LA CHRONIQUE 11/12
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Chaque vendredi, Michel Desgranges, Président des Éditions Les Belles Lettres, vous propose une libre promenade autour de livres d’hier et aujourd’hui. Cette Chronique est diffusée hebdomadairement par courrier électronique. Pour les amis des Belles Lettres qui n’utilisent pas cette technologie, nous avons souhaité leur proposer ces textes sous forme imprimée. 18 août 2006
Qui est Socrate ? Coupables Athéniens ; Un philosophe sur le ring.
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Aristophane, Comédies, tome I, Introduction – Les Acharniens – Les Cavaliers – Les Nuées Collection des Universités de France, série grecque Texte établi par V. Coulon et traduit par H. Van Daele. 14e tir. revu et corrigé par J. Irigoin. XXXVIII-410 p. (1923 & 1934) 2002. 42 e
ire que le mythe l’emporte sur le réel est un énoncé vide de sens : c’est nécessairement parce qu’il est parvenu à transfigurer le réel, et l’abolir dans une proportion incommensurable, que le mythe est mythe – et ce mythe est du réel, mais un autre réel que celui sur lequel il se fonde ; en ce sens j’acquiesce à l’expression vérité des mythes (et c’est le nom qu’a donné adéquatement mon ami Bernard Deforge à la collection qu’il dirige), en nuançant : le mythe a une fonction de vérité pour les humains qui en sont imprégnés, mais laisse désemparé l’historien qui cherche humblement à dire ce que fut le passé. Voici un mythe : l’homme Socrate. Que savons-nous de lui, conservé par ses contemporains ? Nous en possédons un portrait féroce dans Les Nuées d’Aristophane, joué en mars -423, et si Socrate avait succombé d’une quelconque maladie dans les vingt années suivantes, nous n’eussions conservé de lui que l’image d’un personnage de comédie, perché dans une corbeille pour mieux observer les astres et montrant son derrière aux passants, un marchand de fausse sagesse quelque peu escroc. Mais Socrate se portait bien et, au lieu de mourir d’un cancer ou de la peste comme tout un chacun, il périt, en -399, par une décision de justice, qui donnait raison à ses accusateurs Mélétos, Anytos et Lycon. Son procès et sa condamnation nous sont connus essentiellement par les deux récits semblablement nommés Apologie de Socrate (« apologie » signifie « défense » et non « éloge ») et dus à deux de ses disciples écrivains fameux, l’un génial, l’autre talentueux, Platon et Xénophon. Peu importent les divergences et contradictions factuelles entre les deux récits, c’est le Socrate forgé par Platon qui s’est imposé, le Socrate de l’Apologie curieusement enrichi de traits empruntés au Socrate des Dialogues, considérés bien légèrement comme une source fiable, un Socrate dès lors devenu mythe, annihilant toute possibilité de mémoire historique. Alors que le réel se contente paisiblement d’être, le mythe, lui, a une fonction – et, le plus souvent, des fonctions, simultanément, selon les individus, ou variables, selon les époques, les combinaisons sont multiples. L’une des fonctions les plus curieuses du mythe socratique, et des plus pittoresques, est son utilisation comme arme contre l’institution démocratique (cela, dès Platon) et, par ricochet, comme instrument de glorification du régime lacédémonien (toujours grâce à Platon). Soit ce syllogisme : En condamnant Socrate, la démocratique Athènes a commis une injustice ; Sparte, ennemie d’Athènes, n’a pas condamné Socrate et n’a pas commis d’injustice ; Ergo, le régime de Sparte est un régime juste. Certains remarqueront que le fait que A, ennemi de B, commette un certain crime n’empêche pas B de commettre des crimes autres, et d’être tout autant injuste, ou même plus gravement, et qu’en saine logique, la démonstration est un peu cavalière, elle a pourtant été acceptée – et a servi, aux XIXe et XXe siècles, à justifier intellectuellement les totalitarismes prônés ou advenus (les fascistes divers aimaient et louaient Sparte, une Sparte mythifiée, cela va de soi).
Revenons en l’an -399. Que s’est-il réellement passé pour que Socrate soit contraint de boire la ciguë sur ordre de l’Assemblée du peuple athénien ? Peut-on, en oubliant les parti-pris de ses disciples-témoins, et La Chronique des Belles Lettres
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les multiples et millénaires instrumentalisations du mythe, comprendre au moins pourquoi Socrate fut accusé, et pourquoi ce jour-là, et non après la représentation des Nuées (qui, d’ailleurs, fut un four) vingt-quatre ans plus tôt ? Autre formulation : pourquoi les Athéniens ne prêtèrent-ils qu’une attention distraite aux accusations d’Aristophane, et furent-ils convaincus par celles de Mélétos et ses comparses, accusations pourtant à peu près identiques ? La question n’est pas neuve, et les dossiers Socrate ne manquent pas, et d’autant plus volumineux que nos sources crédibles sont étiques. Moses Finley s’est contenté de moins de vingt pages pour replacer le procès dans son contexte historique, le contexte d’Athènes vaincue dans la guerre du Péloponnèse, dévastée par la peste, et retrouvant tout juste la démocratie après l’interruption de la tyrannie des Trente, et déjà, le lecteur commence de mieux comprendre : c’est l’Athènes réelle que nous montre Finley, non la figure de Socrate, dans Socrate et Athènes (le texte est dans le recueil On a perdu la guerre de Troie, où le lecteur trouvera également une fine analyse du procès de Jésus, affaire bien proche du cas Socrate, mais aux conséquences tout autres, et bien d’autres essais d’une admirable intelligence sur les Étrusques ou la chute de Rome). Au pourquoi que j’énonçais, Finley apporte une réponse, elle étonnera – je la crois bonne.
