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Chaque vendredi, Michel Desgranges, Président des Éditions Les Belles Lettres, vous propose une libre promenade autour de livres d’hier et aujourd’hui. Cette Chronique est diffusée hebdomadairement par courrier électronique. Pour les amis des Belles Lettres qui n’utilisent pas cette technologie, nous avons souhaité leur proposer ces textes sous forme imprimée, et regroupés mensuellement. 3 février 2006

Une vie ; des vies ; les valeurs.

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n jour de l’année 1951, à la suite d’une bagarre, des policiers arrêtent M. Machand Lalung, alors âgé de 21 ans, l’inculpent de « coups et blessures », le jettent en prison. M. Machand Lalung appartient à l’une de ces tribus d’origine birmane ou tibétaine qui peuplent l’Assam, un État du nord-est de l’Inde où vivent aujourd’hui vingt-cinq millions d’humains, dont certains se livrent depuis des décennies à des guérillas si embrouillées que le gouvernement central de Delhi et le peuple des media préfèrent les ignorer, et écrire que nous sommes peu informés sur l’Assam est une litote. Donc, en 1951, M. Lalung est envoyé en prison ; on oublie de le juger, mais il demeure détenu, et on le transfère de bagnes locaux en asiles pénitentiaires… Les années passent, des décennies… Puis, un matin de janvier 2006, lors d’une inspection de routine, quelqu’un découvre que M. Machand Lalung est incarcéré sans jamais avoir été condamné à la moindre peine, par négligence – depuis 54 ans. Comme il est toujours inculpé, il faut verser une caution pour le faire relâcher ; un bienfaiteur en paye le montant : une roupie (moins de deux centimes d’euro). Puis une commission décide qu’en attendant le règlement administratif de l’affaire, M. Lalung recevra une indemnité compensatrice provisionnelle de un lakh (cent mille) de roupies. À 75 ans, M. Lalung est désormais un homme libre, et vit dans la hutte de bambou d’un cousin de sa tribu. Il se plaint : en prison, il y avait des latrines, maintenant, il doit aller faire ses besoins dans un champ voisin. A-t-il conscience d’être un homme riche (un lakh, personne au village ne peut rêver posséder une telle fortune…) ? Non. Il avait, à l’asile, quelques billets, peut-être cent roupies, dans une boîte de cacao en fer blanc, qui lui a été volée la veille de sa libération. Qu’a-t-il à raconter de son demi-siècle de vie de prisonnier ? Un jour qu’il coupait du bois en forêt, sous surveillance des gardes, il a vu un tigre. Est-ce tout ? C’est tout. M. Lalung était analphabète lors de son entrée en prison, il l’est toujours. Et je scrute une photographie en noir et blanc de M. Machand Lalung qui, pour l’occidental que je suis, ressemble à un vieux paysan chinois au regard impénétrable, et qui est, comme moi, comme vous qui me lisez, un homme, et face au récit de sa vie, je me demande quel sens il y a à s’interroger sur les origines de la démocratie athénienne, les fluctuations du CAC 40 ou le rôle de Marsile Ficin dans le succès du néo-néoplatonisme. Je ne m’indigne pas du sort de M. Machand Lalung (après tout, lui-même ne le fait pas), bien que jadis, j’ai cru qu’il était nécessaire que j’agisse, et violemment, pour combattre ce que j’estimais être l’injustice (j’étais alors adolescent, ce que je ne suis plus) ; plus tard, ce qu’il advient à qui agit en ce sens, je l’ai raconté dans trois romans (disponibles chez Grasset et au Rocher, publicité personnelle) et puisque j’ai passé trois ans de ma vie à écrire, à ma façon, sur le sujet, je n’y reviendrai pas (vaine promesse ?) ; je ne m’indigne donc pas, mais d’autres humains peuvent, eux, s’indigner, et leur indignation sera ce que l’on appelle une émotion. Et les émotions jouent, dans l’histoire humaine, un rôle étrangement négligé.

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Ramsay MacMullen Les Émotions dans l’Histoire, ancienne et moderne Histoire Traduit de l’anglais par Franz Regnot. 272 p. 2004. 23 e

e grand historien de l’Antiquité tardive Ramsay MacMullen a été le premier à aborder sérieusement cette question dans Les Émotions dans l’Histoire, ouvrage tellement novateur que son éditeur habituel, l’Université de Yale, où il occupa pendant des décennies l’une des plus prestigieuses chaires, refusa de le publier… Je le reconnais, MacMullen a bousculé les règles du jeu académique en construisant son livre autour de trois périodes situées hors de son domaine d’excellence académiquement reconnue : la République romaine, la Révolution française, le mouvement abolitionniste (anti-esclavage) au XIXe siècle. La Chronique des Belles Lettres

