Photoreportage-2

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2. THÉORIES ET LOGIQUES D’AUTEUR

Nous allons passer à présent en revue trois grandes versions du métier de photoreportage, trois idéologies professionnelles qui ont fortement constitué cette profession et modelé ses formes dominantes d’identification. Elles renvoient également à trois époques du photojournalisme. A chacune correspond la figure emblématique d’un photographe de presse de grand renom qui l’a incarnée par excellence ou qui l’a explicitement théorisée. Nous résumerons ainsi l’histoire du photoreportage entre les années 1930 et la concurrence introduite par la télévision, à partir de 1960 aux Etats-Unis et des années 1970 en Europe. A. Au cœur de l’événement Une contrainte pèse absolument sur la pratique de la photo de presse, elle en conditionne par principe la réussite : c’est la nécessité impérieuse pour le photographe de se trouver sur place au moment où il se passe quelque chose. Il peut fixer sur la pellicule uniquement ce qui se trouve devant son objectif au moment où il actionne l’obturateur. Par conséquent, il lui faut être devant ou au cœur de l’événement pour en rapporter des clichés. Cette contrainte introduit une différence de taille entre la manière de procéder des photoreporters et celle des journalistes de plume, qui écrivent des articles sur l’actualité. Car ces derniers n’ont pas l’obligation d’assister en direct aux événements : ils peuvent en rendre compte sans les avoir vus. C’est d’ailleurs ce que beaucoup font : ils reprennent des dépêches d’agence, sollicitent après-coup le témoignage des acteurs concernés, voire reconstruisent le déroulement des faits lorsqu’il est controversé (y avait-il 50 000 ou 100 000 manifestants ?) Le photoreporter, lui, doit se trouver sur place. Il peut y être empêché de photographier, mais il doit y être. Jusqu’aux années 1970, dans les grands quotidiens occidentaux qui employaient des photoreporters permanents, l’une des premières étapes de l’apprentissage de ce métier consistait à suivre dans la rue un photographe déjà chevronné pour apprendre avec lui, de lui, à anticiper les événements et à les suivre sans leur faire obstruction. C’est effectivement la double condition pour être sur place au moment voulu et pour être en mesure de restituer en images ce qui s’est passé. Photographier l’actualité requiert donc de savoir manœuvrer dans ce contexte en constant mouvement. Autant qu’un talent pour l’image, il faut détenir une science de l’événement : savoir cultiver ses sources d’information, pressentir les faits marquants, voire être dans le secret, et alors le garder pour soi. Il n’est pas rare que des photographes rapportent des clichés d’événements dont ils ont délibérément tenu éloignés les journalistes de leur propre journal, si c’était la condition pour être les seuls ou du moins les premiers. Le scoop constitue à cet égard le coup d’éclat du photoreporter, son morceau de bravoure : être le premier à donner à voir ce que personne n’a encore vu. Telle est l’ambition de tous les photographes ou cameramen de presse, leur obsession majeure. Cette obsession est constitutive du fonctionnement même de leur métier.


