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Chaque vendredi, Michel Desgranges, Président des Éditions Les Belles Lettres, vous propose une libre promenade autour de livres d’hier et aujourd’hui. Cette Chronique est diffusée hebdomadairement par courrier électronique. Pour les amis des Belles Lettres qui n’utilisent pas cette technologie, nous avons souhaité leur proposer ces textes sous forme imprimée, et regroupés mensuellement. 3 mars 2006

Animal triste ; À Carthage ; Dürer, Goya, Molière.

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ace aux ruines brûlantes de Carthage, prise et incendiée après trois ans de siège en - 146, Scipion Émilien « fondit en larmes, laissant voir qu’il pleurait sur l’ennemi. Puis il médita longuement en lui-même, ayant pris conscience qu’il faut qu’une puissance divine fasse traverser aux cités, aux peuples et aux royaumes, tous autant qu’ils sont, des mutations comparables à celles que connaissent les simples particuliers, et que tel fut le sort d’Ilion (…) tel aussi celui des Assyriens, des Mèdes et des Perses (…) et tel celui des Macédoniens (…). Tournant les yeux vers l’historien Polybe, il dit, soit à dessein, soit que ces vers [de l’Iliade, NB] lui eussent échappé : “un jour viendra où la sainte Ilion aura vécu / et Priam, et les guerriers de Priam à la bonne lance de frêne“. Et comme Polybe l’interrogeait sans ambages (…) il ne se retint pas de prononcer clairement le nom de sa patrie pour laquelle, eu égard aux vicissitudes de la condition humaine, il éprouvait sans doute des craintes ». Cette page d’Appien (95-165), qui arrive peu après la description saisissante des chars romains écrasant sous leurs roues dans les rues de la rivale vaincue hommes, femmes et enfants carthaginois, m’émeut étrangement. Et peu me chaut ce qu’il doit à Polybe (dont le texte est à peu près perdu…) ou en quoi il diffère de Diodore, Appien, qui écrit sous les Antonins, au temps de la plus grande puissance romaine alors présumée éternelle, Appien, donc, me montre le Romain victorieux voyant au-delà de l’évidence, l’évidence du triomphe définitif sur la cité rivale et de l’inéluctable hégémonie de Rome sur le monde connu – ce que voit Scipion Émilien, c’est la mort de ce qui naît en ce jour sur le sol africain.

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ette Carthage qu’il fallait détruire, selon le vœu obsessionnel du vieux Caton, et qui le fut avec une impitoyable efficacité, qu’en reste-t-il pour nous ? Le cliché d’Hannibal traversant les Alpes avec ses éléphants ? La somptueuse et surchargée, à l’outré décor oriental, Salammbô de Flaubert ? Le film baroque et grandiose de Giovanni Pastrone Cabiria (1914) dont les flamboyants intertitres sont de Gabriele d’Annunzio, et qui est, juste avant Birth of a nation et Intolerance de Griffith, le premier vrai chef-d’œuvre du cinématographe ? Mais de la réelle Carthage, dont il ne demeure que quelques vestiges archéologiques, vides de sens sans contexte écrit, et quelques inscriptions, et surtout une histoire tout entière narrée par ses ennemis, que peut-on savoir ? Malgré la pauvreté, ou le parti-pris, de nos sources, Hédi Dridi réussit le tour de force de nous faire connaître ce que fut cette civilisation broyée dans Carthage et le monde punique, ouvrage publié dans notre collection Guides Belles Lettres des civilisations qu’anime avec une énergie rare l’historien de Rome Jean-Noël Robert, collection que je chéris particulièrement parce que chaque volume, toujours, m’apprend des faits que j’ignorais, de la Birmanie au monde des Mayas… – et tant pis si je parais faire de la réclame : avoir chez soi ces livres à la fois exhaustifs, exactement informés et de consultation aisée est indispensable pour connaître dans sa diversité l’histoire de l’espèce humaine. (J’ajoute, pour les parents inquiets de la terrifiante indigence des programmes scolaires : leurs enfants trouveront dans cette collection les connaissances fondamentales pour devenir « un honnête homme » – qui peut être une femme, d’ailleurs).

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Hédi Dridi Carthage et le monde punique Guide Belles Lettres des Civilisations 288 p. 2006. 15 e

près cette ligne en pointillé, entr’acte qui a permis à mes lecteurs d’acquérir avec empressement le guide de Hédi Dridi, et l’ayant lu, de vivre en Carthaginois, flânant sur les remparts aux côtés d’Amilcar ou de l’héroïque Sophonisbe, ou bavardant avec de finauds marchands sur une esplanade de temple, une force insinuante me ramène à l’image de Scipion Émilien qui me fascine jusqu’à l’obsession, parce que Scipion agit à l’opposé de ce que le sens commun en attendait : il n’entonne pas un hymne joyeux pour avoir remporté la guerre séculaire qui a si souvent menacé d’abolir sa patrie – il pleure. Vainqueur victime de cette maladie de l’âme : la mélancolie.

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Diagnostic audacieux ? Scipion n’a-t-il pu être seulement saisi d’effondrement nerveux, à présent que l’énergie déployée pour abattre Carthage n’a plus d’emploi ? Peut-être, mais l’on sait depuis le célébrissime Problème XXX, dont Aristote est bien l’auteur, que grands hommes et mélancolie vont de pair : « Pourquoi les hommes qui se sont illustrés dans la philosophie, la politique, la poésie ou les arts, sont-ils tous manifestement des gens chez lesquels prédomine la bile noire (mélaïna cholé, qui a donné notre mélancolie) ? », interroge le Stagirite, qui répond aussitôt par moults exemples et justifications scientifiques. Et il me plaît de me représenter Scipion qui médite longuement, selon le texte d’Appien, assis sur quelque rocher, le coude sur le genou, bras levé pour que la tête repose sur la main, dans la posture canonique fixée par Dürer en Melencolia I. L’admirable estampe de Dürer (artiste que je vénère avec un fanatisme avoué) est le point de départ de Mélancolies, Livre d’images, ouvrage dans lequel Maxime Préaud a rassemblé nombre d’images, justement, qui montrent la permanence du thème mélancolique, sa symbolique et ses métaphores, ses variances et ses dérivés, de la Renaissance au XXe siècle, avec une mention particulière pour le Caprice 43 de Goya (« le sommeil de la raison engendre des monstres » – encore une œuvre qui m’a durablement troublé) ; à regarder ces reproductions de peintures, estampes ou gravures, je le trouve, en sa rêverie morbide, bien peu conquérant, cet homme européen qui a conquis le monde…