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Mais qui fondent rigoureusement son propos. En 1832, un Américain du Nord se rend sur la tombe de Washington, y rencontre un noir, parle avec lui, l’interroge ; l’homme était un esclave de George Washington (qui avait affranchi les esclaves de sa maison, mais non ceux qui travaillaient aux champs… oubliés, comme un Machand Lalung ?), il a eu dix enfants, il ne sait ce qu’ils sont devenus, ils ont été vendus au marché… « Mon interlocuteur était un homme, racontera le Nordiste, non une chose, un homme avec un visage noir. (…) Ce jour, je fis au ciel le serment d’être un abolitionniste ». Ce n’est pas la raison, la raison qui nous dit (quelles que puissent être les croyances contraires) qu’un homme à peau noire est tout autant homme qu’un homme à peau blanche ou jaune, et cela quel que puisse être son degré de culture ou ses bonnes manières, qui fera agir le Nordiste dans un combat finalement victorieux, mais l’émotion qu’il a ressentie au récit de l’esclave. MacMullen cite nombre de textes significatifs du discours abolitionniste ; ils évoquent très peu l’absence de fondement en droit de l’esclavage (Lysander Spooner, que MacMullen ignore, sera l’un des seuls à le faire sérieusement) ou la contradiction de cette institution avec le Bill of Rights, ils décrivent le sort effroyable des esclaves avec les détails les plus révoltants – ils n’ont d’autre fin que susciter l’émotion des lecteurs ou auditeurs : ils vaincront. MacMullen rend hommage à l’École française des Annales pour avoir créé l’histoire des mentalités, mais relève que parmi ces mentalités Bloch et Febvre ont oublié les émotions (impertinence qui vaudra à la publication de notre édition un grand silence critique…) ; à celles-ci, MacMullen rend toute la place qu’elles jouent dans les actions des hommes, et prouve que leur étude (et nous avons tous les documents pour nous y livrer) nous apprend plus sur notre passé que le cours du sac de blé en 34 av. J.-C. ou l’accroissement de la population d’un village picard de 1254 à 1259. Dois-je encore insister pour bien faire comprendre que la lecture de ce livre est indispensable pour quiconque s’intéresse aux raisons d’agir de l’espèce humaine ?

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homme qui agit désire substituer une situation plus satisfaisante à une autre moins satisfaisante. (…) Le but ultime de l’action humaine est toujours la satisfaction du désir de l’homme qui agit ». Ces axiomes formulés par Ludwig von Mises contredisent-ils mon propos ? Nullement car von Mises écrit encore : « Il y a des gens dont le seul objectif est d’améliorer la condition de leur propre ego. Il y a d’autres gens chez qui la conscience des problèmes de leurs semblables provoque autant de gêne ou même plus de gêne que leurs propres besoins. » Ces citations sont extraites d’une œuvre que je range sans hésiter parmi les dix plus importantes du siècle dernier : Human action : A treatise on economics, que Ludwig von Mises (1881-1973) publia en 1948 et dont les PUF éditèrent courageusement une traduction française intégrale. Œuvre capitale, mais de près de mille pages, ce qui en écarte a priori beaucoup de nos contemporains ; aussi les disciples de von Mises en préparèrent-ils une sorte de condensé, sans trahir sa pensée, qui servit à Gérard Dréan pour nous livrer aujourd’hui Abrégé de L’Action humaine, traité d’économie. Chassé d’Autriche et d’Europe parce que juif, finalement réfugié à New York, von Mises fut rejeté par l’intelligentsia régnante en raison de son hostilité au socialisme, qu’il fût « national » (Hitler) ou « international » (Staline), ce qui évita, surtout en France, de le lire avec attention (mais non de le piller discrètement) et d’apprendre combien ce que le philosophe viennois appelle « économie » est éloigné de la caricature actuelle de ce vocable. « L’économie, écrit-il, traite de l’homme réel, aussi faible et sujet à l’erreur qu’il soit, pas d’êtres idéaux, omniscients et parfaits comme seuls des dieux pourraient l’être. (…) L’économie ne veut pas prononcer de jugements de valeur. Elle vise à une cognition des conséquences de certaines façons d’agir. » Autrement dit, l’économie n’a d’autre fin que d’étudier les résultats de l’action humaine, et ne se prononce que sur l’adéquation des moyens employés par rapport à la fin recherchée : l’économiste, du moins dans la pratique de sa discipline, n’est pas un moraliste (il peut l’être dans d’autres écrits), ni un devin. Et pour en finir avec mon vieil ennemi le « jugement de valeur », je cite encore von Mises : « Les jugements de valeur d’un individu distinguent ce qui le satisfait le plus et ce qui le satisfait le moins. Les jugements de valeur qu’un homme propose à propos de la satisfaction d’un autre homme n’affirment rien quant à la satisfaction de cet autre homme. Ils affirment seulement quelle condition de cet autre homme satisfait le mieux l’homme qui prononce ce jugement ». Ce que nous enseigne von Mises, c’est comment appréhender le réel, et ne nous étonnons pas qu’il soit haï des marchands d’illusions. 2 La Chronique des Belles Lettres

Ludwig von Mises Abrégé de L’Action humaine, traité d’économie Bibliothèque classique de la liberté Sélection, assemblage, traduction et préface de Gérard Dréan. 224 p. 2004. 15 e


P.S. J’ai été aujourd’hui bien sérieux, donc : je retrouve dans un tiroir négligé un briquet Zippo datant de la guerre américaine au Vietnam ; sur une face est gravée une silhouette de femme nue émergeant d’une coupe de champagne, sur l’autre, cette inscription : « I love the fucking army and the army loves fucking me ». C’est en me réjouissant de tels jeux de langage que je pense rester jeune, ou que j’aborde les rivages du gâtisme. N.B. Merci à The Indian Express pour m’avoir révélé l’affaire Lalung.