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ne arène. Une foule que l’on devine avide de mort. Un combattant, et plusieurs adversaires. Un gong, pour sonner la fin du round. Des bookmakers. Telle est la mise en scène qu’a choisie Daniel S. Milo, jadis historien (mais enseignant toujours à l’EHESS), philosophe (« La philosophie n’est pas une profession. Elle est une préoccupation. », affirme-t-il) et romancier, pour nous faire assister au trop célèbre procès dans La Dernière Mort de Socrate, pièce de théâtre qui pourrait être jouée (à ce jour, personne n’a osé), mais que l’on se réjouira de lire comme un dialogue philosophique, plus vif que ne l’est communément le genre. Daniel Milo aime la boxe et Mohammed Ali : sans doute est-ce pour cela que sa parole danse, tournoyant en paradoxes qui frappent la raison paresseuse du lecteur/spectateur assoupi dans des certitudes empruntées, esquivant les attaques par des répliques-uppercut : « L’amant de la vérité est un ennuyeux, car son répertoire est aride » ou « Ne t’accepte jamais tel que tu es. Sois sélectif ! » et : « Un homme n’est pas un chat : en retombant sur ses pattes, il se casse l’âme. » Je le sais, je ne peux rendre justice à la profondeur du texte en en isolant quelques phrases, coupées des mots accusateurs qui les ont précédés, et qu’elles réfutent, cinglantes ; je laisse l’exercice à l’amateur de citations, qui saura faire ample moisson de formules à resservir, Daniel Milo ne s’est pas abaissé à vêtir des habits de la comédie, ou du drame, un recueil d’aphorismes pour élèves de terminale – il nous livre une véritable oeuvre philosophique, dont la forme plaisante est un indice sur le fond. Ici, nulle prétention de recréation de la réalité historique, nulle dissection du mythe, le Socrate de Daniel Milo ne se soucie que de vérité, prise comme un absolu, vérité évidemment dérangeante, et qui s’impose d’autant plus fortement qu’elle fait mine de rejeter l’esprit de sérieux, jusqu’à la mort – incluse. Qui était Socrate ? « Il n’est pas vraiment humain, dit le Comédien de Daniel Milo. Mais l’homme seul est à même d’accéder à un tel degré d’inhumanité. »
Daniel S. Milo La Dernière Mort de Socrate Hors collection 192 p. 2002. 15 e
2 La Chronique des Belles Lettres
Platon. Apologie de Socrate Classiques en Poche [66] Texte établie et traduit par M. Croiset. Introduction et notes, par F. L’Yvonnet. XXVIII-84 p. 2003. 6 e
Xénophon, Le Banquet – Apologie de Socrate Collection des Universités de France, série grecque Texte établi et traduit par F. Ollier. 176 p. (1961) 2002. 23 e
Moses I. Finley On a perdu la guerre de Troie. Propos et polémiques sur l’Antiquité Histoire Traduction de l’anglais par J. Carlier 240 p. 1990. 23 e
25 août 2006
Du sport ! Une bière pour le loup-garou ; Possession.
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Olaus Magnus Histoire et description des peuples du Nord Les Classiques du Nord Traduction du latin et présentation par J.-M. Maillefer 384 p. 2004. 30 e
e matin d’août, grâce au refroidissement de la planète qui fait la fortune des professionnels du ressentiment écologique et des marchands de fuel spécial été, le mercure de mon thermomètre indique un timide 10 degrés, et demain sans doute, si se poursuit le dérèglement climatique provoqué par la cupidité d’homo faber, bien avant que n’arrive l’automne sera gelé l’étang où nagent majestueusement nos cygnes, vignette pour calendrier des postes... Et sur cette étendue de glace et de neige je vois s’élancer de vaillants compétiteurs « qui utilisent des patins en os polis de cerf ou de bovins (...) bien limés et enduits de graisse de porc, car si on prépare ainsi les patins, ils ne peuvent pas être gênés ou ralentis dans leur course par les gouttes d’eau gelée qui se dressent comme sorties des pores de la glace. » Ainsi font la course, sur une longueur de quelque douze milles italiens, de vaillants sportifs vêtus de peaux de loups, et malheur à ceux qui ignorent l’ordre de la nature car « lorsque la glace se brise sous eux, leur corps tombe dans le trou tandis que seule leur tête, tranchée par le bord de la glace comme par un couperet, reste pitoyablement posée sur la surface de la glace. » Mais sans s’attarder au sort de leurs concurrents maladroits et décapités, les vainqueurs ont atteint le but et reçoivent leurs prix : « des cuillères en argent, des récipients en cuivre, des vêtements neufs »... Las, je n’ai pas assisté à ce plaisant spectacle sportif, mais me suis laissé entraîner à le rêver grâce au récit d’un homme qui en fut le témoin, le Suédois Olaus Magnus (1490-1557) auteur du best-seller (pour l’époque ) Historia de gentibus septentrionalibus, publié en 1555.Un très gros volume, aussitôt traduit en italien, hollandais, anglais, allemand, français, et dont Jean-Marie Maillefer, spécialiste des études scandinaves qu’il enseigne à la Sorbonne, nous livre, dans une nouvelle traduction, les chapitres les plus importants ou les plus croustillants dans Histoire et description des peuples du Nord. Le titre indique le contenu de l’ouvrage, ce qui m’épargne d’avoir à le faire, préférant louer l’inlassable curiosité de Magnus (qui fut chanoine d’Uppsala, avant de vivre à Rome et Venise suite à divers déboires), qui observe et étudie hommes et bêtes, climat (il sera bien utile à Montesquieu) et plantes, dieux et rois, châteaux mythiques et auberges construites sur la glace..., il regarde tout, recueille des témoignages, rassemble des récits anciens – il est le Pline de la Scandinavie. Érudit, et spectateur : « En une seule journée, le 8 novembre 1520, il [le roi Christian II du Danemark] fit décapiter de manière infâme 94 seigneurs de diverses conditions, Grands, Conseillers du royaume, bourgeois, dont les corps restèrent ensuite trois jours sans sépulture devant l’hôtel de ville de Stockholm jusqu’à ce qu’ils fussent finalement emportés pour être brûlés hors de la cité. J’en fus le témoin épouvanté et tremblant de crainte. » Mais l’Histoire de Magnus n’est pas, comme tant d’autres le sont en raison de la naturelle bonté humaine, une répétitive suite de massacres, elle est plus narration de mœurs et coutumes, et ses chapitres s’intitulent : « la mesure du temps au moyen des ombres », « les nains du Groenland et le mont Hvitsark », « du caractère sauvage du peuple des forêts » ou encore : « comment on châtie les serviteurs infidèles en les arrosant d’eau glacée » ou bien : « une méthode ingénieuse pour tuer les ours ».
