LA CHRONIQUE 1
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Chaque vendredi, Michel Desgranges, Président des Éditions Les Belles Lettres, vous propose une promenade autour de livres d'hier et aujourd'hui. Cette Chronique est diffusée hebdomadairement par courrier électronique. Pour les amis des Belles Lettres qui n'utilisent pas cette technologie, nous avons souhaité leur proposer ces textes sous forme imprimée, et regroupés mensuellement. 11 novembre 2005
Existe-t-il une connaissance scientifique ? Les civilisations meurent-elles ? Pourquoi s’occuper de Byzance ?
J’
ai longtemps accepté pour admis la vérité de la connaissance scientifique (par opposition à l’arbitraire hypothétique de toutes les spéculations rapidement rangées au rayon « sciences humaines »), bien même après m’être intéressé à l’épistémologie et avoir été ébloui par le critère de réfutabilité établi par Karl Popper, sans doute parce que ma formation littéraire m’avait ancré dans l’idée que je vivais dans le domaine de la poésie (c’est-à-dire le réel transformé par l’imagination) alors que les autres, les savants, que l’on n’appelait pas encore « scientifiques », œuvraient dans le monde solide et ennuyeux du concret et ne pouvaient ainsi qu’énoncer des vérités, avec une petite marge d’erreur qui m’était une désinvolte revanche. En fait, ai-je fini par admettre à l’encontre de tout ce qui m’avait été enseigné, la science se trompe plus souvent qu’elle ne dit vrai, et essentiellement parce que ceux qui la produisent ne sont tout simplement pas capables de définir l’objet qu’ils étudient. (Je n’ignore pas qu’un logicien est en droit de me faire remarquer que mon reproche signifie qu’un savant devrait connaître cet objet alors même qu’il entreprend, justement, de le connaître, mais c’est un autre débat, pour ce qui est de mon propos actuel). D’où la question essentielle : comment fonctionne l’approche scientifique – comment des êtres humains (intelligents) qui cherchent à comprendre un fait peuvent-ils en toute bonne foi fournir une explication dont ils justifient le bienfondé, alors qu’elle nous paraît aujourd’hui inepte, et comment d’autres êtres humains sont-ils capables de prouver que ce qu’on leur a enseigné pour vrai n’est qu’erreur ?
Aucun texte ne répond mieux à cette question que l’ouvrage de Ludwik
Ludwik Fleck Genèse et développement d'un fait scientifique préface d'Ilana Löwy postface de Bruno Latour Médecine & Sciences Humaines XLII-280 p. 2005.
Fleck : Genèse et développement d’un fait scientifique où, pour montrer comment a été découverte la « réaction de Wassermann », l’auteur trace une fascinante histoire de l’étude de la syphilis, histoire de siècles d’erreurs insensées (pour nous, qui aujourd’hui savons) prises pour certitudes. Cette histoire n’est pas le propos essentiel de Fleck (que situent parfaitement les préface et postface enrobant la traduction française) mais elle est sans doute ce qui a été écrit de plus instructif, pour le non-spécialiste, sur le tortueux cheminement de la pensée dite scientifique. J’ai toujours eu la conviction que moins l’on voit de médecins, moins l’on écoute leurs propos, bref, plus l’on se tient à l’écart de tout discours médical La Chronique des Belles Lettres
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mieux l’on se porte, mais ce livre, écrit par un médecin et semblant relever, à première vue, de la seule pensée médicale, dépasse cet étroit domaine et me permet de savoir pourquoi je suis désormais en droit d’écouter avec ironie tout énonceur de certitudes scientifiques trop sûr de lui...