Maxime Préaud Mélancolies. Livre d’images La génie de la mélancolie Klincksieck. 224 p. + ill. 2005. 33 e

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t sombre lui aussi, notre joyeux Molière, et même si l’on a déjà remarqué qu’il y a du tragique dans ses comédies…, c’est sous un angle nouveau que nous le fait découvrir Patrick Dandrey dans Les Tréteaux de Saturne, scènes de la mélancolie à l’époque baroque. Lecteur à l’intelligence aiguë et érudit à la connaissance sûre, Patrick Dandrey n’a rien de ces commentateurs jargonnants qui utilisent un texte classique pour aligner sottises et délires en une logorrhée oublieuse de tout sens ; son propos est de poursuivre l’histoire de la mélancolie là où se sont arrêtés Klibansky, Panofsky et Saxl avec leur magistral Saturne et la mélancolie – à Dürer –, et de nous la montrer, bien vivante, aux temps baroques, dans tous ses aspects, au théâtre ou dans les illusions de sorcellerie. « Mélancolie » a connu bien des acceptions différentes, et souvent simultanées ; elle désigne aussi bien la tristesse vague qui nous submerge sans que nous puissions en saisir la raison que diverses formes de conduites extravagantes identifiables à la folie classique ; elle diffère, tout en s’en imprégnant, des songeries sans issue sur la vanité de nos existences, filles de la trop fameuse phrase de l’Ecclésiaste qui conduit à un nihilisme radical (et, picturalement, la séparation mélancolie / vanités est totale) ; elle n’est pas sa suicidaire cousine neurasthénie, elle est un état mouvant de l’être, et c’est à bon droit que Patrick Dandrey, qui consacre un indispensable chapitre à sa genèse médicale (Hippocrate, Galien…), en traque les manifestations au premier abord disparates, et que Molière a su restituer en toute leur complexité. Le génie de Molière nous cache aujourd’hui trop d’autres œuvres d’auteurs désormais négligés, par une coupable paresse ; Patrick Dandrey nous en fait redécouvrir beaucoup (et, à le lire, nous ne trouvons aucune excuse à notre ignorance), je citerai seulement la tragi-comédie de Tristan L’Hermite, La Folie du sage (1642) ; ce titre est un oxymore, et dit tout sur l’humaine condition.

Patrick Dandrey Les Tréteaux de Saturne. Scènes de la mélancolie à l’époque baroque La génie de la mélancolie Klincksieck. 304 p. 2003. 23 e

P. S. 1. Dans l’univers des lettres antiques, les auteurs dits « historiens grecs de Rome » ont eu longtemps mauvaise presse, par dédain : les latinistes les ignorent – ce sont des auteurs grecs écrivant en grec, grave faute – , les hellénistes ne les regardent pas plus – ces Grecs sont des traîtres pour avoir consacré l’essentiel de leur œuvre à Rome. Heureusement, ce préjugé, surtout répandu chez les « littéraires », s’estompe grâce au travail des historiens ; nous pouvons donc enfin commencer de lire Appien, et découvrir qu’il est un immense écrivain, qui souvent égale Tacite ou Thucydide ; pour ma part, je n’hésite pas à proclamer que son récit de la chute de Carthage est un chef d’œuvre, dont la lecture m’a bouleversé : Histoire romaine, tome IV, livre VIII : Le livre africain, CUF. P. S. 2. Pour lire intégralement et comprendre le Problème XXX, l’édition de référence est celle de Pierre Louis, avec traduction et nécessaire commentaire : Aristote, Problèmes, tome III, CUF.

Philippe Muray

10 mars 2006 « Fous-moi donc la paix Avec ma santé Si je veux crever Je t’ai rien demandé. » (Minimum respect)

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e jeudi 23 février apparut sur l’écran de mon ordinateur ce message : « Passé huit jours à l’hôpital. Verdict cru : cancer du poumon. Je vous raconte très vite la suite, qui ne saurait être moins drôle. (…) Philippe » Plus jamais je ne pus parler à Philippe Muray, ni lui ne put m’écrire. Le vendredi 3 mars au matin, j’appris sa mort, survenue la veille en fin d’après-midi. 2 La Chronique des Belles Lettres


Je suis sorti pour acheter mes cartouches de cigarettes du week-end, dans un tabac face à un restaurant qui fut une vieillotte taverne provinciale où Philippe et moi avions nos habitudes, et récemment transformée en brasserie culturelle pour bobos qui eût excité sa joie. Ce samedi 4 mars, je lis trois articles consacrés à Philippe ; l’un, de François Taillandier, dans Le Figaro, est excellent (et illustré de la photographie que Philippe autorisait : fumant son cigare) ; les deux autres, superficiels et condescendants, sont publiés dans ces gazettes dont rédacteurs et lecteurs étaient la cible constante de la verve de Philippe, pour leur prétention à représenter et refaire l’humanité. Et dans cet univers de transparence obligée, il lui est doucereusement reproché d’avoir été discret, « avare de détails sur sa propre vie » et de n’avoir « fourni à ses éditeurs que quelques renseignements indispensables ». Comme c’est curieux… J’étais son éditeur, et je pourrais écrire un épais volume sur la vie de Philippe.

Nous nous étions connus en 1969 et étions aussitôt devenus amis.

