Chroniques 2

Page 1

LA CHRONIQUE 2

D

E

S

B

E

L

L

E

S

L

E

T

T

R

E

S

Chaque vendredi, Michel Desgranges, Président des Éditions Les Belles Lettres, vous propose une promenade autour de livres d'hier et aujourd'hui. Cette Chronique est diffusée hebdomadairement par courrier électronique. Pour les amis des Belles Lettres qui n'utilisent pas cette technologie, nous avons souhaité leur proposer ces textes sous forme imprimée, et regroupés mensuellement. 9 décembre 2005

Du sexe, enfin ; puis de l’argent ; et de la santé.

«S

Élien La Personnalité des animaux La Roue à Livres Traduit et commenté par Arnaud Zucker Tome I, livres I à IX : 336 p. 2001. Tome II, livres X à XVII : 320 p. 2002.

i vous voyez une hyène qui est mâle cette année, la même bête sera femelle l’année prochaine. Et inversement si elle est femelle aujourd’hui, elle sera mâle la fois prochaine. Ces animaux, combinant les attributs des deux sexes, sont tour à tour époux et épouse, et changent de sexe à la fin de chaque année. » Cette remarquable observation se trouve dans La Personnalité des animaux d’Élien, (vers 175-220 ap. J.-C.) mais n’accablons pas le rhéteur grec pour sa crédulité : en raison de la discrétion des organes reproducteurs de l’utile nécrophage, même de chevronnés zoologues ont besoin d’un examen minutieux pour dire si cet animal est monsieur ou madame. En nos jours (l’an 2005) d’indifférenciation sexuelle triomphante – il n’est plus bon d’être pleinement ou mâle ou femelle, mais un peu, et vaguement, et l’un et l’autre sans assumer ni l’un ni l’autre – se dissipe jusqu’au souvenir de l’hermaphrodisme véritable, mythe qui, comme tout bon mythe, était supposé relater une vérité originelle et susceptible de retour dans le temps présent. Et que propagea le génie de Platon dans la page la plus célèbre du Banquet en nommant cet hermaphrodisme « poursuite du tout », transformant ainsi une réalité peu avérée en but à atteindre : en désir, d’autant plus prégnant qu’est douteuse sa satisfaction. Les philosophes et curieux du XVIIIe siècle, créateurs du moderne esprit scientifique, ne manquèrent pas de disserter et trancher sur la question de l’hermaphrodisme, d’autant que, l’accroissement des observateurs multipliant les phénomènes à observer, apparurent un certain nombre d’individus que l’on pouvait dire être et homme et femme. Ce qu’il advint de ces malheureux(ses), monstres objets d’envie et de répulsion, et se mêlèrent de leur sort clercs et juristes, nous le savons grâce à Patrick Graille qui, dans Les Hermaphrodites aux XVIIe et XVIIIe siècles, retrace leurs mésaventures et, surtout, nous narre comment les plus grands esprits du temps (de Bayle à Voltaire ou Diderot) naviguèrent entre fable antique, rejetée mais perpétuée, récits de voyageurs férus de mirabilia, licence érotique (et ce rêve : pouvoir éprouver physiquement en soi la jouissance de l’Autre…), théorie, et le spectacle ambigu que pouvaient voir leurs yeux troublés. L’hermaphrodite (étymologie supposée : Hermès + Aphrodite) parfait, c’est-à-dire « capable de fertiliser comme mâle et de concevoir comme femelle » existe-t-il ? On le trouve dans le Tableau général et méthodique des hermaphrodismes de Geoffroy SaintHilaire suivi de cette mention entre parenthèses : cas non réalisé.

L

Patrick Graille Les Hermaphrodites aux XVIIe et XVIIIe siècles Hors collection. 256 p. 2001.

ors de conversations avec des confrères, souvent nous demandons-nous : « qu’est-ce qui fait vendre ? » et, trop soucieux de ne pas paraître excentrique pour évoquer l’ichtyologie ou le cinéma malayalam, je réponds à l’unisson : « le sexe, l’argent, la santé » (dans quel ordre ? cela dépend des individus, et des humeurs de l’heure). M’étant doublement acquitté du premier thème, j’en viens au deuxième. Comment devenir riche, sans trop d’efforts ? Grâce à la chance. Nous le prouve Nassim Nicholas Taleb, qui a fait fortune à Wall Street comme trader d’options avant de se consacrer à la philosophie de l’incertitude qu’il enseigne à New York, dans Le Hasard sauvage, Des marchés boursiers à notre vie : le rôle caché de la chance, un des livres les plus excitants que j’ai eu la joie de publier, et l’un des plus difficiles à promouvoir. La Chronique des Belles Lettres

