I. LITTÉRATURE GRECQUE PRÉSENTATION DU NOUVEAU GALIEN, NE PAS SE CHAGRINER DANS LA COLLECTION DES UNIVERSITÉS DE FRANCE
À l’initiative de la Société d’éditions « Les Belles Lettres », une présentation de Galien, tome IV Ne pas se chagriner, texte établi et traduit par Véronique Boudon Millot, Directrice de recherche au CNRS et Jacques Jouanna, Membre de l’Institut avec la collaboration d’Antoine Pietrobelli, Maître de Conférences à l’Université de Reims, Paris, Les Belles Lettres, 2010, a eu lieu le mardi 28 septembre 2010 à l’Alliance française par les auteurs, en présence de Son Excellence Constantin Chalastanis, ambassadeur de Grèce en France. Après une présentation des auteurs par Caroline Noirot, Présidente du Directoire des Belles Lettres et par Alain Segonds, Membre du Directoire des Belles Lettres, Jacques Jouanna, en tant que co-auteur et Président de l’Association Guillaume Budé, est intervenu pour replacer la découverte de ce nouveau Galien, d’une part dans l’histoire de la Collection des Universités de France et d’autre part dans l’histoire de la publication des médecins grecs dans cette Collection. Cette intervention, reproduite ci-dessous, fut suivie d’une brève intervention d’abord de Véronique BoudonMillot, auteur de l’identification du traité et de son édition princeps, puis d’Antoine Pietrobelli, le découvreur du manuscrit de Galien où se trouvait le traité. Monsieur l’Ambassadeur de Grèce en France, Madame la Présidente du Directoire de la Société d’édition Les Belles Lettres et Messieurs les Membres du Bureau de l’Association Guillaume Budé, Madame et Messieurs les représentants de l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres,
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Madame la Présidente de l’Institut Français : EuropeAmérique Latine ¢ Océanie ¢ Asie Chers Confrères et Chers Collègues de l’Université et du Centre National de la Recherche Scientifique, Mesdames, Messieurs, L’édition que nous avons l’honneur de vous présenter aujourd’hui comporte une nouveauté assez exceptionnelle, un texte authentique de Galien, le médecin grec du iie siècle après J.-C. né à Pergame et qui exerça la médecine à Rome. Nous connaissions l’existence de ce texte par son auteur lui-même. Car Galien, le plus grand médecin grec de l’Antiquité après Hippocrate le fondateur de la médecine occidentale, a été le premier écrivain à faire ce que l’on appelle maintenant sa biobibliographie dans deux petits traités à la fin de sa carrière où il a fait le bilan d’une œuvre immense en grande partie perdue. Et pourtant ce que nous avons conservé de l’œuvre comporte plus de cent cinquante traités et représente, comme le remarque Véronique Boudon-Millot dans son Introduction générale au Galien dans la Collection des Universités de France, le huitième de la littérature grecque conservé qui le précède en remontant jusqu’à Homère. Cette œuvre, d’une ampleur étonnante, comprend non seulement des traités médicaux, comme on pourrait s’y attendre de la part d’un médecin, mais aussi, entre autres, des traités de philosophie et de morale, car, suivant une formule célèbre de Galien, le médecin doit être aussi philosophe. Dans la série des traités qu’il a consacrés à la morale, Galien énumère vingt-six traités. Tous étaient perdus sauf un ! C’est un exemple parmi tant d’autres de l’immense naufrage de la littérature grecque ancienne, dont on ne prend pas suffisamment conscience, étant donné la richesse de ce qui nous reste. Or dans cette liste des vingt-six traités vient en quatrième position un petit traité intitulé « Ne pas se chagriner » en un livre. Il avait disparu comme la quasi-totalité de la flotille des Moralia de Galien, à part quelques épaves, à savoir quelques citations en arabe ou en hébreu. Or c’est ce petit traité qui vient d’être redécouvert en entier, publié, traduit et commenté. Ce qui rend cette découverte d’un nouveau texte grec plus surprenante encore, c’est qu’elle ne provient pas d’un papyrus comme le Dyscolos de Ménandre, ni d’un palimpseste difficile à déchiffrer comme le nouvel Archimède et le nouvel Hypéride
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tout récemment réapparu, mais d’un manuscrit de Galien qui dormait dans la bibliothèque d’un monastère grec à Thessalonique. Le manuscrit a été redécouvert par Antoine Piétrobelli et l’édition princeps, c’est-à-dire la première édition du nouveau traité de Galien avec traduction française a été publiée par Véronique Boudon-Millot. Le tout a été repris avec des corrections, une longue introduction et un commentaire continu dans cette publication de la Collection des Universités de France qui vient de paraître en mai 2010. Une telle découverte ne peut être véritablement comprise et mise en valeur que dans une histoire, d’abord l’histoire de la Collection des Universités de France dite Collection Budé, ensuite l’histoire de la publication des deux grands médecins grecs dans cette collection. Une découverte semble surgir comme une fleur qui s’ouvre brusquement. Mais elle naît sur une tige qui plonge ses racines dans la terre. Et sans effacer le mérite des découvreurs ni sans nier le rôle du hasard, il paraît utile, voire nécessaire, de resituer la floraison dans son double contexte : d’abord en remontant jusqu’aux racines premières et à la tige maîtresse, la naissance et le développement de la Collection des Universités de France, pour mesurer les continuités et les innovations, ensuite en examinant le moment où s’est développé le rameau de la publication des deux grands médecins grecs, Hippocrate et Galien. Nous pourrons alors comprendre et apprécier toutes les étapes de la découverte et de la publication, avant de lever un coin du voile sur ce nouveau traité plein de séduction et de vie, sans toutefois vous révéler tous les secrets, au risque de vous chagriner, pour vous laisser le plaisir intact de découvrir par vous-même toutes les finesses de cette nouvelle œuvre. Cette présentation d’une nouveauté est donc aussi un hommage à ceux qui dans le passé ont eu un rôle décisif soit dans le développement de la Collection des Universités de France soit dans le développement des recherches sur la médecine grecque en France sans lesquels une telle découverte à l’intérieur d’une équipe française de Paris-Sorbonne et du CNRS n’aurait pas été possible. Toute découverte est riche de mémoire.