Appien Histoire romaine, tome IV, livre VIII : Le livre africain Collection des Universités de France, série grecque Texte établi et traduit par P. Goukowsky, avec la collaboration de S. Lancel. CXXXVI-236 p. Cartes (2001) 2e tirage 2002. 60 e

Et très vite je veux dire qui il était réellement : un homme bien élevé et intègre, ou, selon l’expression américaine qui a plus de force que le français : a truly decent man. Bien élevé ? Intègre ? Décent ? Quel sens cela peut-il encore avoir dans notre monde où la norme du bien est le compassionnel éthique, la sensiblerie lacrimale et l’hygiénisme persécuteur ? Et même pourquoi parler de sens dans un monde dont l’essence est, justement, d’avoir perdu toute notion du sens ?

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omment raconter, pour mieux dire Philippe, trente-six années d’amitié ? De complicité, de rires et dégoûts communs et, pour ma part, d’admiration constante ? Et cela regarde-t-il quelqu’un d’autre que lui et moi ? Pourtant, je vais parler de sa vie, de crainte que soient écrites sur lui trop d’erreurs et d’inepties.

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orsque je le connus, il avait déjà publié, chez Flammarion, à vingt ans, un premier roman, un roman d’adolescent qu’il expulsa de sa bibliographie et je l’en taquinais, lui disant que ce livre que je désignais sous le titre moqueur de « l’arrière de Suzon » existait malgré son déni, et qu’un jour quelque pensum de thésard l’écraserait de sémiologie. Dans les années soixante-dix, Philippe devint, un temps, sérieux comme le voulait l’époque, un sérieux qui le fit dériver dans la mouvance de Sollers et Tel quel ; il publia Chant Pluriel et Au cœur des Hachloums chez Gallimard, Jubila, au Seuil, que je n’ai jamais relus depuis qu’il me les offrit mais, que l’on gratte les scories de ce temps, et déjà se dévoile un écrivain majeur. Puis il y eut son Céline et, surtout, Le XIXe siècle à travers les âges, qui connut un véritable succès public ; le temps des errances et expérimentations était fini, et Muray était désormais seulement Muray.

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Aristote Problèmes, tome III, sections XXVIII-XXXVIII. Index. Collection des Universités de France, série grecque Texte établi et traduit par P. Louis. 328 p. Index (1994) 2e tirage 2003. 52 e

ême si, adolescent, il envisagea d’être peintre, et renonça, il ne voulut jamais être qu’écrivain, non littérateur ou gendelettres – écrivain : un individu qui, chaque jour, reste enfermé chez lui durant un certain nombre d’heures pour exprimer par des mots appropriés ce qu’il a de meilleur à exprimer. Et qui, s’il parle des hommes et de ce qu’ils font, consacre aussi un certain nombre d’heures à s’informer sur cette activité humaine présente, et sur ce qu’elle fut jadis et naguère, et ce qu’il en fut dit. Cela s’appelle aussi un travail. Si ce travail a quelque qualité et quelque hauteur, il trouve des lecteurs, dont le nombre suffit pour encourager l’écrivain à le poursuivre. Mais non, sauf accident, à le faire vivre car l’écrivain, même aux goûts modestes, est un homme qui a besoin de nourriture, d’habits, de toit. Pour qui a de la fortune, ou un emploi qui lui laisse des loisirs, le souci ne se pose pas ; qui en est dépourvu se cherche alors une situation dans le domaine qu’il croit être le sien : la presse littéraire ou l’édition – il devient un professionnel des lettres, et consacre l’essentiel de son énergie à une stratégie d’entr’aide cauteleuse avec ses confrères du même trottoir : « j’écris un bon article sur ton livre et tu en feras écrire un ejusdem farinae sur le mien par un tel dont je sais qu’il te doit un service » ou « je publie avec une grosse avance ton roman (in petto : un roman de merde) et n’oublie pas que tu es juré d’un prix auquel je présente ma dernière œuvre » – rien de tout cela ne se dit à haute voix : cela va de soi. (Quoique… Un jour, Yves Berger, alors grand manitou littéraire de Grasset, m’invita à déjeuner pour me livrer cette confidence : « c’est désolant, Michel, mais nous ne pouvons plus publier que des auteurs qui peuvent nous rendre des services »).

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hilippe n’avait ni fortune ni emploi à loisirs rétribués et, même si son œuvre lui ouvrait déjà les portes du milieu (au sens d’Albert Simonin) intello-littéraire, sa simple honnêteté, et un élémentaire respect de soi, lui interdisaient d’être un atome, ou une étoile, d’un univers de compromissions constantes, de trahisons et de jalousies, de mensonges et de flatteries hypocrites… Ce qu’il décida fut digne : il fit le choix d’écrire discrètement plus de cent romans policiers populaires assez bêtas et plutôt rigolos (nous nous en amusions souvent) vendus à plusieurs dizaines de millions d’exemplaires (et je pense que tout Français a lu Philippe sans le savoir…) ; cela La Chronique des Belles Lettres

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ne fut pas sans lui coûter de peine, cela lui permit d’être ce qu’il voulait être : un écrivain authentiquement libre. C’est sans hésiter que je révèle ainsi non pas tout, mais l’essentiel, du secret du discret Muray avare de détails, car pour moi qui sais combien il lui eût été, socialement, facile d’être l’une des vedettes médiatiques de la France des lettres, ce choix montre l’honneur de l’homme ; si lui n’en parlait pas, ce n’est pas par quelque honte, mais parce qu’il avait la conviction, fortement exprimée dans son œuvre, que tout individu a le droit fondamental de ne dire sur lui-même que ce qu’il estime pertinent de dire.