À
l’exact opposé de la connaissance (née de la raison) nous trouvons la croyance qui consiste à établir un lien entre un effet observable (un objet) et une cause dont les possibilités d’action sont d’autant plus grandes qu’elle n’a aucune existence concrète ; sur la croyance se fondent des pratiques (la magie), des attitudes (la superstition), des notions, dont l’une des plus captivantes est celle d’impureté. Ces notions, et particulièrement cette dernière, survivent grâce à des rituels supposés propitiatoires, qui les renforcent en les combattant, puisque plus on agit pour se préserver de l’impur, plus on affirme son existence (a contrario, si l’on touche un intouchable sans être réduit en cendres, il cesse de l’être). Le travail très neuf d’Evyatar Marienberg sur Niddah – la très impure menstruation – nous dévoile comment le judaïsme a, de manière plus ou moins orthodoxe, construit toute une structure de rites pour préserver, jusqu’à aujourd’hui encore, ses fidèles d’une impureté qu’il leur était difficile de ne pas côtoyer – c’est une étude qui, elle aussi, dépasse largement un propos qui pourrait sembler limité à quelques épigones du talmudisme et nous aide à comprendre comment se forgent et perdurent les conduites humaines.
Evyatar Marienberg Niddah Lorsque les juifs conceptualisent la menstruation Histoire 366 p. 2003.
Sur le fronton du Palais du Trocadéro, à Paris, est gravé le fameux lieu com-
mun reformulé par Paul Valéry nous rappelant que nous autres civilisations savons être mortelles, mais les civilisations, qui sont des concepts politicohistoriques, ne savent rien, quant aux hommes qui les constituent, ils se contentent trivialement de vaquer paisiblement à leurs affaires alors que s’écroule, aux dires de très postérieurs historiens, leur monde... Ce que montre admirablement Ramsay McMullen dans son ouvrage fondamental : Le Déclin de Rome et la corruption du pouvoir. Il en va différemment des empires, qui sont des structures de gouvernement, dont on peut dater la chute, et donc la disparition, et, pour nous qui savons comment cela s’est terminé nous pouvons retracer cette agonie, l’une des plus fascinantes, et des plus mal connues en France, étant celle qui vit disparaître Byzance. Donald M. Nicol en fait le récit dans Les Derniers Siècles de Byzance soit la période qui va de la reconquête après la prise de Constantinople par les Croisés à l’an 1453. Des causes multiples du pitoyable désintérêt des Français pour l’extraordinaire monde byzantin, je ne retiendrai que la rupture jamais pardonnée avec l’Église de Rome et le sentiment diffus (confus) que Byzance appartient à la fois au monde grec, mais sans philosophes ni tragiques, pour le passé, et à un curieux monde russo-turc pour son absorption dans les Temps modernes, les Russes s’étant nourris du concept impérial et les Turcs, du territoire. D’où la perception d’une Byzance en rupture culturelle avec l’Occident (pour ne pas dire sauvage) et géographiquement assez éloignée pour s’abstenir d’y porter le regard, et pas assez pour bénéficier des charmes de l’exotisme, comme la Chine ou le Japon, à qui leur position sur la carte accorde le droit d’une absolue différence. Les préjugés ne naissent pas sans raisons, qu’il faut identifier pour en saisir la vacuité, mais ils ont un mérite : une fois qu’on les a chassés, ils permettent de découvrir des univers que l’on s’était à soi-même fermés, et qui lira le livre de Nicol après avoir longtemps pensé mécaniquement : « Byzance, ça ne m’intéresse pas », éprouvera la joie d’arpenter la plus riche des « terra incognita ». 2 La Chronique des Belles Lettres
Ramsay McMullen Le Déclin de Rome et la corruption du pouvoir Histoire Traduit de l’anglais par A. Spiquel et A. Rousselle. 466 p. (1991) 2° tirage 2005.
Donald M. Nicol Les Derniers Siècles de Byzance, 1261-1453 Histoire 530 p. 2005.
18 novembre 2005
Faut-il continuer à publier ? Ésotérisme présidentiel. De l’influence de Platon sur mes pantalons.