10 février 2006

Un vénérable sodomite ; Orthodoxe hérésie ; Mahomet vu par…

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Claude Postel Traité des invectives au temps de la Réforme Hors collection 500 p. 2004. 37 e

atin, archicatin qui écarte les jambes sous tous les arbres… » c’est ainsi que, vers 1550, Théodore de Bèze qualifie l’institution qu’il appelle également « notre sainte Mère putain, l’Église de Rome » ; quant au Pape, « peste de l’Église » selon von Hutten, ou « maistre paillard, vénérable sodomite » (Bade) il n’est que « le ventre putier de l’Antéchrist » et « bouche du Pape et cul du Diable, c’est tout un » (Bèze, encore). Ces amabilités ornent le Traité des invectives au temps de la Réforme, dont l’auteur, Claude Postel, a minutieusement ausculté les quelques centaines de textes polémiques et théologiques éclos au XVIe siècle et opposant réformés et catholiques. Pour situer légitimement son propos dans son contexte, Claude Postel retrace d’abord, en une synthèse historique indispensable, la naissance et le développement de ce que l’on appelle un peu trop facilement « guerres de religion » et qui, sur un point de départ concernant effectivement la Foi et les structures en découlant, mêle d’innombrables luttes de pouvoir – familiales, nationales, internationales… – se dissociant, au fil des alliances, trahisons, retournements etc., de positions purement religieuses qui ne sont plus, pour certains acteurs, que prétextes. (Pour apprécier la violence physique de ces luttes, je recommande une lecture parallèle et d’Agrippa d’Aubigné et de Blaise de Monluc, la vulgate contemporaine ayant une perverse tendance à favoriser rétroactivement le camp réformé). Pour Claude Postel, l’invective vise à nier l’humanité de l’adversaire et donc prépare à l’attaque physique et la destruction ; les faits qu’il rapporte semblent lui donner raison, mais l’on pourrait soutenir la thèse contraire : une fonction de l’invective serait d’éviter le passage à la violence physique – malheureusement, de telles situations ne gardera pas mémoire l’Histoire, qui ne retient guère que les écarts à la norme (nous avons peu de chroniques du banal, de ces jours dont nous disons ordinairement qu’il « ne s’est rien passé »), mais de cela, je laisse plus savant que moi débattre. Bien que l’on puisse traiter quelqu’un de cochon sans ensuite l’égorger, va dans le sens de Postel l’identification à l’animal (en assimilant les juifs aux poux, les nationaux-socialistes ouvraient la voie à leur extermination avec bonne conscience) et une part considérable des invectives qu’il relève contiennent « pourceau fangeux », « vipère infecte », « loups échauffés en amour », etc. Tout aussi développée est l’injure à caractère sexuel (l’activité amoureuse étant mal vue de la doctrine chrétienne depuis Paul qui écrivit : « Fuyez la fornication… (…) Car le désir de la chair c’est la mort… puisque le désir de la chair est inimitié contre Dieu ») ; pour Calvin, les prêtres sont de « jolis puceaux [qui] gardent leur lit vide d’une seule femme afin qu’ils aient congé d’envahir tous les lits des gens mariés » tandis que pour le catholique Artus Désiré les réformés pillent les ornements d’Église pour en faire « habillements à leurs putains ». Bref, pour chaque camp, l’adversaire vit en permanence dans de vastes bourdeaux (bordels) où une multitude de femmes esclaves de leurs sens (expression pléonastique en ce temps…) satisfont les désirs insatiables des prêtres, tellement insatiables que les femmes sont loin de leur suffire : papes, évêques, moines ou pasteurs réformés sont également « bougres » et « sodomites » avec une rare vigueur, et cela en un temps où ne défilait pas dans les rues de Paris une « sodomite pride » dont les participants eussent plus connu le bûcher que la faveur politico-médiatique. Hors univers animaux et sexuels, le livre de Claude Postel recèle un trésor d’inventions verbales savoureuses et féroces d’un temps où l’on appelait un chat un chat et son ennemi un fripon ; elles m’inspirent, a contrario, quelques observations sur le vide de l’actuel discours public – je m’abstiendrai de les livrer. Un vaste arsenal juridique interdit désormais toute allusion aux affinités érotiques, goûts culinaires (le cochon est visé) ou vestimentaux (ici, le voile), superstitions, petites manies, difformités physiques, préférences picturales et musicales, activités de brigandage, expéditions outre-mer, philanthropie paternaliste etc. de tout individu, ou groupe d’individus, ou représentants auto-proclamés de groupes d’individus disparus et je préfère éviter un champ de mines légal où les malentendants ne sont pas sourds à la supposée injure et où les non-voyants ont pour débusquer l’insulte allusive un regard d’aigle. Je crois néanmoins pouvoir (sauf vote prochain d’une nouvelle loi sur la liberté d’expression par un demi-député en séance) émettre encore quelques mots demeurant dans le champ du concept et donc je me lance et écris que toute l’affaire de la Réforme est un combat de l’orthodoxie contre l’hérésie. La Chronique des Belles Lettres