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I. Galien, « Ne pas se chagriner » dans l’histoire de la Collection des Universités de France. Mettons côte à côte en image 1 un exemplaire original du premier volume grec paru dans la Collection des Universités de France et le volume que nous vous présentons aujourd’hui. C’est la meilleure façon de montrer la continuité et les évolutions de cette Collection. Ce rapprochement fait d’abord découvrir que nous célébrons ce soir un anniversaire marquant, le quatre-vingt dixième anniversaire de la publication du premier Budé Grec. C’est en effet en 1920 qu’a paru le tome I du Platon par Maurice Croiset, membre de l’Institut, professeur au Collège de France, sous les auspices de l’Association Guillaume Budé fondée en 1917 dont il fut le premier Président et publiée par la Société d’édition Les Belles Lettres qui fut créée, deux ans plus tard, à cet effet. Cette double création de l’Association Guillaume Budé et de la Société des Belles Lettres eut lieu dans les conditions difficiles de la première guerre mondiale pour donner à la France une collection des auteurs grecs et latins qui puisse contribuer à la diffusion de la culture classique et rivaliser avec l’érudition allemande. Même si les conditions politiques ont considérablement évolué et si la rivalité entre la France et l’Allemagne a été remplacée par une entente dans le cadre de l’Europe, il reste que le nom de Collection des Universités de France conserve un sens et qu’elle peut contribuer à affirmer la présence de l’érudition française dans un monde où l’anglais, langue de communication, ne devrait pas effacer le français, langue de culture. Que notre réunion se tienne dans une salle de l’Alliance française est symbolique à cet égard. Ce qui montre d’emblée la continuité dans la série grecque de cette Collection depuis le premier Platon jusqu’au dernier Galien qui est le quatre cent soixante douzième volume paru dans la série grecque, c’est la quasi identité de la présentation. À peu près même format à la fois commode et élégant, même couverture chamois avec la chouette d’Athéna, reproduction d’un petit vase à parfum du vie siècle avant J.-C. conservé au Musée du Louvre. La seule différence est l’adjonction en dessous de la chouette de la maison d’édition « Les Belles Lettres » Paris. Quand on ouvre le Platon de 1920 et le Galien de 2010, la 1. La conférence était accompagnée d’illustrations.
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couverture intérieure se présente de la même façon : en haut Collection des Universités de France publiée sous le patronage de l’Association Guillaume Budé, puis le nom de l’auteur ancien (à gauche Platon ¢ à droite Galien) le tome (tome Itome IV), le titre de l’œuvre ou des œuvres (d’un côté Hippias Mineur, Alcibiade, Apologie de Socrate, Euthyphron, Criton ; de l’autre Ne pas se chagriner), avec la formule « texte établi et traduit par » (qui est restée ici remarquablement inchangée), le nom de l’auteur ou des auteurs de l’édition avec leur titre 2. À l’intérieur des deux volumes, la disposition du texte grec et de la traduction française est la même : la traduction française sur la page de gauche avec éventuellement des notes en bas de page, et sur la page de droite le texte grec avec en-dessous l’apparat critique. Chaque traité est précédé d’une Notice, le mot d’Introduction étant réservé pour l’Introduction générale à un auteur. Permettez-moi d’attirer votre attention sur une dernière continuité qui reste souvent inaperçue. Elle concerne ce qui est écrit au dos de la page de titre. L’une des décisions initiales les plus sages des fondateurs de la Collection a été de soumettre le travail de l’auteur de l’édition à une révision. Il y a dans tous les volumes « Budé », qu’ils soient de la série latine ou de la série grecque, une phrase rituelle. Je lis d’abord celle que l’on trouve dans le Platon de 1920 : « Conformément aux statuts de l’Association Guillaume Budé, ce volume a été soumis à l’approbation de la commission technique qui a chargé deux de ses membres, MM. Louis Bodin et Paul Mazon, d’en faire la ‘ revision ’ (prononciation et orthographe anciennes !) et d’en surveiller la correction en collaboration avec M. Maurice Croiset ». L’auteur, Maurice Croiset, a donc bénéficié de l’aide de deux réviseurs. Le lecteur des volumes Budé ne lit certainement pas cette phrase rituelle. On doit s’estimer déjà heureux s’il lit le nom de l’auteur ou des auteurs de l’édition ! Mais les auteurs d’édition, eux, savent combien cette mesure initiale a été judicieuse, car la collaboration de réviseurs compétents est une aide précieuse pour l’éditeur, non seulement dans la correction des épreuves, mais aussi dans l’amélioration du manuscrit. Ainsi la prétendue phrase rituelle masque-t-elle en fait la collaboration amicale et 2. Une différence mineure en bas de page conserve une trace de l’histoire de la Société d’édition « Les Belles Lettres ». Elle porte sur l’adresse. La Société était en ses débuts au 157, boulevard Saint-Germain. Elle n’occupait pas encore le fameux 95 boulevard Raspail où elle s’installa à partir de 1923.