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L’histoire du photoreportage est ainsi ponctuée de clichés qui résultent de véritables prouesses réussies par des photographes intrépides et particulièrement habiles à se glisser au cœur des événements les plus chauds de l’actualité. Il s’agit souvent de conflits armés. A cet égard, Robert Capa (1913-1954) est la figure historique majeure, celle qui résume parfaitement cette race de photographes assimilant la presse et l’aventure. En 1938, le périodique anglais Picture Post le saluait comme « le plus grand photographe de guerre au monde ». Portrait de Robert Capa parue dans le Picture Post, 3 décembre 1938 : http://www.warchronicle.com/journalists/capa.jpg Il n’avait alors que 25 ans, mais il s’était déjà rendu célèbre par cette photo prise lors de la guerre d’Espagne, publiée en 1937 par Life avec pour légende : « L’appareil de Robert Capa saisit un soldat espagnol [Républicain] au moment précis où une balle le frappe en pleine tête, devant Cordoue ». Robert Capa, Mort d’un milicien espagnol, 1936 : http://expositions.bnf.fr/capa/grand/002.htm Capa affirmait : « Si tes photos ne sont pas assez bonnes, c’est que tu n’es pas assez près. » Dans le contexte d’une guerre, ce parti-pris était directement synonyme de danger, mais tel était le prix de la photographie. Le photographe devait risquer sa vie en première ligne des combats, il garantissait ainsi qu’il avait partagé la condition des soldats jetés dans les atrocités de la guerre. Par son engagement personnel et la trace fixée sur la pellicule, il devenait un substitut symbolique des hommes au combat, en même temps qu’un formidable producteur d’images à sensation. Une autre prouesse photographique accrut encore la gloire internationale de Capa : ce cliché rapporté du débarquement allié du 6 juin 1944 à Omaha Beach. Robert Capa, Débarquement allié en Normandie, 6 juin 1944 : http://expositions.bnf.fr/capa/grand/148.htm Capa débarqua en même temps que les soldats, il photographia ses compatriotes sous le feu allemand. Il réalisa ainsi 106 clichés. Mais le laborantin chargé de développer ses films les fit sécher à une température trop élevée pour essayer de gagner du temps et les acheminer plus vite à New York, en vue de leur parution dans Life : seules 8 photos furent sauvées, très détériorées. Floues, elles n’en acquirent que plus de force et furent célébrées comme un monument inégalé de la photographie de presse. D’ailleurs Life les publia avec cette légende affabulatrice : « L’immense excitation du moment avait fait trembler la main du photographe Robert Capa et avait ainsi brouillé ses photographies. » Certes Capa avait eu peur, mais pas au point d’en oublier son métier de photographe.


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En 1954, Robert Capa sauta sur une mine alors qu’il photographiait les soldats français en Indochine. Avant lui et depuis, de nombreux autres photographes périrent dans l’exercice de leur métier. Ils contribuèrent à lui conférer cette aura dramatique qui ne fait que renforcer l’impact des photographies d’actualité. Dans ce cas comme dans beaucoup d’autres, la photographie tire sa valeur d’avoir été prise au plus près de l’événement, à la fois dans le temps et dans l’espace. Elle colle à l’événement, elle en constitue la trace directe. C’est la réalisation parfaite de l’idée de photographie d’actualité. Souvent, la condition pour réussir un tel cliché est de le voler. Cette possibilité fut ouverte par la commercialisation, à partir des années 1930, d’appareils de poche aisément dissimulables. En permettant au reporter de photographier sans être vu, ils lui permettaient d’outrepasser les nombreux obstacles et interdictions qui se dressaient sur sa route. Erich Salomon repéré par Aristide Briant, Paris, 1931 : http://img.stern.de/_content/61/45/614547/Salomon500_500.jpg Pour une biographie par son fils aîné et un aperçu de ses photographies, voir le site : www.comesana.com/english/salomon.php C’est ainsi que Capa réalisa l’un de ses premiers exploits journalistiques, en 1932 à l’occasion d’un discours qui marquait le retour de Trotsky sur la scène publique : « Aucune photo possible,Trotsky ne voulant pas se laisser photographier. Des photographes du monde entier étaient là avec leurs chambres grand format. Aucun ne put entrer. Survinrent quelques ouvriers qui devaient transporter de longs tubes d’acier à l’intérieur. Je me joignis à eux. J’avais un petit Leica dans ma poche et personne ne pouvait imaginer que j’étais photographe. Mon petit Leica et moi, nous sommes allés voir Trotsky. » Le journalisme est un métier qui cultive une certaine idéologie de la transgression en la justifiant par les impératifs supérieurs de l’information : pour informer, tous les interdits peuvent être transgressés, ils doivent même l’être. Mais, alors que le reporter de presse écrite peut aisément dissimuler sa véritable identité professionnelle, il n’en va pas de même pour le photoreporter qui doit toujours emporter son appareil, si petit soit-il. Dans son cas, la transgression des interdits et des censures divers est plus difficile. Mais, du même coup, les clichés obtenus sont plus valorisés encore puisque leur valeur de témoignage se double du frisson de la prouesse et de l’intrépidité. Tom Howard, Exécution capitale en direct, New York, 13 janvier 1928 (photo prise à l’insu du personnel de la prison) : http://home.snu.edu/~dwilliam/f97projects/tabloid/ruth.gif