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n homme de la Renaissance finissante, Magnus invoque souvent Hérodote, Tacite, Plutarque ou Strabon pour authentifier son propos, citant une anecdote de l’Égypte pharaonique pour renforcer une historiette lapone, ou un passage de Suétone pour éclairer la chasse aux veaux de mer (dont le mâle est « le plus cruel tueur de femelles parmi tous les animaux ») ; les Modernes lui reprocheront d’avoir cédé à la manie de s’abriter derrière les « autorités » (en l’occurrence, peu pertinentes à première vue) ; j’y trouve plutôt une sympathique croyance en l’éternelle unité de la nature humaine – mais trêve de pédanterie, et notons plutôt la simple méthode qui permet de changer un homme en loup : « À celui qui veut adhérer à cette société [celle des lycanthropes] un pichet de bière lui est offert et certaines paroles sont prononcées. Alors, quand le moment semble venu, il peut métamorphoser son apparence humaine en forme de loup en descendant dans une cave ou bien en se rendant au plus profond de la forêt (... et) ses vêtements se changent en poils, ses bras en jambes... » Que faire une fois devenu loup-garou ?
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« Ils [les lycanthropes] pénètrent dans les celliers pour y vider force tonneaux de bière ou d’hydromel, puis ils entassent les fûts vides les uns sur les autres au beau milieu du cellier ». Souci d’ordre bien utile aux hommes pas garous : « ainsi distingue-t-on [les lycanthropes] des vrais loups », indique Magnus (lesquels vrais loups, dois-je préciser, jettent n’importe où les canettes de bière qu’ils ont vidées), qui nous fournit d’autres trucs pour opérer cette précieuse distinction.
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aïf, crédule, superstitieux, Olaus Magnus ? J’ai déjà, du moins je l’espère, réfuté le caractère anachronique de semblable accusation au sujet de Gervais de Tilbury (Chronique du 21 juillet) et vais faire un bond en avant d’exactement un siècle après la publication des « peuples du nord » pour arriver au mois d’octobre 1655 durant lequel tomba malade le pasteur luthérien islandais Jón Magnússon. Étrange maladie que lui-même narre dans Histoire de mes souffrances : « Parfois, je me sentais écrasé sous un poids extrêmement lourd, tel un ver broyé ou un fromage pressé (...) et sous ce poids il me semblait que mon corps était piqué par de petites aiguilles brûlantes ou incandescentes. « Parfois, il me semblait que le côté sur lequel j’étais couché était comme transpercé par un dard qui m’entrait dans le vif du corps entre les côtes, et je pensais que j’allais en mourir . « Parfois la chair autour de mes os ne me paraissait qu’un amas pullulant de vers, qui grouillaient, se tortillaient. (...) « Mais je me souciais peu de ce qui grimpait à l’extérieur de moi , même si les démons rampaient sur moi comme des souris ou des chiots. » Car le malheureux pasteur doit affronter pire que la douleur physique – son âme même est menacée : « Souvent des pensées très abjectes me furent versées dans la poitrine. J’avais l’impression que celle-ci était tout entière devenue un excrément infernal et que toutes les méchancetés dans lesquelles les démons pataugent et baignent étaient si durement pressées et enfoncées dans ma poitrine et dans mes pensées, qu’il m’était impossible de résister en tenant ces ordures en dehors de moi. » Marié et père de famille, pasteur du village d’Eyri, situé sur une presqu’île au milieu d’un fjord et ne comptant guère plus de deux cents habitants, Magnússon menait une vie matériellement rude mais paisible jusqu’au jour où il se découvrit victime de maléfices de sorciers voisins. Il y eut plainte, enquête, procès, ce qui conduisit Magnússon à écrire par le détail ce qu’il avait subi. C’est là un texte absolument unique : si nous avons, dans des minutes de procès, des aveux de sorciers et descriptions de sabbat, le récit de Magnússon est le seul qui nous fasse pénétrer dans l’esprit d’un envoûté, ou possédé. Naïf, crédule, superstitieux, le pasteur Magnússon ? Curieusement, ce n’est aucun de ces qualificatifs que lui appliquera le savant d’aujourd’hui (et ce n’est pas parce que la sincérité de l’ensorcelé est indubitable : celle d’Olaus Magnus l’est tout autant), qui parlera de névrose, ou autre terme de la moderne médecine de l’âme tel que « schizophrénie » (prétendu trouble dont Thomas Szasz a démontré l’inexistence...) et bien sûr paranoïa... Abandonnons épithètes condescendantes et diagnostics psychiatriques hasardeux ; pour Einar Mar Jonnson, à qui nous devons la traduction et la présentation de l’ouvrage , celui-ci est un « témoignage hallucinant » (ou halluciné ?), incontestablement, il est un document exceptionnel sur la nature humaine (et aussi, sur la vie quotidienne et ses us en Islande au XVIIe siècle, complétant ainsi Olaus Magnus...), et la puissance – droite ou perverse, chacun jugera – de l’esprit. Il y eut procès, ai-je dit, et condamnations : les deux hommes qu’accusaient le bon pasteur furent condamnés, et brûlés. Nulle femme en l’affaire, et je remarque que sur les vingt condamnés pour sorcellerie dans la période de persécution qui dura en Islande de 1654 à 1683 se trouvaient dix neuf hommes. Ceci ne confirme pas la thèse aujourd’hui dominante (et amorcée par Michelet) qui fait de la femme la victime par excellence des accusations de sorcellerie, victime parce que femme et donc nécessairement sorcière, mais je suis ce matin et par accident d’humeur charitable, et ne dirai rien des historiens qui, des évènements passés, n’exhument que ceux qui confortent leurs préjugés. P. S. : Le temps du chroniqueur n’est pas celui de la diffusion de la chronique ; en langage clair, j’écris bien avant que ne soit diffusé ce texte, et il se peut que le temps (au sens climatique) qu’il fera ce 25 août soit bien différent du temps d’aujourd’hui.
4 La Chronique des Belles Lettres
Jón Magnússon Histoire de mes souffrances Les Classiques du Nord Traduction de l’islandais et présentation par Einar Mar Jonsson 176 p. 2004. 19 e
1er septembre 2006
L’oiseau-fruit ; Concevoir sans cause ; Miroir et matrice.