«N
ous publions trop de livres », dis-je, et j’ajoute ce plat corollaire : « Il faudrait publier moins ». Il ne se passe guère de réunion éditoriale de notre maison sans que je tienne ces propos, utilisant un « nous » assez hypocrite, qui n’est ni majestueux ni poli, mais perd dans une nébuleuse collégiale une décision dont je suis seul coupable, et feins de regretter alors qu’au fond de moi-même je suis bien déterminé à la perpétuer. Car si je suis devenu éditeur, c’est pour publier des livres, avec passion et volupté. Une centaine par an, dans des genres divers, qui vont de l’édition critique des traités des « Arpenteurs romains » au nouveau roman de Pierre-Robert Leclercq, en passant par une traduction de Kalidasa ou un essai sur l’histoire de la littérature japonaise... La seule obligation que j’ai de les publier, ces livres appelés « nouveautés », c’est ma conviction que leur contenu mérite d’être offert à d’autres humains à qui ils apporteront un surplus de connaissance ou de plaisir car, dans un univers où le vide (id est, le bruit médiatique) triomphe du sens, ces textes ne sont pas une simple suite de mots mais disent quelque chose qui ne l’a pas encore été, quelque chose capable d’enrichir, même d’une touche infime, l’esprit de mes semblables. Et que j’agisse par altruisme, ou par vanité, pour montrer au monde (qui d’ailleurs ne me regarde guère) mon don de les trouver, ces livres si variés, (en fait, avec l’aide de nombreux collaborateurs bien plus compétents que moi en de nombreux domaines) importe peu : seul compte le fait que je les publie, et qu’ils viennent ainsi s’ajouter à une offre que tout un chacun, dans notre profession, s’accorde à qualifier fermement de surabondante (tout en augmentant le volume de sa production). Donc, trop de livres. Mais trop par rapport à quoi ? À la capacité d’accueil, en espace et en trésorerie, des libraires, ces indispensables relais à la diffusion de tout ouvrage ? (Sans doute, mais c’est là une affaire purement technique et qui, comme tout problème de cet ordre, peut être résolu par l’infinie ingéniosité humaine, quand elle n’est pas victime d’inhibants préjugés). À l’étendue du public, sa curiosité, sa compréhension ? Un essayiste et poète mexicain, Gabriel Zaid (qui est aussi un homme d’affaires et ne vit pas que dans les nuées moquées par Aristophane), a pris ces questions à bras le corps en dressant un état des lieux, pour nous rappeler qu’en ce domaine aussi la réalité n’est pas tout à fait la perception qu’il nous plaît d’en avoir, dans un essai bref, incisif, documenté, dont les conclusions, même si je ne les partage pas toutes, m’ont encouragé à publier un livre de plus : Bien trop de livres ? Lire et publier à l’ère de l’abondance. Et il est réconfortant d’apprendre, par des arguments nouveaux, pourquoi jamais ne mourra le livre. Et que je peux continuer à en publier « trop ».
Chroniqueur et romancier, Jean-Paul Bourre se plait à chercher ce qui se
Gabriel Zaid Bien trop de livres ? Lire et publier à l'ère de l'abondance Hors collection 138 p. 2005.
cache derrière les apparences ; pour lui, ce n’est pas innocemment qu’ont été érigés, sous une autre ère présidentielle, tel et tel monuments parisiens, mais en fonction d’un plan, qui ne relève pas de l’urbanisme... De ses découvertes, il a choisi, plutôt que nous livrer un pesant essai académique, d’en faire l’ossature d’un roman dévoilant que ce ne sont pas des raisons décoratives ou utilitaires qui ont présidé à la construction de la Pyramide du Louvre ou de l’Arche de la Défense. Récit d’énigme, L’Élu du serpent rouge est un divertissement intelligent, parce qu’il propose au lecteur un double défi : démêler, dans la thèse qui sous-tend l’intrigue, la révélation fondée du phantasme ésotérique et, dans La Chronique des Belles Lettres
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la narration, ce qui doit aux nécessités du genre du matériau authentiquement historique. L’Élu du serpent rouge Jean-Paul Bourre a un public qui l’apprécie – je ne suis pas seul à admirer la singularité de son talent – sans avoir pleinement la notoriété que mériterait son originalité maîtrisée ; c’est la rançon d’un choix d’existence trop à l’écart des courants dominants pour lui assurer une nécessaire, commercialement, visibilité médiatique ; de cette vie d’écrivain qui ne veut être que lui-même, tout en pouvant communiquer à autrui sa propre expérience de chasseur de beauté et d’absolu, il a fait le récit poignant dans un livre de souvenirs, Guerrier du rêve, qui est beaucoup plus qu’un témoignage de la génération « vingt ans en 68 » (bien qu’on l’y trouve) : Guerrier du rêve mais un manifeste, modelé dans la souffrance de la chair et de l’esprit, sur la vertu de l’obstination héroïque à vouloir demeurer dans sa propre voie.
