont bien connues, elles n'ont rien d'une découverte ou d'une nouveauté, mais Georges Didi-Huberman leur consacre une attention spécifique et se livre à une interprétation dans un essai qu'il intitule « Images malgré tout ». C'est ce travail de langage autour de ces images, cette invitation à voir, à considérer attentivement ces quatre photographies, qui va nourrir une réactions très violente dans deux long articles parus dans la revue Les temps modernes (N°613), l'un est de Gérard Wacjman et s'intitule De la croyance photographique et l'autre est d'Elizabeth Pagnoux et s'intitule Reporter photographe à Auschwitz. Le titre de ce dernier article est à ce sujet particulièrement violent, voire méprisant, puisqu'il stigmatise en creux la légèreté d'une attitude qui prétendrait traiter de la Shoah comme d'un sujet ordinaire, dans un esprit vulgaire de « chasseur de scoop », cherchant la sensation au détriment de la terrible vérité de la réalité en question.
Enjeux Les enjeux d'un tel débat sont extrêmement importants. Ce que l'on dénomme de manière générale par l'acception « Auschwitz » (Georges Bensoussan – Directeur de la revue du Mémorial de la Shoah) constitue un défi pour nos sociétés à de multiples égards. Ce qu'il serait coupable d'ignorer... 1. Il constitue le moment le point le plus paroxystique d'atrocité que l'humanité ait atteint, sans prétention pour autant de se situer dans un quelconque classement. La compréhension la plus exacte de ce que représente ce phénomène est donc d'abord une question d'identité. L'humanité ne peut renier la réalité de sa propre violence et la Shoah est de ce point de vue un événement qu'on ne saurait se permettre de méconnaître, sous peine de se voiler une dimension fondamentale de notre humanité. L'homme est celui qui a fabriqué cet extrême, dont la dénomination la plus « adéquate » a d'ailleurs constitué un véritable enjeu. (Holocauste renvoyait à l'idée de sacrifice religieux et ramenait l'évènement dans une configuration cultuelle, ce qui était un grave erreur symbolique. Le mot Shoah lui a été préféré, bien qu'il ne constitue pas non plus une désignation exempte de reproche, puisqu'il impose, certes une sorte d'effroi, mais devant la violence d'un phénomène excédant les cadres de notre raison par sa violence, mais avec une connotation naturelle qui ne correspond pas tout à fait à ce qui s'est véritablement produit). 2. Il s'agit de connaître avec précision ce qui a eu lieu, et de réussir la transmission de la réalité de cet événement. L'oubli, par l'humanité, de ce qui a eu lieu, serait tragique, tant pour les victimes, dont la destruction se trouverait redoublée, enterrinée par une telle inconséquence que pour ceux dont la charge future semble être de lutter perpétuellement contre la possibilité d'un retour d'une telle violence...à l'instar de la citation de Bertolt Brecht dans Grand peur et misère du Troisième Reich « Le ventre est encore chaud d'où la bête immonde est sortie ». Et c'est là que se noue toute la difficulté du problème. Car la question des moyens de cette transmission se trouve posée, de manière d'autant plus forte que la Shoah a été conçue, planifiée, pensée comme un événement qui devait rester inimaginable,
qui ne devait laisser derrière lui aucune trace. 3. Pour réussir à connaître, c'est-à-dire à s'approcher de la manière la plus fidèle de l'horreur de la « solution finale », et entreprendre ensuite de transmettre, de conserver la conscience de cette plaie vive dans les générations futures, il semble indispensable de se poser la question des moyens. C'est à ce niveau que se joue toute la polémique entre G.W et G.D.H. L'image a-t-elle un rôle à jouer dans la constitution de cette vérité historique et dans l'effort pour la diffuser ? A-t-elle une contribution privilégiée à apporter, et doit-on opposer de manière définitive et exclusive « savoir » à « imaginer » ? Recourir aux images, serait-ce nécessairement halluciner, délirer, tomber dans la fiction et trahir la réalité de ce que nous nous devrions connaître essentiellement par les voies d'un langage moins pervers, moins arrogant que l'image toujours trompeuse ? C'est cette question qui travaille le coeur de cette polémique, et qui rencontre de nombreux échos dans des problématiques contemporaines, qui interrogent le statut général de la fiction dans l'histoire...Ainsi, le roman de Jonathan Littel Les bienveillantes, le film de Quentin Tarentino Inglorious basterds, mais aussi le roman de Yannick Ha(?) Ian Karski, le film la vie est belle de Roberto Begnigni, ou La liste de Schindler de Steven Spielberg, constituent autant de reprises de cette question de l'apport de l'imaginaire à la connaissance et à la conscience historique. Je commencerai donc par une image, pour mettre en perspective cet enjeu...et donner par làmême une orientation à mon propos...
(Commentaire par l'auditoire...) Il s'agit d'une photographie tirée de l'album personnel d'un S.S, dénommé Karl Höcker, rendue publique en 2007. Ce cliché anodin nous interpelle par l'incroyable humanité de ses protagonistes, surpris par la pluie dans une scène très ordinaire de leur existence. Un moment collectif où la joie se mêle à la surprise d'une météo brutalement défavorable. Le seul problème est qu'il s'agit du personnel d'Auschwitz. Tous ces gens sont, ni plus ni moins que des acteurs directs, les exécutants sur le terrain de la solution finale. Assurément, cette photographie possède une puissance propre,
susceptible, comme le disait G.D.H dans le premier texte que nous avions cité, de nous ouvrir. « Tout à coup, mon expérience devient « phénoménologique » au sens que vous suggérez : une image que je croyais déjà connaître — par exemple l’image du soldat allemand qui abat à bout portant une mère qui serre son enfant dans les bras — me saute au visage, me tient dans sa cruauté, ouvre en moi un mystère nouveau, une inquiétude majeure, qui est d’abord l’inquiétude du contact entre cette image et le réel, du contact entre image et corps, image et histoire, image et politique...G.D.H (interviewe dans la revue « vacarme » automne 2006)
Nous parlions dans le cours précédent de la possibilité de représenter la violence, et nous avions mobilisé toute une série de références, la plupart se situant aux confins du « trash » . Cette image, précisément, comporte une violence inouïe, de part l'interrogation qu'elle ouvre instantanément. Ces gens ne correspondent pas à la représentation qui s'est forgée au fil du temps du monstre nazi et cette évidence réinterroge notre rapport à ce qui a eu lieu. L'idée que ces « braves » gens, bien sympathiques, puissent être ces tueurs que nous pensions si bien connaître est pour le moins déstabilisante, presque cauchemardesque. Il y a, à cet égard, un lien avec les scènes de la vie est belle où R. Begnigni est confronté à ce S.S qu'il « connaît », qui le traite sur un mode familier sans pour autant aller jusqu'à le sauver, fiction ultime qui a pu scandaliser et qui s'inscrit dans la même interrogation.