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B. Le moment décisif Puis vint Henri Cartier-Bression (1908-2004). Issu d’une famille de la grande bourgeoisie, il reçut une formation artistique qui le destinait à la peinture. Il commença à pratiquer la photographie à l’occasion de son premier voyage en Afrique – il partit en 1931 à l'aventure en Côte d'Ivoire où il passa un an. De retour en Europe, il continua à explorer les possibilités de la photographie, dans une veine surréaliste, alors très en vogue parmi les artistes. Dès 1932, il exposa à New York, puis à Madrid et à Mexico. Parti aux Etats-Unis, il se forma au cinéma auprès des premiers réalisateurs de films documentaires. On le retrouva en France en 1936, second assistant de Jean Renoir sur le tournage d'Une partie de campagne. Luimême passera de l'autre côté de la caméra l'année suivante pour réaliser deux documentaires sur l'Espagne républicaine. Ses premiers reportages photographiques d'actualité seront publiés dans la revue communiste Regards, où Louis Aragon l'avait introduit (ainsi que Robert Capa). Durant toutes ces années avant la Seconde Guerre mondiale, Henri Cartier-Bresson a donc pratiqué la photographie plus en dilettante qu'en professionnel, plus en artiste qu'en photoreporter. A la Libération, il s'associa à un groupe de photographes résistants et réalisa un documentaire sur le retour des prisonniers et déportés. Mais il délaissa de nouveau l'actualité, en 1946, pour repartir aux Etats-Unis valoriser ses photographies artistiques. C'est à New York qu'en 1947 il fonda l'agence Magnum avec Robert Capa et plusieurs autres photoreporters de renom. Dans les décennies qui suivirent, il sillonna le monde en suivant sa curiosité et son goût des voyages, parfois en obéissant à une commande de Magnum ou d'un magazine. Il parcourut ainsi l'Inde de l'indépendance et de la partition avec le Pakistan, la Chine au moment où elle bascula dans le communisme de Mao, l'Indonésie qui gagnait son indépendance, mais aussi l'URSS au lendemain de la mort de Staline, le Mexique de nouveau, le Japon, Cuba, etc. Il rapporta de ses périples d’innombrables clichés, certains en prise avec l'actualité immédiate qu'il publia dans la presse, d'autres plus documentaires ou artistiques dont il fit de nombreux livres et expositions. Son travail de photographe fut constamment reconnu par des personnalités éminentes du monde de l'art : Matisse, Miro, Leonor Fini ; par des écrivains : Aragon, Antonin Artaud, etc. Il en photographia beaucoup. En 1994, dans un film documentaire qui lui était consacré (série Contacts), il déclarait : « Il y a un choix pour l’actualité, le tout-venant, et puis la crème pour les livres et les expositions. » En 1974, il délaissa la photographie pour retourner au dessin. « Je ne fais plus de photo dans la rue, je ne fais plus le trottoir, déclarait-il récemment. Je préfère le dessin : ça va plus loin tout de même. » Ou encore : « La photographie est une action immédiate, le dessin, une méditation. » Martine Franck, Henri Cartier-Bresson dessinant son autoportrait, 1992 : http://blog.magnumphotos.com/images/PAR124683.jpg