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dévouée de savants qui, déjà à l’aube de la Collection, travaillaient en équipe. Cette première formule rituelle du Platon de 1920 permet aussi de remonter aux origines de la Collection et de rendre hommage à Paul Mazon qui n’était pas seulement un réviseur pour la circonstance mais a été secrétaire général de l’Association et a présidé aux destinées de la Collection des Universités de France pendant trente-huit ans jusqu’à sa mort en 1955, en éditant des œuvres poétiques majeures comme l’Iliade, Hésiode, Eschyle, avant d’être remplacé à la direction de cette collection par Alphonse Dain pendant neuf ans (1955-1964) 3, puis pendant un long règne par Jean Irigoin (1965-1999), auquel j’ai eu la responsabilité de succéder. C’est l’occasion aussi de souligner les liens étroits entre les destinées de la série grecque de la Collection et l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres, chacun des quatre directeurs qui se sont succédé depuis la fondation ayant appartenu à cette Académie. Et pour montrer l’intérêt de l’Académie pour la Collection des Universités de France, je rappellerai qu’en 1997, le quatre-vingtième anniversaire de l’Association Guillaume Budé avait été célébré sous la Coupole dans la séance solennelle de l’Académie 4 et que Caroline Noirot, Présidente du Directoire des Belles Lettres et de Klincksieck, a été honorée l’an dernier par le prix Chénier de l’Académie pour la réédition du dictionnaire étymologique de notre regretté confrère Pierre Chantraine. Si nous lisons maintenant la formule dans le traité de Galien, on retrouve la même phrase rituelle : « Conformément aux statuts de l’Association Guillaume Budé, ce volume a été soumis à l’approbation de la commission technique, qui a chargé M. Anargyros Anastassiou et Mme Alessia Guardasole d’en faire la ‘révision’ (prononciation et orthographe modernes) et d’en surveiller la correction en collaboration avec Mme Véronique Boudon-Millot et M. Jacques Jouanna ». Toutefois, sous la permanence de la formule, des innovations et des évolutions commencent à se dessiner. D’abord une évolution que je laisse à la compétence des auteurs des « gender 3. Sur Alphonse Dain, voir J. Irigoin, « Alphonse Dain (1896-1964) » in J. Irigoin, La tradition des textes grecs. Pour une critique historique, Paris, Belles Lettres, 2003, p. 693-705. 4. Voir J. Jouanna, « Le 80e anniversaire de l’Association Guillaume Budé », CRAI 1997, fasc. 4, p. 1133-1142.
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studies », celle de l’émergence du rôle des femmes dans la Collection des Universités de France où Jacqueline de Romilly, qui fut présidente de l’Association Guillaume Budé (1981-1984), a joué ici comme ailleurs un rôle précurseur avec son édition célèbre de Thucydide. Quatre-vingt-dix ans après le premier volume, où auteurs et réviseurs étaient des hommes, le présent Galien atteint presque une parité entre les femmes et les hommes. Une autre évolution est le développement de la collaboration internationale. Les deux réviseurs, Alessia Guardasole de Naples et Anargyros Anastassiou de Hambourg représentent deux centres où les études sur la médecine grecque ont connu un grand essor, l’un en Italie, l’autre en Allemagne. Alessia Guardasole a été formée à Naples dans le centre de médecine grecque d’Antonio Garzya. Quant à la collaboration étroite avec un chercheur de Hambourg bien connu pour sa participation active au monumental Index Hippocratique de Hambourg et pour ses trois volumes sur les Témoignages hippocratiques, elle montre à quel point les relations entre les érudits français et allemands ont pu bénéficier d’une évolution politique considérable pour passer d’une rivalité vive au moment de la naissance de la Collection à une fructueuse collaboration au moment de son épanouissement 5. D’autres innovations plus importantes dans la conception et la finalité des éditions ressortent de la comparaison entre le premier Budé sur Platon et le dernier volume sur Galien. Les premiers Budé avaient une double vocation : ils s’adressaient certes au spécialiste, mais surtout au lecteur cultivé. L’enjeu était de présenter avec la plus grande concision possible les textes, de les éditer et de les traduire en y ajoutant quelques notes pour éclairer le lecteur qui n’était pas spécialiste. Jugez de la concision dans le premier volume sur Platon : l’introduction générale sur Platon ne dépasse pas 18 pages ! La notice de chacun des cinq dialogues occupe de cinq à vingt pages. Quant aux notes, elles étaient suffisamment discrètes pour ne pas déborder les bas de pages de la traduction. Cette sobriété est 5. Nous sommes loin des temps où l’érudit allemand Hermann Diels, un spécialiste renommé de la médecine grecque, avait présenté le premier Budé Latin, le Lucrèce De la nature en deux volumes, paru comme le Platon en 1920, de la façon suivante dans un compte rendu daté de 1921 : « Une chance que nous n’ayons pas besoin d’acheter cette édition française qui coûte en Allemagne plus de 100 DM. ! Elle est sans valeur pour les étudiants et les savants allemands ».
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restée pendant assez longtemps une marque de la Collection, même si des notes complémentaires en fin de volume sont venues s’adjoindre aux notes en bas de pages. L’édition du Thucydide de Jacqueline de Romilly reste à cet égard un modèle du genre. Mais insensiblement les introductions, les notices et les notes ont pris plus d’ampleur. Pourquoi ? D’abord parce que, sous l’impulsion d’Alphonse Dain et de Jean Irigoin, qui se sont succédé non seulement comme directeurs de la partie grecque de la Collection, mais comme directeurs d’Études en philologie grecque à l’École pratique des hautes Études, les exigences sur l’histoire du texte et sur son établissement ¢ ce que l’on appelle maintenant l’ecdotique ¢ sont devenues plus grandes ; ensuite parce que la bibliographie est devenue plus vaste ; et enfin parce qu’il fallut hisser le niveau scientifique des Budé afin de rivaliser avec la concurrence internationale. Alors que dans les anciens Budé, la proportion de texte grec traduit était nettement supérieure à celle de l’introduction et des notes, c’est parfois l’inverse qui se produit aujourd’hui. Cette inversion s’observe dans le nouveau Galien. Il comporte une longue notice de quatre-vingt-dix pages, un texte grec et une traduction de vingt-six pages doubles, un commentaire continu de cent soixante-quatre pages, avec un index des mots grecs, le tout représentant trois cent vingt-cinq pages. Ce qui est totalement nouveau par rapport à l’ancien Platon, c’est le commentaire continu de cent soixante-quatre pages à la place de quelques lignes de note. Certes, le commentaire continu est relativement rare dans la série grecque de la Collection des Universités de France. Mais il se justifie ici par la nouveauté du texte, et aussi par le désir d’adopter une présentation qui rejoigne exactement pour les médecins grecs celle de la fameuse série allemande du Corpus des médecins grecs, Corpus medicorum graecorum. Il ne faudrait pas en tirer, pour autant, la conclusion que les éditions Budé visent uniquement les spécialistes. Bien au contraire la notice de quatre-vingt-dix pages du nouveau Galien s’adresse au lecteur cultivé, et j’espère que tout lecteur peut la lire avec autant de passion que l’auteur en a mis pour l’écrire.