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es dernières années, ce monde que Philippe exécrait finit par le reconnaître, pour les raisons mêmes et de la manière même qu’il a si finement disséquées : il devint de plus en plus régulièrement cité, commenté, exploité par ceux qu’il crucifiait, en partie parce que son talent s’imposait, surtout parce qu’il est dans la nature de ce misérable univers (le vide est un avaleur…) de s’approprier un opposant – cela lui valut une sorte de reconnaissance qui ne le souilla pas ni ne le fléchit, et il ne se soucia guère que lui fut accolé le cliché de misanthrope réactionnaire. D’autant qu’il n’était ni l’un ni l’autre. Détester une société – la nôtre en l’occurrence – n’est pas exclure d’aimer les hommes ni d’en rencontrer ; Philippe refusait les pitreries et exhibitions médiatiques, mais il avait une vie sociale tout à fait normale – j’entends : dans la norme de tout être humain qu’il soit plombier ou universitaire – et pour de banales raisons d’affinités ou de circonstances, ses relations se trouvaient surtout dans les milieux dits littéraires. C’est à ce misanthrope qui savait fréquenter du monde sans en être prisonnier que je dois d’avoir connu Jean-Edern Hallier (et je vécus avec ce dernier une étonnante et longue comédie picaresque qu’il faudra bien que je conte un jour), Milan Kundera (et ce fut l’aventure de L’Atelier du Roman) et bien d’autres rencontres précieuses. (Sur les rapports de Philippe avec Hallier, cf. son texte sur L’Idiot international dans Moderne contre Moderne). Quant à réactionnaire… Admirateur inconditionnel de Balzac (à ce propos : il faudra bien voir que la série des Exorcismes spirituels sont la Comédie humaine de la fin et du début de deux millénaires), Philippe ne militait pourtant pas pour le trône et l’autel ; il ne militait d’ailleurs pour rien : il montrait ce qu’était le monde devenu, mais ne demandait pas le retour à un fantasmé ordre aboli ; je n’en dirai pas plus : toute son œuvre est là pour nier l’absurde étiquette.

Philippe Muray Moderne contre moderne. Exorcismes spirituels IV Hors collection 448 p. 2005. 25 e

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etour à la fin des années 80. Après Sollers, Philippe se laissa enjôler par un autre paon, celui-ci alliant miraculeusement l’absence de tout don pour l’écriture à une ignorance encyclopédique, Bernard-Henri Lévy. Et donc furent édités par la bouffonne maison Grasset deux livres de Philippe, Postérité, son premier grand roman (où ses biographes comprendront son refus d’avoir des enfants), et cet essai qui est une merveille d’intelligence, de style, et de compréhension du génie, La Gloire de Rubens. Il reçut pour cela d’appréciables à-valoir, et comprit trop tard qu’ils signifiaient qu’on l’achetait, non qu’on voulût vendre ses œuvres. Ainsi sommes-nous faits : la sûreté de nos jugements sur l’humanité guide peu notre conduite avec les hommes que nous côtoyons, mais Philippe finit par admettre ce qu’il savait et, – sans éclats, trop bien élevé, je l’ai dit, pour les criailleries rancunières – il se sépara des pipole germanopratins, qui le haïssaient et le craignaient pour être l’écrivain qu’ils ne pouvaient être.

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n 1991, je publiai son Empire du Bien où il ridiculisait la domination étouffante des cordicoles. Puis j’ai publié huit autres livres de Philippe, dont On ferme, son roman le plus puissant et le plus maîtrisé. Que fut, pour son éditeur, l’auteur ? Un auteur parfait. Jamais entre nous ne se tint une discussion sur ce qui pollue usuellement les relations auteur / éditeur, les questions d’argent – nous avions une fois conclu un contrat, identiquement renouvelé durant quatorze ans de titre en titre, et cela suffisait pour que le sujet fût clos ; jamais non plus il ne se plaignît, comme tant d’autres, que son nouveau livre ne fût pas en pile dans telle librairie, où ne fît pas le titre de Une des media ni ne téléphonait quotidiennement pour connaître ses ventes du jour ; il écrivait, me remettait un manuscrit typographiquement irréprochable, demandait qu’il fût édité sans fautes et sous la présentation qu’il avait conçue ; ses seuls reproches vinrent de l’étrange incapacité de nos fournisseurs à imprimer ses couvertures de la couleur exacte qu’il avait choisie et indiquée sur le nuancier Pantone – c’étaient des reproches justes.

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la fin du siècle dernier, je l’ai dit, il fut peu à peu intégré à la catégorie socio-culturelle des penseurs-qui-comptent, et son nom était mécaniquement cité dans des listes de bons ou de méchants salués ou conspués par l’intelligentsia, sans la moindre relation de sens avec ses écrits ; heureusement, il se trouva aussi des romanciers et des essayistes, de la génération suivant celle des incultes histrions soixante-huitards terrifiés par la concurrence du talent, qui surent le lire vraiment, comprendre que sa dénonciation de l’envie du pénal et des malfaisantes lubies d’homo festivus décrivent mieux notre société que tout opus de sociologue mondain, et qui, ni jaloux ni envieux, lui accordèrent sans crainte sa place – la première, pour la lucidité, le style, la verve. Il y eut pourtant un rejet. À la place d’un essai, dont nous avions décidé ensemble du thème, et qui devait être une charge contre une grotesque et éphémère fureur médiatique, Philippe me demanda de publier 4 La Chronique des Belles Lettres

Philippe Muray Exorcismes spirituels III Hors collection 464 p. 2002. 21 e


un recueil de poèmes, que lui-même appelait vers de mirliton, précédés d’une préface dans laquelle il règle férocement son compte à la poésie. Cette préface, pourtant substantielle en pages, en savoir intelligent et en densité critique, fut ignorée ; libraires et critiques virent seulement que des lignes n’atteignaient pas la marge – c’était donc de la poésie, qui ne se vend pas (certains commerçants nous retournèrent même le livre, refusant de l’exposer) et dont on ne parle pas (et les media n’en parlèrent pas). Le recueil est Minimum respect – et je remercie François Taillandier de lui avoir rendu justice dans son article sur Philippe ; je n’écrirai pas que c’est mon livre préféré (j’aime également toutes les pages et toutes les phrases de Philippe), même si j’ai pour lui la coutumière tendresse éprouvée pour tout être disgracié / négligé, je dirai seulement que sous cette forme parodique se trouve ce que Philippe a écrit de plus radicalement violent, et, peut-être, de plus réjouissant.