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Paradoxalement, c'est à partir de sa « retraite » que s'enclencha un processus français et international de reconnaissance qui aboutit à l'imposer partout dans le monde comme un maître de la photographie. Qualifié majestueusement d'« œil du siècle », il se prêta à cette vénération avec un brin d'amusement, mais sans rien y trouver à redire. Son extraordinaire longévité acheva de lui conférer une aura d'exception. L’originalité de son parcours est double. Cartier-Bresson aurait dû être peintre s’il n’avait pas croisé la photographie. Et surtout, quitte à devenir photographe, il aurait été plus logique qu’il s’adonne à la photographie d’art plutôt qu’à la photographie de presse. Ce qu'il a fait d'ailleurs, avant, puis parallèlement à son travail sur l'actualité. Il en résulta que Cartier-Bresson a investi dans le photoreportage des ambitions explicitement artistiques, qui n’y avaient pas prévalu jusque-là. Certes, tout photographe de presse compose ses images en vue de les rendre les plus explicites possible, les plus percutantes, voire les plus belles. La plupart de ces codes de construction des clichés sont d’ailleurs inconscients. Certains varient directement selon les supports de presse (on ne fait pas une photo de la même façon pour Libération et pour Géo). Souvent, on reconnaît le style d’un photographe de presse, quels que soient les sujets qu’il traite ou les supports pour lesquels il travaille. Bref, la photo de presse, comme toute image, n’est pas seulement un document, c’est également une forme et, à ce titre, elle obéit à des canons esthétiques. Cartier-Bresson porta l’exigence esthétique à son comble en postulant que la photographie de presse devait associer la pertinence journalistique et la réussite artistique. C’est sa fameuse théorie du « moment décisif » : « La photographie, a-t-il écrit, est, dans un même instant, la reconnaissance simultanée de la signification d’un fait et de l’organisation rigoureuse des formes perçues visuellement qui expriment et signifient ce fait. »1 En d’autres termes, il s’agit de saisir sur le vif l’événement qui se déroule, d’en proposer en une image un résumé pertinent ou un aperçu particulièrement suggestif, et, en même temps, dans le même geste, de composer un tableau photographique parfaitement construit. Le tout sans intervenir sur la scène en train de se produire, sans chercher à en accentuer le contenu ou la signification, mais en laissant faire. Le moment en question est « décisif » en ce sens qu'il fait appel à la décision du photographe : lui seul décide d'appuyer sur le déclencheur. Ce moment n'est pas forcément « décisif » au regard de l'Histoire en train de se faire – encore que la force de certaines des photos de Cartier-Bresson tient à ce qu'elles sont d'excellents documents historiques. D'autres, en revanche, sont plus poétiques ou contemplatives. Le moment choisi ici est décisif avant tout aux yeux du photographe : c'est l’instant qui lui permet de réaliser la photo que lui veut. Conçue de la sorte, la prise de vue est donc essentiellement un acte créatif. En outre, ce moment est décisif dans un autre sens : Cartier-Bresson concentre toute son attention et son énergie créatrice au moment de la prise de vue. Ensuite, les photos sont tirées telles quelles, sans plus aucune modification, retouche ou recadrage. C'est un art de l'instant, qu'il comparait au tir à l'arc zen. 1

Préface de son livre Images à la sauvette, Paris, Tériade,1952.


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Inde, Tamil Nadu, Madura, 1950 : photo visible sur le site : http://www.magnumphotos.com Le motif attendu de la misère humaine (une mère portant un enfant maigre) a été écarté par le cadrage, au profit de l’image dynamique de la roue qui tourne, évocatrice du destin de l’Inde depuis l’Indépendance obtenue en 1947. D’ailleurs, la roue évoque directement le nouveau drapeau de l’Inde : http://fr.wikipedia.org/wiki/Drapeau_de_l'Inde Type de cliché compassionnel que Cartier-Bresson a clairement voulu éviter : Werner Bischof, Famine dans l’Etat du Bihar, Inde, 1951 : photo également visible sur le site : http://www.magnumphotos.com

Srinagar, Cachemire, 1948 : photo visible sur le site : http://www.magnumphotos.com Srinagar est une ville du Cachemire, restée en Inde après la création du Pakistan, malgré sa proportion importante de Musulmans. Ces femmes sont en train de prier sur la colline Hari Parbal en direction du soleil qui se lève derrière l'Himalaya, tournant le dos au Pakistan. Pertinence de ce document historique et beauté esthétique de l’image. Aquila degli Abruzzi, Italie, 1952 : photo visible sur le site : http://www.magnumphotos.com Autre instantané de même inspiration : Hières, 1932 : http://images.artnet.com/artwork_images/424175658/232693t.jpg Athènes, 1953 : http://mucri-photographie.univ-paris1.fr/article.php?oeuvre=14 Jardins du Palais Royal, Paris, 1959 : photo visible sur le site : http://www.magnumphotos.com Cartier-Bresson a attendu non pas l’événement, mais le moment précis où l’image se ferait.