1


Car il est en même temps un ouvrage de finance, d’épistémologie, et un traité de l’action humaine, trop riche et novateur pour être rangé sous une seule étiquette, avec le toupet d’être profond et ironique, et de savoir donner à penser sans prendre de grands airs… Guy Schoeller, le fondateur de Bouquins, me dit un jour qu’il m’avait convié à déjeuner chez Maxim’s, pour se donner le plaisir d’insulter de lugubres banquiers installés à une table voisine, et publiait alors Mommsen et Ranke : « un livre doit être gai » ; ce que Guy entendait par cette épithète, Taleb nous en fournit le modèle (paradigme, dirait-on à l’EHESS). Taleb n’est pas un charlatan, et n’offre pas de recette-miracle pour devenir crorepati (mot hindi, qui signifie : milliardaire), mais il nous apprend quel rôle joue véritablement la chance dans les destinées humaines et comment nous pouvons, sinon la diriger totalement, du moins la saisir à notre profit. Qu’il n’y ait pas méprise : ce livre n’est pas un manuel pratique (capable de nous apprendre à maîtriser une technique), même si certains parviendront peut-être à l’utiliser comme tel, c’est d’abord intellectuellement qu’il nous enrichit, ce qui pour moi est un bonheur suffisant.

A

llumer ma dix-neuvième Rothmans International de cette matinée enneigée est une transition idéale pour aborder le troisième thème qui permet à un livre de passer des stocks de l’éditeur à la bibliothèque du client. La santé est malencontreusement le domaine de prédilection des médecins, lesquels, incapables de guérir ce qui est destiné à mourir, se vengent en empêchant de vivre. (Je place sur un autre plan la chirurgie, qui est similaire à la mécanique, donc efficace, ainsi que la chimie et la botanique qui nous donnent les médicaments, mais nous sommes là chez la technè, en qui j’ai plus confiance que dans la science). Ne mettons pas en doute les bonnes intentions, qui pavent le cerveau médical comme l’enfer, et abstenons-nous donc de porter tout jugement a priori sur les individus appelés globalement : « médecins nazis ». Ces gens avaient une ambition : créer une humanité saine. Relever qu’ils limitaient « l’humanité » à une « race » (catégorie alors globalement acceptée comme scientifique) dite « supérieure » et que « sain » n’est ici qu’une tautologie, puisque cette humanité supérieure était nécessairement saine, est critiquer leur projet, non nous informer sur son objet. Ce cauchemar d’une humanité saine a connu une fortune peu contestée dans les années 1920, notamment aux États-Unis où de nombreux médecins commirent en son nom d’innombrables atrocités trop oubliées aujourd’hui. Ce cauchemar porte un nom : hygiénisme, et il est l’implacable et fertile géniteur de l’eugénisme. Un professeur américain d’histoire des sciences, Robert N. Proctor, a étudié en détail les aspects les plus méconnus, et novateurs…, de cet hygiénisme en Allemagne hitlérienne dans La Guerre des nazis contre le cancer, montrant tout particulièrement le rôle précurseur des médecins nationaux-socialistes dans la lutte contre le tabac, la découverte médicale – aussitôt devenue certitude scientifique – engendrant de violentes campagnes de propagande anti-tabac, vite accompagnées de diverses interdictions et, à partir de 1942, d’une pittoresque division des chefs de guerre entre « bons » non-fumeurs (Hitler, Franco, Mussolini) et « méchants » fumeurs (Roosevelt, Churchill, Staline). J’admire Proctor qui, à la fois favorable, en bon Américain de notre temps, à la guerre contre le tabac et hostile au national-socialisme, ne s’est pas senti paralysé par ces deux sentiments, mais a fait, scrupuleusement, rigoureusement, son métier d’historien : il a découvert, analysé, ordonné les faits. Il faut avoir l’esprit mal tourné, comme moi, pour noter que les nationaux-socialistes ne souhaitaient appliquer leurs principes hygiénistes qu’à leur propre race (après avoir exterminé quelques millions de sous-humains polluant leur espace vital) et auraient laissé vivre en paix et en mauvaise santé les races inférieures (soit quelque 99 % de la population terrestre subsistante), alors qu’aujourd’hui l’hystérie hygiéniste (sans doute rebaptisée… dit-on : bien-portance ?) s’étend sur toute la surface d’un globe en voie de purification.

N.B. Un ami, professeur dans un CHU, me rapporte que lorsqu’un médecin découvre qu’un fœtus lové dans le ventre maternel a un pied doté de six orteils, il est éliminé, même au-delà de la date-limite de l’avortement ; sans pouvoir dire subjectivement ce qu’est un monstre, on le soupçonne assez pour ne pas lui permettre de vivre. Et je ne doute pas qu’un même sort sera réservé à l’embryon porteur du gène du fumeur. 2 La Chronique des Belles Lettres

Nassim Nicholas Taleb Le Hasard sauvage. Des marchés boursiers à notre vie : le rôle caché de la chance Hors collection Traduit de l’anglais (US) par Carine Chichereau avec la collaboration de l’auteur 352 p. 2005.