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II. Ne pas se chagriner et l’histoire de la publication d’Hippocrate et de Galien dans la Collection des Universités de France. Venons-en à la présentation de ce qui est plus directement en rapport avec la découverte, au rameau de la Collection sur lequel s’est développée l’édition des deux grands médecins grecs, Hippocrate et Galien. Après le premier volume de Platon paru en 1920, il faudra attendre presque un demi-siècle pour qu’apparaisse l’un de ces deux grands médecins dans la Collection des Universités de France, car la littérature classique ne comprenait pas au départ la littérature technique. C’est à partir d’Alphonse Dain que la littérature technique commença à apparaître dans la Collection. Pour les médecins, ce fut Hippocrate qui apparut d’abord. Cela correspond à l’ordre chronologique des deux grands médecins, mais cela s’explique aussi par le fait qu’Hippocrate bénéficiait en France d’une grande tradition grâce à l’admirable édition d’Émile Littré en 10 volumes parue au xixe siècle. Cette tradition hippocratique avait été revivifiée au xxe siècle en France d’abord par la philosophie avec les travaux de Monseigneur Diès, Pierre Maxime Schuhl, Paul Kucharski, et surtout le R.P. Festugière avec sa traduction commentée de l’Ancienne Médecine en 1948 et Louis Bourgey, professeur de philosophie ancienne à Strasbourg, avec sa thèse principale Observation et expérience chez les médecins de la Collection hippocratique en 1952 6. Le renouveau philologique fut postérieur. Le premier tome d’Hippocrate dans la Collection Budé date de 1967, c’est le Régime dû à l’érudit belge de langue française Robert Joly. Mais cette parution n’aurait pas eu lieu sans la volonté tenace de celui qui avait depuis longtemps préparé cette grande entreprise, Fernand Robert, professeur à la Sorbonne qui fut président de l’Association Guillaume Budé (1974-1980). Au moment où était envisagée la parution du premier volume préparé par Robert Joly, Fernand Robert avait réuni chez lui, dans sa villa du Vésinet, lors d’un repas de fondation, ceux qui devaient 6. Sur Louis Bourgey et sa place dans la renaissance hippocratique au xxe siècle en France, voir J. Jouanna, « Hommage à Louis Bourgey », dans Formes de pensée dans la Collection hippocratique, Actes du IVe colloque international Hippocratique (Lausanne, 21-26 sept.) éd. F. Lasserre et Ph. Mudry, 1981, p. 13-20.
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participer à l’édition d’Hippocrate 7. Par l’originalité de son enseignement, il avait fait entrer Hippocrate dans l’Institut de Grec de la Sorbonne au moins au niveau de la recherche, ce qui était à ce moment là une petite révolution. Admirable professeur, il suscita plusieurs vocations sur Hippocrate « et fut l’archégète de l’école hippocratique de Paris » 8, établissant à partir de 1972 des liens entre la philologie et l’histoire de la médecine par sa collaboration avec Mirko Grmek, éminent historien de la médecine à l’École pratique des Hautes Études 9. Jean Irigoin, de son côté commença son enseignement de paléographie aux Hautes Études (en janvier 1965) par l’étude de la tradition du texte hippocratique 10. La conjonction de ces deux 7. Ont participé à ce repas de fondation. le R.P. Festugière, Robert Joly, Louis Bourgey, Jean Irigoin, et deux jeunes disciples de F. Robert, Antoine Thivel et moi-même. Ce repas était symbolique de la réunion du courant philosophique et philologique. Lors de cette séance avait été arrêté le plan d’ensemble de la publication, et une première répartition avait été faite entre les participants au repas. Le volume d’introduction était confié à L. Bourgey et Jean Irigoin. Le seul participant qui ait réalisé la publication de tout ce qui lui a été confié est R. Joly. Le R.-P. Festugière, qui ne voulait pas participer directement à l’édition, remit à Fernand Robert ce jour-là le manuscrit de sa traduction commentée d’Airs, eaux, lieux et de Maladie sacrée. F. Robert devait assurer l’édition du tome II comprenant Ancienne Médecine, Airs, eaux, lieux et Maladie sacrée. Il me confia par la suite la tâche d’éditer ces trois traités en me transmettant les manuscrits du R.P. Festugière ; voir mon éd. d’Airs, eaux, lieux, p. 173 et de Maladie sacrée, p. CXXXIII. Fernand Robert a travaillé longtemps à l’édition des Épidémies V et VII en collaboration avec M. Grmek, mais laissa un manuscrit inachevé ; voir J. Jouanna et M. Grmek, éd. Épidémies V et VII, p. CXLIII sq. 8. Voir les notices nécrologiques publiées par J. Bompaire et par J. Jouanna, BAGB 1992, p. 118-124. 9. La date de 1972 est celle du premier colloque international hippocratique organisé par L. Bourgey et J. Jouanna à Strasbourg. C’est la première fois où se réunissaient sur Hippocrate, les philologues et les historiens de la médecine de France et d’autres pays européens. C’est à ce colloque que Fernand Robert et Mirko Grmek se sont rencontrés pour la première fois. « Nous préparons ensemble l’édition des Epidémies dans la collection Budé. Notre collaboration est née peu après le colloque de Strasbourg auquel nous participions l’un et l’autre. Ce colloque avait permis notamment aux médecins et aux philologues intéressés par Hippocrate de se rencontrer et de mesurer le très grand profit qu’ils ont à travailler ensemble. » Ce sont les premiers mots de leur communication au deuxième colloque hippocratique de Mons organisé par Robert Joly en 1975 (Corpus Hippocraticum, Mons, 1977, p. 275). 10. Voir J. Irigoin, Tradition et critique des textes grecs, Paris, Belles Lettres, 1997, p. 33-37. Dans sa première année (janvier-juin 1965), il traita de la tradition ancienne du Corpus Hippocratique et dans l’année 1965-1966 de la tradition médiévale. Même lorsqu’il aborda d’autres sujets, il n’oublia pas Hippocrate ; voir ibid., fin de l’année 1967-1968, p. 54-52. Il reprendra plus tard