Les 4 images
La Polémique •
Quelle posture face à l'irreprésentable de la Shoah ? Etude comparée de deux approches radicalement antinomiques.
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Entrée en matière de Images malgré tout
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« Pour savoir, il faut s'imaginer »...Thèse pour le moins difficile à admettre dans un premier temps. Imaginer renvoie à l'idée d'une représentation subjective du réelle, ou l'impression personnelle aurait une forme d'autonomie et de légitimité à saisir la réalité même. L'imagination, c'est au premier abord la libre représentation du réel, incluant sa déformation potentielle, sans souci de se calquer avec fidélité sur ce qui est. Laisser se confondre le réel tel qu'il est et le réel tel que je voudrais qu'il soit, au mépris de l'effectivité, créer une ambiguïté entre la projection de mes désirs ou fantasmes et la description fidèle. Imaginer pourrait ainsi s'opposer à connaître, c'est-à-dire se constituer une représentation adéquate de ce qui a eu lieu. De la part de GDH, il ne s'agit pas d'une maladresse, mais bien de la formulation délibérée d'une injonction très forte, d'un devoir. «Nous ne le pourrons pas jusqu'au bout. Mais nous le devons ».
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« Comme réponse à offrir, une dette contractée envers les paroles et les images que certains déportés ont arrachées au réel effroyable de leur expérience ». L'existence de ces photos ne saurait donc être sous-estimée. Leur présence constitue en soi le résultat d'un acte, d'une volonté de témoignage qu'il serait coupable de sous-estimer. Cela reviendrait à trahir l'effort de ceux qui ont pris tous les risques pour les réaliser, voyant en elles un moyen de témoigner de leur souffrance, mais aussi d'atteindre ceux qui n'en avaient alors, ou n'en auraient peut-être jamais eu connaissance.
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C'est là l'occasion de préciser un double enjeu très important de la question d'Auschwitz. Comme nous le disions précédemment, il est essentiel de connaître ce qui s'est produit, de se faire une idée juste et claire de ce paroxysme de l'atrocité. Mais cet enjeu se redouble d'une nécessité de transmettre. A quoi servirait en effet une connaissance figée sur elle-même, close et autarcique, qui ne parviendrait plus à atteindre les générations à venir ? Les exigences spécifiques de ces deux objectifs ne sont peut-être pas forcément parfaitement concordantes, et la conscience de cet écart pourrait nous permettre d'éclairer partiellement cette polémique. Deux rôles, de prime abord complémentaires, connaître et transmettre, s'avèrent peut-être en concurrence. l'établissement d'un savoir positif, objectif se confronte à la question des moyens de sa transmission.
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Il s'agit de la problématique générale de l'interprète. Par définition, l'interprète est celui qui se situe à un niveau intermédiaire, entre une source et sa destination. Sa fonction est double : il est tenu d'un côté par la nécessité de rester fidèle à ce qu'il transmet. Ce qu'il doit porter auprès de ses destinataires, c'est la version la plus fidèle de la source, pour la bonne raison que celle-ci ne leur est pas accessible., mais il doit impérativement réussir ce passage. Or, s'il y a interprétation, c'est forcément qu'il y a un obstacle. Ainsi, l'effort de l'interprète est double : verrouillé d'un côté par la fidélité à ce dont il doit parler, qui lui impose toute une série de restrictions, il se doit également de réussir absolument son passage. C'est dont bien en interprète que se positionne GDH, tandis que GW lui dispute un certain nombre de passages en force, qui iraient contre la vérité première de l'objet étudié. Stricto sensu, il faut donc entendre le caractère peut-être scandaleux de la posture de GDH...Nous avons une dette envers ces victimes des camps, qui ont tout tenté pour s'adresser à nous par le moyen de ces 4 photos, et cette dette est d'imaginer, c'est-à-dire de produire un effort qui consiste à « mettre en images », « étoffer », « contextualiser », reconstruire l'ensemble du contexte, en essayant de combler les manques, pour que leur geste ne soit pas emporté à son tour par la tragédie de l'histoire.