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Maaike van der Lugt Le Ver, le démon et la vierge. Les théories médiévales de la génération extraordinaire. Une étude sur les rapports entre théologie, philosophie naturelle et médecine L’Âne d’or XIV-626 p. 2004. 37 e
onjour, aimable barnacle ! Je salue ici ce curieux oiseau-fruit qui pousse sans cause connue sur les branches des arbres croissant au bord de l’eau, mûrit, puis se détache de son support et tombe dans la rivière ou la mer ; alors, et alors seulement, il se met à vivre et prend son envol... En hiver, nous le verrons arriver, de l’arctique où il est né par génération spontanée, en Europe septentrionale ou dans le nord de la France, sous l’apparence d’une petite oie noire et blanche. Le processus, rare, de la naissance de la barnacle (que j’ai simplifié en unifiant plusieurs versions aux multiples variantes) avait fortement intrigué les hommes du Moyen-Âge, et le grand Hohenstauffen, l’empereur Frédéric II, esprit curieux et rationnel, envoya des explorateurs dans les régions glacées pour observer le phénomène ; ils ne virent rien de probant et Frédéric en conclut (dans son traité De l’art de la fauconnerie, vers 1230-48) que toute l’affaire n’était qu’une légende inventée pour le simple fait que personne n’avait pu, en raison de l’éloignement de leur inhospitalier habitat, observer de barnacles s’accouplant, construisant des nids et couvant. Pour Frédéric, l’absence de connaissance d’une cause n’entraîne pas l’inexistence de celle-ci ; ce n’est qu’ignorance, à laquelle il vaut mieux remédier par l’enquête que l’affabulation. Encore faut-il disposer des moyens techniques et intellectuels nécessaires à une telle enquête et en leur absence (ou si on ne les possède que partiellement, et que l’on ne peut procéder à une vérification expérimentale), reste une troisième voie, mi-chèvre mi-chou : celle de l’hypothèse scientifique. Les savants médiévaux (théologiens, médecins...) se sont fortement préoccupés d’une irritante question que Maaike van der Lugt (à qui je dois l’histoire de la barnacle) a étudié dans un ouvrage qui m’a passionné : Le Ver, le démon et la vierge – les théories médiévales de la génération extraordinaire. Cette génération extraordinaire concerne trois cas, ou groupes de cas, qui seront traités à des niveaux d’enquête (réflexion, analyse...) fort différents : ce que nous appelons parthénogénèse (pour les animaux, ou l’homme), la possibilité pour les démons d’engrosser une femme, et la naissance virginale du Christ. Ce qui unit ces générations est l’absence de cause conforme à l’ordre de la nature : pas de cause séminale dans le cas du ver, cause démoniaque pour le fruit des incubes, quant au Christ, Dieu qui a pris forme humaine sans conception humaine, se pose un ensemble vertigineux de questions sur sa gestation dans le ventre de Marie. Le vaste débat médiéval sur ces générations extraordinaires risque, a priori, de paraître peu pertinent à l’humain d’aujourd’hui, qui ne croit pas plus aux démons qu’à la parthénogénèse, ni à une vierge enceinte (ou s’en remet au dogme, s’il est chrétien), il entraîne pour moi une tout autre question, fort en amont : pourquoi porter de l’intérêt au livre de Maaike van der Lugt, et prendre la peine de le lire, à moins d’être un spécialiste de théologie et médecine médiévales ? Soit : pourquoi s’intéresser à ce qui, a priori, ne nous intéresse pas ? Réponse banale : pour savoir qu’un domaine de connaissance n’a pour nous aucun intérêt, il faut déjà connaître son contenu (ainsi ai-je passé beaucoup d’heures à m’informer sur la musique classique et le jazz, et en écouter les principales œuvres, pour déterminer que ce n’est pas my cup of tea...), ce qui entraîne l’objection que le temps manque, et qu’il faut bien se laisser guider dans nos choix, qui conduisent à des refus et exclusions, par des attirances qui reposent sur une idée de la chose, et non sur la chose elle-même.
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ambition de cette chronique, dont je présume que les lectrices et lecteurs prennent plaisir à accroître leur savoir, est de signaler des ouvrages qui peuvent paraître, réduits à leur seul titre, réservés aux professionnels du domaine – alors qu’ils sont écrits en une langue accessible à tous, et étudient, ou montrent, un moment de la pensée humaine dont chacun peut tirer une leçon sur sa perception du monde contemporain. Ainsi est le livre de Maaike van der Lugt : peu importe que les questions traitées soient aujourd’hui scientifiquement dépassées, car restent actuelles la méthode et les attitudes adoptées par les penseurs médiévaux face à des énigmes zoologiques ou gynécologiques ; elles nous instruisent sur ce que peuvent être nos réactions face aux énigmes de l’univers (et l’on notera que bien souvent, au lieu de leur chercher une cause, on peut s’interroger sur l’existence même de l’énigme, voir Frédéric et la barnacle...) ; elles nous montrent, outre cette leçon, comment se construit la pensée scientifique humaine (même si l’expression est, pour le Moyen-Âge, anachronique), pensée qui est, je le rappelle, cumulative (d’où l’intérêt actuel qu’il y a à connaître sa forLa Chronique des Belles Lettres
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mation), et doit affronter, malgré ses progrès réels ou supposés, des phénomènes étrangement identiques (dans leur nature d’énigme) – et Maaike van der Lugt établit un fascinant parallèle entre la fécondation par les incubes et la fécondation d’humains par des extraterrestres, telle que décrite dans l’ouvrage récent d’un scientifique de notre siècle...
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hangeons de domaine. Voici un nouveau livre de Pierre Brunel, esprit remarquable et connaisseur exceptionnel de la littérature : Don Quichotte et le roman malgré lui. Que cache ce titre un peu mystérieux ? Une nouvelle étude sur l’œuvre de Cervantès destinée aux seuls hispanisants ? Non, ce que nous narre Pierre Brunel, ce sont les aventures du romanesque, du Quichotte à Calvino ou Queneau, une histoire de l’évolution de la fiction littéraire à travers les siècles, et de la permanence de son imprégnation par l’œuvre de Cervantès. Pourquoi ? Comment ? Pierre Brunel nous le montre en allant et venant entre maintes œuvres célèbres, récit savant (j’entends par là : exactement informé par une érudition sans faille, et non ennuyeux) dont l’origine – la publication morcelée du Quichotte – est elle-même romanesque, au sens vulgaire, et va engendrer un genre aux multiples avatars, qui ne perdra pas le souvenir de sa première naissance. Reflet de la société, des mœurs, de la psychologie humaine, le roman est aussi créateur de types sur lesquels vont se modeler des hommes, il est miroir et matrice ; le connaître mieux est aussi mieux nous connaître, et pour cela le livre innovant de Pierre Brunel s’adresse, simplement, à tout être humain.