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Philippe Muray Minimum respect Hors collection 192 p. 2003. 13 e

la mi-février, Philippe m’envoya un disque ; il y récite – chante ? – sur une entraînante et adéquate musique d’Alexandre Josso, treize poèmes de Minimum respect ; il aimait ce projet, il l’a accompli avec sérieux, et en même temps une distance amusée, c’est donc un disque gai – mais en ce jour, à l’écouter, ce n’est pas de la gaieté que je ressens (et, « gaieté », c’est le nom de la rue parisienne où il écrivait…).

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hilippe n’était ni un pamphlétaire ni un polémiste ; il était, dans le sens jadis appliqué à Diderot ou Voltaire, un philosophe, projetant la lumière du sens sur un monde d’imposture ; il avait choisi de le faire en provoquant le rire plutôt que l’ennui et de ce choix, qui n’obérait en rien la cohérence et la profondeur de sa pensée, est née une œuvre majeure et unique. Et ce contempteur de la société était un amoureux de la vie et des hommes. « Message bien reçu Et bienvenu Je ne suis pas déçu D’être venu » (Minimum respect) P. S. 1. Certains livres de Philippe sont épuisés ; nous avions projeté ensemble leur réimpression, et ils seront disponibles, avec les modifications de présentation qu’il souhaitait, dans les prochains jours. P. S. 2. Philippe a écrit une œuvre très ample demeurée inédite pour des raisons que j’admettais à demi ; lorsque ces textes seront publiés, il apparaîtra encore plus grand.

17 mars 2006

Éloge du plomb ; Monthermant jeté et retrouvé ; De l’amitié à l’omniscience.

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a première fois que, encore adolescent, j’eus la fierté de travailler dans un journal, non pas pour mais dans, à l’imprimerie, parmi les linotypistes et typographes, ce fut dans cet ancien immeuble parisien, mitoyen du café où fut assassiné Jaurès, dont les planchers et plafonds ignorant tout parallélisme évoquaient les inquiétantes perspectives du Cabinet du docteur Caligari de Robert Wiene, et qui était alors le siège du Combat de Henry Smadja, ce merveilleux milliardaire surnommé par ses employés la peur du salaire, mais qui faisait vivre sur sa cassette personnelle un quotidien déficitaire dont les collaborateurs, pourvu qu’ils eussent du talent, pouvaient écrire ce qui leur chantait, et quels que fussent leurs engagements politiques souvent opposés, seul journal réellement libre jamais publié en France. Sorte de factotum stagiaire, et bien sûr bénévole, j’eusse alors sacrifié tout mon argent de poche pour la joie de vivre dans le plomb, ce plomb qui fondait dans les linotypes pour ressortir sous forme de lignes de textes dont la longueur se nommait justification, petites barres que le typographe plaçait, suivant les indications d’une maquette gribouillée par le secrétaire de rédaction, dans une forme, cadre métallique de la taille exacte de la page à imprimer, les titres étant, eux, composés en caractères mobiles pris dans le meuble dit casse, le travail s’effectuant sur une table à la surface absolument plane toujours appelée marbre, bien que celui-ci eût été remplacé par de la fonte (mais j’ai connu, à Sancerre, une imprimerie où le marbre était toujours en un marbre acquis sous le second Empire…). Oui, j’aimais ce plomb qui, d’un texte manuscrit ou tapé avec multiples fautes de frappe sur une machine à écrire mécanique aux touches usées, allait faire naître un journal, ou même un livre – pour l’offrir au monde. (Les vapeurs de plomb en fusion, on le sait depuis l’Antiquité, provoquent le saturnisme ; on s’en préservait en buvant du lait, dont des bouteilles étaient quotidiennement distribuées aux ouvriers ; leur syndicat obtint que ce don se fit sous forme de prime en billets de banque, qui furent transformés en pastis et Beaujolais, et jamais je n’entendis parler de victime du saturnisme – mes actuels contemporains, décervelés par des programmes télévisés plus redoutablement efficaces que l’ubuesque machine à… chantée par Jarry, eux, tombent raides morts en regardant à travers une vitre blindée un inerte plomb de pêche). La Chronique des Belles Lettres

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Ainsi flânais-je entre marbres et machines, sans emploi autre que me complaire dans mon émerveillement quand un typo me tendit une feuille humide – une épreuve faite à la brosse sur la forme – puis, me désignant du même mouvement un article et cette règle d’aluminium dite typomètre, sur laquelle il avait placé son index à un certain endroit, il m’ordonna : – C’est trop long de ça, coupe. Et il fit une marque au crayon sur l’épreuve, pour m’indiquer ce que je devais ôter. Le texte était d’Henry de Montherlant, écrivain pour lequel j’éprouvais alors une intense admiration intellectuelle, que le commandement du typo transforma aussitôt en effroi physique. J’essayai de marchander, il me fut rappelé que le plomb n’est pas du caoutchouc, et quand ça n’entre pas ça n’entre pas – je coupais. Alors je vis le typo prendre de ses doigts noircis d’encre les lignes devenues inutiles, et les jeter en un seau, où elles seraient récupérées pour être fondues dans une linotype en d’autres phrases d’un autre auteur, peut-être médiocre.