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G.Wacjman De la croyance photographique (p.47) Les temps modernes N°613
La réponse de GW est extrêmement forte. Elle consiste à opposer à cet effort d'imagination l'idée que la réalité de la Shoah ne se prête guère à ce qu'il considère comme un jeu dangereux. • « Il n'y a pas d'images de la Shoah » Le coeur de l'atrocité, c'est-à-dire la destruction systématique des juifs, qui est ce que la Shoah désigne, n'est représenté par aucune image directe. Aucune photographie n'existe d'une chambre à gaz en activité, qui permettrait d'accéder par ce biais à
une représentation de l'horreur absolue de ce processus. En affirmant cela, GW veut replacer les 4 photographies dans leur contexte. Aussi approchées soient-elles du coeur de l'enfer, aussi authentiques soient-elles, elles ne sauraient prétendre montrer encore l'essence du génocide. Le travail interprétatif de GDH pourrait donc n'apparaître que comme un délire fanstamagorique, une hallucination qui mentirait sur la portée réelle que l'on peut attribuer à ces images. •
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« Il y a de l'irreprésentable. C'est-à-dire : tout le réel n'est pas soluble dans le visible ». C'est là sans doute le coeur de la critique de GW. L'image en général mentirait en prétendant nous donner accès à la réalité, par la séduction de sa ressemblance, alors qu'il existerait, au coeur même de cette réalité, des espaces qui échapperaient absolument et de façon irréversible à toute forme de représentation imagée. «(cette thèse) est absolue et non révisable » . L'image serait donc par nature un matériau pernicieux, puisqu'elle prétendrait nous donner accès à quelque chose qui lui échapperait fondamentalement. (Rappel de l'inteprétation des photographies de Wim Delvoye dans son article sur l'intimité). « Ce qui m'amène, pour conclure à montrer deux images radiographiques de Wim Delvoye. Ces images aux rayons X, à classer au rayon des images X, ont une force de vérité extrême. Mais pas là où on croit, où on voit, Montrant un baiser ou une fellation, elles sont à voir, bien sûr, comme toute image. Mais d'une part ces images montrent ce qu'on ne voit pas à l'oeil nu, l'intérieur des corps en activité. Et, d'autre part, elles montrent un truc qu'on ne voit pas : comment ça marche. Enfin, elles montrent qu'on ne le voit pas. Et qu'il est normal qu'on ne le voie pas. On peut photographier le fonctionnement intime des organes sexuels, mobiliser pour cela la science et les techniques les plus sophistiquées, cela ne ne risque pas de livrer le secret du sexe, de comment marche le human desire et l'étonnante machine des sexes dont nul n'a les plans. Contrairement à la machine à caca que, comme par hasard, Wim Delvoye lui-même s'est attaché à construire, avec une réussite totale. En sorte que la Cloaca-Turbo (qui donne aussi la vision d'un mécanisme de l'intérieur du corps) et l'image X-Rays d'un acte sexuel seraient les pendants inverses l'une de l'autre: image d'une machine qui marche d'un côté, image d'une machine qui marche pas de l'autre. Plus exactement, je dirais que ces images X-Rays, qui rencontrent le célèbre dessin anatomique de Léonard figurant un coït en coupe, montrent surtout qu'il y a quelque chose qu'on ne peut pas voir: comment ça marche, l'amour, ce qui serait le secret de la sexualité. C'est leur dimension critique: elles s'adressent aussi aux médecins et à tous pour dire: la recherche de la transparence du corps est un fantasme, parce quil y a quelque chose qu'on ne pourra jamais voir, jamais savoir, et donc jamais maîtriser: le rapport sexuel. Vous pouvez radiographier le corps, autopsier le corps, le rendre aussi transparent que vous voudrez, vous ne verrez jamais le secret du rapport sexuel. Voilà ce qui au bout du compte résiste définitivement à la volonté du maître que "ça marche". Le savoir expert se cassant les dents sur le rapport sexuel, ce pourrait être le titre de la série des images de Wim Delvoye. »
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Dans l'article ci-dessus, G.W présente une version subtile de l'irreprésentable. Ce que les images finissent par nous montrer, c'est qu'il y a des choses que l'on ne peut montrer. Ultime subtilité, qui tente de concilier un rapport pacifié à la puissance des images et le maintien de la thèse selon laquelle il y a des aspects du réel qui leur échapperont définitivement. C'est aux images que GW attribue le pouvoir de montrer qu'il y a de l'irreprésentable. Elles participeraient ainsi à l'aveu de leur propre impuissance ?
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Face à l'épaisseur de cet irreprésentable, le travail de GDH serait donc tout à fait pervers et pernicieux, et fondamentalement dans la naïveté avec laquelle il pourrait prétendre épuiser, réduire, essentialiser un domaine qui par nature excède les pouvoirs de l'image.
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(P.49 – 50) (GW) « L'idée générale de GDH serait donc : pour voir des images, il faut y mettre du sien - « s'imaginer ». S'agissant de la Shoah, une telle invitation ne peut que trouver l'adhésion empressée des consciences, toujours prêtes à bien faire pour accomplir leurs dévotions mémoriales – y mettre du sien mais pas trop tout de même : juste en regardant des images... »
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La paresse serait dans le regard...On retrouve bien dans cette critique implicite la suprématie de fait dont se réclame le correcteur de regard, qui nous rappelle la phrase de Jacques Rancière dans le spectateur émancipé. « celui qui voit ne sait pas voir »Le spectateur est paresseux, trompé par les de la ressemblance et les séductions sentimentales. Le travail mémoriel ne saurait être relégué à un geste aussi passif.
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Retour à GDH 1ère page puis (p.37-38)
« N'invoquons pas l'inimaginable » entrée en matière polémique. (A rattacher à la page 37-38 La paresse du discours absolu). GDH vise très clairement une attitude paresseuse adoptée face à la question de la Shoah. Autre appréciation de la notion de paresse. Le décret définitif,
marquant un interdit absolu est finalement assez confortable à son tour. On peut opposer ces deux lectures de la paresse : l'une consisterait à se laisser nourrir passivement d'images faciles et hallucinatoires, pour effectuer un raccourci mémoriel / L'autre constituerait une surprotection d'une version absolutisée, finalement très économique à son tour... « Il suffit d'avoir posé une fois son regard sur ce reste d'images, cet erratique corpus d'images malgré tout, pour sentir qu'il n'est plus spossible de parler d'Auschwitz dans des termes absolus – généralement bien intentionnés, apparemment philosophiques, en réalité paresseux – de l'indicible ».
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GW . P.68-69 « il n'y a pas d'image de l'horreur » Analyse du texte
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La violence de la polémique n'est pas qu'une affaire théorique, mais bel et bien une opposition sur la manière dont une même dette, celle de transmettre, est assurée par l'une ou l'autre posture. Du côté de GW, c'est la fidélité à la source qui l'emporte envers et contre tout.