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maîtres donna une vive impulsion aux études philologiques sur la médecine grecque en France. C’est ainsi que leurs disciples continuèrent leur enseignement soit aux Hautes Études, soit à la Sorbonne. Dès la retraite de Fernand Robert en 1977, j’ai eu l’honneur de continuer son séminaire hippocratique même avant d’être élu à la Sorbonne en 1981 et avant de transformer, suivant le mot espiègle de Vidal-Naquet, l’Institut de grec en pharmacie 11. Ce séminaire sur la médecine grecque, dit le « séminaire du mardi » 12, s’est poursuivi jusqu’en 2004. J’ai suivi l’exemple de Fernant Robert en suscitant des vocations et en continuant la collaboration avec Mirko Grmek, mais j’ai apporté une dimension nouvelle en créant l’équipe Médecine grecque de l’Université de Paris/Sorbonne-CNRS dont l’une des vocations principales, même si ce n’est pas la seule, était de publier les médecins grecs dans la Collection des Universités de France. Cette formation du CNRS s’est maintenue longtemps, pendant plus de vingt ans, de façon autonome et constitue actuellement, à l’intérieur de l’UMR « Orient et Méditerranée », le laboratoire de Médecine grecque que dirige Véronique Boudon-Millot. C’est au sein de cette équipe que l’édition d’Hippocrate s’est développée pour atteindre actuellement 12 volumes ; et c’est au sein de cette équipe que l’édition de Galien a vu le jour. Véronique Boudon, l’une de mes disciples de la première génération, a été la première à se lancer dans Galien. Dès son mémoire de maîtrise, elle fit une édition du Protreptique de Galien et en thèse une édition de l’Art de Galien soutenue en 1990. Ces deux traités forment le premier tome de Galien qui a paru dans la Collection des Universités de France en 2000. Il fallut donc attendre plus de trente ans après la parution du au Collège de France l’étude de la tradition manuscrite d’Hippocrate en 19871988 ; voir ibid., p. 191-210 ; et en 1988-1989, tout en continuant Hippocrate, il a élargi à Galien et à quelques autres médecins grecs ; ibid., p. 211 à 236. Voir aussi ibid. p. 276 où l’on apprend que l’admiration de J. Irigoin pour les médecins grecs date de 1953 où il a traité à l’Université de Hambourg, sur la proposition de Bruno Snell, de l’édition des traités hippocratiques. On trouvera aussi dans J. Irigoin, La tradition des textes grecs. Pour une critique historique, Paris, les Belles Lettres, 2003, plusieurs articles sur Hippocrate : no 13 ; no 14 ; no 24 ; no 34 ; no 41. 11. P. Vidal-Naquet, Les grecs, les historiens, la démocratie. Le grand écart, Paris, Éditions la découverte, Paris, 2000, p. 18. 12. Voir J. Jouanna, « Le séminaire du mardi », Histoire des Sciences médicales, 35, 2001, p. 361-366.
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premier Hippocrate. Toutefois, entre-temps, a paru dans la Collection des Universités de France, une très belle édition d’un autre médecin grec, Soranos d’Éphèse, Maladies des femmes, en quatre volumes de 1988 à 2000, publiée par les soins d’une autre équipe dirigée par Danielle Gourévitch, qui succéda à Mirko Grmek à l’École pratique des Hautes Études. La naissance de l’édition de Galien n’a pas été aussi évidente qu’on pourrait le croire. La gestation a duré assez longtemps, même si le projet a été annoncé dès 1989 et 1990 13 Car pendant une période se sont affrontées deux thèses. La thèse officielle était qu’il valait mieux terminer l’édition d’Hippocrate avant de commencer celle de Galien. Si cette thèse avait triomphé, nous ne serions pas réuni ce soir pour présenter la découverte sur Galien. Le mérite de Véronique Boudon-Millot a été non seulement d’inaugurer la parution de Galien en 2000, mais aussi de la poursuivre par un second volume en 2007. Elle a réussi à accomplir un exploit : le premier tome avec l’introduction générale à Galien, alors que l’introduction à Hipppocrate manque encore. Or entre le volume de 2000 et celui de 2007, il y a une différence. Dans l’intervalle, le manuscrit du monastère de Thessalonique a été redécouvert en 2005 et la découverte a pu être exploitée dès ce second volume où fut présenté le nouveau manuscrit dans l’introduction générale à Galien et où furent publiés, grâce à ce nouveau témoin, les deux traités biobibliographiques dans un texte plus complet 14. III. La découverte du manuscrit et les découvertes faites à l’intérieur du manuscrit. N’étant ni le découvreur du manuscrit, ni l’auteur de l’édition princeps du nouveau traité Ne pas se chagriner, il m’est possible d’en parler plus librement. Je distinguerai trois phases : 1. Première phase : les découvertes ; deuxième phase : 13. Voir J. Jouanna et V. Boudon, « Présentation du projet d’édition de Galien dans la Collection des Universités de France » dans BAGB 1993, p. 101-135 (p. 122 pour les annonces de 1989 et 1990). 14. La publication de Galien dans la CUF comprend actuellement 6 volumes : outre les tomes I, II, et IV mentionnés ici dans la conférence, les tomes VII et VIII parus en 2005 et 2008 (par Ivan Garofalo et Armelle Debru) : t. VII L’anatomie des nerfs ; l’anatomie des veines et des artères ; t. VIII Les os pour les débutants ; L’anatomie des muscles) et le tome III paru en 2009 par Caroline Petit (le pseudo-Galien, Le médecin. Introduction).