Robert N. Proctor La Guerre des nazis contre le cancer Histoire Traduction de l’anglais et préface par Bernard Frumer 432 p. 2001.


16 décembre 2005

Le crime de Napoléon ; légèreté d’Aristote ; esclave et génie.

C

Peter Garnsey Conceptions de l’esclavage d’Aristote à saint Augustin Histoire Traduit de l’anglais par Alexandre Hasnaoui 416 p. 2004.

onduisant dans un épais brouillard automnal qui me gardait de voir la route et d’être distrait par le paysage ou la circulation, j’avais tout loisir de méditer au thème de cette nouvelle chronique portant sur l’ontologie et les poireaux (oui, nous avons des livres sur cette discipline), inspiré par le récit d’une soutenance de thèse de philosophie par une amie trop intelligente, puis, arrivé en notre campagne, je commis l’erreur, après avoir nourri les chats, d’ouvrir un journal français ; j’y appris la nouvelle de la diabolisation de Napoléon, coupable, non d’avoir provoqué quelques millions de morts dans des guerres vaniteuses, mais d’avoir, sans doute tout en dictant le Code civil, honorant une maîtresse, nommant des maréchaux et couronnant rois ses frères, rétabli l’esclavage dans une île caraïbe. Car l’esclavage est une institution humaine qui a aujourd’hui mauvaise presse. Je crois même que des parlementaires oisifs ont voté une loi (à l’unanimité des cinq présents) pour dire que ce n’est pas bien, l’esclavage, ou interdire d’en dire du bien, ou emprisonner qui ne le dénonce pas, je ne sais pas trop, je n’ai pas gaspillé ma peine à en lire le texte, mais je n’ose croire qu’il limiterait son opprobre à une forme particulière d’esclavage, par exemple celle qu’ont pratiquée les musulmans, des siècles durant, contre les Africains à la peau noire. L’esclavage est une institution humaine qui a existé de l’aube du temps historique à nos jours (une amie, qui tenait une boutique chic à Genève, me raconta les visites de certaines de ses bonnes clientes, des princesses saoudiennes, qui n’effectuaient leurs onéreuses emplettes qu’escortées de leurs esclaves, femelles, au visage dissimulé d’un masque de cuir ouvragé…). L’esclavage fut d’abord un progrès, sinon moral du moins concret : plutôt qu’être mangé ou décapité, mieux valait, pour le guerrier vaincu et sa famille, être réduits en esclavage : survivre à la défaite. Mon hostilité envers l’esclavage forcé (je n’ai rien à dire de l’esclavage volontaire, ne jugeant pas les valeurs d’autrui) est absolue : j’affirme que tout être humain est pleinement propriétaire de lui-même ; ce qui fonde cette affirmation, d’ailleurs constamment contredite par tout gouvernement et ses citoyens, je ne peux le développer ici. À l’opposé de mes contemporains qui dominent le petit univers politico-médiatique, je refuse de porter tout jugement de valeur sur les institutions passées, en revanche, l’étude de ces institutions, et de leur perception par les hommes d’alors, voilà ce qui, de toutes les sciences de l’homme, m’intéresse le plus. Autrement formulé : que signifiaient pour nos ancêtres (ou les ancêtres de nos voisins) ces faits sociaux par eux admis et qui nous paraissent inadmissibles, scandaleux, etc., et signifiaient-ils seulement quelque chose (i-e : s’interrogeaient-ils à ce sujet) ? Donc, du moins pour les temps et/ou lieux où nous disposons de documents, allons voir. Un historien remarquable, Peter Garnsey, l’a fait pour l’esclavage gréco-romain dans Conceptions de l’esclavage d’Aristote à saint Augustin. Une longue quête (lire et étudier tous les textes qui nous sont parvenus pour une période d’environ mille années…) pour une médiocre récolte. Non seulement les Anciens (Grecs et Romains, pourtant bavards) n’ont jamais fourni de définition positive (au sens du droit positif) de l’esclave, mais ils n’ont jamais rien dit sur l’esclavage qui leur eût permis de justifier, ou de combattre, cette institution. Quant à la fameuse et désinvolte affirmation d’Aristote – l’esclave l’est « par nature » – (dont Garnsey nous montre qu’elle n’est pas pure construction du stagirite, mais d’influence platonicienne, et sans doute s’inscrivant dans un débat pour nous perdu) elle ne nous avance guère car, à la lire, fusent aussitôt les questions : un guerrier vaincu qui échappe à ses vainqueurs alors que ses compagnons sont captifs, a-t-il cette nature d’esclave ? Et existe-t-il corollairement, en bonne logique, une « nature » d’homme libre ? De métèque ? D’affranchi ? Toutes questions que le scrupuleux Aristote n’a guère évoquées. Car en fait Aristote ne nous a rien dit, il n’a fait que déguiser cette tautologie : l’esclave est un esclave. Il aurait pu ajouter : « et il en est ainsi ». Que trouve-t-on d’autre ? Pour les juifs, chez Philon : « … dans le cours de la vie, de nombreuses circonstances exigent qu’on recoure au service des esclaves ». Pour les chrétiens, chez Paul, le fondateur de leur doctrine : « Esclaves, obéissez à vos maîtres selon la chair, avec crainte et tremblement dans la simplicité de votre cœur, comme à Christ ; (…) servez-les avec empressement etc. ». La Chronique des Belles Lettres