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Transmettre quelque chose de la Shoah, c'est d'abord ne rien trahir de ce qu'elle est et ne pas verser dans des moyens de transmission qui en édulcoreraient l'atrocité. Il en va du respect des victimes : (p.53) « La Shoah a eu lieu. Je le sais chacun le sait. C'est un savoir. Chaque sujet y est appelé. Nul ne peut dire : « Je ne sais pas ». Ce savoir se fonde sur le témoignage, qui forme un nouveau savoir...il ne réclame aucune preuve. Il y a des preuves, mais on sait que la Shoah a eu lieu, sans preuve et chacun doit le savoir, sans preuve ». Du côté de GDH, il y a la conscience de la difficulté sans cesse renouvelée de la transmission, laquelle repose moins sur la véracité ou la fidélité à la source que sur la conscience des obstacles récurrents. Une certaine normalisation, banalisation, une habituation aux images qui deviennent clichés, cessent d'être ouvrantes ou ouvertes à force d'être scandées, illustrant toujours le propos d'une autorité mémorielle peut en rendre l'étude singulière, renouvelée, adressée à l'initiative du regard du spectateur nécessaire pour que le passage se rouvre en direction du passé, par le biais d'une action celle d'imaginer, supérieure à la réception statique d'un message figé. De ce point de vue, la transcendance permanente des images, leur caractère inépuisable, en font des éléments privilégiés d'une transmission réussie. Cela ne revient pas forcément à dire que toute image serait bonne...
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CM #5 (Mercredi 30-11) Points principaux de la polémique & conclusion
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Le contexte et les enjeux de la polémique ont été présentés lors des deux séances précédentes. En résumé, la violence inouïe, l'atrocité absolues d'Auschwitz imposent à chacun d'entre nous une double tâche : 1 - Un effort de connaissance la plus exacte de ce qui s'est passé.
2 – Un devoir de transmission, qui doit réussir à pérenniser la mémoire de ceux qui ont eu à affronter de face cet Enfer. En d'autres termes, la problématique se noue autour d'un double interdit : ne pas ignorer, oeuvrer à transmettre afin d'éviter l'oubli. Ces deux injonctions résumant la fonction d'interprète qui est le fond de la polémique. Au coeur de ce double objectif, la place de l'image, des images en général. Sont-elles par nature susceptibles de contribuer à accomplir ce travail ? Les deux auteurs se positionnent de manière radicalement opposées à ce sujet.
I - Bilan des arguments invoqués contre l'image •
Il y a de l'irreprésentable : des pans entiers de la réalité échappent par nature à la saisie imagée, de façon structurelle et irréversible. Or, montrer, c'est représenter, figurer, construire une vision particulière, qui ratera toujours ces zones, domaines, réalités irreprésentables. « tout le réel n'est pas soluble dans le visible » (G.W De la croyance photographique p.47). Faire des images qui se donnent pour objectif de conquérir cet irreprésentable, c'est donc se condamner à un échec, et faire preuve d'un manque d'humilité. On a vu l'exemple du mystère de la sexualité, comme coeur problématique de la relation entre les êtres et l'idée que les plus grands efforts de transparence (Wim Delvoye) ou de provocation (Larry Clark), n'aboutissaient selon G.W qu'à montrer que l'on ne voit pas, bien loin de réussir à montrer ce que l'on ne voit pas (http://www.lacan.com/symptom8_articles/wajcman8.html). Dans le cas de la Shoah, cet échec n'est pas pardonnable, car il revient à commettre une faute morale. Sur la sexualité, G.W reste modéré et amusé par ce qu'il pense être le sens profond d'un échec, mais concernant la Shoah, l'illusion de penser que l'on pourrait accéder par le regard à quelque chose relève de la faute morale, de la trahison. C'est à la fois développer une approche faussée du réel et encourager d'autres simplifications du même ordre.
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La Shoah est irreprésentable : La réalité de cet événement qu'est la destruction des juifs est précisément, par sa nature irreprésentable. L'horreur absolue de cette extermination systématique, planifiée, la perversion sans précédent des moyens utilisés ne sauraient prendre place totalement dans des images, quelles qu'elles soient (photos, fictions, films ou autres). Il en résulte une hiérarchisation des moyens de connaissance et de diffusion de cette réalité. Le langage, appuyé sur le témoignage et le travail des historiens semble devoir nous prémunir plus que jamais contre la séduction des images.
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Aborder la Shoah par le biais des images, comme le fait G.D.H c'est être paresseux et démagogique : Au lieu de relever le défi lancé par cette tragédie, en déployant un effort de connaissance exigeant, méthodique, approfondi, on laisse croire qu'on pourrait opérer un raccourci hallucinatoire. « Vous ne voyez rien, alors changez votre regard » (G.W De la croyance photographique p.49). La faute est toujours double (connaissance et transmission). Là où il n'y a rien, il suffirait de décréter qu'il y a suffisamment, voire même d'inviter dans le même à inventer ce qui manque. Construire une «connaissance » sur la base d'une simple affirmation brutale que ce qui manque ne manque pas, et qu'il suffit de « mettre un peu du sien » (id.p.50), c'est se montrer paresseux et parier sur la paresse ambiante. L'idée est que la forme même de l'image comme connaissance prétendue ne saurait être à la hauteur de ce qu'il y a à connaître. Non seulement les 4 images sont insuffisantes, mais leur surestimation flatte la tendance à se débarrasser à moindre frais de l'effort de connaissance qui nous incombe. En référer ainsi aux images, c'est se tromper et contribuer à encourager des attitudes minimalistes face à une tâche en réalité très complexe à laquelle aucun de nous ne devrait se soustraire. C'est aussi flatter le pouvoir du spectateur. L'image est faite par celui qui regarde, thèse pseudo moderne et novatrice, qui consiste à surestimer la puissance de celui qui regarde et qui vient ici polluer, subvertir la notion même de document historique ou de trace, qui m'impose une sorte de
limitation. •
Faire le culte de ces images, comme l'effectue ce commentaire totalement fallacieux, c'est entrer dans une logique de la preuve. De prime abord, il pourrait sembler s'agir d'une démarche historique, d'historien, au service de la vérité, que d'en référer à la notion de preuve. Mais G.W renverse cette idée reçue en travaillant cette notion de preuve. Prouver, c'est justifier. Justifier, c'est admettre qu'il pourrait y avoir une contestation. Or la Shoah est incontestable. Seuls les négationnistes, ces figures tragiques du refus de la vérité, qui entreprennent de manière idéologique de contester la réalité de la Shoah, en réfèrent aux preuves, qu'ils inventent de toute pièce ou nient en bloc celles qui sont d'ordinaire reçues. Le travail sur les images véhiculerait donc un funeste implicite. Sous l'ambition de montrer, on insinuerait donc un doute, on ferait par conséquent le lit d'un certain négationnisme. Or, G.W l'affirme : « La Shoah a eu lieu. Je le sais et chacun le sait. C'est un savoir. Chaque sujet y est appelé. Nul ne peut dire : « je ne sais pas ».