Pierre Brunel Don Quichotte et le roman malgré lui Klincksieck. Jalons critiques (5). 416 p. 2006. 23 e
Je ne sais si j’ai réussi à vous convaincre, ô lectrices ô lecteurs, de vous précipiter pour dévorer les livres de Maaike van der Lugt et Pierre Brunel, mais je sais que oui, le temps vous manque, aussi permettez-moi de prendre maintenant congé.
Communisme ! Virginité perpétuelle ; Paradisiaque nudité.
8 septembre 2006
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n cette terre [Lamory, aujourd’hui Sumatra] la chaleur est très grande et la coutume est que les hommes et les femmes aillent tout nus (...) Aucune femme n’est épousée, mais toutes les femmes du pays sont en commun et ne se refusent à aucun (...). Et quand elles ont des enfants, elles les donnent comme elles le veulent à l’un de ceux qui a eu des relations avec elles. « La terre aussi est tout entière mise en commun ; un la possède un an, l’autre, un autre et chacun prend la part qu’il veut. Les biens du pays sont aussi mis en commun (...) car rien n’est enclos (...) et chacun prend ce qu’il lui plaît sans aucun empêchement. » Admirable société, qui préfigure plus les utopies du doux Fourier (moins sa manie d’organisation numérologique, cf. l’étonnant Nouveau monde amoureux) que l’idéologie concentrationnaire de Marx, mais n’ignore pourtant pas les bases du marché : « Les marchands vont là pour vendre des enfants aux gens du pays, qui les achètent. S’ils sont gras, ils les mangent aussitôt, s’ils sont maigres ils les font engraisser et disent que c’est la chair la meilleure et la plus douce du monde. » Ce paradis communiste, au détail près du cannibalisme pédophile, nous est connu par le Voyage autour de la Terre de Jean de Mandeville, qui fut l’un des auteurs les plus lus du MoyenÂge (nous avons plus de deux cent cinquante manuscrits du Voyage, qui fut imprimé dès 1478, traduit en dix langues avec cent quatre-vingts éditions...). Écrivain à succès, mais dont ne pouvons tracer la biographie : il mourut en 1372 mais on ne sait quand il naquit, il était chevalier mais nous ignorons s’il était anglais ou bourguignon, il écrivait en roman (français) et, à le croire, il se rendit en Terre Sainte, puis à l’extrémité de l’Asie et en Afrique. On le crut d’ailleurs sans remise en question, jusqu’au XIXe siècle où la critique scientiste s’acharna à prouver qu’il n’était qu’un médiocre compilateur de chroniques antérieures et d’anecdotes empruntées à Pline et, après avoir détruit l’œuvre, les savants nièrent, fort logiquement, que l’auteur eût jamais existé. Heureusement l’annihilation par l’érudition de Mandeville ne nous empêche pas de le lire (et les accusations de plagiat portées contre lui eussent bien étonné un homme vivant en un temps qui ne connaissait pas la propriété intellectuelle, notion aussi moderne, je le rappelle, que celle d’auteur, dans son sens actuel), ni moi de le citer encore : 6 La Chronique des Belles Lettres
Jean de Mandeville Voyage autour de la Terre La Roue à Livres Traduit et commenté par Ch. Deluz XXVIII-308 p. 1993. 26 e
Pierre Martyr d’Anghiera De Orbe Novo Decades. I. Oceana Decas. Décades du Nouveau Monde. I. La Décade océane (suivie du Quatrième voyage de Christophe Colomb) Les Classiques de l’Humanisme Édition, traduction et commentaires de B. Gauvin. XCVIII-382 p. 2003. 35 e
« Le Sultan [le mamelouk qui règne alors sur l’Égypte et autres lieux] a quatre femmes, une chrétienne et trois sarrasines [musulmanes]. Il a des amies autant qu’il en veut (...) les plus belles et les plus nobles demoiselles de son pays (...) et quand il veut en avoir une pour coucher avec elle, il les fait toutes venir devant lui et regarde laquelle lui plaît le mieux et, à celle-ci, il envoie ou jette l’anneau qu’il porte au doigt. Aussitôt, on l’emmène pour la baigner, la vêtir et la parer et la nuit on la conduit dans la chambre du Sultan. » Invention ? Pourquoi ne pas admettre que Mandeville, comme il l’affirme, fut effectivement mercenaire au service de ces Sultans, dont il nous fournit la chronologie des règnes – brefs, en raison de la coutume des prétendants au trône d’assassiner l’envié occupant ? Et pourquoi encore ne pas lui faire confiance quand il nous dit (en nous fournissant l’alphabet arabe) avoir « souvent lu et regardé » le Coran, dont il nous résume un point capital de la révélation : « [Les Sarrasins disent que] le Paradis est un lieu de délices (...) où chacun aura quatre-vingtdix femmes, toutes pucelles, qu’ils auront chaque jour des rapports avec elles et les trouveront toujours pucelles. » Pour le reste (non, il n’y a rien sur ce que les femmes recevront au Paradis, dont elles semblent exclues, à moins qu’elles ne deviennent ces pucelles miraculeuses...), l’enseignement du Coran est étrangement proche de celui de la Bible chrétienne, au point que Mandeville ne comprend guère pourquoi les Sarrasins ne se convertissent pas. Il ne comprend pas mais ne manifeste nulle animosité et, qu’il décrive la Cour du grand Khan mongol, celle de l’empereur de Chine ou celle, plus puissante encore, du légendaire Prêtre Jean, il n’est qu’admiration pour leurs richesses, leur puissance, leur savoir. Envers ces hommes si divers qui peuplent la terre parcourue par notre voyageur, authentique ou hâbleur, peu me chaut, qu’ils soient hautement civilisés ou sauvages, Mandeville ne manifeste jamais de sentiment raciste (ce qui serait anachronique, le racisme datant du XIXe siècle...), ni même de supériorité xénophobe : ils sont autres, par leurs mœurs et leurs usages, mais ils sont hommes, tout autant que l’auteur européen et chrétien, et ils l’émerveillent parce que, tout en étant identiques à lui, ils sont merveilleusement différents. Et pour le médiéval Mandeville, comme pour tant de chroniqueurs que j’ai déjà cités, l’espèce humaine est toujours une dans l’infinie variété de ses coutumes.