Le projet de restituer un événement en une seule image révélatrice n’est pas une invention des photographes. Elle remonte au genre qui a dominé dans la peinture depuis la Renaissance, à savoir la peinture d’histoire : cette grande peinture des grands événements, dont on voit de nombreuses pièces de choix dans les musées et quantité de reproductions dans les manuels d’histoire de l’enseignement secondaire. Sur une seule image se trouvent réunis les principaux personnages dans une scène paroxismique, tous leurs gestes et expressions tendus vers l’accomplissement de ce qui constitue le nœud de l’événement. Un exemple parmi tant d’autres : Eugène Delacroix, Combat d’Arabes dans les montagnes, 1863 : http://www.nga.gov/fcgi-bin/timage_f?object=50686&image=11536&c=gg93


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Lorsqu’il réalise un tel tableau épique, le peintre place les personnages à sa guise et dispose le décor autour selon sa conception de la belle peinture, plus souvent selon les normes en vigueur dans l’art de son temps. Il pourra même s’efforcer de donner à la scène la vigueur et la spontanéité d’un événement saisi sur le vif, mais ce réalisme sera un pur effet de son art. Car, par principe, la scène toute entière est construite pour les besoins de la peinture. Pour expliciter la différence avec la photographie saisie sur le vif, voici deux autres exemples pris dans la peinture : Giovanni Paolo Panini, L’intérieur du Capitole, Rome, 1734 : http://www.nga.gov/fcgi-bin/timage_f?object=165&image=842&c= Tous les personnages de cette foule inventée ont été voulus, disposés et peints sciemment par le peintre à l’intérieur du cadre qu’il s’était préalablement fixé, selon une perspective d’ailleurs plus large que ce qu’il est possible de voir sur place. Toulouse-Lautrec, Un coin du Moulin de la Galette, 1892 : tableau visible sur le site : http://www.toulouselautrec.free.fr avec un cadrage délibérément photographique qui coupe certains personnages. De nombreux autres exemples sont visibles dans les tableaux du peintre, sur le même site.

La photographie de presse a repris l’héritage de la peinture d’histoire en recherchant avant tout à saisir les événements jugés importants (le plus souvent des guerres, des batailles, les grandes cérémonies, des meurtres, etc.) à travers des images percutantes. Mais, au lieu de disposer de tout son temps devant la toile, la prouesse du photoreporter, selon Cartier-Bresson, serait de composer son tableau photographique directement sur les lieux et au cœur de l’événement, en l’espace d’une fraction de seconde, le temps de déclencher l’appareil. On mesure ici combien l’ambition de Cartier-Bresson était grande : élaborer quasi-instantanément de véritables tableaux d’actualité aussi bien composés que les grands tableaux d’antan. Henri Cartier-Bresson, Nehru annonçant la mort de Gandhi, 1948 : photo visible sur le site : http://www.magnumphotos.com

Cartier-Bresson a fait beaucoup d’adeptes. Il demeure un maître considérable de la photographie, dont les images et plus encore la théorie ont inspiré quantité de successeurs. L’un des plus connus aujourd’hui est Sebastiào Salgado, dont les photos décrivent la famine, la misère, l’exploitation, l’exil à travers le monde, mais avec une esthétique omniprésente, éminemment reconnaissable, comme s’il voulait réaliser des icônes modernes, sublimer par le cadrage, la lumière et la composition de ses photos la