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La glorification des images discréditerait les tenants de l'irreprésentable et comporterait presque une atteinte antisémite, selon le raisonnement suivant - Les nazis ont voulu que la solution finale reste totalement sans image. - Les tenants de l'irreprésentable défendent un abord strict de la réalité de la Shoah, où les images sont secondaires dans l'élaboration de la connaissance. - Donc, cette posture, indirectement et de façon perverse, prolongerait l'intention même des nazis en la parachevant. Il y aurait donc contradiction. Une certaine défense du rapport à la Shoah s'inscrirait donc dans la droite ligne du projet nazi.
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L'horreur n'a pas d'image : l'horreur est une expérience limite de la condition humaine. Se trouver confronté à l'horreur, c'est affronter seul l'absurde, c'est-à-dire la violence même d'une situation qui n'a pas de raison suffisante aux yeux de celui qui s'y trouve confronté. En tant que telles, l'horreur, l'irrationalité, l'absurdité, sont des dimensions constitutives de la réalité humaine qui nous placent aux limites du vivable et de l'acceptable. Un monde absurde est un monde qui n'est pas « fait pour nous », qui manifeste une incompatibilité radicale avec nos idées, nos croyances, nos buts. L'expérience de l'horreur est de ce fait très déstabilisante. Pour celui qui affronte l'horreur, la solitude est absolue, ontologique. Ce n'est pas seulement un isolement passager, occasionnel, mais une rupture, une exclusion du monde des vivants, dont l'une des règles principales consiste au contraire à gommer le doute, la violence de la condition humaine sous le voile d'une illusion, dont chacun a besoin ne serait-ce que pour pouvoir se projeter dans le futur. L'idée de communiquer cette horreur serait donc la réponse à cette solitude absolue et un enjeu essentiel pour une humanité qui ne gagnerait rien à l'ignorer. Connaître la face obscure de notre condition serait une manière de nous protéger un peu de la violence d'une expérience toujours destructrice lorsqu'elle a été ignorée ou voilée. L'image, de par ses vertus de ressemblance pourrait donc prétendre à un rôle spécifique dans cette entreprise. Selon G.W cependant, il n'en est rien. « L'horreur et l'image se repoussent »(G.W De la croyance photographique p.68).
L'horreur et l'image se repoussent, c'est ainsi. Il n'y a pas à raisonner plus loin, s'il y a horreur, elle déchire toute image, et quand il y a image, alors il y a moins d'horreur. L'horreur n'a pas d'image, elle est en cela sans double, unique. L'image, elle, est un double. Que le pire passe dans une image, la moindre image, la plus réaliste, la plus exacte, la plus crue, quelque chose du pire s'émousse, s'apprivoise, voire s'humanise, il n'est plus exactement le pire, il est l'image du pire, seulement son double, un sosie, son fantôme. Cela ne condamne en rien l'image, cela la met simplement à sa place, dans sa fonction d'image, une fonction seconde. Les Grecs avaient jadis inventé un mythe qui mettait en évidence le pouvoir pacifiant des images du réel. C'était le mythe de la Méduse Gorgone, un monstre dont le visage ne pouvait se regarder en face : tous ceux
qui levaient les yeux sur elle étaient instantanément changés en pierre, pétrifiés, mais vraiment. Aussi quand Persée venu tuer la Gorgone Méduse se trouva face à elle, il veilla à ne jamais croiser son visage des yeux. Pour observer ses mouvements, il leva alors le bouclier de métal et, l'utilisant comme le miroir d'un rétroviseur, les yeux fixés sur son reflet, il put ainsi d'un coup d'épée lui trancher la tête. Le miroir, l'image, est un bouclier réel contre le réel irregardable, voilà ce qu'un mythe, entre autres choses, venait dire. Méduse, l'Autre absolu, ne pouvait être regardée en face par un homme, sous peine de mourir; mais son reflet, son visage, l'image de sa tête avec sa chevelure de serpents emmêlés, cela nous le pouvons. Est-ce à dire qu'il faudrait conclure que cela nous met en devoir de rechercher le moyen de transmettre enfin toute l'horreur de la shoah, et qu'il faut châtier tous ceux qui feraient obstacle en interposant des images ? Comment pourrait-on même penser ça ? L'idée de transmettre enfin la shoah ne saurait être le moins du monde une valeur, une ambition souhaitable, ni pensable, ne serait-ce – sans même évoquer l'idée infecte de faire de la souffrance une valeur et de l'ériger en idéal à atteindre – parce que ce serait se mettre ainsi en état de penser simplement que cela serait possible, qu'il serait pensable, par quelque moyen, de toucher, de montrer, de transmettre avec toute l'horreur, toute la vérité. Or, il est au départ de tout cela de penser exactement le contraire, que quelque chose reste à jamais ici irreprésentable. Gérard Wacjman « De la croyance photographique » in Les temps modernes (N°613) C'est un peu ce que nous avions constaté de manière informelle en réfléchissant à la manière dont la violence pourrait se fixer sur une image dans l'un de nos cours précédets. L'argument de G.W est paradoxalement...une image (!) Un mythe est un récit imaginaire censé nous donner à comprendre quelque chose qui ne pourrait pas être explicable autrement. Ici, l'interprétation donnée par G.W est celle d'un bouclier contre l'absurde qui serait l'image elle-même. L'idée est intéressante et gagnerait à être expliqué de façon plus précise. Pour essayer de mieux comprendre l'étrange rapport qui se noue entre image et horreur, je me réfèrerai au cinéma et à l'effet produit par une pratique plutôt rare, mais assez convenue tout de même, qui consiste à briser la règle tacite du « happy end » en faisant périr le héros de façon surprenante. Dans le film the Chaser, une fin absolument rarissime est proposée pour un film de genre pourtant très classique. Construire une image, c'est entrer en connivence implicite avec un spectateur, ce qui suppose le respect tacite d'un certain nombre de règles. Le réalisateur, le photographe, par la présentation même de leur image dans un contexte humain, humanisé, me garantissent immanquablement que je suis en régime de sens et non d'absurdité, ce qui d'ores et déjà est rassurant. Montrer l'horreur, c'est donc toujours rassurer l'autre en lui montrant, l'acte de montrer étant en lui-même un lien avec le spectateur, alors que l'horreur est rupture et solitude suprême. Cela explique pourquoi le film d'horreur peut même constituer un genre, presque une hygiène rassurante, puisque son sens profond est d'établir un pacte autour de l'idée que l'horreur peut être domestiquée, esthétisée, intégrée, digérée. Seules des images non voulues pourraient peut-être relever les défi (Accident de la petite fille en Chine, par caméra de vidéosurveillance – statut particulier, mais tout de même réseau de diffusion, donc attente humaine au final). The Chaser (la fin atteint le paroxysme de la violence, moins par ceui est présenté que par le retrait apparent du réalisateur, qui nous attache à la victime, pour se retirer à son tour et mettre en scène le hasard, comme s'il ne l'avait pas lui-même scénarisé en anéantissant son propre travail cinématographique...Par ce geste de mise en abîme, le film sort de son statut de film confortable, bien réglé, pour provoquer une sorte de révolte chez le spectateur piégé) Toscani ni dit pas autre chose .S'il montre l'anorexique, c'est bien parce qu'il parie sur le lien à autrui et le sens qui peut en dériver.