3


Chez les stoïciens et leurs épigones, ou quiconque a été frotté de leur pensée, on trouve d’aimables préceptes pour inviter les maîtres à ne pas se montrer cruels envers leurs esclaves – mais rien qui ressemblerait même de loin, à une revendication d’abolition de l’esclavage. Quant aux juristes, ils font du droit, et cherchent à distinguer entre guerre juste et injuste (cette dernière entraînant que les vaincus sont injustement prisonniers/esclaves), distinction qui vaut pour l’acquisition par la force de tout bien : terres, récoltes, humainsmarchandise et ne concerne en rien le fait admis de l’esclavage. Garnsey a fait mieux que rassembler toutes les citations antiques sur l’esclavage : il les a ordonnées et situées, de telle sorte qu’il ne subsiste ni équivoque ni ambiguïté sur leur signification : grâce à son travail, nous comprenons ce que l’auteur ancien a exactement voulu dire et comment cela pouvait être perçu par son lecteur, ou commentateur. Même si je ne partage pas toutes les appréciations ou conclusions, ou mises en relation, de Garnsey, j’ai la conviction que son travail met fin à tout vain débat sur ce que les Anciens pensaient de l’esclavage : ils n’en pensaient rien. Et lire la somme de Garnsey est indispensable pour quiconque veut comprendre comment les humains ressentent les normes sociales fondamentales qui définissent et dirigent leur existence quotidienne : plus elles imprègnent leurs vies, moins ils les voient ni ne les questionnent, et ce serait une étrange illusion que de croire qu’il en aille autrement aujourd’hui.

Alexandre Dumas Isaac Laquedem ou Le roman du Juif errant Hors collection XXIV-456 p. 2005.

P

etit-fils d’une femme qui fut sans doute esclave, l’un des plus puissants romanciers français l’était-il lui même par nature ? Qu’aurait dit Aristote à la lecture de Monte-Cristo ou d‘Isaac Laquedem ou Le roman du Juif errant, cette fabuleuse épopée que nous avons eu la joie de publier, pour la première fois depuis 1853, joie apparemment partagée puisqu’elle est notre best-seller de cette fin d’année ? Le philosophe aurait-il pris conscience d’avoir été coupable d’un certain manque de discernement, fâcheux pour un génie, à la lecture de ce roman écrit par un génie, sans doute plus modeste, mais qui demeure l’auteur le plus lu dans le monde ? Alexandre Dumas (on l’aura reconnu…) a mieux que des admirateurs : des amis qui, en le lisant, se sentent mystérieusement et indéfectiblement liés à lui, comme Montaigne le fut à La Boétie. Quelques-uns de ces amis – Frédéric Beigbeder, Éric-Emmanuel Schmitt ou François Taillandier, parmi bien d’autres – lui ont consacré, sous la direction inspirée et bienveillante de Charles Dantzig, un Grand Livre de Dumas, hommage complice et gai qui aborde tous les aspects de sa vie et de son œuvre, de la cuisine à l’argent et aux voyages, sans oublier les femmes ni (encore !) Napoléon ; c’est un livre d’écrivains sur un écrivain, avec beaucoup d’illustrations pittoresques ou révélatrices (une rareté aux Belles Lettres, puisque nous préférons le texte à l’image), et c’est un très plaisant cadeau à se faire à soimême (ou à un autrui que l’on aime véritablement) pour passer un joyeux Noël.

Le Grand Livre de Dumas Collectif sous la direction de Charles Dantzig Hors collection 272 p. 1997.

Devinettes en forme de post-scriptum… de qui est-ce ? « La guerre est entre mes mains l’antidote de l’anarchie » ; « Je me donne des ancêtres » ; « On me croît sévère et même dur. Tant mieux, cela me dispense de l’être » ; « Les amours des rois ne sont pas des tendresses de nourrice » ; « La grande immoralité, c’est de faire un métier qu’on ne sait pas ». Du décrié Napoléon, bien sûr, dont le professeur Lucian Regenbogen a réuni les « aphorismes, citations et opinons » dans Napoléon a dit recueil instructif et divertissant (les jugements de l’Empereur sur certains de ses « fidèles » maréchaux…), et véritable comédie humaine, et qui nous en apprend plus sur le vainqueur d’Austerlitz que des dizaines de biographies.