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dureté des scènes qu’il saisit et entend dénoncer. Les magnifier entre dans le combat moral qu’il mène en faveur des plus démunis. Pour une présentation de son parcours et de ses photographies, voir le site : http://expositions.bnf.fr/Salgado/ Nette différence de style et d’intentions à partir de la même réalité : – Sebastiào Salgado, Mine d’or de Sera Pelada, Brésil, 1986 : http://expositions.bnf.fr/Salgado/grand/002.htm Force visuelle des images et compassion avec le sort très dur de ces masses de mineurs. – Alfredo Jaar, Rushes, installation dans la station de métro Spring Street de New Street (sur la ligne qui mène à Wall Street), 1986 http://pedagogie.ac-toulouse.fr/culture/jaar/histoiredelart.htm Portrait individuel et dénonciation de l’économie spéculative de l’or. En 1947, Cartier-Bresson fonda à New York, avec Robert Capa et deux-trois autres photographes de presse une nouvelle agence, Magnum, qui se voulut d’emblée une agence d’auteurs. Créée avec un statut de coopérative, elle entendait introduire une rupture avec les usages de la presse. Les photographes qui en faisaient partie définissaient eux-mêmes les sujets qu’ils allaient traiter, au lieu de rester soumis aux desiderata des journaux ou des magazines. Et surtout ils demeuraient propriétaires de leurs droits sur les images au lieu de les céder aux publications : leur nom devait figurer en marge de leurs photos et ils conservaient leurs négatifs. Il fallut la notoriété de ses premiers sociétaires pour permettre le démarrage de cette entreprise qui, pour la première fois, affirmait l’identité d’auteur des photographes de presse. Malgré des débuts difficiles, Magnum parvint à se développer jusqu’à devenir l’une des institutions les plus renommées de la photographie moderne. Son apparition et le modèle qu’elle constitua pour d’autres agences qui se créèrent par la suite (notamment Viva ou Vu en France, dans les années 1970) sont le signe qu’une page était tournée dans le photoreportage : finies les décennies héroïques marquées par l’invention du genre, l’envol du marché et l’afflux des grands événements. Le temps était venu pour les plus reconnus des photographes de presse d’affirmer leurs prérogatives d’auteurs. La figure extrêmement ambitieuse de Cartier-Bresson se révéla ici décisive.

Terminons cette présentation du photoreportage d’auteur en évoquant Eugene Smith (1918-1978), assurément l’une des figures les plus célèbres de la profession. Ses photographies ont représenté à la fois l’accomplissement majeur et la fin d’un genre. Grand photographe de guerre américain, revenu de la Seconde Guerre mondiale avec la moitié du visage arraché, il développa entre 1950 et 1970 une série de reportages sur des sujets de société, aux Etats-Unis comme à l’étranger, qui furent publiés


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principalement dans Life. Il composait pour cette revue ce qu’on a appelé des « photoessays », c’est-à-dire des récits agencés à partir de plusieurs photographies et relayés par un texte destiné à les resituer et à les éclairer. L’image était donc première, plus exactement la séquence d’images, organisée, découpée à la manière d’un film. Life s’était fait une grande spécialité de ce genre de reportages, qui tranchait avec le cliché unique privilégié par les quotidiens pour leur couverture de l’actualité immédiate. Eugene Smith était très jaloux de ses prérogatives de créateur, à un point qui lui valut de nombreux problèmes. Plus d’une fois, il refusa de publier un reportage dont la mise en page ne lui convenait pas. Son contrat avec Life finit par être résilié en 1954, tant il devenait intransigeant sur la forme. Car il entendait réaliser des reportages d’une qualité esthétique irréprochable, d’une valeur artistique manifeste. « Je suis constamment déchiré, disait-il, entre l’attitude du journaliste consciencieux, qui rapporte des faits, et celle de l’artiste créateur qui sait que la poésie et la vérité littérale ne vont guère ensemble. »Il rejoignit ensuite l’agence Magnum. Ses photographies donnent une vision du monde héroïque et dramatisée, selon une inspiration formelle proche de celle de Cartier-Bresson, mais puisée davantage dans le cinéma que dans la grande peinture d’histoire. Immersion d’un soldat américain, 1944 : http://masters-of-photography.com/images/full/smith/smith_burial_at_sea.jpg Ouvrier dans une usine sidérurgique à Pittsburgh, 1955 : http://masters-of-photography.com/images/full/smith/smith_pittsburgh_goggles.jpg Tomoko Uemura (victime d’une pollution industrielle) dans son bain, Minimata, Japon, 1972 : http://masters-of-photography.com/images/full/smith/smith_minimata.jpg Eugene Smith finit sa vie seul et plus torturé que jamais. Ses ambitions et ses exigences sont révélatrices de cet apogée du reportage photographique, entre les années 1950 et 1970 – années pendant lesquelles la photographie était le médium-roi pour couvrir l’actualité et où la profession de photo-reporter s’était organisée autour de figures emblématiques à la célébrité mondiale. L’intrusion brutale et irréversible de la télévision allait tout remettre en question.