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our une caissière de supermarché lectrice fidèle de Voici ou Public, ou une avocate abonnée à Marie-Claire, et même un banquier accro à Vogue-Hommes, être à la mode ne pose de questions qu’économiques (argent des achats, durée de shopping et lèche-vitrines) : la mode est un donné auquel il est dû de se conformer, de préférence avec un léger temps d’avance sur la masse de ses contemporains, ou un subtil décalage, sans entraîner de questions autres que celles portant sur le choix d’un produit. L’interrogation sur la mode (exactement : sa nature) est, elle, purement philosophique : la mode est une norme qui s’impose en un temps et un lieu donnés – mais qu’est-ce qu’une norme ? et pourquoi une norme ? – et la faculté de la suivre ou de l’ignorer renvoie au problème plus vaste (et à ce jour sans réponse) de notre liberté face à la détermination oppressive d’un milieu ; agir à contre-courant de la norme est toujours me déterminer par rapport à elle, et ne me rend donc pas plus libre, et pour l’ignorer, sur un plan absolu, il faudrait être un Robinson Crusoé né sur son île... Lorsque l’on se trouve confronté à un phénomène (un objet) naît un ensemble de questions : pourquoi cet objet existe-t-il ? ce qui est sans réponse, sinon mystique, puisque si j’isole une apparente cause première ma raison me pousse vite à en rechercher la cause, provisoirement, ultime ; quelle est sa nature ? sa singularité ? etc. – mais ces questionnements, eux, ne sont pas sans solution. La mode, phénomène social, peut donc plus prosaïquement être étudiée en tant que tel, et nous pouvons apprendre – non pourquoi « il y a une mode » – mais pourquoi une certaine mode apparaît et s’impose. Et si les Européens du quinzième siècle finissant ont radicalement changé leur manière de se vêtir, qu’ils en accusent la domination intellectuelle du néoplatonisme : c’est à Platon revu par Marsile Ficin que ces hommes et ces femmes doivent la forme nouvelle de leurs habits, et que leur silhouette vêtue est passée, de naguère triangulaire, à rectangulaire. Une philosophe (mais qui écrit clairement et sans jargon), Anne Kraatz, a, la première, su mettre en évidence cette influence jusqu’alors insoupçonnée dans un livre qui montre les liens entre histoire des idées et histoire du vêtement : Mode et philosophie, ou le néoplatonisme en silhouette, 1470-1500. À tous ceux qui pensent, comme le « premier » Wittgenstein, que la philosophie ne « dit » rien (du moins, quant à son prétendu objet), ce livre montrera que, même vide de sens (toujours quant à son objet affirmé) la philosophie a des effets inattendus sur notre triviale existence quotidienne et que, si nous enfilons le matin telle pièce de tissu plutôt que telle autre, nous le devons à un aride commentaire du Banquet... (Pour une étude plus globale de la mode, voir, de Frédéric Monneyron : La Mode et ses enjeux, paru aux éditions Klincksieck dans la collection 50 questions, qui éclaircit agréablement des sujets complexes). 4 La Chronique des Belles Lettres
Jean-Paul Bourre L'Élu du serpent rouge Hors collection. 304 p. 2005.
Jean-Paul Bourre Guerrier du rêve Hors collection. 364 p. 2003.
Anne Kraatz Mode et philosophie ou le néoplatonisme en silhouette, 1470-1500 L'Âne d'or. 368 p. 2005.
Frédéric Monneyron La mode et ses enjeux 50 questions. Éd. Klincksieck 144 p. 2005.
25 novembre 2005
De la clairvoyance des philosophes. Qui parle sanskrit ? Mon actrice préférée.