II - Présupposés de ces arguments et amorce de contestation •
L'irreprésentable est une forme de paresse, qui sanctuarise la Shoah et manque par son autoritarisme la mission de transmission que nous impose l'évènement. Derrière cette surprotection, la tentation récurrente d'une certaine forme de critique à rejeter la valeur du regard de chacun. « Celui qui voit ne sait pas voir » (Rancière)
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Travailler les images voulues par les témoins, c'est leur rendre hommage et produire un véritable effort de connaissance: Ce n'est justement pas aussi simple. Imaginer, ce n'est pas seulement inventer, mais se hisser jusqu'à une approche aussi intime, subjective, qui est au coeur même de la mémoire. Aucune connaissance historique ne peut faire l'économie de la subjectivation. « nous attendons de l'historien une certaine qualité de subjectivité, non pas une subjectivité quelconque, mais une subjectivité qui soit précisément appropriée à l'objectivité qui convient à l'histoire. Il s'agit donc d'une subjectivité impliquée, impliquée par l'objectivité attendue. Nous pressentons par conséquent qu'il y a une bonne et une mauvaise subjectivité, et nous attendons un départage de la bonne et de la mauvaise subjectivité, par l'exercice même du métier d'historien. » Paul Ricoeur Histoire et vérité (p.23-24)
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« Malgré tout » ne signifie pas « image toute ». Essayer d'ouvrir ces images et de s'ouvrir à leur contact ne signifie pas qu'on leur prête la prétention de tout dire. Rien ne justifie leur exclusion aussi radicale.
Toute transmission dans la durée comporte implicitement la notion de création : Obstacle et interprétation. L'interprète est celui qui se libère d'un certain formalisme pour servir sa cause. L'interprétation proposée par G.D.H destitue le geste traditionnel du commentaire documentaire, qui se contente de traiter l'image comme illustration et la rend partiellement invisible, normale, inféodée au discours. La question de la fiction comme devant relayer et parachever l'oeuvre des historiens. • Le présupposé de la vérité : Rapport entre G.W et Shoah de Lanzmann. Absolutisation d'une forme de rapport à l'évènement. Déconstruction de ce présupposé par J. Rancière (p.101 à 103) L'image n'est pas un double inférieur au langage. L'image est un dispositif où se mêlent le visible, le dicible et des rapports complexes à la réalité. La puissance de dévoilement est donc le propre du dispositif et non une tare définitive des images elles-mêmes. • L'irreprésentable est sans doute l'horizon de toute figuration. Mais rien n'indique jamais que ce qui semble échapper à la représentation doive y être cantonné indéfiniment. C'est tout l'intérêt des processus créatifs que de conquérir aussi résolument que possible ces champs de l'irreprésentable. •
CM #6 (Mercredi 07-12) Visionnage Le cauchemar de Darwin / Big fish small fry en vue de la dernière séquence
CM #7 (Mercredi 14-12) Etude comparée de deux documentaires sur le même sujet, avec pour arrière fond l'intervention critique de François Garçon, professeur d'histoire du cinéma... Le cauchemar de Darwin – Big fish small fry
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Rappel du contexte : Le documentaire de Hubert Sauper, le cauchemar de Darwin, présente une image particulièrement sombre de l'Afrique, sous l'angle de son ancrage dans une mondialisation
chaotique et peu soucieuse de justice et de développement. L'introduction d'une espèce de poisson étrangère au lac Victoria, la Perche du Nil, dont la croissance menace l'équilibre de l'ensemble de l'écosystème, est interrogée sur ses conséquences sociales, économiques, politiques et humaines pour les populations riveraines. Lire le résumé de François Garçon, plutôt bien fait dans son article : Le cauchemar de Darwin, allégorie ou mystification ? (Les Temps Modernes N°635 François Garçon) Lecture : textes jpg 537/538/539 •
Un succès hors norme : Le film de Hubert Sauper provoque une véritable onde de choc dans le monde occidental et rencontre un succès extrêmement important. Il constitue une sorte de référence dans une catégorie que l'on pourrait définir comme celle que Jacques Rancière, dans son ouvrage, le spectateur émancipé, appelle l'art politique. L'art politique, serait un usage des images visant à produire un effet, une réaction, un type de comportement nouveau au regard d'une situation jugée urgente, inacceptable. L'ambition serait de créer les conditions d'un changement de mentalité, d'approche une prise en considération, par l'usage des puissances de l'image (en particulier, le choc de la présentation de la réalité la plus directe et la plus sordide).
