NIKOLLI Alice TES3 Dissertation de Philosophie
Que faut-il savoir pour agir ?
Dans L’Âme enchantée, Romain Rolland écrit : « Agir, c’est croire ». Citation étonnante à la lumière du sens commun. En effet, croire s’oppose au savoir, à la connaissance. Connaître revient à réduire l’étrangeté en tant qu’est étrange ce qui advient sans que je comprenne pourquoi. A l’inverse, croire c’est s’accrocher à ce qui advient sans chercher à en comprendre la cause. Et précisément, le sens commun s’accorderait plutôt à dire que pour agir, il faut connaître : savoir ce que l’on fait, pourquoi on le fait, et ce qui pourrait en résulter. Il en ressortirait quelque chose comme “Pour agir, il faut savoir”. Arrivés à cette conclusion quelque peu rapide, semble émerger un nouveau problème. Agir et savoir ne paraissent pas nécessairement liés. On peut donc légitimement être amenés à se demander de quel degré de connaissance l’on doit disposer afin d’agir. De prime abord, ne semble-t-il pas logique que, pour agir, il faut comprendre le monde dans lequel nous évoluons ? Cependant, l’action et la réflexion peuvent être considérées comme deux concepts opposés. Ainsi, la spontanéité de l’agir n’est-elle pas menacée par la lenteur indue par le savoir ? Mais bien au-delà, l’opposition entre l’agir et le savoir paraît pouvoir aller jusqu’à invalider notre première hypothèse, celle du sens commun. N’en arrive-t-on pas à la conclusion que savoir va à l’encontre de l’action ?
De prime abord, il semble que pour agir, il soit nécessaire de comprendre, de connaître le monde dans lequel on vit. Or on l’a vu, connaître signifie réduire l’étrangeté, c'est-à-dire comprendre la nécessité avec laquelle les choses adviennent et m’affectent. Ainsi, connaître, savoir reviennent à comprendre la causalité des évènements, à replacer des faits dans l’ordre qui a déterminé la survenue d’un événement donné. Ainsi, la connaissance du monde dans lequel l’on vit et de ses mécanismes nous est rassurante : elle rend le monde prévisible. En effet, si l’on connaît la façon dont les choses se produisent généralement, on sera plus aptes à agir en adéquation avec l’univers qui est le nôtre. On n’agira pas de façon déplacée, on ne fera pas d’impair, notre action collera parfaitement avec l’environnement dans lequel on évolue pour la simple raison que l’on connaît cet environnement. Ainsi, connaître, comprendre le monde nous permet d’agir de manière adéquate. Mais la connaissance, en ce qu’elle rend le monde prévisible, nous permettra également de prévoir les conséquences de nos actions. En effet, agir est à la fois le fruit d’une causalité (on décide d’agir pour telle et telle raison) et une causalité même : l’action détermine des conséquences, elle est la source d’un nouvel enchaînement d’événements.
Il suit de là que la connaissance du monde est primordiale. En effet, agir dans un monde que je ne comprends pas reviendrait à me condamner à me confronter violemment au réel. Si je ne parviens pas à faire le lien action que j’enclenche / réaction de l’environnement, toute tentative d’action peut avoir des conséquences désastreuses. Ainsi, agir sans savoir de quelle façon je vais me confronter au monde paraît risqué. Par exemple, ce n’est pas la même chose de plonger la main dans un récipient plein d’eau que dans un récipient plein d’acide. Si je ne sais pas ce que contient le récipient et que je décide d’agir quand même, je risque des blessures. Ici, le fait de savoir ce que contient le récipient permet de prendre la décision de plonger la main ou non en connaissance de cause et ainsi, le savoir va me permettre d’éviter une souffrance inutile. Ainsi, à l’échelle de petites expériences de la vie de tous les jours, il apparaît que la connaissance me permet d’appréhender le monde et d’agir en adéquation avec lui. A fortiori, la connaissance semblerait donc tout aussi importante, si ce n’est plus, à l’échelle d’une vie. Ainsi, les choix d’action déterminants, ceux qui conditionnent l’identité et la lisibilité du parcours de chacun, doivent également répondre à une logique d’adéquation avec le réel, logique servie par l’effort de connaissance. En effet, si je ne comprends pas le monde dans lequel j’évolue, je risque d’agir, et donc de vivre, à côté du réel : je risque de passer à côté de ma propre vie. L’enjeu de la connaissance c’est donc de vivre dans le réel. En effet, si je passe à côté du réel, je vis dans l’illusion. Je crois que le monde est comme ceci ou comme cela alors qu’il n’en est rien. L’illusion habille le réel d’une manière qui me plaît mais qui n’est pas adéquate. Ainsi, l’illusion porte en elle le danger d’agir en fonction de ce que je crois savoir du monde alors qu’en réalité il est tout autre. L’illusion est dangereuse en soi en ce que nous agissons dans le vide. En effet, lorsque l’on vit dans l’illusion, nos actions ne répondent pas à un schéma de confrontation au réel, de tentative de vivre intensément mais plutôt à une logique de fuite du réel. Or, le réel finit toujours pas se rappeler à nous, et pas forcément de manière agréable. On peut sortir en débardeur par -15° en étant persuadé que c’est le mois d’août mais il arrivera forcément un moment où l’on tombera malade. Ainsi, vivre dans l’illusion, c’est se condamner à se faire violemment rappeler à l’ordre par le réel lorsque l’on s’y attend le moins. Donc, pour vivre dans le réel, il est nécessaire de combattre l’illusion. Et pour ce faire, l’effort de connaissance doit être constant : toujours garder présent à l’esprit que le monde n’est pas forcément ce qu’il semble être. On en revient donc à notre conceptualisation de connaître : s’efforcer de réduire l’étrangeté, de saisir la nécessité avec laquelle les choses se produisent. Il n’y a qu’ainsi que je pourrais agir dans le réel, maîtriser mes actions et me prévenir de bien des risques.