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l’exploitation des découvertes avec les premières publications ; troisième phase : l’édition du Ne pas se chagriner dans la Collection des Universités de France. 1. Première Phase : les découvertes. À partir du moment où le projet sur Galien prenait consistance, j’avais pris soin de le favoriser en donnant plus de sujets de thèse sur Galien. Lors de ma dernière année d’enseignement à la Sorbonne en 2003-2004 j’avais confié à l’un de mes derniers étudiants, Antoine Pietrobelli, qui faisait sa première année de recherches (appelée encore à ce moment-là DEA diplôme d’Études Approfondies, ce qui correspond actuellement au Master 2), l’édition d’un traité de Galien, le Commentaire au Régime des Maladies aiguës d’Hippocrate. Mon habitude dans la direction des travaux de recherche était, en effet, de donner dès la première année le sujet de la thèse. C’est ainsi que Pietrobelli avait déjà son sujet. Mais comme j’ai pris ma retraite à la fin de l’année 2004, et que je n’avais plus la possibilité, tout en étant professeur émérite, d’inscrire une nouvelle thèse, j’ai confié tout naturellement la direction de la thèse de Pietrobelli à Véronique Boudon, qui m’avait déjà succédé à la direction de l’équipe Médecine grecque depuis 2002. Pietrobelli a suivi également les cours de Brigitte Mondrain, disciple de Jean Irigoin, qui lui avait succédé dans son enseignement de paléographie à l’École pratique des Hautes Études en poursuivant l’étude des manuscrits médicaux que son maître avait introduite en France, comme on l’a vu, non seulement aux Hautes Études, mais aussi au Collège de France. C’est donc lors de la préparation de sa thèse sous la direction de Véronique Boudon-Millot qu’Antoine Piétrobelli s’est fait un nom en redécouvrant au début de 2005 un manuscrit de Galien du monastère des Vlatades à Thessalonique, le Vlatadon 14, contenant 24 à 27 traités galéniques ¢ selon la manière dont on compte ¢, alors qu’il s’y trouvait pour collationner des microfilms du Mont Athos en vue de sa thèse. Il a très bien exposé cette découverte dans un article détaillé sur le manuscrit qu’il vient de publier cette année dans la Revue des Études Byzantines 15. Quand une telle découverte a été faite, on se 15. A. Pietrobelli, « Variation autour du Thessalonicensis Vlatadon 14 : un manuscrit copié au Xénon du Kral, peu avant la chute de Constantinople », Revue des Études byzantines, 68, 2010, p. 95-126.
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demande comment ce manuscrit qui était pourtant signalé dans le catalogue du Monastère publié en 1918 par Eustratiadès a pu échapper à tant d’éditeurs si savants et si réputés de Galien, notamment dans la prestigieuse collection allemande du Corpus medicorum graecorum durant pratiquement un siècle. Le mérite d’Antoine Pietrobelli n’a pas été seulement de redécouvrir le manuscrit, mais d’annoncer immédiatement sa découverte par un e-mail à sa directrice, en lui signalant que le manuscrit comprenait l’un des deux traités bio-bibliographiques dont elle achevait l’édition à partir d’un seul manuscrit connu, un manuscrit de Milan (l’Ambrosianus gr. 659 [Q 3 Sup]), dont elle avait déjà brillamment comblé une importante lacune par la tradition arabe en utilisant un manuscrit de Meshed que personne n’avait pu obtenir avant elle. Immédiatement, dès l’annonce de l’existence de ce nouveau manuscrit, se posait le problème de savoir si le manuscrit de Thessalonique était lacunaire comme le manuscrit de Milan ou s’il avait un texte plus complet. Or il s’est révélé ¢ ô divine surprise ! ¢ qu’il possédait un texte complet là où le manuscrit de Milan était lacunaire non seulement pour un traité bibliographique, mais pour les deux, car il s’est révélé, à l’examen, que le manuscrit comprenait en fait les deux traités bibliographiques à la fois. Dès ce moment-là apparut la valeur inestimable de ce manuscrit, bien qu’il fût relativement récent par la date (xve siècle). C’est alors que Véronique Boudon-Millot et moi-même nous sommes allés, peu de temps après, en 2005 à Thessalonique faire l’inventaire du contenu du manuscrit qui s’est révélé, à l’examen, plus riche que les indications données par l’auteur du catalogue. Cet examen n’a pu être mené qu’à partir du microfilm. Lors de notre bref séjour au monastère, l’higoumène était à l’hôpital, et nous avions le pressentiment, malgré l’accueil très amical de la bibliothécaire, qu’il serait difficile de voir directement le manuscrit. Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, nous sommes très vite tombés au fol. 10v sur un traité non répertorié dans le catalogue. Le titre dans le manuscrit était Περι` α λυγισι´ α titre erroné qui n’a aucun sens. Mais la première phrase se lisait facilement : « J’ai reçu ta lettre dans laquelle tu me demandais de t’indiquer quel exercice, quels discours ou quelles conceptions m’avaient préparé à ne jamais me chagriner (μηδε´ ποτε λυπει˜ σθαι) ». Le thème du traité était donc le fait que Galien ne se chagrinait pas, et il apparaissait dès la première phrase qu’il se présentait sous forme de lettre. Comme