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Ce succès est une surprise assez importante, dans un genre considéré comme « confidentiel », voire mineur, dans la mesure où la question africaine fait partie des sujets sur lesquels la sensibilisation semble ne plus devoir fonctionner. L'oeil occidental serait saturé d'images, rompu aux présentations ordinaires, massives et répétitives de la misère, habitué à adopter vis-à-vis de cette réalité une complaisance de façade, ne débouchant sur aucune action concrète, susceptible de modifier en quoi que ce soit les problèmes que ces images abordent. Plus grave encore, la fonction occupée par les images dans ce domaine relèverait d'une dynamique beaucoup plus sordide, d'un fonds de commerce spectaculaire, qui, non content de ne contribuer en rien à une amélioration, à un engagement, se nourrirait bien au contraire de cet aliment spectaculaire, susceptible de fournir aux masses ignorantes et indifférentes une satisfaction voyeuse, à moindre coût. Exemple : tout le débat autour de la photographie de Kevin Carter / et la scène de Kisangani Diaries Voir Kisangani Diaries (doc disponible sur youtube (Scène où l'enfant est porté, puis...reposé 09'20 – 10'20) Commentaire de l'ambiguïté du positionnement de celui qui regarde, qui, par sa position de témoin, devient paradoxalement complice de ce qu'il voit, accusé qu'il est de ne pas intervenir davantage, d'instrumentaliser la misère et l'atrocité en la déguisant en but moral. Autre scène de K.D (4/4) de 2' à 3'
• La polémique: Le cauchemar de Darwin adopte un positionnement intermédiaire, peu courant entre le documentaire et la fiction. Ce positionnement ne va pas de soi... - Une fiction est une création de l'imagination, ce qui signifie que son rapport à la réalité est distendu, libre de tout ancrage par rapport à une source quelconque. La fiction possède une grande liberté d'évocation et de traitement, du fait même qu'elle apparaît dégagée d'un référence à une réalité qui la contraindrait à se plier à un certain nombre de règles et limiterait son pouvoir. La contrepartie de cette liberté créative, évocatrice réside en revanche dans la faible teneur informative, c'est-à-dire dans la prétention forcément restreinte de ce format à désigner le réel, à le décrire et à en constituer une «peinture » recevable. - L'allégorie, à cet égard, constitue une forme limite. Par définition, elle est une représentation abstraite de faits concrets, ou la suggestion imaginaire de réalités. Les Grecs nous ont légué quelques perles dans ce registre allégorique, à travers les supplices de Tantale ou de Sisyphe, dont les déboires imaginaires visent des situations bien réelles, à savoir les souffrances auxquelles se condamnent ceux qui s'abandonnent de manière démesurée et déréglée aux puissances du désir.
- Le documentaire au contraire des deux éléments précédents, s'annonce comme une description de la réalité, susceptible de nous en donner la vérité. Le documentaire est beaucoup plus strict, tenu par la fidélité à la source qu'il aborde. Sa forme, en général, s'efforce de bannir tout effet de style, toute utilisation de ressources propres à la fiction, afin de ne pas dénaturer le sujet. A cet égard, le second film Big fish small fry, présente une facture beaucoup plus classique (la question que l'on pourra poser est de savoir si elle est trop classique), un format moins sulfureux et une dimension nettement moins subjective et esthétique que le cauchemar. Il est important de tenir ces deux productions en parallèle pour appréhender la critique de François Garçon et en évaluer la portée réelle. •
Allégorie ou mystification ? François Garçon, historien du cinéma en activité, est le premier à émettre des doutes concernant la valeur réelle du travail de Hubert Sauper. Il l'accuse de jouer sur l'ambiguïté des registres précédents, pour exploiter le meilleur de chaque genre sans en assumer les contraintes spécifiques. Hubert Sauper est accusé de verser dans la fiction, dans la fantasmagorie la plus irrecevable dans les moments où cela l'arrange, et d'alterner avec une prétention jamais assumée de décrire le coeur d'une réalité qu'il ne prend toutefois jamais le soin de démontrer. D'où l'idée de mystification. Extrait radio : Mermet – Garçon (Témoignage de F.G sur les raisons du doute) (Du bouleversement initial à la mise en place d'un doute... « choses qui passent pas »...La question des armes... Absence de preuve...Mensonge pour un cause juste, mais mensonge quand même. Référence à l'affiche (réponse de Sauper sur les autres affiches fabriquées sur ce film). Notion de chiffres : 311 000 entrées Google (aujourd'hui 217 000) – 400 000 spectateurs à l'époque (aujourd'hui 1,5 millions). A noter l'ambition qui sous tend le geste critique : seul contre ces centaines de milliers de regards, j'aurais vu ce qu'il y a à voir. Quelques aspects de la critique de F.G dans son article : – H.S en rajoute sur les conditions de tournage pour se présenter à moindre frais comme un aventurier alors qu'il n'a rencontré aucun problème sur place. – La perche n'a pas été introduite comme le montre Sauper, comme ça, par quelqu'un, un beau jour, mais dans un cadre parfaitement maîtrisé et décidé. On en rajoute pour caricaturer l'Afrique. – Les chiffres ne sont pas exacts : les retombées économiques sont plus positives que cela pour la population (émergence d'une classe moyenne) et création d'emplois...(p.360-363) – Le trafic d'armes n'est absolument jamais prouvé et sa référence participe d'une surenchère sensationnaliste qui trahit le sujet initial.(p.371) – Les combats entre les enfants ont été mis en scène.