Passe un siècle, et un voyage va bouleverser l’histoire de l’humanité.
Le Nouveau Monde. Récits de Amerigo Vespucci, Christophe Colomb, Pierre Martyr d’Anghiera La Roue à Livres Traduit et commenté par J.-Y. Boriaud. Préface de T.Todorov. XXXIV-142 p. 1992. 16 e
Ce voyage, mieux attesté que ceux de Mandeville, est celui de Christophe Colomb et, de ce moment (je passe sur les révolutions économiques et politiques qu’il entraînera, et sur le déplacement du pouvoir universel de l’Europe aux États-Unis...) se transformera radicalement la perception de l’Autre par l’homme européen (et, pour chaque peuple de la terre, le sens de sa place par rapport aux autres peuples). Cette métamorphose, qui sera graduelle, prend son origine dans l’œuvre de Pierre Martyr d’Anghiera (1457-1526, et nous sommes parfaitement informés sur la carrière de cet Italien dont la vie se déroula à la Cour d’Espagne, où il joua un rôle diplomatique et politique des plus importants) qui eut le génie de comprendre que ce qu’avait découvert Colomb en croyant avoir atteint l’Inde était en fait un Nouveau monde – d’où le titre de son ouvrage : De Orbe Novo Decades, Décades du Nouveau Monde. Je renvoie mon lecteur à la préface de Brigitte Gauvin pour la genèse, tumultueuse, de l’œuvre, sa réception et son succès immense, notant seulement que Pierre Martyr ne traversa jamais l’Atlantique, et écrivit le récit de la découverte grâce à des témoignages, ceux de matelots ou de l’Amiral lui-même, qu’il transcrit avec une telle verve qu’à le lire on croit entendre nous parler explorateurs et conquérants. Ce nouveau monde est peuplé, d’abord, par ordre des rencontres, d’indigènes doux et bienveillants, les Taïnos, qui « vivent totalement nus, satisfaits de la seule nature. » Cette nudité, et Mandeville avait déjà longuement fait le rapprochement pour le peuple de Lamory, c’est celle d’Adam et Eve au Paradis, aussi semble-t-il normal que les Taïnos vivent dans une société innocente, sans travail, sans lois, sans souverains... Progressent les explorateurs, et les voici nez à nez (épées contre sagaies) avec un peuple d’après la faute : les Cannibales (Caraïbes), sauvages (les politiciens disent aujourd’hui : « premiers »...) particulièrement féroces (Pierre Martyr décrit avec force détails leurs agapes anthropophages), qui attaquent les Taïnos et, ce qui est plus légitime, les envahisseurs européens. Le Nouveau monde n’est pas le Paradis.
La Chronique des Belles Lettres
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ette désillusion s’aggravera quand les européens s’apercevront que les innocents Taïnos le sont moins que ne l’avaient fait imaginer les premiers contacts, et s’enduisent de peintures de guerre pour batailler aussi farouchement que les Cannibales, ou les Espagnols. Le mythe du bon sauvage resurgira violemment avec les Lumières, il avait pourtant fallu peu de temps pour qu’il se dissipât aux yeux des conquérants, qui, il est vrai, avaient sur les philosophes postérieurs l’avantage d’être confrontés au réel. Intellectuellement, Pierre Martyr est d’une toute autre trempe que l’amusant colporteur d’extravagances Mandeville ; il est un humaniste de grande culture (aujourd’hui : un intellectuel engagé dans le siècle), qui ne se contente pas de narrer pour captiver mais pense l’objet de sa narration ; les raisons de l’apprécier sont multiples – pour ses descriptions de faune et flore alors inconnues, pour son édification d’une figure de Colomb accédant au mythe, etc. – mais ce qui pour moi rend son texte essentiel est qu’il fonda, pour les hommes de la Renaissance et des débuts de l’âge classique, l’identité d’un Nouveau monde, identité de la terre et de ses habitants, confrontée à l’identité de l’espace chrétien qui engendra pour celui-ci une nécessité d’affirmation, bien autre que celle qui se manifestait traditionnellement face aux barbares ou infidèles – avec Pierre Martyr, le Nouveau monde qui apparaît et se dessine devant nous, ce n’est pas seulement l’Amérique, mais la totalité du globe. P. S. 1. À qui manque de temps pour se livrer au plaisir de s’instruire agréablement : le recueil Le Nouveau Monde, préfacé par Tzvetan Todorov, contient les récits de première main de Colomb, Amerigo Vespucci et des extraits de Pierre Martyr – qui donnent envie d’en lire plus. P. S. 2. L’Orbe novo de Pierre Martyr est une œuvre ample ; le volume que je recommande (vivement) ne contient que la première décade, ce qui laisse le loisir de le déguster avant que n’en paraisse la suite.
Spécial énigmes ! Déboires érotiques de la France ; Un livre castré.
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oujours en cette chronique, j’ai pris grand soin, en citoyen responsable, de ne heurter aucune sensibilité, de n’ironiser sur aucune croyance digne de respect, qu’elle fût adventiste du septième jour ou mahométane, de ne jamais médire de l’omnipotente religion écologiste et de notre Mère Gaia ni des diktats hygiénistes-eugénistes, de ne point mettre en doute la bienveillance de toute institution démocratique et du principe de précaution, me suis bien gardé d’appeler « esquimaux » les doux Inuits (ni un chat une chatte) et jamais je ne me suis abaissé, pour divertir le lecteur, à tenter de rivaliser avec le délicat humour du fameux comique troupier Jean-Marie Bigard, idole du téléspectateur éclairé. Mais il n’est de règle qui ne souffre d’exception, aussi vais-je humblement prier les moins de dixhuit ans, les puritains et les républicains de sauter la première partie de cette chronique – ensuite seulement ils retrouveront le nid douillet et chaste de l’érudition. Et maintenant, outrageons les bonnes mœurs.