Lucian Regenbogen Napoléon a dit. Aphorismes, citations et opinions. Préface de Jean Tulard Hors collection XVI-464 p. 1998.

4 La Chronique des Belles Lettres


23 décembre 2005

Un modeste philosophe ; retour du poireau ; une vie, un siècle.

L

orsque Jean-Pierre Brisset fut, en 1913, couronné au Panthéon Prince des penseurs par Jules Romains qui l’avait, avec ses copains, choisi face à Bergson, tout semblait assurer à l’auteur des Origines humaines et de la Grammaire logique, par ailleurs surveillant à la gare d’Angers, que lui serait conservée pour l’éternité la gloire déversée sur lui en ce jour. Hélas, si l’on excepte un extrait dans l’Anthologie de l’humour noir d’André Breton (qui manquait pourtant d’humour de quelque couleur que ce fût) et une entrée dans le Blavier – ou Dictionnaire des fous littéraires – Brisset ne figure aujourd’hui dans nul dictionnaire des philosophes, même à prétention exhaustive. Pourquoi cet oubli, alors que, à les lire tous deux, et en dehors de quelques divergences d’opinion bien naturelles, rien ne semble séparer Brisset d’un, par exemple, Heidegger ? Disons-le tout de suite : seule leur profession a distingué entre ces deux puissants esprits, et un modeste gardien de voie ferrée, de plus apolitique, ne pèse guère face à un recteur d’Université teutonne, de surcroît nazi. Car, pour ce qui est de leurs écrits, tous deux répondent aux mêmes interrogations existentielles – qu’est l’homme ? d’où vient-il ? où va-t-il ? pourquoi n’est-il pas un poireau ? pourquoi un poireau est-il ? l’être est-il ? l’être est ? est l’être ? etc. – avec quelques variantes. Ainsi : « Non seulement l’étant dont l’être est le souci peut se charger d’une dette factice, mais encore il est en dette au fond de son être, et cet être-en-dette donne pour la première fois la condition ontologique permettant que le Dasein, existant facticement, devienne “endetté”. » (Heidegger). Et, sur un sujet voisin – « la pousse du poil » : « Écoutons le mouton : Là, l’aine ai ; là est né, l’alène ai, l’haleine ai, là laine ai. L’ancêtre mouton avait donc de la laine, à l’aine, ou il était né, autour de son alène. À ce moment l’haleine se fit sentir. Celui qui avait une mauvaise alène avait aussi une mauvaise haleine. (…) Le premier lainé fut l’aîné, le premier né ». (Brisset). Ou encore : « C’est le devancement qui rend pour la première fois l’être-en-dette manifeste à partir du fondement de l’être total du Dasein. Le souci abrite cooriginairement en soi la mort et la dette. La résolution devançante comprend pour la première fois le pouvoir-être-endette authentiquement et totalement, c’est-à-dire originairement ». (Heidegger). Or – sur la connaissance, point fondamental : « Queue on noeud ai, on peut conner. Les ancêtres cons connaient. On connaît aujourd’hui parce qu’ils connaient autrefois. Queue on noeud ai, aie m’ai oi : connais-moi. (…) Séant d’ai conné, sans déconner. Il est ainsi bien établi que conner est à la base de la connaissance : conné est séant ce. Conne, exe y ai on ; queue on nexe y ai on, connexion. Cogne ici ai on, cognition. » (Brisset) Les livres de Brisset, pourtant évident inspirateur de Lacan, avec qui il partageait une légère obsession sexuelle, sont aujourd’hui introuvables (mais je les rééditerais volontiers si une puissante clameur, accompagnée de souscriptions, m’y encourageait) alors que Heidegger doit s’étaler en poche dans les gondoles des hypermarchés et que la pensée (?) de ce dernier génère de volumineux commentaires ; même, parfois, une tentative brève et claire d’explication complice : c’est un tel travail qu’a entrepris courageusement JeanMichel Salanskis dans son Heidegger, dont je recommande vivement la lecture – et j’abandonne ici toute ironie – ; je suis conscient de n’être qu’un paysan béotien, et s’il y a du sens chez Heidegger le lecteur de Salanskis se donnera les moyens d’en décider.