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Henri Grange Benjamin Constant, amoureux et républicain 1795-1799 Hors collection 382 p. 2004.
a scène est célèbre : dans le carosse le conduisant chez Barras ce 16 juillet 1797, Talleyrand, tout juste nommé Ministre des relations extérieures, psalmodie au rythme des roues tressautant sur le pavé parisien : « nous tenons la place, il faut y faire une fortune immense, une immense fortune, une immense fortune, une fortune immense... » Mais ce n’est pas le Diable boîteux peint avec une ironie complice par Sacha Guitry et transfiguré par Jean Orieux dans son admirable biographie, qui ici m’intéresse, c’est son compagnon de trajet et témoin de l’anecdote, le hobereau suisse (espèce rare) Benjamin Constant, responsable avec sa maîtresse Germaine de Staël (fille de banquier suisse et épouse de l’ambassadeur de Suède) de l’ascension politico-financière du citoyen (sic) Talleyrand. Contrairement à l’aristocratique citoyen à qui mille ans de généalogie prouvée permettent d’être vulgaire (poursuivre un projet simple et le clamer), les bourgeois Germaine et Benjamin s’enivrent des méandres d’une double passion : s’aimer l’un l’autre et construire sur les ruines de l’ordre royal aboli un ordre nouveau fondé sur les Lumières (un peu teintées de rouge par leurs premiers résultats, tels que la Terreur...). Pauvre Germaine, pauvre Benjamin... Ces deux êtres suprêmement intelligents ne vont, durant tout le Directoire, montrer de constance que dans l’erreur, dissimulant à eux-mêmes l’omniprésent réel sous leurs rêves d’idéologues sentimentaux (pour cet adjectif, plus lui qu’elle d’ailleurs, même si elle lui donnera un enfant). Comment, en un même temps, peut-on élaborer de si subtiles et pénétrantes analyses de ce qui devrait être et se tromper autant sur ce qui est – i-e, être incapable de transposer dans l’action toute réflexion sur celle-ci ? (Notons, Retz n’avait pas été plus malin, ni Saint-Simon, quant à Chateaubriand et Lamartine...) Le montre Henri Grange dans Benjamin Constant, amoureux et républicain récit pénétrant de ces tumultueux emballements mêlés du cœur et de l’esprit, qui empêcheront nos deux héros de voir que par-delà leurs étreintes coupées de projets constitutionnels se levait Bonaparte... Si Germaine ne pouvait faire remonter ses aïeux aux Mérovingiens, elle était fille d’un père fameux, Jacques Necker qui, ministre de Louis XVI, tenta vainement de faire que la Révolution fût civile (efficace et bien élevée), et qui, exilé en sa Suisse natale alors que le couteau de la guillotine prouvait par le fait la naturelle bonté de l’homme, écrivit un ouvrage qui me trouble profondément. J’ai toujours eu la conviction que l’on ne peut concevoir de société juste que fondée sur l’égalité juridique entre ses membres ; c’est la thèse exactement contraire qu’entend démontrer Necker (préfigurant en partie Tocqueville) dans Réflexions philosophiques sur l’égalité texte enfoui dans ses œuvres complètes et oublié jusqu’à ce que l’en exhumât Alain Laurent. Et ce qui me trouble, c’est que, ce soir du moins, alors que notre jardinier vient de prédire qu’il gèlera cette nuit et que nous abandonnons à la mort quelques pieds de bégonias pourtant florissants, je ne trouve aucun argument pour m’opposer à Necker, tout en supposant qu’il doive en exister : c’est la marque d’une œuvre qui mérite d’être discutée, et donc lue.
Le film hindi ultra-féministe de Prakash Jha Mrityu Dand (« Arrêt de mort »,
Jacques Necker Réflexions philosophiques sur l'égalité Bibliothèque classique de la liberté préface de Jean-Fabien Spitz. 152 p. 2005.