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urieusement, il y a bien longtemps, en Grèce classique « hérésie » (« airesis ») constituait un code de vie et de pensée, assez proche de notre « orthodoxie », et l’emploi simultané dans le même texte de ce mot hérésie dans ses acceptions contraires en complique parfois l’interprétation… Cette polysémie est parfaitement maîtrisée et éclaircie par l’historienne de la philosophie Polymnia Athanassiadi qui, dans La Lutte pour l’orthodoxie dans le platonisme tardif de Numénius à Damascius (titre peu commercial, je le reconnais), nous montre comment le platonisme est devenu une religion du livre, espèce promise à une brillante descendance. Les lignes qui suivent doivent pour l’essentiel aux analyses et découvertes d’une lumineuse intelligence de Polymnia Athanassiadi mais s’y mêlent des notations de mon cru ; pour démêler ce qui vient de la savante des pollutions de l’amateur que je suis, eh bien, il faut lire le livre que je loue au risque de le trahir. Au début il y eut Platon, dont nous possédons l’œuvre, puis l’Académie, son école active durant des siècles (là, les textes nous manquent…) et, au milieu de notre IIe siècle apparurent ceux que nous appelons « néo-platoniciens » mais se nommaient eux-mêmes simplement platoniciens, à commencer par Némésius, dont nous ne possédons que des fragments, essentiellement transmis par des auteurs d’une toute relative bienveillance. Suivirent Plotin, Jamblique et enfin Damascius, à la fin du Ve siècle, dont nous avons nombre d’ouvrages, avec des manques ennuyeux (il y eut d’autres importants platoniciens, mais leur étude n’entre pas dans la démonstration ici entreprise). La nouveauté révolutionnaire du travail de ces platoniciens est d’avoir transformé une philosophie (une connaissance fondée sur la raison) en religion (une connaissance fondée sur une Révélation), faisant du divin Platon l’héritier de Pythagore (on pourrait dire un quasiavatar, au sens propre hindou) et en érigeant les Oracles chaldaïques en écriture révélée. Ce passage ne s’effectua pas sans à-coups (la période est longue), hésitations, contradictions, revirements ni querelles et échanges d’invectives, en termes moins fleuris qu’au temps catholiques versus réformés, du moins pour ce que nous avons conservé (souvent grâce à Eusèbe qui, voulant fustiger dans sa Préparation évangélique la philosophie grecque, est devenu une source essentielle de ce qu’il flétrissait…) ; si certaines attaques portent sur les mœurs, toujours dissolues, de l’adversaire (lieu commun de la rhétorique antique, inutile d’aller chercher Paul), je note que le doux Plotin a l’originalité de reprocher aux gnostiques de prôner l’ascèse. Plus fondamental est l’abandon du caractère obligatoirement oral de la transmission de la Révélation au profit de sa transcription écrite et ce n’est pas une coïncidence si les concurrents des platoniciens, les chrétiens, divisés alors en multiples sectes, décidèrent, pour contrer les gnostiques, de rassembler les textes canoniques de leur foi, jusqu’alors épars, en un livre unique, un nouveau testament, qui chassait de son orthodoxie tout autre écrit. Jadis, personne n’aurait songé à opposer Homère à Hésiode, ou tel récit des amours d’un dieu à tel autre : les versions divergentes se complétaient sans se combattre ; avec le christianisme et le (néo)platonisme nous entrons dans un autre univers mental : désormais la vérité est une (et l’erreur multiple) et, s’il arrive à cette vérité d’être obscure, son interprétation juste est autoritairement affirmée, les dissidents étant, selon les circonstances, sainement massacrés, ou rejetés en de métaphoriques enfers brûlant de pernicieuses erreurs.

Polymnia Athanassiadi La Lutte pour l’orthodoxie dans le platonisme tardif. De Numénius à Damascius L’Âne d’or 276 p. 2006. 25 e

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ette émergence triomphale du Livre révélé allait bientôt trouver un nouvel adepte, qui donnera au monde un autre Livre révélé, et tout aussi réceptacle sacré d’unique Vérité : Mahomet. Pour les raisons plus haut évoquées, et vivant en un temps et un lieu où l’on emprisonne des humains sous la seule accusation d’être islamistes, que l’on en condamne d’autres pour avoir dénigré l’Islam et que des juges ont fait des musulmans une race (?!), je me garderai de tout commentaire sur le Prophète et son œuvre, mais ma lâcheté est neuve, et de nombreux auteurs de langue française ont écrit des vies de Mahomet. Professeur de rhétorique, esprit ouvert et indépendant, Philippe-Joseph Salazar a rassemblé seize de ces textes, de Barthélemy d’Herbelot (1697) à Jean Barois (1943), dans Mahomet, récits français de la vie du Prophète ; par ce qu’ils contiennent de commun ou de dissemblable, ce qu’ils expriment de rejet ou de sympathie, ils nous informent à merveille sur la réception de l’Islam en Occident et l’évolution de sa perception, attitudes fluctuantes dont nous sommes encore, même inconsciemment, durablement marqués. Ph.-J. Salazar a eu l’excellente idée d’ajouter à ces incisives biographies des documents périphériques ; dans le Traité des trois imposteurs (anonyme, 1768), qui sont évidemment Moïse, Jésus et Mahomet, je trouve cette exhortation : « Voilà, lecteur, ce qu’on peut dire de plus remarquable touchant les trois législateurs dont les religions ont subjugué une partie de l’univers. (…) c’est à vous d’examiner s’ils méritent que vous les respectiez (…) lisez ce qui suit avec un esprit libre et désintéressé, ce sera le moyen de découvrir la vérité. »

4 La Chronique des Belles Lettres

Mahomet. Récits français de la vie du Prophète réunis par Phillipe-J. Salazar Klincksieck. Cadratin 432 p. 2006. 17 e


P. S. Le chef-gangster indien et musulman Abu Salem, accusé de multiples crimes dont l’organisation des attentats qui ont fait, à Bombay en 1993, des centaines de morts, enfin emprisonné après de rocambolesques péripéties, vient de demander qu’on lui apporte dans sa geôle deux livres religieux : le Coran et… le Ramayana. Il ne faut pas désespérer des hommes.