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Véronique Boudon-Millot, qui achevait l’édition du traité de Galien Sur ses propres livres, avait en tête tous les traités dont Galien faisait le recensement, il ne lui fut pas difficile de mettre ce texte inconnu en rapport avec le traité « Ne pas se chagriner » mentionné dans la liste des traités de philosophie éthique. Bien entendu, on n’avait sur place aucun ouvrage permettant de vérifier l’hypothèse. Mais de retour à Paris, le contrôle effectué sur les rares citations du traité conservées en arabe ou en hébreu a permis de confirmer l’hypothèse. Ainsi était retrouvé en entier un traité de Galien qui avait complètement disparu, traité dont personne ne pourra jamais contester l’authenticité, tant sont nombreuses et précises les indications personnelles données par l’auteur dans ce traité rédigé sous forme de lettre. C’est donc la deuxième découverte importante, la première étant, comme je l’ai déjà dit, le fait que le manuscrit de Thessalonique donne pour les deux traités bio-bibliographiques un texte plus complet que l’unique manuscrit que l’on possédait jusqu’alors. La troisième découverte importante a été la constatation qu’un ouvrage de la fin de la carrière de Galien intitulé Sur ses opinions propres était conservé en entier en grec, alors qu’on ne le connaissait que par quelques fragments grecs et une traduction arabo-latine que Vivian Nutton venait de publier en 1999 dans le Corpus medicorum graecorum 16. Ainsi donc ce manuscrit grec de Thessalonique présente un complément exceptionnellement important à l’œuvre authentique de Galien. Il n’y a eu, effectivement, aucune découverte comparable depuis la première parution de l’œuvre de Galien à la Renaissance dans l’Aldine de 1525. La dernière découverte sur l’œuvre authentique de Galien a été faite en 1970 : on a retrouvé dans un manuscrit arabe du Caire l’ensemble du Commentaire au traité d’Hippocrate sur les Airs, eaux, lieux. Cette découverte, due à l’érudition allemande, fit grand bruit au Colloque international hippocratique de Mons en 1975 où Manfred Ullmann révéla les premiers éléments sur ce commentaire qui avait été identifié par son collègue F. Sezgin 17. Mais outre que le traité ne nous a pas été conservé en grec, on est obligé de constater qu’aujourd’hui encore ni le texte arabe, ni la traduction allemande n’ont été publiés, bien que le tout soit prêt depuis longtemps. J’ai eu le grand privilège d’obtenir 16. Voir éd. V. Nutton, CMG V 3, 2 Berlin, 1999. 17. M. Ullmann, « Galens Kommentar zu der Schrift De aere aquis locis » dans R. Joly (éd.)
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l’autorisation d’utiliser la traduction allemande pour mon édition d’Airs, eaux, lieux qui a paru dans la Collection des Universités de France en 1996. C’est une grande chance pour notre Collection Budé. Mais, quarante ans après la découverte, l’ensemble du traité reste encore inconnu des spécialistes de Galien et du grand public. C’est un exemple qu’il ne faut pas suivre. Et nous ne l’avons pas suivi. 2. Deuxième phase : l’exploitation des découvertes avec les premières publications. De fait, après la première phase des trois découvertes, est venu le temps de les mettre en œuvre dans les meilleurs délais. Dans cette deuxième phase, mon rôle a été de faciliter, autant que faire se pouvait, la mise en œuvre par Véronique BoudonMillot et Antoine Pietrobelli de ces découvertes, tout en les protégeant. L’annonce officielle a été faite dans la communication conjointe qu’ils ont présentée le 15 avril 2005 sous mon patronage à l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres, intitulée « De l’arabe au grec : un nouveau témoin du texte de Galien (le Vlatadon 14) » 18. L’objet de la communication était de donner les premières indications sur le Vlatadon et de montrer en particulier l’intérêt du nouveau témoin pour l’édition des deux traités bio-bibliographiques dont les lacunes sont comblées plus complètement qu’elles ne l’étaient déjà par la tradition arabe. Toutefois, par prudence, les autres découvertes n’avaient pas été encore dévoilées lors de cette séance. Pourtant l’édition du Sur ses opinions propres était en préparation. Elle a paru peu de temps après la communication à l’Académie sous la signature conjointe de Véronique BoudonMillot et d’Antoine Pietrobelli dans le premier fascicule 2005 de la Revue des Études grecques sous le titre « Galien ressuscité : édition princeps du texte grec du De propriis placitis » 19. Deux ans plus tard en 2007 a paru par les soins de Véronique Boudon-Millot seule la version complète des deux traités biobibliographiques dans le tome I du Galien dont il a déjà été question. La même année elle a publié l’editio princeps du traité Ne pas se chagriner avec une traduction française et des notes dans les étude réunies en mon honneur intitulées La 18. CRAI, fasc. II (avril-juin) 2005, p. 497-534. 19. Revue des études grecques 118, Janvier-Juin 2005, p. 168-213.