A l’issue de cette première réflexion, il apparaît préférable, pour ne pas souffrir dans sa relation au monde, de le connaître, de le comprendre : il faut savoir comment fonctionne le monde dans lequel on vit pour agir. Cependant, il semble résider un paradoxe entre savoir et agir. Ainsi, le savoir, la connaissance sont l’aboutissement de processus réflexifs souvent longs tandis que l’action, elle, est spontanée en soi. Cette spontanéité de l’agir s’oppose donc à la lenteur du connaître. Mais précisément, si l’on applique le concept de connaissance à la spontanéité de l’action, on en vient à se demander quelles sont les causalités de nos actions, les moteurs de l’actualisation.
La spontanéité est le fait d’agir de façon impulsive. Ainsi, nos actions sont la plupart du temps spontanées : nul besoin de réfléchir pendant des heures pour procéder à l’exécution d’une action. A l’inverse, l’effort de connaissance prend du temps. La connaissance est l’aboutissement d’une
réflexion, d’un effort de rejet de l’illusion pour mieux appréhender le réel. C’est en cela que savoir et agir semblent s’opposer, bien qu’il nous ait semblé dans un premier temps qu’agir n’aille pas sans connaître. Mais cette spontanéité, cette impulsivité sont nécessairement le fruit d’une causalité. On arrive donc à se demander quels sont les moteurs de l’actualisation. En général, nous agissons en réaction à des contraintes extérieures : besoin ou désir. Le besoin est naturel et inévitable : la faim, la soif, le sommeil sont des besoins. On ne peut pas échapper à la nécessité de satisfaire de nos besoins. Mais qu’en est-il du désir ? Le désir se définit comme l’image d’une chose qui est source de la réalité effective de cette chose. Le désir apparaît de lui-même, il s’impose à moi et me pousse à agir dans le sens de sa satisfaction. Je ne suis pas réellement libre face au désir. Précisément, le mode de comportement du désir est l’hétéronomie. Dans l’hétéronomie, je suis déterminé par des contraintes extérieures. Mon action est le fruit de causalités qui ne m’appartiennent pas. Quand je désire, j’agis par pression extérieure. Ainsi, il semble qu’un des moteurs de l’actualisation soit l’hétéronomie. Mais il serait réducteur de penser l’action humaine uniquement en termes désirants. L’actualisation peut également être autonome. Dans l’autonomie (du grec nomos, la règle et auto, soi-même), je suis la pure causalité de mon action. En effet, je suis l’auteur de la règle que je m’impose, je ne suis déterminé par nulle contrainte extérieure. Or, pour Kant, l’homme n’est autonome que dans le devoir. Il n’y a que là où j’échappe aux contraintes extérieures. En effet, il postule que l’homme a une conscience de devoir. Il sait intimement, ayant intériorisé les normes de la société dans laquelle il évolue, qu’il doit faire ceci ou cela. En termes kantiens, on parlera d’impératif catégorique. L’impératif catégorique peut être exprimé ainsi : agit de telle façon que la maxime de ton action puisse valoir comme principe d’une législation universelle. Ainsi, pour Kant, en agissant par impératif catégorique, je fais ce que je dois et c’est précisément ainsi que je peux être la pure source de mon action. L’action a donc pour origine une conscience personnelle, intime du devoir. Il apparaît ainsi qu’un autre des moteurs de l’actualisation est le devoir. C’est un moteur moral immédiat : je sens que je dois agir de telle façon donc j’agis ainsi. Nous avons donc jusqu’ici éclairé deux pistes : soit j’agis par désir, soit j’agis par devoir. Or, dans ces deux cas, la causalité de l’action a quelque chose d’immédiat. Le désir s’impose et me pousse dans telle direction. Le devoir est présent dans mon esprit et je ressens que je dois agir comme ceci plutôt que comme cela. J’agis donc soit par pression extérieure, soit par conscience intime. Il commence à apparaître que ces deux causalités sont relativement rapides à me pousser à l’actualisation : je ne réfléchis pas spécialement, j’agis. C’est précisément l’expression de la notion de spontanéité que nous avions abordée plus haut. Il semble donc que le savoir, la connaissance ne soit pas forcément nécessaires au passage à l’action. En effet, dans le désir comme dans le devoir, je n’ai rien à savoir, rien à connaître. Il suffit que je ressente le devoir ou que le désir me pousse pour que j’agisse. La spontanéité, l’immédiateté de l’action paraît incompatible avec la lenteur indue par l’effort de réflexion, de connaissance. En effet, dans le temps où je réfléchis, où je cherche à appréhender le réel, je n’agis pas. Il semble donc que les moteurs humains de l’actualisation n’aient rien en commun avec la connaissance.
