Chroniques 4

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LA CHRONIQUE 4

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Chaque vendredi, Michel Desgranges, Président des Éditions Les Belles Lettres, vous propose une libre promenade autour de livres d’hier et aujourd’hui. Cette Chronique est diffusée hebdomadairement par courrier électronique. Pour les amis des Belles Lettres qui n’utilisent pas cette technologie, nous avons souhaité leur proposer ces textes sous forme imprimée, et regroupés mensuellement. 3 février 2006

Une vie ; des vies ; les valeurs.

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n jour de l’année 1951, à la suite d’une bagarre, des policiers arrêtent M. Machand Lalung, alors âgé de 21 ans, l’inculpent de « coups et blessures », le jettent en prison. M. Machand Lalung appartient à l’une de ces tribus d’origine birmane ou tibétaine qui peuplent l’Assam, un État du nord-est de l’Inde où vivent aujourd’hui vingt-cinq millions d’humains, dont certains se livrent depuis des décennies à des guérillas si embrouillées que le gouvernement central de Delhi et le peuple des media préfèrent les ignorer, et écrire que nous sommes peu informés sur l’Assam est une litote. Donc, en 1951, M. Lalung est envoyé en prison ; on oublie de le juger, mais il demeure détenu, et on le transfère de bagnes locaux en asiles pénitentiaires… Les années passent, des décennies… Puis, un matin de janvier 2006, lors d’une inspection de routine, quelqu’un découvre que M. Machand Lalung est incarcéré sans jamais avoir été condamné à la moindre peine, par négligence – depuis 54 ans. Comme il est toujours inculpé, il faut verser une caution pour le faire relâcher ; un bienfaiteur en paye le montant : une roupie (moins de deux centimes d’euro). Puis une commission décide qu’en attendant le règlement administratif de l’affaire, M. Lalung recevra une indemnité compensatrice provisionnelle de un lakh (cent mille) de roupies. À 75 ans, M. Lalung est désormais un homme libre, et vit dans la hutte de bambou d’un cousin de sa tribu. Il se plaint : en prison, il y avait des latrines, maintenant, il doit aller faire ses besoins dans un champ voisin. A-t-il conscience d’être un homme riche (un lakh, personne au village ne peut rêver posséder une telle fortune…) ? Non. Il avait, à l’asile, quelques billets, peut-être cent roupies, dans une boîte de cacao en fer blanc, qui lui a été volée la veille de sa libération. Qu’a-t-il à raconter de son demi-siècle de vie de prisonnier ? Un jour qu’il coupait du bois en forêt, sous surveillance des gardes, il a vu un tigre. Est-ce tout ? C’est tout. M. Lalung était analphabète lors de son entrée en prison, il l’est toujours. Et je scrute une photographie en noir et blanc de M. Machand Lalung qui, pour l’occidental que je suis, ressemble à un vieux paysan chinois au regard impénétrable, et qui est, comme moi, comme vous qui me lisez, un homme, et face au récit de sa vie, je me demande quel sens il y a à s’interroger sur les origines de la démocratie athénienne, les fluctuations du CAC 40 ou le rôle de Marsile Ficin dans le succès du néo-néoplatonisme. Je ne m’indigne pas du sort de M. Machand Lalung (après tout, lui-même ne le fait pas), bien que jadis, j’ai cru qu’il était nécessaire que j’agisse, et violemment, pour combattre ce que j’estimais être l’injustice (j’étais alors adolescent, ce que je ne suis plus) ; plus tard, ce qu’il advient à qui agit en ce sens, je l’ai raconté dans trois romans (disponibles chez Grasset et au Rocher, publicité personnelle) et puisque j’ai passé trois ans de ma vie à écrire, à ma façon, sur le sujet, je n’y reviendrai pas (vaine promesse ?) ; je ne m’indigne donc pas, mais d’autres humains peuvent, eux, s’indigner, et leur indignation sera ce que l’on appelle une émotion. Et les émotions jouent, dans l’histoire humaine, un rôle étrangement négligé.

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Ramsay MacMullen Les Émotions dans l’Histoire, ancienne et moderne Histoire Traduit de l’anglais par Franz Regnot. 272 p. 2004. 23 e

e grand historien de l’Antiquité tardive Ramsay MacMullen a été le premier à aborder sérieusement cette question dans Les Émotions dans l’Histoire, ouvrage tellement novateur que son éditeur habituel, l’Université de Yale, où il occupa pendant des décennies l’une des plus prestigieuses chaires, refusa de le publier… Je le reconnais, MacMullen a bousculé les règles du jeu académique en construisant son livre autour de trois périodes situées hors de son domaine d’excellence académiquement reconnue : la République romaine, la Révolution française, le mouvement abolitionniste (anti-esclavage) au XIXe siècle. La Chronique des Belles Lettres

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