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science médicale. Nouveaux regards, ouvrage publié chez Beauchesne par les soins de V. Boudon-Millot, A. Guardasole et C. Magdelaine. Faut-il rappeler qu’une première édition suppose un travail colossal de déchiffrement, de traduction et d’interprétation ? C’est, par essence, une entreprise risquée, car on sait que les oiseaux de proie vont venir dès l’éclosion voler au-dessus du bébé-tortue pour tenter de l’écorcher avant qu’il ne parvienne à la mer. Voilà donc la deuxième étape où les textes nouveaux ont été publiés, soit par Véronique Boudon-Millot et Antoine Pietrobelli en collaboration, soit par Véronique Boudon-Millot seule. En un temps record, deux ans, l’essentiel des nouveautés que renferme le manuscrit a été dévoilé et publié. C’est le résultat d’un travail considérable dont on doit les féliciter. Il fallait aller vite sans se précipiter. À chaque étape j’ai suivi les travaux en les relisant et en apportant éventuellement des améliorations ou des conjectures. 3. Troisième étape : l’édition du Ne pas se chagriner dans la Collection des Universités de France. Enfin, devant l’importance de ce qu’il y avait de plus neuf, le Ne pas se chagriner, et après les premières réactions internationales à l’édition princeps, il a été décidé de faire une édition critique et commentée de ce nouveau traité dans la Collection des Universités de France pour parachever l’intervention de l’équipe française. C’est une troisième étape à laquelle j’ai pris une plus grande part. En effet, la présente édition, tout en retenant les acquis de l’édition princeps due à Véronique Boudon-Millot aussi bien pour le texte et l’apparat critique que pour la traduction et les notes, apporte des modifications qui résultent d’un commentaire critique continu que j’ai rédigé à partir d’un réexamen du CD-rom du manuscrit et d’une réflexion personnelle sur l’établissement du texte et son interprétation, sans omettre l’apport de quelques bonnes conjectures publiées à l’étranger après l’édition princeps. Pour conserver à la nouvelle édition sa cohérence, j’ai rédigé aussi la Notice en utilisant ce qui avait été déjà bien dit dans l’introduction de l’édition princeps. Antoine Pietrobelli, désormais docteur, a été associé au projet en tant que découvreur du manuscrit. Certes le commentaire continu, rédigé en six mois d’un effort continu, n’a pas la prétention de faire une mise au point exhaus-
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tive sur les multiples sujets abordés, mais d’apporter tous les éléments fondamentaux pour discuter et apprécier le texte dans le sens des mots, la dimension et la construction des phrases, l’architecture de l’ensemble ou du détail, la souplesse, la vivacité et la précision du style, bref en expliquant d’abord Galien par Galien et en se délectant à retrouver sous les fautes du manuscrit un admirable styliste et à découvrir à la fin de la lettre un Galien surprenant, descendu de son piédestal, un Galien émouvant par la sincérité de sa confession sur les limites de sa sagesse. Il est à espérer que cette édition, qui a été révisée avec acribie par les deux réviseurs dont il a été déjà question et qui a bénéficié aussi de l’aide d’autres conseillers dont on trouvera les noms à la fin de la Notice, et tout particulièrement des relectures passionnées et passionnantes d’Alain Segonds, directeur de recherches au CNRS, membre du Directoire des Belles Lettres, qui veille à mes côtés sur la Collection des Universités de France série grecque, et qui anime et dirige bien d’autres Collections des Belles Lettres, il est à espérer, dis-je, que cette édition reste l’une des éditions de référence, bien qu’il n’ait pas été encore possible d’examiner directement le manuscrit de près, malgré un second voyage à Thessalonique à l’occasion d’un colloque sur le Vlatadon où l’on a vu le manuscrit sous une vitrine, sans pouvoir l’examiner de près et améliorer le déchiffrement de quelques fins de ligne en bas des folios. Mais cela ne peut pas mettre en cause l’essentiel, même si tout n’est pas encore définitivement résolu. Terminons par une invitation à découvrir cette lettre attachante où Galien résidant à Rome explique à un compatriote de Pergame pourquoi il ne s’est pas chagriné bien qu’il ait perdu dans le célèbre incendie de Rome de 192 tous ses livres, tous ses médicaments et tous ses instruments chirurgicaux. La première partie de la lettre est un bilan de toutes les pertes que Galien a subies, et la seconde une explication des raisons pour lesquelles, malgré toutes ces pertes, il ne s’est pas chagriné. L’unité de ces deux parties est la personnalité de Galien qui nous révèle beaucoup de nouveautés : nouveauté sur le contenu de son dépôt de la Via sacra entièrement brûlé qui était à la fois un grand trésor, une grande officine et une grande bibliothèque dans un quartier pourtant sécurisé où les riches Romains pour un loyer élevé mettait leurs affaires les plus précieuses à l’abri ; nouveauté sur la date précise de l’incendie de Rome à la fin de l’hiver de
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191-192 deux mois avant les vents étésiens ; nouveauté sur le cheminement de l’incendie parti du Temple de la Paix transmis aux dépôts de la Via Sacra avant de gagner les grandes bibliothèques du Palatin et la bibliothèque de la Domus Tiberiana ; nouveauté sur la tyrannie de l’empereur Commode dont nous découvrons le témoignage le plus ancien ; nouveauté enfin sur Galien lui-même dont on ne savait pas qu’il avait une demeure en Campanie dans laquelle il résidait au moment de l’incendie, sur sa famille ou ses amis, sur ses activités de médecin qui concevait lui-même ses instruments et les faisait fabriquer par le procédé de la cire perdue, sur ses activités de philologue, sur la diffusion de ses livres en Asie mineure par l’intermédiaire de la Campanie, et surtout sur l’exercice spirituel que Galien pratiquait chaque jour surtout dans les temps difficiles de l’empereur Commode en imaginant le pire, la confiscation de ses biens et l’exil, pour se fortifier contre les malheurs à venir et éviter de se chagriner. Le livre redécouvert ne s’adresse pas seulement aux spécialistes de médecine, aux historiens de la philosophie ancienne et aux historiens de Rome, mais il est étonnamment moderne. C’est un livre roboratif contre le stress, car il montre la grandeur de l’homme qui sait réagir conte la tragédie. De fait, l’incendie de Rome en 192 a été une tragédie pour l’œuvre de Galien, comme pour bien des ouvrages de l’Antiquité qui ont disparu dans les bibliothèques publiques ou privées de Rome. Mais pour avoir surmonté sans se chagriner cette épreuve en récupérant auprès de ses amis des exemplaires de ses ouvrages ou en réécrivant des ouvrages qui avaient brûlé, Galien a contribué par son courage et sa mémoire à la survie de ce qui avait disparu. Et voici que le livre détaillant la mort de ses livres par l’incendie ressuscite dans son intégralité dix-huit siècles plus tard. L’écriture a triomphé en définitive du feu. C’est un beau cadeau de la Fortune, un événement exceptionnel que nous sommes heureux de vous présenter ce soir au nom de l’équipe française qui a ramené un livre antique à la vie. Jacques Jouanna Membre de l’Institut Professeur émérite à la Sorbonne Président de l’Association Guillaume Budé