Nous avions dans un premier temps conclu à la nécessité de la connaissance dans l’action. Mais, en poussant plus loin la réflexion, c'est-à-dire en s’intéressant aux moteurs de l’action, il nous apparaît que, dans la réalité, savoir et agir ne vont que rarement de pair. Notre réflexion suivant son cours, il semble nous apparaître que finalement l’action et la connaissance sont peut-être, au delà d’une simple opposition, profondément incompatibles.
Finalement, le savoir, la connaissance ne vont-ils pas à l’encontre de l’action ? Dans Lexique, le philosophe Jean Grenier soulève un paradoxe intéressant : « L’homme ne peut agir que parce qu’il peut ignorer. Mais il ne voudrait agir qu’en connaissance de cause ». La seconde phrase de cette citation renvoie à la première partie de notre réflexion : agir en connaissance de cause c'est-à-dire, comme on l’avait dit, comprendre le réel de manière à agir de façon adéquate. Intéressons-nous donc à la première partie de la citation. L’homme ne peut agir que parce qu’il peut ignorer. De prime abord, c’est une vision étonnante. Mais si l’on se penche un instant sur l’idée, cela semble devenir une poursuite intéressante à notre réflexion. Ainsi, nous avons établi que les moteurs de l’action n’ont rien de commun avec le savoir, avec la connaissance. Les moteurs actualisants que nous avons pu dégager sont, à l’inverse, assez insaisissables. Le désir et le devoir sont effectivement des moteurs dont nous avons du mal à saisir l’origine : la conscience intime, voire l’inconscient pour le désir. On peut donc dire que nous ignorons à peu près tout des moteurs qui nous poussent à l’action. On peut comprendre ainsi la citation de J. Grenier : on ne peut agir que parce que l’on est capable d’ignorance précisément vis-à-vis de ce qui nous pousse à agir. En effet, si dans le moment où j’agis, j’avais conscience que mon moteur d’action est un désir lié à tel, tel et tel facteurs, il se peut que je n’agirais pas, trop occupé à réfléchir à cette soudaine prise de conscience de mes motivations intimes. L’action semble donc aller de pair avec l’ignorance. Il y aurait d’un côté les choses de l’esprit, les efforts de réflexion et de connaissance et de l’autre, l’action, l’activité, la spontanéité ; chacun de ces “ensembles” s’invalidant l’un l’autre. A la lumière de cette distinction, la citation étudiée s’éclaire : nous ne pouvons agir que parce que nous pouvons ignorer ; or, nous croyons que la connaissance nous est nécessaire pour agir ; donc, puisque nous cherchons trop à comprendre, à savoir avant d’agir, nous finissons par rester passif. Cette incompatibilité résidant entre savoir et action serait par exemple un potentiel facteur explicatif de la passivité internationale face aux grands défis actuels : réchauffement climatique, sort du Tiers-Monde, … Effectivement, nous savons tout ce qu’il y a à savoir sur les dangers environnementaux ou sur la faim dans le monde et pourtant nous n’agissons pas particulièrement. Appliquons à l’exemple de la faim dans le monde les conclusions que l’on vient de tirer. On sait que 24 000 personnes meurent de faim chaque jour et l’on sait aussi que la planète produit assez de nourriture pour faire vivre ses 6 milliards d’habitants. Ainsi, le côté réflexion, effort de connaissance est présent : on sait, on comprend le problème, ses enjeux, et ses possibles solutions. Penchons-nous à présent sur le côté action. Faisons-nous réellement quelque chose pour remédier à tout cela ? Non. Comme on l’a dit, la production mondiale de nourriture de base (céréales etc) serait suffisante pour nourrir la population mondiale et pourtant, une grande partie de l’humanité ne bénéficie pas de ces vivres. Pourquoi ? Parce que l’on applique nos capacités de réflexion à une logique de rationalisation (c'est-à-dire de calcul coût / avantage) et de rentabilisation. En effet, il est plus rentable de vendre cette nourriture que de la distribuer sous formes d’aides humanitaires. Considérons l’action de faire changer les choses. Ici, la connaissance, économique en l’occurrence, bloque cette action : on sait que l’on pourrait nourrir tout le monde mais l’on sait aussi que l’on peut se faire une fortune. Donc on n’agit pas, on continue à laisser les gens mourir de faim. Si l’on ne savait ni l’un ni l’autre, on agirait probablement : il me semble que je dois faire profiter à tous de ces vivres donc je vais agir de manière à ce que tout le monde mange (impératif catégorique). Ainsi, cet exemple illustre l’incompatibilité résidant entre savoir et action en ce qu’il montre bien que le fait de réfléchir bloque les réflexes moraux par exemple qui pousseraient à une action immédiate. Mais cet exemple semble avoir une autre dimension. En effet, enrayer la faim dans le monde n’est pas chose aisée ni n’est à la portée du premier venu. Tenter cet enrayement nous ferait rencontrer de fortes résistances. Il semble en réalité que cet exemple pose la question du déterminisme. Un déterminisme est un agencement de phénomènes qui rend la production d’un résultat donné inévitable. Les déterminismes pèsent sur l’homme en l’empêchant d’agir comme il l’entend.