J

Jean-Michel Salanskis Heidegger Figures du savoir 160 p. 2004.

e ne rejette pas la philosophie et admire le philosophe qui fait de la philosophie en observant la réalité (le plus possible de réalité, sans séparer dans sa quête entre « physique » et « métaphysique »), classe, analyse, se donne pour cela des outils intellectuels (ou les emprunte à des prédécesseurs) et, sachant que ce qui se conçoit bien s’énonce clairement, livre à ses semblables en une langue qu’ils partagent des propos qui peuvent les aider à vivre et mieux comprendre, sans chercher à résoudre l’insoluble, l’univers et l’être. De ces philosophes, je prends pour modèle Montaigne. Je lui oppose le Philosophe qui fait de la Philosophie, travaille sur des concepts, par lui inventés ou empruntés à des prédécesseurs, et qui, de Damascius ou Proclus à un quelconque Derrida en passant par Kant ou Hegel (etc.) les décortique tant qu’il a quelque La Chronique des Belles Lettres

5


souffle vital, et oubliant que ces concepts n’ont, avec le réel, plus le moindre point de contact ne serait-ce que furtivement tangentiel. Ce Philosophe s’exprime dans une langue spécifique, faite de substantifs qui peuvent être des néologismes ou pris dans la langue de tout le monde, mais dont il aura détourné le sens premier (sans d’ailleurs épargner les humbles auxiliaires), de sorte que ces textes sont des auto-interprétations destinées à l’interprétation ; ils peuvent parfois s’élever à la poésie (comme chez Damascius, que je rapprocherai de Lautréamont) – mais qui demandera en les lisant : « de quoi s’agit-il ? » n’obtiendra pour toute réponse qu’une question sur la nature de l’agir… Le jardin infiniment biné de ce Philosophe est l’ontologie ; sur l’être, je citerai Parménide : « Il faut dire et penser que ce qui est est, car ce qui existe existe, et ce qui n’existe pas n’existe pas : je t’invite à méditer cela. Tu ne forceras jamais ce qui n’existe pas à exister ». (Traduction du merveilleux Clément Rosset, qui a écrit sur la question tout ce qu’il y a à en écrire). Curieusement, quelques Philosophes ont fini par remarquer que, en de nombreux siècles et quelques millions de pages noircies, la Philosophie n’a jamais répondu à une seule des questions qu’elle se pose à elle-même, d’où cette habile défense : « le but de la Philosophie est de poser des questions, non d’y répondre. » (Alquié, cité de mémoire) ; on ne saurait mieux dire, bien que j’aie un doute : ne serait-il opportun de s’interroger sur la pertinence des questions posées ? Plus simplement : se demander si ces fameuses questions ont tout simplement un sens, i-e, un lien avec le réel ? Ou constater que la Philosophie est une discipline qui ne parle que d’elle-même, en un flot intarissable de mots qui ne sont que du bruit…

T

out serait simple s’il y avait d’une part le philosophe et de l’autre le Philosophe (disons : Montaigne et Brisset), mais beaucoup de Philosophes furent d’abord philosophes, et fort intelligents – pis : il leur arrive de mêler à leurs textes Philosophiques de la philosophie (Kant, parfois), et ce n’est pas parce qu’un Philosophe a publié des tombereaux d’inepties (qui ont fait sa gloire, en sa secte) qu’il ne se cache, dans ce fatras, des pages lumineuses. Donc : s’informer. – Racontez-moi vos rencontres avec Heidegger ? Et Jaspers ? Et Hannah Arendt ? demandais-je, et je continuais, inlassable – et Cassirer ? et Koyré ? Et Aby Warburg ? Et Einstein ? J’étais attablé avec Raymond Klibansky dans un restaurant proche du Luxembourg ; il avait alors 93 ans, et un visage dont l’extraordinaire beauté exprimait en ses traits la noblesse suprême du savoir, il était aussi d’une courtoisie sans faille, et répondait sans impatience à mes curiosités impatientes, mais face à cet homme qui avait, au cours de sa longue vie, dialogué et travaillé avec tous les penseurs célèbres de ce siècle, comment réfréner ma soif de l’entendre relater lui-même cette tumultueuse histoire des idées, dont il était le dernier acteur et témoin vivant ? Ce qu’il me confia de vive voix, le lecteur le trouvera dans Le Philosophe et la mémoire du siècle (entretiens avec Georges Leroux), livre dans lequel Raymond Klibansky rapporte aussi la longue genèse du classique Saturne et la mélancolie, qu’il écrivit avec Panofsky et Saxl, tout en évoquant ses travaux sur Nicolas de Cues, Hume, Locke… Raymond Klibansky est mort cet été, à la veille de fêter ses cent ans, quatre mois après la publication de Idées sans frontières, ouvrage où il retrace l’aventure de l’Institut international de philosophie, cette « société de philosophes de tous pays et de toutes tendances » qu’il anima pendant plus de cinquante ans. Dans ces deux livres, Klibansky peint les hommes et expose les doctrines, et il nous aide à découvrir qui est philosophe ou Philosophe, et ce qu’il peut y avoir de philosophie dans une Philosophie.