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n commençant par donner l’exposition de l’acte final de l’œuvre qui va souiller (de quoi ? lecteurs et lectrices comprendront vite) mes pages : « Après la harangue de D’Orléans à ses satellites, un Écuyer vient sur l’avant-scène, s’y asseoit et s’y branle. Les deux autres sont de l’autre côté, et s’y enculent. Dans le fond du théâtre, sur des canapés, sont les femmes de l’Angleterre, dont les unes branlent des Pages, d’autres se branlent entre elles, et des Pages se branlent aussi entre eux (...) Les citoyens à piques s’enculent en bataille au fond du théâtre. (...) Lorsque D’Orléans dit : Hélas, je suis foutu !, les fouteuses, fouteurs, branleuses, branleurs et sodomites restent immobiles (...) » Dans ces indications scéniques manque l’Héroïne, mais la voici : « LA FRANCE : « Je suis enfin foutue !... et ces triples couleurs « Symbole de ma honte et de tous mes malheurs « De cet affreux bordel, sont, hélas ! la livrée ! (...) « De vierge que j’étais me voilà république ; « Je suis à tout le monde et ma honte est publique. » 8 La Chronique des Belles Lettres
15 septembre 2006
La France foutue. Tragédie lubrique et royaliste en trois actes et en vers. Le Corps fabuleux Préface d’Olivier Sers 192 p. 1995. 13,72 e
Et dans un audacieux flash-back, je livre un extrait de l’exposition du premier acte où nous rencontrons nos principaux personnages : « Frédéric III [roi de Prusse], François II [empereur d’Allemagne], Charles IV [roi d’Espagne] et le duc d’Orléans [Philippe-Égalité], avec chacun une des femmes de l’Angleterre, se rendent sur des canapés. L’un découvre une gorge et l’embrasse ; l’autre caresse un cul, après avoir troussé sa branleuse (...) L’Angleterre est au milieu, sur un lit de repos ; elle s’y couche, lève ses jupes jusqu’à la ceinture, et sa branleuse s’évertue sur son clitoris (...) et l’Angleterre lui chatouille le con avec l’orteil. » Traversé du soupçon que cette présentation déstructurée, comme l’on disait au Collège de France dans les années 70, peut dérouter, je vais résumer chronologiquement l’intrigue de la pièce : pendant la Révolution, sont réunis dans un voluptueux boudoir des appartements du duc d’Orléans, au Palais-Royal, divers souverains tout occupés à l’exercice du pouvoir, tels un plébéien Clinton ; leur tient compagnie l’Angleterre qui, aidée de D’Orléans, va y attirer traîtreusement la France et la Vendée, toutes deux innocentes pucelles qui seront violées en une scène qui préfigure les sportives tournantes de nos modernes banlieues. L’œuvre se nomme La France foutue, tragédie lubrique et royaliste en trois actes et en vers. Déjà, l’association lubrique-royaliste étonne, le parti du trône et de l’autel n’étant pas réputé pour célébrer avec force détails techniques les plaisirs de Vénus, mais le texte, qui mêle des entités incarnées (Angleterre, France, Vendée) à des personnages historiques, nous réserve bien d’autres surprises. À première lecture, il nous semble avoir affaire à un simple divertissement pornographique, dans la lignée des romans érotiques (ou curiosa, selon le vocabulaire des catalogues de libraires pour bibliophiles) du temps des Lumières, tels Le portier des Chartreux, où s’ébattent dans des positions et combinaisons improbables hommes et femmes, femmes et femmes, hommes et hommes (ne manquent que quelques brebis et un cygne jupitérien) mais l’auteur agrémente sa tragédie, presque à chaque vers, d’appels de notes, lesquelles explicitent le fondement historique des situations qu’il dépeint ou évoque. L’ensemble de ces notes est plus long que la Tragédie elle-même, et forme une attaque féroce contre la Révolution, la perfidie anglaise et l’idéologie républicaine (sans oublier ses origines athénienne et romaine), ainsi qu’un dévoilement des causes de la défaite vendéenne ; certaines fournissent des indications anthropologiques – ainsi : « La plupart des Anglais ont un petit pénis, et aiment mieux les hommes que les femmes » mais, quand l’Angleterre évoque « La féconde Amérique, et l’Inde fastueuse » pour préciser « Leur motte est rebondie, et le poil en est blond », une note révèle : « allusion aux montagnes de l’Amérique et à la couleur de l’or ». On l’aura compris, ici le sexe déchaîné n’est qu’allégorie et vits molets ou triomphants, pines fouteuses (l’Auteur fait rimer « pine » avec « divine »...) et cons foutus (au sens propre, du latin futuere) ne sont que masques pour désigner amis (rares...) ou ennemis (nombreux : Necker, Mirabeau, Buonaparté etc.) de l’Auteur, qui révèle dans Un mot sur mon Poëme pourquoi il l’a écrit avec une plume libidine et a fait une priapée d’évènements tragiques : « je ne demande point à être lu par des convertis, mais bien par des gens dont l’opinion est erronée (...) j’ai écrit pour les libertins, parce que ce sont ceux là que je veux qui me lisent. » Et qui est cet audacieux Auteur ? Nous l’ignorons absolument. Dans sa préface, Olivier Sers (par ailleurs admirable traducteur de Pétrone, Juvénal et Catulle, dont également les mots bravaient l’honnêteté, et à qui je dois la publication de La France foutue) nous dit tout ce que l’on peut dire de l’ouvrage : il fut publié sans doute en 1800 (et nous en connaissons à peine une dizaine d’exemplaires, dont deux à l’Enfer de feue la Nationale) et rigoureusement rien ne permet d’en identifier le rédacteur, qui a lancé en exergue ce défi, emprunté à Héraclius : « Devine si tu peux, et choisis si tu l’oses. »
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égal pour les amateurs (et amatrices) d’obscénité, document insolite pour les historiens, La France foutue est aussi une énigme littéraire – en voici une seconde (pour tout public).