C. Les temps faibles La télévision n’a pas supprimé la photographie de presse. Il suffit pour s’en convaincre de consulter la presse quotidienne et les magazines : la photographie y est omniprésente. Mais ce qui a changé, c’est que la photographie n’est plus le médium privilégié de couverture de l’actualité immédiate. Dans la plupart des cas, elle a abandonné cet avantage à la télévision. Elle conserve ses qualités d’exclusivité lorsque la télévision se trouve dans l’incapacité d’accéder à un événement. Cela devient de plus en plus fréquent dans les conflits armés contemporains, surtout s’il s’agit de


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guerres civiles. Contrôler l’information est jugé si déterminant pour les pouvoirs en place que les télévisions étrangères sont le plus souvent interdites. Dans les faits, certains photographes, plus discrets que des équipes de télévision, parviennent à s’infiltrer et à envoyer des clichés qui sont les seules images publiables en pareil cas. La transformation la plus notable s’est probablement opérée dans l’esprit même des photographes : ils partent photographier en sachant pertinemment que la télévision couvrira le même événement qu’eux et même qu’elle en aura déjà donné à voir quelque chose lorsque leurs clichés paraîtront. Ils opèrent donc constamment, désormais, en fonction de l’omniprésence de l’image télévisée. Beaucoup cherchent à faire des images en décalage par rapport à l’imagerie cathodique : soit en allant photographier des événements ou des situations négligées par la télévision, soit en les photographiant autrement : Bruno Barbey, Koweit, 1991, pendant la première guerre du Golfe, dont les opérations militaires ont été largement censurées par l’état-major américain. Photo visible sur le site : http://www.magnumphotos.com Peter Turnley, The Unseen Gulf War, 2000 : http://www.digitaljournalist.org/issue0212/images/pt_index4.jpg

soit en intégrant l’image télévisée dans leurs propres clichés : René Burri, Peace Hotel, Shangaï, pendant le procès des manifestants de la place Tienanmen, 1989 : impossibilité pour les reporters étrangers de voir autre chose que les images diffusées par la télévision officielle chinoise. Photo visible sur le site : http://www.magnumphotos.com Michal Rovner, Decoy [leurre], 1991 : cette artiste a photographié les écrans de télévision sur lesquels passaient les seules images visibles en direct de la première guerre du Golfe : http://www.mlac.it/img_luxflux/n2/profili1eg.jpg Enfin, du fait de la concurrence avec la télévision, la photographie tend à se réserver les sujets de fond pour les magazines. Mais au-delà, s’est amorcé un autre revirement, perceptible et clairement exprimé par certains photoreporters actuels de renom, au premier rang desquels en France Raymond Depardon. Né en 1942, il s’est fait un nom dans la photo de presse au tournant des années 1970, c’est-à-dire précisément au moment où la télévision établissait son emprise sur l’actualité. Il a donc construit son travail personnel dans ce nouveau contexte. Il a d’abord commencé sa carrière en couvrant les événements majeurs, comme il était de tradition dans ce métier : entre 1970 et 1973, il photographia de nombreux conflits, au Biafra, au Tibesti, au Chili, en Asie du Sud-Est, en compagnie de son ami le


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photographie Gilles Caron. La mort de celui-ci, en 1973, au Cambodge, est un malheur dont il resta très marqué. C’est à l’occasion de la guerre du Liban, entre 1978 et 1979, que Raymond Depardon commença à amorcer un tournant dans sa manière de photographier et de présenter ses photos. Beyrouth, 1998 : http://roland.helie.free.fr/Images/Depardon.jpg Cette photo de guerre classique ouvrait son premier livre personnel : Notes (Paris, Arfuyen, 1979 – réédité au format de poche en 2006 par les éditions Points) Il couvrit néanmoins encore quantité de grands événements internationaux, dont il donna des images marquantes, comme par exemple la chute du mur de Berlin : Berlin, 11 novembre 1989 : Photo visible sur le site : http://www.magnumphotos.com