– Aucune vue de Mwanza n'est proposée. Ville fantôme, alors qu'elle comporte 800 000 habitants et qu'on ne peut y concevoir une telle densité de population sans des bâtiments en dur. (expérience
personnelle suite à cette remarque de F.G : google maps ! Gare de Mwanza en...1950 !!! La suspicion de F.G peine à être confirmée aujourd'hui par les images. Le creux manifeste, le déficit incroyable d'image pour une ville de cette densité est juste hallucinant en réalité. (Réponse à ce sujet de H.S : « Film du cauchemar, Yacht club du bonheur »)
François Garçon...Expert ? Plusieurs éléments nous paraissent significatifs dans les grandes lignes de la critique effectuée par François Garçon. – L'élément le plus important réside dans l'adoption de la posture la plus ordinaire et peut-être la plus contestable du critique : « celui qui voit ne sait pas voir »( cette présupposition traverse notre histoire). C'est ce que montre la mise en perspective des données chiffrées des spectateurs avec la « solitude » de sa critique. Il y a dans la critique un positionnement implicitement méprisant, qui soupçonne les masses d'être incapables de se faire un idée juste par elles-mêmes, de tomber aisément dans le pièges de la ressemblance et qui ne pourraient fonctionner sans un correctif...celui même de la critique, qui dirait ce qu'il faut voir, comprendre, décrypter, accueillir dans les images. A bien écouter l'interviewe de F.G, c'est peut-être ce qui est le plus frappant, l'idée que la vérité doit être autre que ce qui est ressenti. Le critique se positionne comme un supérieur, qui corrige, rectifie le regard de sa croyance trop naïve. C'est un ingrédient qui nous rappelle un certain positionnement autoritaire, celui de G.W, dans les critiques formulées contre GDH. – Il est donc logique pour FG de se positionner sur le registre des chiffres et sa contre enquête adoptera nécessairement un aspect chiffré, qui est au contraire l'apanage d'un certain rapport au réel, supposé moins trompeur, plus fiable, plus abstrait donc moins enclin à la subjectivité. Mais en réalité, ses doutes sont assez peu fondés : Interviewe de JL.Porquet Là-bas si j'y suis (http://beemp3.com/download.php? file=1963738&song=Mondialisation+et+trafic+d%27armes+-+Hubert+Sauper) – Les méthodes de FG sont incroyablement pauvres comparées à celles de H.S : écho et résurgence de la critique de Kevin Carter. En isolant la photo, on peutse demander quels sont les intérêts de celui qui les a prises. Or, si l'on jette un oeil sur KG, on voit bien que la démarche de HS n'est pas opportuniste, ni intéressée, mais s'inscrit dans un effort de 10 ans de sensibilisation. Après avoir vécu l'épisode de Kisangani, il semble impossible de traiter sous forme de documentaire classique. – Le revirement de la presse savante ! La critique fonctionnerait par écho, ce qui complique les choses...On peut y voir une critique supplémentaire de ce relais intermédiaire qui s'auto-alimente sans source autre que la tendance et encourage donc davantage le spectateur à se fier à lui-même. – Le procès de HS contre FG, gagné par HS...(anecdotes mais surtout, stérilisation du travail).
Conclusions... Le Cauchemar de Darwin est très nettement supérieur Big Fish small fry, en dépit de toutes les critiques adressées par François Garçon. La facture de cet objet visuel intermédiaire, entre le documentaire et la fiction, lui permet de réussir à ouvrir un espace nouveau d'approche du réel, qui avait été barré, fermé par un dispositif que nous ne percevions pas auparavant. Le traitement des images de victimes auquel nous avions été habitués ne provoquait en aucun cas cette diposition à agir qui caractérise incontestablement les films de Hubert Sauper. C'est cette nouveauté même qui est dénoncée par le geste en définitive très conservateur de F.Garçon, comme l'est, en son genre, celui de G.Wacjman dans la polémique précédente.
– La tendance à une posture critique radicale est toujours sous-tendue par une définition inexacte de la notion d'image, qui voit en elle un dévoiement par rapport à un réel qui serait censé échapper pour une raison ou une autre aux efforts de monstration. Mais l'image n'est pas un double, mais un dispositif qui permet de montrer non seulement le réel, mais aussi les limites de cette « fiction dominante » (Rancière le spectateur émancipé) qu'on appelle communément le réel. Quand on a intégré l'idée que LE réel n'existe pas, qu'il n'est qu'une construction collectivement validée, l'idée de s'en décaler, par l'intermédiaire des potentialités de l'image, n'est plus une faute ou une tare, mais une stratégie possible. En régime d'illusion ou d'approximation générale, toute fiction n'est que décalage, potentiellement révélatrice et non tromperie...
– Hubert Sauper incarne ainsi la posture de l'interprète, c'est-à-dire d'un intermédiaire qui ne se contente pas de décrire le vrai, mais qui évalue les limites actuelles de sa transmission et entreprend de les surmonter. Interpréter, ce n'est pas seulement décrire la (?) réalité, mais y donner accès « malgré tout », c'est-à-dire en dépit des obstacles actuels qui nous la voilent. – Parmi les tendances intéressantes du Cauchemar de Darwin, il y a en particulier un art du portrait qui n'est en aucun cas esthétique, mais bel et bien politique. Individualiser la souffrance, c'est donner un nom, une histoire singulière à ces personnes que nous nous sommes habitués à négliger, en dépit de notre connaissance de leur souffrance. Cette négligence est moins le fait des images elle-mêmes que du dispositif général dans lequel on nous a présenté ces tragédies. Dès lors, les passages à la limite que Hubert Sauper s'autorise ne sont en aucun cas des trahisons d'un réel posé arbitrairement comme référence absolue, mais des dispositifs dont l'ambition reste le réel, c'est-à-dire l'humanité de ces victimes que notre système enferme dans le statut d'anonyme. – Le cauchemar de Darwin présenterait ainsi non seulement l'histoire de ces populations des rives des grands lacs, mais permettrait aussi de briser les cadres restrictifs d'un système ordinaire de présentation médiatique des souffrances qui ne conduirait à aucune action en vue de leur suppression. La posture de François Garçon incarne donc involontairement une défense de ce système, dont il ne perçoit pas les limites. (cf J.Rancière Le Spectateur émancipé « l'image intolérable »). La violence de cette tendance critique ne serait donc qu'une forme de défense du système dominant de représentation.
CONCLUSION GENERALE Dans le foisonnement des images qui nous sont proposées, et la critique lancinante qui les accompagne, il nous a semblé indispensable d'identifier les méfaits d'une critique trop conservatrice, « mélancolique », qui s'accapare une définition du Réel et un mode d'accès privilégié d'accès, à partir desquels elle condamne de façon répétitive l'image en général.
Au contraire de cette position très statique, hautaine et arrogante, bien que bardée de bons sentiments, il semble important d'accueillir tout autant que de stimuler un renouvellement permanent des stratégies de mise en oeuvre du « voir », afin de ne pas s'enfermer dans des systèmes tronqués et durablement stériles. En réponse à cette impasse de la critique, nous avons tenté de privilégier les stratégies interprétatives, plus singulières et parfois dérangeantes...