1997), dont l’action se déroule de nos jours dans un village qui pourrait être du Bihar, a pour cadre une telle société fondée sur l’inégalité – hommes/femmes, cela va de soi pour le message de Jha, et nous vaut un climax où les épouses lynchent leurs maris – mais aussi le clivage « hautes castes » (brahmanes et kshatrya), les méchants, contre « basses castes » (les autres, et qui sont les La Chronique des Belles Lettres
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bons). Si le système des castes est aujourd’hui quasi-unanimement honni (je n’en ai trouvé de défense que dans un texte d’Alain Daniélou publié dans les confidentiels Cahiers du Mlechlin, ce dernier étant l’équivalent indien du métèque pour les Athéniens), et que sa dégénérescence au fil des siècles en multiplication de jati qui séparent et humilient au lieu d’unir justifie ce rejet, c’est oublier que son origine naît du dharma, et qu’il est, conformément à la conception védique de l’ordre de l’univers et du destin de l’homme, fondamentalement juste. Michel Angot, sans doute le seul Français qui parle couramment sanscrit (qui parle encore le grec d’Hésiode, pourtant bien postérieur ?) et passe chaque année plusieurs mois avec les derniers brahmanes érudits du Kérala à en affiner la juste prononciation, explique clairement ce que fut cet ordre dans L’Inde classique. Il nous dit aussi comment, très vite, les hommes accommodèrent cet ordre idéal au gré de leurs besoins et de leurs passions, et si l’Inde védique paraît bien éloignée de la France du Directoire, dans celle-là aussi, les parfaites constructions intellectuelles des philosophes-prêtres-bardes se cassaient sur le réel – pourtant modelé des brisures de leurs défaites. J’ai une bonne raison pour avoir cité le film de Prakash Jha, dont la détestation des castes n’est qu’un lieu commun du cinéma indien, c’est que je l’ai regardé avant-hier, et voici un aveu que je fais sans honte : il ne se passe guère de soir que je ne regarde un film hindi ou tamoul (hier, c’était Snegithiye – de Priyadarshan, 2000 – encore un film anti-mâles, on n’en entrevoit d’ailleurs qu’un, très méchant, et dont la vedette est Tabu, que je préfère à n’importe quelle actrice occidentale, puisqu’elle est et plus belle et meilleure comédienne), de même que chaque matin je lis (merci, internet) The Times of India, The Pioneer, The Hindustani Times et The Indian Express et, chaque semaine, les news magazines sur papier (quel plaisir retrouvé !) India Today et The week, que j’achète chez un Tamoul vendeur de crevettes mauriciennes surgelées près de la gare du Nord...
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n autre jour peut-être dirai-je comment est né mon engouement pour le monde indien, aujourd’hui je ne confierai que ma rencontre avec un aventurier de l’âme, François Gautier qui, contrairement à moi qui ne voyage que dans les mots et les images, est allé physiquement en Inde, il y a plus de trente ans, et a découvert peu à peu que sur ce sol et parmi ce peuple seulement pouvait s’accomplir pleinement sa vie. Cet itinéraire qui le mène de l’édification de la cité utopique d’Auroville à un épanouissement que je laisse le lecteur découvrir, il le raconte dans La Caravane intérieure ou : comment on devient soi-même en comprenant et aimant ce qui est autre…
Post scriptum. Je ne regarde pas que des films indiens, mais je préfère
m’abstenir de commenter le japonais et vu avant-hier Tokugawa Irezumi Shi Seme Jigoku (de Teruo Ishii, 1969) qui appartient à la série appelée en anglais Joys of tortures et relève du genre baptisé par les producteurs « Ero Gro Non » (pour : erotic grotesque nonsense), et contient une pittoresque séquence sur les soucis de la propriétaire d’une clef de ceinture de chasteté perdue dans un cadavre. Et ce n’est pas un film féministe.
6 La Chronique des Belles Lettres
Michel Angot L'Inde classique Guide Belles Lettres des civilisations 300 p. 2001.
François Gautier La Caravane intérieure La Voix de l'Inde 204 p. 2005.
2 décembre 2005
Un métro et un port sans eau. Quod scimus… Acculturé !