17 février 2006

Guenon et femme ; Tous immortels ! ; Chaud-froid.

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ans la dépilation du corps de la guenon, les médecins avaient ménagé le triangle, d’un ébène soyeux, et Nora, amusée, le caressait doucement, tout en se courbant de plus en plus, pour ne perdre aucun détail des voluptueuses contractions de cette orchidée. Soudain, elle sentit deux mains caressantes la saisir aux flancs, un souffle ardent lui brûla la nuque. « (…) Elle attendait la pluie d’or et de pierreries ; et, de nouveau, de savantes caresses la firent vibrer toute. Alors, le bourdonnement de plaisir des orangs fit rage dans sa gorge, elle se sentit pénétrée jusqu’au tréfonds de son être, et, ivre de volupté, elle se donna encore avec frénésie. » Qui sont ces fougueux amants ? Lui : Narcisse, l’orang-outang devenu homme ; elle : Nora, vedette des Folies Bergère (en fait, Joséphine Baker, étoile du ballet nègre, comme le souligne délicatement le charmant dessin hors-texte la représentant…) et héroïne du roman de Félicien Champsaur (18591934) Nora, la guenon devenue femme (1929). Assez oublié en ce soir gris de l’an 2006, Champsaur fut l’un des écrivains les plus prolifiques et les plus lus du début du siècle dernier (L’Orgie latine, L’Ingénue audacieuse, Tuer les Vieux ! Jouir !, etc. vendirent chacun plus de cent mille exemplaires), un influent défenseur de Rodin et Bourdelle, et l’incarnation d’une liberté romanesque aujourd’hui inconcevable, mêlant dans ses œuvres personnages de fiction et contemporains bien vivants (dans Nora, Clemenceau…). Mais ce qui m’importe hic et nunc sont les origines de Narcisse et Nora : tous deux ont été, dans le récit de Champsaur, transformés d’orangs-outangs en humains grâce aux talents chirurgicaux du docteur Serge Voronoff, personnage bien réel lui aussi et authentique gloire de la science médicale de l’entre-deux guerres. Dans sa luxueuse clinique de la Côte d’Azur, Voronoff redonnait jeunesse et virilité à de (riches) messieurs âgés en leur greffant des testicules de chimpanzés (il tenta aussi, dans un dessein semblable, de greffer des ovaires de guenon à de vieilles dames, pour un résultat mitigé) et son activité faustienne nous est retracée, plus véridiquement que dans l’échevelé roman de Champsaur, par Lucian Boia avec Quand les centenaires seront jeunes essai sur l’imaginaire de la longévité de l’Antiquité à nos jours.

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Lucian Boia Quand les centenaires seront jeunes. L’imaginaire de la longévité de l’Antiquité à nos jours. Hors collection 256 p. 2006. 17 e

iens, se sont souvent interrogés les humains, quelle est la longévité normale de notre espèce ? » À cette question, ils répondirent d’abord par l’Histoire, fondée plus sur l’affirmation que la preuve – elle leur disait que leurs ancêtres vivaient plusieurs siècles (les patriarches de la Bible…), et qu’une dégénérescence, souvent née d’une malédiction divine, réduisait leur durée de vie présente à quelques décennies – , et par la Géographie (écrite par on-dits) – elle leur apprenait que des hommes d’habitats lointains ne mouraient guère avant d’avoir atteint trois ou quatre cents ans ; puis, abandonnant un passé et un exotisme hors de mode, ils projetèrent peu à peu dans l’avenir le rêve d’une longévité sans cesse accrue, un avenir de plus en plus proche grâce aux progrès fulgurants de la science. Lucian Boia est historien de l’imaginaire : il ne nous dit pas : « ceci est vrai, ceci est faux », mais : « voici ce que les hommes ont cru, rêvé, espéré » et comme croyances, rêves, espoirs se fondent sur une part de réel (les hommes vivent réellement un certain nombre d’années), on trouve dans son livre un certain nombre de faits – comme les expériences à la Mary Shelley de Voronoff – supposés étayer de surprenants délires. Il démêle aussi ce que nos esprits embrouillent : le désir de vivre plus vieux (mais… plus que quoi ? que qui ?), celui de rester éternellement jeune, ou de ne jamais mourir, ou de s’abreuver à une fontaine de jouvence – désirs différenciés pour cacher sans doute l’audace du véritable désir unique : vivre éternellement jeune et plein de vigueur. Et comme il est dans la nature de l’homme d’être insatisfait, notons que les chantres de l’éternelle jeunesse souffrent d’une inquiétude : celle de l’éternel ennui. Car, même pour les athées, les hommes immortels ne sont pas des dieux…

