Chroniques 5

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LA CHRONIQUE 5

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Chaque vendredi, Michel Desgranges, Président des Éditions Les Belles Lettres, vous propose une libre promenade autour de livres d’hier et aujourd’hui. Cette Chronique est diffusée hebdomadairement par courrier électronique. Pour les amis des Belles Lettres qui n’utilisent pas cette technologie, nous avons souhaité leur proposer ces textes sous forme imprimée, et regroupés mensuellement. 3 mars 2006

Animal triste ; À Carthage ; Dürer, Goya, Molière.

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ace aux ruines brûlantes de Carthage, prise et incendiée après trois ans de siège en - 146, Scipion Émilien « fondit en larmes, laissant voir qu’il pleurait sur l’ennemi. Puis il médita longuement en lui-même, ayant pris conscience qu’il faut qu’une puissance divine fasse traverser aux cités, aux peuples et aux royaumes, tous autant qu’ils sont, des mutations comparables à celles que connaissent les simples particuliers, et que tel fut le sort d’Ilion (…) tel aussi celui des Assyriens, des Mèdes et des Perses (…) et tel celui des Macédoniens (…). Tournant les yeux vers l’historien Polybe, il dit, soit à dessein, soit que ces vers [de l’Iliade, NB] lui eussent échappé : “un jour viendra où la sainte Ilion aura vécu / et Priam, et les guerriers de Priam à la bonne lance de frêne“. Et comme Polybe l’interrogeait sans ambages (…) il ne se retint pas de prononcer clairement le nom de sa patrie pour laquelle, eu égard aux vicissitudes de la condition humaine, il éprouvait sans doute des craintes ». Cette page d’Appien (95-165), qui arrive peu après la description saisissante des chars romains écrasant sous leurs roues dans les rues de la rivale vaincue hommes, femmes et enfants carthaginois, m’émeut étrangement. Et peu me chaut ce qu’il doit à Polybe (dont le texte est à peu près perdu…) ou en quoi il diffère de Diodore, Appien, qui écrit sous les Antonins, au temps de la plus grande puissance romaine alors présumée éternelle, Appien, donc, me montre le Romain victorieux voyant au-delà de l’évidence, l’évidence du triomphe définitif sur la cité rivale et de l’inéluctable hégémonie de Rome sur le monde connu – ce que voit Scipion Émilien, c’est la mort de ce qui naît en ce jour sur le sol africain.

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ette Carthage qu’il fallait détruire, selon le vœu obsessionnel du vieux Caton, et qui le fut avec une impitoyable efficacité, qu’en reste-t-il pour nous ? Le cliché d’Hannibal traversant les Alpes avec ses éléphants ? La somptueuse et surchargée, à l’outré décor oriental, Salammbô de Flaubert ? Le film baroque et grandiose de Giovanni Pastrone Cabiria (1914) dont les flamboyants intertitres sont de Gabriele d’Annunzio, et qui est, juste avant Birth of a nation et Intolerance de Griffith, le premier vrai chef-d’œuvre du cinématographe ? Mais de la réelle Carthage, dont il ne demeure que quelques vestiges archéologiques, vides de sens sans contexte écrit, et quelques inscriptions, et surtout une histoire tout entière narrée par ses ennemis, que peut-on savoir ? Malgré la pauvreté, ou le parti-pris, de nos sources, Hédi Dridi réussit le tour de force de nous faire connaître ce que fut cette civilisation broyée dans Carthage et le monde punique, ouvrage publié dans notre collection Guides Belles Lettres des civilisations qu’anime avec une énergie rare l’historien de Rome Jean-Noël Robert, collection que je chéris particulièrement parce que chaque volume, toujours, m’apprend des faits que j’ignorais, de la Birmanie au monde des Mayas… – et tant pis si je parais faire de la réclame : avoir chez soi ces livres à la fois exhaustifs, exactement informés et de consultation aisée est indispensable pour connaître dans sa diversité l’histoire de l’espèce humaine. (J’ajoute, pour les parents inquiets de la terrifiante indigence des programmes scolaires : leurs enfants trouveront dans cette collection les connaissances fondamentales pour devenir « un honnête homme » – qui peut être une femme, d’ailleurs).

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Hédi Dridi Carthage et le monde punique Guide Belles Lettres des Civilisations 288 p. 2006. 15 e

près cette ligne en pointillé, entr’acte qui a permis à mes lecteurs d’acquérir avec empressement le guide de Hédi Dridi, et l’ayant lu, de vivre en Carthaginois, flânant sur les remparts aux côtés d’Amilcar ou de l’héroïque Sophonisbe, ou bavardant avec de finauds marchands sur une esplanade de temple, une force insinuante me ramène à l’image de Scipion Émilien qui me fascine jusqu’à l’obsession, parce que Scipion agit à l’opposé de ce que le sens commun en attendait : il n’entonne pas un hymne joyeux pour avoir remporté la guerre séculaire qui a si souvent menacé d’abolir sa patrie – il pleure. Vainqueur victime de cette maladie de l’âme : la mélancolie.

La Chronique des Belles Lettres

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