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our un vieux Parisien non-claustrophobe, Port-Royal, c’est une station de métro qui dessert essentiellement le restaurant la Closerie des Lilas, où mes amis disparus Jean-Edern Hallier (alors tout occupé d’abattre un monarque républicain en révélant l’existence de sa bâtarde) ou Philippe Léotard (tout préoccupé de traduire les trente vers du Poème de Parménide) n’accédaient qu’en marchant d’un pas hésitant, ou plus prudemment en taxi (et jamais je ne pus me délecter ni de la chute du monarque, ni de la version française de l’œuvre grecque) ; pour un bibliophile, c’est un gros machin de Sainte-Beuve tombé, grâce à Proust, dans les oubliettes d’une histoire littéraire périmée, tandis que les amateurs de toponymie s’interrogent sur l’appellation même, car l’on ne trouve en ce lieu nulle rivière, estuaire, crique, bref, pas la moindre goutte d’eau, pas plus que de primus inter pares, oubliant que ce Port-Royal citadin n’était qu’un précoce (à l’EHESS on dirait « pionnier ») exemple de délocalisation : le lieu d’origine de Port-Royal fut « aux champs », en la vallée de Chevreuse, sur le fief de Perrois (en latin Perrugius, qui donna « Port-Royal »), en une abbaye où enfla, sous l’impulsion de fanatiques morbides de l’austérité, l’hérésie sinistre du jansénisme, ce zen lugubre. On y trouva aussi Pascal et Racine, pour des raisons qui ne relèvent peut-être que de l’élan mystique, mais dont je vois plutôt l’origine dans l’extraordinaire qualité intellectuelle de ces Messieurs de Port-Royal, les Arnauld et leurs compagnons. Port-Royal, ce n’est pas seulement le débat entre grâce efficace et grâce suffisante, ou entre augustinisme et thomisme, mais l’épicentre de cette double querelle de même origine qui divise toujours les humains, celle qui oppose croyance (religion) et raison (philosophie/science), et qu’Augustin synthétisa en cette phrase : « quod scimus debemus rationi, quod credimus, auctoritate » d’une part, et entre pouvoir spirituel et pouvoir temporel, de l’autre (incidemment, ceux qui aujourd’hui s’interrogent tant sur l’Islam feraient bien de l’étudier attentivement à travers les âges, cette querelle, des antagonismes médiévaux au gallicanisme ; ils y trouveraient non une solution – puisque rien ne peut départager les hommes qui croient, et rejettent la raison, des hommes qui acquièrent la connaissance par la raison, et rejettent la croyance, et le même humain peut, selon les domaines, s’appuyer tantôt sur l’une tantôt sur l’autre – mais un exposé clair des fondements du problème qu’ils ne savent simplement pas poser).
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ANONYME La Bhagavad-Gîtâ Classiques en Poche [69] Traduction du sanskrit, introduction et notes par E. Sénart. XVIII-80 p. 2004.
our qui croit dépassée cette affaire spirituel versus temporel : la monnaie d’une république laïque, les États-Unis d’Amérique, porte toujours le slogan « in God we trust », et le code pénal d’une autre république laïque, l’Inde, force le témoin d’un procès criminel à jurer de dire la vérité sur, au choix, le Coran, la Bible ou la Bhagavad Gîta, plaçant ce dernier texte au rang des Livres « révélés », ce qu’il n’est d’aucune façon comme il appert de sa lecture même hâtive... La Bhagavad-Gîtâ. Mais revenons à la prolifique engeance Arnauld – des accouplements vertueux des époux Antoine et Catherine Marie naquirent vingt enfants, dont dix survécurent à leur géniteur – pour en extraire le dernier né Antoine (nous pardonnerons aux parents de s’être alors trouvés à court de prénom) que l’on surnommera le Grand Arnauld (1612-1694). Il fut un esprit prodigieux. Théologien de combat, il utilisa toutes les ressources de la philosophie pour défendre ses convictions et, comme il ne se battait qu’avec des mots, entreprit de clarifier ce qu’ils sont, ces mots, et pourquoi leur ordonnancement rend la pensée de l’un communicable à l’autre, et comment sur eux se forme le raisonnement droit : ce furent la Logique de Port-Royal ou l’art de penser (1660) et la Grammaire générale et raisonnée de Port-Royal (1662) – deux ouvrages qui, pendant plus d’un La Chronique des Belles Lettres
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siècle, instruisirent et marquèrent des générations, puis furent négligés, et alimentèrent de nouveau l’esprit des philosophes en cette seconde moitié du XXe siècle, nourrissant quelques unes des plus pertinentes intuitions de Michel Foucault (qui n’eut jamais de pensée cohérente) et permettant à Noam Chomsky de fonder sa grammaire générative. Pour lui rendre pleinement justice, il faudrait aussi parler de ses débats avec Descartes ou Malebranche, mais mieux vaut lire la monographie que vient de lui consacrer Francesco Paolo Adorno : Arnauld, qui me fait aimer un homme dont j’admire les connaissances et déteste les idées.