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onjour ! Je ne suis pas mort hier et ma durée de vie a augmenté d’un jour », il est rare de prononcer cette phrase lorsque l’on rencontre au coin d’une rue une vague relation, alors que les : « il fait froid (chaud) pour la saison », « quel temps de cochon ! », « pas norLa Chronique des Belles Lettres

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mal qu’il gèle en ce moment » etc. abondent – nous commentons beaucoup moins le temps qui passe pour nous conduire à notre fin (du moins dans une conception temporelle linéaire, avec une conception circulaire, la perspective change…) que le temps qu’il fait. Le plus souvent pour s’en plaindre par rapport à nos goûts et besoins, multiples et changeants, que nous érigeons en norme, confondant là encore nos désirs avec des lois de la nature que, pour l’essentiel, nous ignorons. Comme la longévité, notre perception du climat relève d’un imaginaire que Lucian Boia, chroniqueur scrupuleux de cette étrange et nécessaire production de nos cerveaux, a scruté dans L’Homme face au climat. L’imaginaire de la pluie et du beau temps. Historiquement, on observe d’abord une sorte de contentement collectif – chaque peuple affirmant en ses discours que le meilleur climat pour l’homme (le plus propice à produire le meilleur peuple) est celui qu’il fait là où il vit, ce climat se dégradant au fur et à mesure que l’on s’éloigne de ce centre, jusqu’à abriter des hommes qui ressemblent à des bêtes – contentement mêlé d’insatisfactions spécifiques et sporadiques – le temps effectivement constaté (en levant le nez vers le ciel) se refusant parfois à se conformer à ce qu’il est supposé devoir être. Heureusement, à partir des Temps modernes, l’Homme s’est senti capable de maîtriser et modifier la Nature et ses lois et ses formes, et le savant visionnaire Léon Trotski pouvait écrire en 1922 : « L’emplacement actuel des montagnes, des rivières, des champs et des prés, des steppes, des forêts et des côtes ne peut être considéré comme définitif. L’homme a déjà opéré certains changements non dénués d’importance sur la carte de la nature ; simples exercices d’écolier par comparaison avec ce qui viendra. (L’homme) remodèlera finalement la terre à son goût », et ces remarquables bouleversements topographiques étaient supposés donner à la Russie et à la Sibérie un climat comparable à celui, disons de notre Touraine. Des travaux colossaux furent effectivement réalisés (par Staline…), mais l’hiver moscovite n’est toujours pas l’hiver tourangeau. Puis, nouvelle évolution des mentalités : l’Homme continue d’agir sur le climat, non plus pour l’améliorer mais, discours dominant, pour le détruire – les mêmes causes semblant ne pas produire les mêmes effets.

Lucian Boia L’Homme face au climat. L’Imaginaire de la pluie et du beau temps. Hors collection 208 p. 2004. 16 e

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limat et longévité : les deux livres de Boia se complètent en étudiant la même déraison humaine : vouloir déterminer une norme là où il n’en existe pas (ou du moins, pas que l’on puisse scientifiquement déterminer), pour s’en glorifier (je vis plus vieux que la moyenne, il fait meilleur chez moi que chez eux) ou s’en plaindre (mort trop jeune, temps détraqué) et, une fois établie cette norme fantasmée et mouvante, la modifier, en oubliant de surcroît que ce qui convient à l’un n’agrée pas forcément à l’autre. En nous contant notre imaginaire, tour à tour, ou en même temps, prométhéen ou régressif, Lucian Boia nous fait voyager au cœur de la folie des hommes quand ils la prennent pour sagesse, leçon aussi utile que drôle.

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e terminerai cette chronique sur un livre qui n’a rigoureusement aucun rapport avec mes précédents propos. Son auteur est Marbodus redonensis (Marbode de Rennes, 10351123), son titre Liber lapidum lapidario ; il contient, conformément à cet intitulé, une intéressante description versifiée des pierres alors connues, il est publié dans notre collection des Auteurs latins du Moyen Âge, et donc en édition bilingue, mais à l’amateur de gemmologie ou d’histoire naturelle ou de poésie qui en fera l’acquisition et est exclusivement francophone, il offrira une amusante surprise. P. S. Un chaleureux merci à Richard Zrehen, directeur de notre savante collection Figures du savoir, et esprit d’une inlassable curiosité, qui m’a offert le roman de Champsaur, dont je ne peux m’empêcher de citer deux autres scènes : le chapitre titré Partouze de femmes qui narre les joyeux ébats de tribades (fort à la mode dans les années vingt) interrompus par l’intrusion de l’orang-outang homme et jaloux, et les obsèques nationales du grand écrivain Ernest Paris (Anatole France) – qui a utilisé l’argent de son prix Nobel à se faire greffer des choses de chimpanzé, mais cela a mal tourné –, durant lesquelles le même orang-outang fait entonner à la foule L’Internationale (Champsaur était de gauche).

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Marbode de Rennes Liber lapidum / Lapidario Auteurs latins du Moyen Âge Bilingue Édité, traduit et commenté par Maria Esthera Herrera. CXVIII-234 p. 2006. 45 e


24 février 2006

Douce France ; Homo Homini Lupus ; Fleurs de peau.