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assèrent des décennies, et je ne pensais plus beaucoup à Montherlant (et quand trouver le temps de relire ?), mais ce souvenir me revint, avec une nostalgie acérée (ont disparu et les véritables imprimeries et la mise en page et le plomb, tout cela remplacé par d’excrémentielles cochonneries informatiques) quand Charles Dantzig, en ce temps auteur débutant protégé de Jean-Edern Hallier – et qu’il a curieusement omis dans son virevoltant Dictionnaire égoïste, au succès critique et commercial d’ailleurs mérité – me proposa de publier dans la collection L’Idiot international qu’il dirigeait un essai virtuose de Philippe de Saint Robert Montherlant ou la relève du soir, contenant quatre-vingt-treize lettres inédites de l’auteur du Chaos et la nuit. Publier des pages de Montherlant au lieu de les mutiler ? Dois-je vraiment dire que j’acquiesçai dans la seconde à la demande de Charles ? D’autant que le texte de Saint Robert est sans doute celui qui éclaire le mieux, sans néfaste adulation, et l’homme et l’œuvre ; quant aux lettres (de 1955 à 1972, année de son suicide), elles nous montrent un Montherlant bien peu hautain, contrairement à sa légende noire, disponible et cordial, et qui, s’il a le bon goût d’énoncer cette indispensable règle : « je n’achète jamais un journal », dévoile cependant qu’il écrivait sous pseudonyme des articles pour critiquer férocement ses propres livres…

Philippe de Saint Robert Montherlant ou la relève du soir Avec quatre-vingt-treize lettres inédites. L’Idiot international 320 p. 1992. 21,34 e

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ontherlant et Saint Robert furent liés, dit ce dernier, par une amitié de vingt ans mais, tiens donc, que peut-on appeler amitié ? Nous trouverons la réponse dans l’œuvre de l’un de ces grands Romains si chers à Montherlant, le traité De amicitia, L’Amitié que Cicéron écrivit en - 44, un an avant qu’un soldat d’Antoine ne lui coupe la tête et les mains pour les exposer à Rome sur les Rostres (ce n’était pas un geste d’admiration, ni même ce que l’on appelle aujourd’hui dans les milieux artistiques officiels une installation). Construit sous la forme traditionnelle du dialogue, ce traité fait partie des livres que l’on peut ranger dans la catégorie des compagnons, ceux que l’on emporte en promenade avec la certitude d’y trouver, en laissant le vent l’ouvrir, une pensée qui nous réconfortera, répondra à une inquiétude, nous encouragera dans le choix d’une conduite, aussi l’avons-nous inclus dans une collection tenant, pour les dames, dans un sac à main, nos Classiques en poche, avec le texte latin, la fluide traduction de François Combès et une préface et des notes de François Prost très suffisantes pour qu’un lecteur peu familier de Rome trouve toute l’information nécessaire afin d’apprécier aisément le texte de Cicéron ; tout est dit aussi sur le contexte philosophique et politique de l’œuvre, et quand Cicéron écrit, à propos de la mort d’un ami : « J’ai été seul frappé si quelqu’un l’a été. Or s’affliger de ses propres ennuis (incommodis), ce n’est pas aimer ses amis, mais s’aimer soi-même », il n’est pas inutile de savoir que c’est là un axiome issu du stoïcisme.

Cicéron, L’Amitié Classiques en Poche Traduit par R. Combes. Introduction et notes de Fr. Prost. XXXII-160 p. Bibliographie. Index. (1996) 2002. 6 e

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n une regrettable imperfection, la langue française dispose d’un verbe unique pour désigner des actions qu’il serait prudent de ne pas confondre, et le pitoyable aimer désigne aussi bien le lien qui unit l’amateur de ce légume au poireau que Montaigne à La Boétie ou Roméo à Juliette (j’aurais bien cité Laila et Majnu, mais n’aurais été compris que des connaisseurs de littérature soufie et de films hindi…). L’amour est pourtant supposé se distinguer assez nettement de l’amitié, et c’est sans doute pour cette raison que le célébrissime dialogue de Platon connu sous le titre de Banquet s’intitule également « de l’amour : genre moral » et non « de l’amitié… ». Quoique… Fidèle à sa piégeuse maïeutique, dont j’ai déjà dit mon rejet, Socrate-Platon emberlificote ses interlocuteurs dans l’amour du beau et du bien, confondant et distinguant en un même énoncé nature et propriété et montrant qu’il dupe pour mieux duper ; pourtant ce texte nous apprend quelque chose sur l’amour, quelque chose qui sera différent pour chaque lecteur et peut-être à chaque lecture, et qui fait qu’il est beau (littérairement, c’est superbe) et bien (c’est plus qu’intelligent) de souvent le relire (rappelons en passant aux partisans et adversaires de l’amour fusionnel que sa genèse est dans le discours d’Aristophane) et dans notre édition : Le Banquet, CUF. Pourquoi cette édition parmi tant d’autres ? Parce qu’elle contient le texte grec, et qu’est très jolie notre police de grec créée en 1921 pour notre Collection des Universités de France, parce que la traduction nouvelle de Paul Vicaire est exacte, et parce que nous avons conservé l’indispensable introduction de Léon Robin. 6 La Chronique des Belles Lettres

Platon, Œuvres complètes, tome IV, 2e partie : Le Banquet Collection des Universités de France, série grecque Notice de L. Robin.Texte établi et traduit par P.Vicaire, avec le concours de J. Laborderie. CXXIV-184 p. (1989) 3e tirage. 2e éd. 2002. 28 e