De ci de là, de même que, en ce temps de champignons, je découvre une cou-
lemelle dressant dans un bosquet de genêts sa fière tige surmontée d’un chapeau rond de vieux breton, je tombe sur le mot « acculturation », néologisme au parfum politiquement correct que je soupçonne de dénoncer une action mauvaise (venue de l’Occident) perpétrée sur de bons sauvages (les habitants des autres terres). (Un tel exemple d’acculturation est l’édification d’un McDo (la malbouffe) à la place d’une échoppe coréenne débitant du chien fraîchement égorgé dont la tête aux yeux figés mais toujours fidèlement aimants gît dans une poussière authentique). Une ombre d’acculturation se manifesta-t-elle au Japon vers l’an 20 de l’ère Meiji quand deux jeunes étudiants, Mikami Sanji et Takatsu Kuwasaburô, découvrirent l’existence d’un concept étranger créé par des essayistes européens (en France, essentiellement Nisard et Taine) : celui d’une histoire d’une littérature nationale ? Composer une « histoire d’une littérature nationale » (anglaise, italienne, etc. peu importe), voilà qui semble aujourd’hui bien banal, mais fut au milieu du XIXe siècle une absolue nouveauté, dont la découverte frappa si fortement Mikami et Takatsu qu’ils entreprirent de rédiger la première « Histoire de la littérature japonaise » (publiée en 1890), dont l’ancêtre avait été l’ouvrage du savant français Léon de Rosny La littérature des Japonais (1883). Passons cavalièrement sur les difficultés que durent affronter nos deux audacieux ; ainsi : que peut-on légitimement appeler « littérature » ? (une mauvaise recette : éliminer d’emblée les textes normatifs, comme par exemple, en France, le Code Napoléon, célèbre par l’efficace concision de son style... ; autre mauvaise recette : introduire un drastique critère de goût pour séparer « littérature élégante » de « littérature vulgaire » car si celle-ci ne mérite pas d’entrer dans une « histoire de... », il me semble que sa dénomination même la fait relever de la littérature – au Japon, les textes de théâtre kabuki furent les premiers à faire les frais de ce snobisme, puis furent réhabilités...) Et que peut-on appeler « japonais », dans un pays où la plus ancienne « littérature » était chinoise ou traduite du chinois – mais transmise et célébrée par des Japonais ? Comment furent abordées ces questions, comment il y fut répondu, Emmanuel Lozerand en fait le récit dans Littérature et génie national, naissance d’une histoire littéraire dans le Japon du XIXe siècle, magistrale exploration et des écrits d’un peuple, et de la construction de son passé intellectuel par ce même peuple, qui passionnera tout amoureux des Lettres, des idées, et de l’Histoire. Et dans le récit de Lozerand se trouve un fait qui me permet de revenir à mes moutons : la publication, en 1899, de History of japanese litterature par l’Anglais William George Aston, qui reconnaît sa dette envers les ouvrages de tout récents essayistes... japonais. Car si lors de l’ère Meiji, les Japonais avalèrent avec une gloutonnerie sans précédent tout ce qui venait d’Occident, peut-être eurent-ils quelques hoquets, mais ils surent digérer les apports d’autres cultures pour fortifier la leur. Michel Desgranges
Francesco Paolo Adorno Arnauld Figures du savoir 186 p. 2005.
Emmanuel Lozerand Littérature et génie national Naissance d'une histoire littéraire dans le Japon du XIXe siècle 390 p. 2005.
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N.B., pour qui n’a pas son bon Gaffiot sous la main : Arnauld traduit ainsi la phrase-clef d’Augustin : « En matière de science, c’est la raison qui doit nous persuader, mais en matière de créance, nous nous devons rendre à l’autorité » ; F. P. Adorno est plus exact en proposant : « Ce que nous savons, nous le devons à la raison, ce que nous croyons, (nous le devons) à l’autorité ». 9
8 La Chronique des Belles Lettres
782251 140032