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Robert I. Moore La Persécution. Sa formation en Europe Xe-XIIIe siècle. Histoire Traduit de l’anglais par Catherine Malamoud. 232 p. 1991. 22 e

l’encontre de mes principes, il m’arrive de feuilleter encore quelque journal ou magazine français et, en ce gai matin ensoleillé, je tombe sur un reportage glorifiant des opérations de police menées dans un département français. Avec succès : de pimpantes photographies en couleurs nous montrent des êtres humains en guenilles fuyant leurs maisons en flammes, que viennent d’incendier de vaillants héros en uniforme français disposant d’armes de guerre dernier cri face à de formidables adversaires dépourvus de toute défense. Et j’admire la bravoure de nos troupes. Il y a aussi une photo du valeureux proconsul commandant les opérations ; lui ne brandit aucun lance-missile ni grenade à perfusion, mais, farouche, un sabre d’époque napoléonienne. Le journaliste encense le chef et ses sbires au crâne rasé d’avoir, en application du nouvel article 140 du nouveau code minier (sans doute voté après de longs débats par le peuple souverain), détruit les repaires de féroces malfaiteurs – des orpailleurs coupables de récupérer sans payer d’impôt quelques paillettes d’or, en un labeur que trouverait pénible un bureaucrate – et qui en plus, sont de sales étrangers, des Brésiliens ou Surinamiens, qui feront vite l’objet d’une IQT (« invitation – sic – à quitter le territoire »). Le territoire français en question est la Guyane, ce qui donne à toute l’affaire un petit ton exotique, aimablement distancié, mais ce que je vois, c’est l’image de cette femme vêtue d’une robe déchirée courant, en serrant contre elle un sac-poubelle, devant les ruines de sa cabane en feu, et ce que je lis, sous une autre photo de femmes quittant à pied leur demeure incendiée, est cette légende, digne d’orner un arc de triomphe : « leur village brûlé, les gendarmes ont laissé à ces filles le minimum : quelques vêtements et un peu de nourriture ». Dans son douillet appartement de Passy, le lecteur-cible de ce bien-pensant magazine se sentira réconforté : ces femmes ne sont que des filles – c’est-à-dire des putes – et ont la peau noire – des négresses (mot qu’il ne prononcera qu’en son for intérieur), dont l’héroïque proconsul et ses spadassins ont eu bien raison de débarrasser le sol national. Et je vais encore manifester mon mauvais esprit : pour moi, ces négresses-putes sont des êtres humains persécutés.

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trangement, l’Occident n’a pas connu de persécution – i-e : de violence légale exercée par l’État contre des groupes d’individus – pendant environ cinq siècles, les obscurs et mal famés temps mérovingiens et carolingiens. Il faudra en effet attendre les environs de l’An mil pour qu’apparaisse ce que décrit l’historien Robert I. Moore dans La Persécution, sa formation en Europe, Xe-XIIIe siècle et qui va toucher trois groupes humains : les hérétiques, les juifs et les lépreux. Avant de parler plus de l’indispensable synthèse de Moore, deux séries d’observations, personnelles. 1. En tant qu’objet d’étude, pour l’historien, le sociologue etc., les victimes présentent un faible intérêt (qu’elles soient objet de compassion, c’est tout autre chose) car elles sont rigoureusement interchangeables ; il n’existe qu’un seul invariant propre à la persécution : les caractéristiques prêtées aux victimes, non ce qu’elles sont réellement, et ces caractéristiques permettent de les définir comme un danger réel, objectif, pour la communauté où elles vivent. 2. Parler de « persécution » en ces siècles est un anachronisme. Il y a eu « persécution » (mot que sa définition même charge d’une extrême connotation négative : la persécution, c’est mal) selon nos critères moraux et/ou juridiques, mais non selon ceux de l’époque considérée.

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Walter Block Défendre les indéfendables. (Proxénètes, vendeurs d’héroïne, prostituées, maîtres chanteurs, faux-monnayeurs et autres boucs émissaires de notre société). Hors collection Avant-propos de M. N. Rothbard. Traduit de l’anglais par A. Rosenblum. 288 p. 1993. 19,82 e

l existe aujourd’hui de nombreux groupes humains qui, selon mes critères – que je veux universels avec plus d’intransigeance que Kant –, sont persécutés : si je les nommais, je ne recueillerais que dénégations, ricanements, haussements d’épaules, et insultes (pour une liste partielle, je renvoie au livre frondeur et indispensable de Walter Block Défendre les indéfendables, qui peut ouvrir les yeux de tout curieux dénué de préjugés), car ces persécutés ne sont pour mes contemporains, comme les misérables orpailleurs guyanais et leurs filles, et comme le clament médias et politiciens, que des délinquants frappés de la juste rigueur de la Loi. Revenons au Moyen Âge, en ces temps où, justement, se construisit un copieux arsenal juridique (la très respectable « loi ») destiné à broyer certains groupes humains. Qu’ont en commun hérétiques, juifs et lépreux ? De présenter pour la communauté où ils vivent un danger extrême – et encore une fois que, à nos yeux, ce danger soit imaginaire n’importe pas, puisqu’il était alors tenu sans réserve pour réel – danger pour la santé, les biens, les croyances, l’ordre social (bon et juste), et ce que nous appelons « persécution » n’est que légitime défense de la communauté contre un agresseur, d’autant plus redoutable qu’il se trouve à l’intérieur même de la communauté. La Chronique des Belles Lettres