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Louis Valcke Pic de la Mirandole. Un itinéraire philosophique Le Miroir des Humanistes 496 p. 2005. 30 e

l existe autant de commentaires du Banquet que le texte contient de lettres ; je ne les connais pas tous : je ne suis pas Pic de la Mirandole. S’identifier, positivement ou négativement, à Pic pour indiquer la possession d’un savoir total en tous domaines était, dans ma jeunesse, une expression populaire ; j’eus la mauvaise surprise l’an dernier de découvrir qu’il existe désormais des professionnels du commerce du livre qui ignorent son nom et que s’est évanouie cette gloire reposant, comme bien souvent toute gloire populaire, sur un malentendu. Pic savait-il tout, de ce que l’on pouvait savoir en son temps ? Répondons prudemment qu’il en donna l’impression lorsqu’il proposa à Rome en 1486, à 23 ans, ses neuf cents thèses, ou conclusions, philosophiques et théologiques dont l’essentiel nous est restitué dans Pic de la Mirandole, un itinéraire philosophique de Louis Valcke. J’ai dévoré cette monographie comme un double roman d’aventures, d’abord en son sens proprement romanesque, puisque dans la courte vie de Jean Pic, comte de la Mirandole (14631494), on trouve exil, prison, vaudeville amoureux, grands hommes et traîtres obscurs et très tôt, la mort, peut-être par empoisonnement…, mais surtout roman d’aventure intellectuelle puisque Pic aborda et traita la quasi-totalité des connaissances humaines, de la philosophie aux mathématiques, de l’astronomie / astrologie à la magie et sorcellerie (goétia) qu’il différenciait, de l’art poétique à la numérologie… Je ne chercherai pas plus si Pic possédait ou non un savoir réellement universel ; ce qui fonde sa véritable gloire est que, de ce qu’il savait, et est prodigieux, il sut construire une vision neuve de l’homme et de l’univers, dont nous sommes les héritiers. P. S. 1. Cette chronique fut rédigée avant la mort de Philippe Muray ; me relisant, je trouve un goût acide à l’évocation de L’Amitié… P. S. 2. Je remercie les très nombreux lecteurs et lectrices qui m’ont écrit cette semaine pour me dire leur admiration – et leur amitié, justement – pour Philippe ; qu’ils me pardonnent de ne pouvoir répondre à chacun, mais qu’ils sachent que je leur suis reconnaissant de leurs émouvants messages.

24 mars 2006

Revanche d’un laid ; Pertinenece du lieu commun ; Un concours chez les hétaïres.

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l était excessivement horrible à voir, affreux, bedonnant, la tête proéminente, camus, voûté, noir, courtaud, cagneux, les bras courts, bancal, moustachu – une erreur du jour – ; et de surcroît, handicap pire que sa laideur, il était privé de parole ». Ajoutons qu’il était esclave, et esclave aux champs, sort plus pénible et méprisable qu’être attaché aux corvées de la maison. De cet homme disgracié, et qui allait connaître une rare célébrité, nous possédons un buste, exposé à la villa Albani, à Rome, et mon vieux Larousse en écrit : « rien n’est physiquement plus misérable que cette figure d’Ésope, et rien n’est plus doux, plus noble et plus persuasif ». Admirons le sculpteur anonyme, dont nous pouvons être certain que jamais il ne rencontra son modèle, pour avoir si bien exprimé le contraste entre l’apparence physique repoussante et la lumière intérieure de la sagesse. Opposition fondatrice de la légende d’Ésope, en elle-même un apologue, sur la tromperie de l’apparence. Et opposition trop belle pour être vraie ? Car à ses multiples infortunes, des savants ajoutèrent à Ésope une nouvelle tare : n’avoir jamais existé. Reproche formulé en dépit de nos sources qui, depuis Hérodote, et plus fortement à l’époque classique, le citent en établissant une tradition constante à laquelle je me range : Ésope vécut au VIe siècle avant notre ère et mourut vers - 563. Quant à son œuvre, que pour ces mêmes savants jamais il ne composa, j’ose prétendre qu’il faut bien que ces Fables que nous lisons eussent un auteur, et je pousse l’audace jusqu’à croire que cet auteur fut Ésope, et que les Fables d’Ésope sont d’Ésope (pour l’essentiel, j’admets qu’il y eut, pour le recueil que nous possédons : Fables, des mises en forme et ajouts postérieurs). Le doute est nécessaire à la connaissance, mais ce doute doit être fondé sur des faits ; en l’absence de ceux-ci, je préfère tenir pour vrais, avec quelque prudence envers les détails et anecdotes trop exemplaires, récits d’historiens et références littéraires, et écrire qu’ont réellement existé Socrate (qui, lui aussi fort laid, pourrait n’être qu’une allégorie du Philosophe…) ou Pythagore. Ésope, Fables Collection des Universités de France, série grecque Texte établi et traduit par E. Chambry. LIV-324 p. (1927) 6e tirage. 2005. 35 e

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our ce que fut la vie d’Ésope, nous possédons un texte portant le titre audacieux de Vie d’Ésope, auquel j’ai emprunté la citation ouvrant cette chronique, et qui fut en butte aux mêmes attaques d’inauthenticité que son héros. De cette Vie, nous ne connaissons ni l’auteur ni la date de la composition et nous en possédons plusieurs versions dont les divergences sont propices aux hypothèses ; dans son introduction à sa traduction – la première en français – Corinne Jouanno fait avec mesure le point sur l’affaire ; mon opinion, qui n’est pas une certitude, est qu’apparut vers les Ve ou IVe siècle av. J.-C. une Vie d’Ésope issue de récits colportés oralement, qu’elle fut remaniée, complétée, mutilée, etc. La Chronique des Belles Lettres