P.S. Aux lecteurs chrétiens, je souhaite un joyeux Noël ; aux autres, un 25 décembre studieux : labor improbus omnia uincit.

6 La Chronique des Belles Lettres

Raymond Klibansky Le Philosophe et la mémoire du siècle Entretiens avec Georges Leroux XX-316 p. 2005.

Raymond Klibansky Idées sans frontières. Histoire et structures de l’Institut international de philosophie. Avec la collaboration d’Ethel Groffier Hors collection 256 p. 2005.


30 décembre 2005

Tombe le silence ; riposte du logos ; miaou !

A

Ali Benmakhlouf Russell Figures du savoir 252 p. 2004.

François Schmitz Wittgenstein Figures du savoir 176 p. 1999.

lors que notre chat Filochard miaule et se frotte à mes jambes pour quémander de la pâtée, qu’il n’aura pas puisqu’il est au régime croquettes anti-obésité bien que plus svelte que sa sœur et son frère, la vie est injuste, je copie ces trois énoncés : 1. Le film américain Dirty Love (2005, de John Asher, écrit et interprété par Jenny Mc Carthy) est un chef d’œuvre (Michel Desgranges). 2. Ce qui, en fin de compte, peut être dit doit l’être clairement, et on doit garder le silence sur ce dont on ne peut pas parler (Ludwig Wittgenstein). 3. L’actuel roi de France est chauve (Bertrand Russell). Ces trois énoncés sont des assemblages de mots (des phrases) d’usage commun, dont la compréhension immédiate ne présente pas de difficulté particulière mais dont le sens – « le sens est donné à quiconque connaît suffisamment la langue » (Gottlob Frege) – soulève plus de questions qu’il n’apporte de réponses. Car : – Au moment même où Russell écrit, il n’existe pas de roi de France et, sous ses apparences d’anodine description, sa phrase a pour fin d’exprimer une difficulté logique, dont la dissection lui permettra de fonder pour partie sa philosophie ; – La pétition de principe de Wittgenstein entraîne une adhésion immédiate, sauf que, à mieux la lire, elle omet de nous informer sur « ce dont on ne peut pas parler », et il va falloir beaucoup parler, pour le dire, ce qu’est cet inconnu que l’on ne peut dire ; – Mon propos est un jugement de valeur, que j’ai omis de fonder, porté sur une œuvre que je soupçonne inconnue de tout lecteur, et a de ce fait pour ce dernier autant de sens que si j’avais écrit : « La demoiselle Kamna Chowdhary, ancienne Miss Agra, est une dalit mythomane » (ce qui est d’ailleurs exact mais importe peu ici). Pour faire bref, je noterai seulement que derrière ces énoncés se cache l’éternelle et fondamentale question : que dit-on lorsque l’on dit quelque chose ? (ou, plus abruptement : peut-on seulement dire quelque chose ?, ce qui signifie également : peut-on seulement connaître quelque chose ?), question à laquelle, après Frege, ont tenté de répondre Russell et Wittgenstein, en empruntant des voies liées et/ou divergentes, lumineuses et/ou obscures. Ont-ils répondu ? Plutôt que de renvoyer à l’étude de leurs œuvres complètes, et pour ne pas ajouter à la traditionnelle migraine des lendemains de réveillon, je recommande la lecture des essais d’Ali Benmakhlouf, pour Russell, et de François Schmitz, pour Wittgenstein, qui exposent avec une heureuse limpidité leur système (fluctuant…) de pensée, ensuite, à chacun de décider s’il est toujours utile de parler, en prétendant livrer du sens. En cette période de fêtes, je me fais à moi-même un petit cadeau : prendre la liberté d’ajouter mon grain de sel au débat, en affirmant qu’au niveau philosophique on ne peut rien connaître, sauf empiriquement, et que donc il existe beaucoup (presque infiniment) plus de sujets de silence que de parole. Revenons à nos deux philosophes-logiciens et, sans suivre servilement les parcours critiques tracés par Sainte-Beuve, regardons ce que furent leurs vies : au-delà de leurs préceptes, ils n’ont jamais cessé de parler (pour se contredire, se corriger, etc.) mais, surtout, ils menèrent deux quêtes sans fin autre que leur mort ; l’un, Wittgenstein, (qui ne sut jamais si, après avoir abandonné la fortune familiale, il devait travailler comme jardinier, portier d’hôpital ou professeur à Cambridge) pour adopter une situation, au sens trivial, l’autre (Russell) pour trouver l’épouse idéale (il changea beaucoup de femmes). Et si je les aime tant, et si je souhaite tant que l’on s’intéresse à leurs travaux, c’est parce que, à travers leurs errances de toutes sortes, ces deux hommes — l’ex-millionnaire autrichien auteur d’un rare « suicide financier », et l’aristocrate anglais descendant des ducs de Bedford, tour à tour emprisonné et couvert d’honneurs — furent et dans le plus beau sens de ce mot injustement décrié : des dilettantes. Avec du génie. (Ce que l’on ne saurait dire du carriériste Heidegger).