La mort est un déterminisme naturel : même si je décide de vivre 200 ans, je ne le pourrais pas. A l’inverse, le déterminisme social par exemple est relativement surmontable : il est possible d’aller à l’encontre de la pensée dominante même si c’est au prix d’une certaine marginalisation. Cependant, pour Spinoza, le déterminisme est absolu. Il arrive à cette conclusion à l’issue d’une réflexion sur Dieu. Pour le philosophe, Dieu existe. Mais il ne s’agit pas d’une vision classique de la divinité. Spinoza part du fait que nous avons l’idée de Dieu et que nous pouvons donc l’étudier, lui associer des prédicats. Notre idée de Dieu est une idée d’infini. Puisque que nous en avons l’idée, il faut bien que l’infinité existe. Or, rien de ce que je vois autour de moi n’est infini. Donc, toute chose en tant que finie est une partie de Dieu, infini. Dieu est infini donc il est TOUT. Il est donc unique puisque l’infinité n’admet pas d’altérité et il est donc parfait en tant qu’il ne peut rien manquer à un tout. D’où le célèbre : « Deus sive natura », Dieu c'est-à-dire la nature. Donc Dieu est tout, il est l’infinité qui nous entoure et nous sommes des parties de Dieu. Ainsi, pour Spinoza, le déterminisme est absolu. En effet, puisque rien ne sort de l’infinité, il ne peut pas être extérieur à Dieu. Nous sommes donc absolument déterminés : nos actions ne nous appartiennent pas en tant qu’elles sont comme nous et nos idées, parties de Dieu. Cependant, cette vision des choses comporte des dérives dangereuses. Le fait de considérer que rien ne dépend réellement de nous peut mener à un raccourci qui déresponsabiliserait l’homme : nous sommes absolument déterminés donc nous ne sommes responsables de rien. Le concept de déterminisme absolu doit donc être manié avec prudence. Dans le cadre de notre réflexion, il prouve simplement que l’effort de connaissance bloque l’action. En effet, il semblerait à la lumière d’une réflexion spinoziste, que nous soyons absolument déterminés. Mais nous ne le saurons que si nous en faisons l’effort de compréhension. Donc, si nous ne le savons pas, si nous ne réfléchissons pas à l’ordre des choses, nous ne le saurons jamais et nous continuerons à agir. On retombe donc bien sur notre hypothèse d’une césure savoir / action. Le savoir nuit à l’action. L’effort de comprendre le monde brise la volonté active de l’homme en ce qu’elle lui fait prendre conscience que ses actions n’ont en général que peu d’impact. Cependant, l’action est la concrétisation de ce que la nature humaine a de plus puissant : la capacité à surmonter un certain nombre de déterminismes, même si d’autres nous dépassent. Ainsi, nos actions ne changeront pas le monde mais elles contribueront à prouver que nous ne sommes pas que des créatures passives, elles contribueront à l’adéquation avec notre nature : l’homme est action.
Si dans un premier temps il nous a semblé que connaître le monde était primordial pour agir, il est vite apparu qu’associer connaissance et action était paradoxal. L’étude des moteurs de l’actualisation nous a mené à la conclusion provisoire d’une incompatibilité entre savoir et action. Et précisément, via un détour spinoziste, il nous est apparu que le savoir, l’effort de réflexion vont bel et bien à l’encontre de l’action. Il semble donc s’imposer une maxime de type : “Trop de réflexion tue l’action” !