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au fil des siècles, et pour ce qui nous est parvenu, libre à chacun de se satisfaire du simple plaisir de la lecture, ou de céder aux charmes vénéneux de la critique textuelle (et je ne me mêlerai pas de débattre de l’antériorité des influences – certains épisodes de la Vie seraient-ils des emprunts à la Comédie nouvelle, ou l’inverse ? etc., ad nauseam). Plaisir de lecture, ai-je dit, et il est grand ; cette vie est le récit d’une ascension et d’une chute (au sens propre, et mortelle) : Ésope muet recouvre la parole grâce à Isis, cloue le bec aux railleurs, évite le fouet par ses apologues, tire son maître de mauvais pas (idiot et prétentieux, ce maître qui se voulait philosophe avait fait le pari stupide de boire la mer jusqu’à la dernière goutte – Ésope le sauvera de son imprudence) et gagne enfin liberté et gloire. Non seulement le hideux Ésope se montre meilleur philosophe que tout philosophe, mais il a d’autres atouts cachés : un membre viril « gros et long » dont il satisfait à neuf reprises l’épouse, comparée à une « truie en rut », de son maître (ce qui manquera tourner mal – pourquoi ? lire la Vie…). Les grincheux jugeront que cette vie, qui est en soi, je le redis, une fable en contenant cent autres, a de fâcheux airs de cliché ou de lieu commun ; mais le cliché n’est autre qu’une observation du réel, une observation si juste qu’elle est ressassée jusqu’à se travestir en évidence en oubliant qu’elle fut d’abord cachée avant que ne la formulât un originel découvreur, et toute cette sagesse qui va de soi et fonde désormais nos connaissances les plus élémentaires (merci, La Fontaine…) nous la devons pour l’essentiel à Ésope, aux péripéties de sa vie et à ses paroles. Cette Vie a pour mérite supplémentaire de nous faire partager l’existence quotidienne de ceux qui sont absents de l’histoire et de la littérature classiques : les esclaves, et de nous les montrer dans leurs rapports entre eux et avec les puissants de l’époque, de cela aussi, il y a d’utiles enseignements à tirer.

Vie d’Ésope La Roue à Livres Introduction, traduction et notes par C. Jouanno. 272 p. Bibliographie. Index. 2006. 23 e

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e ferai-je l’écho de la plainte obsessionnelle d’une certaine école contemporaine, ce reproche que les textes antiques refusent la parole aux classes défavorisées, aux femmes et, sans doute, aux nourrissons ? ou rétorquerai-je que ces dédaignés sont bien bavards chez Plaute ou Aristophane et que, de toute façon, la nature des œuvres historiques est de relater l’exceptionnel (nous avons peu d’histoire d’hommes qui n’ont rien fait et à qui rien n’est arrivé, même de noble naissance…), qu’il en va de même, me semble-t-il, pour l’épopée et la plus grande part de la littérature ? ou ferai-je seulement remarquer que, même s’ils sont rares, il existe des textes qui donnent la parole aux humbles ? L’un de ces textes a pour auteur Alciphron et nous l’intitulons Lettres de pêcheurs, de paysans, de parasites et d’hétaïres. Qu’écrivent ces petites gens ? Ils se plaignent souvent (de la grêle, de la sécheresse, de la pluie, des esclaves paresseux pour les paysans, des tempêtes ou d’avoir ramené dans leurs filets un chameau décomposé au lieu des thons espérés pour les pêcheurs, d’hôtes parcimonieux pour les parasites, d’amants inconstants ou de protecteurs pingres pour les hétaïres), mais ils se réjouissent aussi, boivent trop de vin, chantent d’heureuses amours, bref content une vie ordinaire dans laquelle l’extraordinaire n’est qu’anecdotique, sans grandes actions dignes de passer à la postérité, sans héroïsme autre que celui de travailler pour survivre et faire contre mauvaise fortune bon cœur, vies quelconques qui sont celles, en tout lieu et toute époque, de l’immense majorité des humains, vies qui sont, malgré des siècles (et des technologies…) de distance, plus semblables à la nôtre que les vies de Périclès ou Alexandre (ou que celle de Bill Gates…) dans leurs modestes peines et joies, vies qui sont le plus profondément et authentiquement tout bêtement humaines… Mais alors que je loue l’œuvre d’Alciphron voici qu’arrive le savant, tout joyeux de me gâcher mon simple bonheur de simple lecteur, et qui ricane de ma naïveté, et d’avoir gobé l’authenticité de ces lettres : « ô niais ! s’exclame-t-il, cet Alciphron, nous ne connaissons rien de lui ! Tout juste pouvons-nous supposer qu’il vécut vers l’an 200 de notre ère, et qu’il fut un rhéteur (cela, nous le déduisons de son œuvre qui n’est qu’un exercice rhétorique), et le texte que tu admires n’est qu’un labeur scolaire prétendant faire parler des hommes et femmes censés avoir vécu au IVe siècle av. J.-C., et morts depuis belle lurette ! »

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e savant a raison : jamais le pêcheur Kymothoos (Coursevague) n’écrivit à son épouse Tritônis (Fille de Triton) ni le parasite Platylaimos (Grandgousier) à son collègue Erébintholéôn (Lion-des-Pois), mais peu me chaut : je sais fort bien que ces pêcheurs etc. étaient en fait analphabètes, je sais aussi que le dessein du mystérieux Alciphron était d’offrir à son public un tableau vraisemblable de l’existence de ses fictifs épistoliers, et que, son public les côtoyant et les connaissant, ces humbles, il ne pouvait espérer réussir son exercice qu’en respectant la réalité – pour cette raison, je tiens cette œuvre d’imagination pour une représentation authentique. Et je crois sans hésitation qu’un jour de l’an - 350, il y eut bien une hétaïre (supérieure à la simple prostituée, ses charmes incluant la maîtrise des arts de la conversation et de la musique) qui, à la fin d’un banquet, organisa avec ses amies un concours des plus beaux seins et des plus belles fesses, et tant pis si elle ne se nommait pas Mègara, et qu’au même moment un parasite (en français de naguère : un écornifleur, cf. Jules Renard) dénonça effectivement à son bienfaiteur la frivolité de son épouse, et est-ce grave s’il portait un nom autre que Scordolépisos (Pelured’ail) ?, et qu’un paysan maudit le loup qui avait mangé sa chèvre au bon lait… Et je me satisfais d’avoir, grâce à Alciphron, pu découvrir et partager la vie de ces femmes et hommes, si lointains et si semblables. Michel Desgranges 8 La Chronique des Belles Lettres

Alciphron Lettres de pêcheurs, de paysans, de parasites et d'hétaïres La Roue à Livres Introduction, traduction et notes par A.-M.Ozanam. 208 p. (1999) 2e tirage 2004. 19 e

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782251 140117

Impression IDG, Langres.


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