L

e jugement de valeur est mon ennemi intime et le fidèle aliment de mes colères, parce qu’il est une hypocrisie : il exprime une opinion déguisée en fait (un relatif qui se fait passer pour un absolu). Sur le plan du langage, il n’y a strictement aucune différence de nature entre ces deux phrases toutes deux grammaticalement correctes : « Dirty love est un chef d’œuvre », et : « le chêne est un arbre », pourtant tout un chacun remarquera qu’elles ne disent pas une La Chronique des Belles Lettres

7


chose de nature identique (pour une analyse plus fine du fond de l’affaire, je renvoie encore aux travaux de Russell et Wittgenstein) ; la seconde exprime une propriété du chêne alors que la première exprime un jugement du locuteur travesti en propriété. Bien sûr, comme tout le monde, j’en émets, des jugements de valeur mais, sauf accident, négligence, étourderie, je m’efforce de prévenir mon lecteur ou auditeur, de justifier sur quoi je me fonde, etc. Dans certaines situations, il peut m’être indifférent qu’il y ait méprise, mais le plus souvent, je tiens à éviter la confusion des genres, et ne souhaite pas que l’on imagine que je tiens pour vrai un énoncé qui ne relève que du classement (ou de l’ironie). Et j’en reviens à mes philosophes qui, s’interrogeant sur la logique du langage, ne se sont finalement confrontés qu’à cette seule interrogation : y aurait-il dans le langage une sorte de système de sécurité qui interdirait l’expression d’une absurdité ou d’une fausseté dès lors que l’on en suit rigoureusement les règles ? Point n’est besoin d’être bien savant pour répondre : tout le monde sait qu’une expression grammaticalement correcte peut être une ânerie. Et cela quel que soit le langage utilisé : 1 + 1 = 3 est formellement tout aussi correct que 1 + 1 = 2. L’une des grandes vertus de la Philosophie est qu’elle ne s’éloigne jamais trop du lieu commun.

T

ombons encore plus des cimes : la logique, la logique toute bête qui nous évite de dire trop de bêtises, est un outil qui nous aide à prendre le chemin de la connaissance droite (pramana en sanscrit, ce dont j’espère parler quand je pourrai publier un certain traité de nyaya…) dont l’essentiel du mode d’emploi nous a été donné par Aristote (continuant Xénocrate ?) et, comme tout outil, on peut mal l’utiliser, ou prétendre l’avoir utilisé alors qu’on l’a laissé de côté. Comme il s’agit d’un outil conceptuel, la fraude et l’usage maladroit sont plus difficiles à déceler que pour l’emploi d’un rabot ou d’une fraiseuse. Il existe néanmoins quelques recettes pour se prémunir contre fausse logique et subtils sophismes, que nous fournit le philosophe Jamie Whyte dans Crimes contre la logique. Un certain nombre d’êtres humains, dont il doit m’arriver de faire partie, tiennent pour vrais des erreurs, absurdités, préjugés, approximations etc. qu’ils tiennent à livrer à d’autres êtres humains comme le fruit d’une réflexion fondée sur des faits incontestables et menée logiquement. La tromperie est dans l’emballage qui recouvre joliment sophismes éculés, argument d’autorité, paralogismes, jargon pédant, raisonnement circulaire, statistiques sans référent pertinent etc. etc., tous vices logiques que Jamie Whyte débusque avec humour, en nous montrant par l’exemple « comment ne pas être dupe des beaux-parleurs » (soustitre de son livre), qu’ils soient politiciens, journalistes, voisins ou parents. Et c’est un agréable et utile retour vers le réel.

Jamie Whyte Crimes contre la logique. Comment ne pas être dupe des beaux-parleurs. Hors collection Traduit de l’anglais par Christine Rimoldy 188 p. 2005.

Filochard revient se caresser à mes jambes et me dit : « Miaaou ! ». Nous nous comprenons, mais je ne cède pas.

Michel Desgranges

P.S. : Ah oui, le film Dirty Love… Pour être plus explicite : il se situe dans la lignée de Dumb and Dumber (1994, de Peter Farrelly) et American pie (1999, de Paul Weitz), avec un humour graveleux marqué d’une touche de féminisme.

Tous nos ouvrages sont disponibles chez votre libraire. LES BELLES LETTRES 95 boulevard Raspail, 75006 Paris tél. 01.44.39.84.20 Fax. 01.45.44.92.88 www.lesbelleslettres.com

9

8 La Chronique des Belles Lettres

782251 140049


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.