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Un critique moderne trouvera une différence de nature entre l’hérétique (qui se forge, ou adopte, volontairement une conviction contraire à l’orthodoxie) et le lépreux (atteint involontairement de la maladie), les clercs médiévaux, eux, assimilaient lèpre et hérésie, en un discours d’autorité qui ne cache guère l’une des croyances les plus banales de l’humanité : il ne nous arrive quelque chose de mal que parce que nous avons commis quelque mal (ce qui s’exprime a contrario par la banale exclamation : « qu’ai-je fait pour mériter cela ? » qui signifie qu’il faudrait avoir fait quelque chose, et « de mal » pour, par exemple, être atteint de leucémie) ; c’est ainsi que les premières victimes du sida furent traitées en coupables (de sodomie, de licence sexuelle) et que des politiciens demandèrent leur isolement coercitif de la communauté. Oublions les victimes (et ce sont celles d’aujourd’hui qu’il faudrait défendre…), le mérite essentiel de Moore est, pour moi, de décrire la formation des mécanismes de persécution et leur efficacité ; je ne partage pas ses conclusions sur la position du peuple (j’ai la conviction qu’aucun système de gouvernement ne peut fonctionner sur une certaine durée sans l’adhésion, au moins passive, d’une vaste majorité du peuple gouverné) mais je pense que c’est là une question de perspective sur les causes premières (voir l’œuf et la poule…) et ne m’y attarderai pas – l’essentiel est que les mécanismes dévoilés par Moore se sont installés dans la durée et que son analyse permet de comprendre pourquoi cela s’est produit – et perdure.

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ui peut être persécuté ? Tout humain (et les vaches accusées de folie, et les poulets grippés). Au Japon, dans les années trente, fut votée une loi condamnant à un rigoureux emprisonnement tout individu porteur de tatouage. Et, amusante coïncidence…, souvent, par cycles, le tatouage me fascina. Mon vieil ami Robert Giraud (qui, un jour enfui depuis plus que belle lurette, m’emmena chez son éditeur Denoël rencontrer Blaise Cendrars ; celui-ci gisait, très ivre, dans l’escalier et je n’ai à rapporter nulle conversation littéraire avec le poète du Transsibérien) fut le premier écrivain à publier un livre sur le sujet ; je l’accompagnais parfois chez son pote Bruno, à Montmartre, alors seul tatoueur parisien, qui parfois gravait autour du cou d’un voyou une ligne de pointillés appelant le couperet de la guillotine, et chez qui on entrait en rasant les murs, comme dans un clandé – je ne me fis jamais tatouer ; par peur ? pour n’avoir trouvé l’image digne de marquer ma chair jusqu’à ma mort ? Mais lorsque Alain Pozzuoli me proposa d’éditer un livre sur ces fleurs de peau, j’acceptais avec joie, d’autant que la conception de l’ouvrage Tatouages, une histoire et des histoires en renouvelle l’approche : la première partie est un long essai socio-historique, très bien documenté, la seconde rassemble vingt-deux nouvelles, pour la plupart inédites, d’auteurs célèbres ou débutants qu’a inspirés l’encre dans la peau. Et le volume, abrité dans un élégant coffret, ravira les esthètes.

Tatouages. Une histoire et des histoires Les Belles Lettres / Fantastique 22 nouvelles inédites présentées par Alain Pozzuoli et précédées de Fleurs de peau, Histoire du tatouage par Marc Kober 288 p. 2005. 23 e

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n ce début de XXIe siècle, Robert Giraud est mort, Bruno est devenu une sorte de franchise, on ne croise plus à Pigalle Messieurs les hommes dont les biceps clamaient « mort aux vaches ! » et « à ma mère pour la vie », le tatouage est à la mode car, pouvant s’effacer, il n’est plus un tatouage, et demeure, elle, seule immuable, la persécution ; j’ai publié d’autres livres qui en traitent mais le sujet est déprimant, et dangereux, aussi prends-je la poudre d’escampette avant que ne s’abatte sur mon épaule le long bras de la Loi. Michel Desgranges P. S. 1. Sous la pression du lobby des sex workers (lire : prostituées), le gouvernement indien veut faire voter une nouvelle loi autorisant lesdites sex workers à racoler… et punissant leurs clients de trois ans de prison. Curieusement, les professionnelles sont mécontentes du projet. P. S. 2. Une question : aurais-je pu moi-même, à 18 ou 20 ans, avec les connaissances et ignorances de mon âge, être l’une des brutes incendiant les villages des orpailleurs ? La réponse est : absolument oui, et combien eussé-je été fier du bien (du crime…) par moi commis ! Notes critiques : – « messieurs les hommes » : ainsi appelait-on respectueusement les souteneurs ; – « homo etc. » : la citation est de Plaute (Asinaria, II, 4, 88) ; pour une opinion contraire, cf. le proverbe : « les loups ne se mangent pas entre eux », mais l’Homme n’est pas un loup. Hélas. 8 La Chronique des Belles Lettres

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782251 140100

Impression IDG, Langres.


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