Entre-temps, il était passé de l’agence Gamma – dont il avait été l’un des fondateurs en 1967 – à l’agence Magnum, qui avait servi de modèle à Gamma. Il était donc très attaché à l’affirmation du statut d’auteur des photoreporters. La consécration professionnelle que lui assura l’entrée à Magnum a certainement compté dans l’affirmation d’un nouveau style, plus personnel. Pour en justifier la pertinence, Depardon a forgé le concept de « temps faible ». Les temps forts constituent le mode de déroulement dominant des événements d’actualité, redoublés par l’écho que leur donnent les médias. Dans ces conditions, l’actualité n’est plus qu’une succession de temps forts, et l’on pourrait même ajouter aujourd’hui : de temps forts télévisés. Depardon défend l’idée que ces temps forts ne montrent rien sinon les impératifs du spectacle requis par la télévision. Il appartient donc au photographe d’investir les temps où il ne se passe rien ou, plus exactement, où l’on croit qu’il ne se passe rien, ceux que la télévision délaisse, voire qu’elle ignore totalement. Car l’attention à ces temps ordinaires pourrait apporter une compréhension plus en profondeur de ce qui se passe, de ce qui se prépare. Le photographe aurait donc à présent pour mission de faire voir ce qui passe inaperçu, d’attirer l’attention sur l’ordinaire, sur l’invisible à force d’être commun, sur le cadre quotidien de la vie des gens, d’où sortent les évolutions en profondeur de la société. Couverture du livre de Raymond Depardon et Alain Bergala, Correspondance new-yorkaise. Les absences du photographe, Paris, Libération/ Cahiers du cinéma, 1981 (réédité en 2006). http://ecx.images-amazon.com/images/I/51SSDDN8EWL._SS500_.jpg

Cet accent sur les « temps faibles » argumente une critique ouverte contre le sensationnalisme des médias – initié, bien avant la télévision, par la photographie – et


PHOTOREPORTAGE – Théories et logiques d’auteur

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plaide pour un nouveau rapport entre les observateurs que sont les journalistes, les photoreporters en particulier, et le monde qu’ils observent. « Dans une photographie du temps faible, dit Depardon, rien ne se passerait. Il n’y aurait aucun intérêt, pas de moment décisif, pas de couleurs ni de lumières magnifiques, pas de petit rayon de soleil, pas de chimie bricolée – sauf pour obtenir une extrême douceur. L’appareil serait une espèce de caméra de télésurveillance. » C’est assurément là une prise de position polémique, qui ne se comprend qu’au sein du champ de la presse actuel, dont elle dénonce les dérives spectaculaires et auto-référentielles. On peut également la considérer comme le signe d’une lassitude, d’un ennui, ressentis par un grand photographe de presse, après plus de trente ans de reportage et le triomphe du plus sensationnaliste des médias, la télévision. Il est d’ailleurs tout à fait révélateur que Raymond Depardon se soit tourné vers le cinéma documentaire afin de donner libre cours au temps dont il a besoin pour faire exister des situations impossibles à caser dans l’actualité : la longue captivité de Françoise Claustre au Tibesti de 1975 à 1976 ; plus récemment, le quotidien d’un commissariat de police (Faits divers, 1983) ou les interrogatoires tristement coutumiers des personnes arrêtées en flagrant délit (Délits flagrants, 1994). Raymond Depardon ne représente pas un courant dominant dans le photoreportage actuel, mais il incarne, avec d’autres, une forme tout à fait contemporaine de prise de distance vis-à-vis des crédos, des grandes figures et des images-chocs qui ont fait la gloire de la photographie de presse depuis les années 1930. Son travail va de pair avec le développement d’une certaine presse, qui propose des images décalées de l’actualité, en premier lieu le quotidien Libération.

POUR EN SAVOIR PLUS : Sur Robert Capa : http://expositions.bnf.fr/capa/index.htm Sur Henri Cartier-Bresson : http://expositions.bnf.fr/hcb/ Clément Chéroux, Henri Cartier-Bresson, le tir photographique, Paris, Découvertes Gallimard, 2008.

Eugene Smith, Photopoche n° 7, Arles, Actes Sud, 2002. Raymond Depardon a publié de très nombreux livres facilement accessibles.


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