Admirable passion de l’érudition ! Dès l’Empire, le
Luciano Canfora La Bibliothèque du patriarche. Photius censuré dans la France de Mazarin L’Âne d’or Traduit de l’italien par L.-A. Sanchi. 320 p. 2003. 28 e
XIXe
siècle vit fleurir une foule de bibliophiles (bibliographes, bibliologues) qui, avec une ardeur infatigable, entreprirent de recenser les éditions jusqu’alors inconnues de textes célèbres ou ignorés, retracer la carrière des imprimeurs anciens, même les plus modestes, débusquer les pseudonymes, dénombrer les versions fautives et signaler les plus infimes variantes, aucun livre – de son édition originale à ses plus hâtives réimpressions – ne devait leur échapper (quête encouragée par l’avidité des collectionneurs et le prix La Chronique des Belles Lettres
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atteint par certains exemplaires uniques...). L’un de ces plus acharnés rats de bibliothèque (mais respectueux du papier) fut un ami de Charles Nodier nommé Charles Weiss, qui signala en 1823 l’existence de curieux exemplaires de la célèbre édition rouennaise de 1653 de la Bibliothèque de Photius. L’affaire de cette découverte est complexe, et nous est narrée en détail par l’historien et philologue Luciano Canfora dans La Bibliothèque du patriarche – Photius censuré dans la France de Mazarin. Toujours soucieux de tenter de simplifier le complexe, je vais reprendre l’histoire par son origine. Patriarche de Constantinople (et artisan – involontaire ? – du schisme qui sépara l’Église d’Orient de l’Église de Rome) Photius (820-891) nous a laissé une Bibliothèque (ou Myriobiblion) constituée de 280 notices, résumant ou citant un certain nombre d’œuvres de la Grèce antique (et de théologie byzantine), le fait capital étant que la plupart de ces œuvres sont perdues et que nous ne les connaissons que grâce à Photius (crûment : posséder chez soi la Bibliothèque est indispensable à quiconque se veut familier de la culture classique). La rédaction de la Bibliothèque est elle-même un mystère (Photius semble l’avoir écrite en voyage, mais comment pouvait-il être accompagné de tant de livres ?) sur lequel je ne m’attarderai pas, pour sauter à son édition en Occident, d’abord à Genève, en 1611, qui fut, je cite Canfora, « saluée avec joie et trépidation (...) elle parut l’arche du Salut qui (..) avait sauvé du « déluge turc » tant d’auteurs grecs. » Elle sera de nouveau éditée à Rouen en 1653, comme je l’ai dit, peut-être tirée à cinq cents exemplaires, mais un observateur attentif remarquera que, à ces volumes relativement courants (on les trouve dans toutes les bibliothèques du monde), manque un élément – qui lui, figure dans les quatre rarissimes exemplaires signalés par Charles Weiss et auscultés par Canfora : une préface (« candido lectori ») signée d’un énigmatique « Th. M. Roth. eccl. presb. » Pourquoi cette Préface fut-elle arrachée des exemplaires commercialisés ? Quel fut le rôle de la censure dans cette disparition ? Qui était « Th. M. Roth. » ? Et que révélait la troublante « page cachée » qui n’apparaît qu’avec le traitement par le Consorzio Digamma ? La réponse se trouve dans l’instrumentalisation du schismatique Photius dans les conflits de l’époque, l’apparition du jansénisme, la lutte Contre-Réforme versus Réforme, les intérêts commerciaux et idéologiques des libraires et les palinodies de leurs protecteurs ; l’enquête minutieuse de Canfora ravira, bien sûr, tout amateur de roman policier, mais elle est plus qu’un divertissement de soirée pluvieuse : elle nous montre que derrière l’amputation d’un livre, c’est l’Histoire qui agît. Sans scrupule.
Faux témoin ; Des dieux et des hommes ; Transgression.
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Iliade, on le sait, ne nous raconte que partiellement la guerre de Troie (essentiellement, elle chante la colère d’Achille...) et, même avec l’aide de l’Odyssée, la lecture d’Homère est tristement insuffisante pour satisfaire notre soif de connaissance sur un conflit qui dura dix ans, six mois et douze jours. Pourtant, ses origines étaient dévoilées dans les Chants cypriens, tandis que six poèmes contemporains de l’œuvre homérique, dus à Arctinos de Milet, Leschès de Mytilène, Agias de Trézène ou Eugammon de Cyrène en exposaient rebondissements et dénouement ; hélas, en raison de désinvoltes étourderies que j’ai déjà déplorées, ces poèmes ont été égarés (d’où la faible notoriété actuelle de leurs auteurs), à l’exception usuelle de quelques citations et autres bribes dont l’obscurité fait les délices des philologues. Bien sûr, on trouve dans la littérature classique (et très postérieure) moultes informations sur les héros grecs et troyens, leurs amours, leurs exploits, leur mort et leurs funérailles (dont le respect du rituel est objet de querelles, ou démonstrations de générosité) mais reconstituer à partir de ce matériau épars un récit cohérent et complet est une tâche assez fastidieuse, et qui se heurte parfois à d’irritantes contradictions, qui rechignent obstinément à leur élimination. Alors, renoncer à savoir ? Nenni : il suffit de lire l’Éphéméride de la guerre de Troie qui nous narre chronologiquement (ce que le titre laissait supposer) toute l’affaire, et dont la véracité semble certaine, puisque son auteur, Dictys de Crète, prit lui-même part, dit-il, aux années du combat : il est narrateur, témoin, acteur. 10 La Chronique des Belles Lettres
Photius, Bibliothèque, tome I. Codices 1-83 Collection des Universités de France, série grecque Texte établi et traduit par R. Henry LII-396 p. (1959) 2003. 31 e
Photius, Bibliothèque, tome IX. Index Collection des Universités de France, série grecque Par J. Schamp 528 p. (1991) 2003. 62 e
22 septembre 2006
Récits inédits sur la guerre de Troie La Roue à Livres / Documents Traduits et commentés par G. Fry. 416 p. 1998. 25,15 e
Donc, toute la guerre de Troie, dans son exact déroulement, en quelque cent cinquante pages, avec les morts vues (comme les Choses vues de Victor Hugo) de Pâris/Alexandre, d’Ajax, et des enfants de la coquine Hélène, avec de nouveaux discours d’Ulysse et des aventures inédites de Ménèlas (le célèbre cocu), le partage des captives, et encore des drames et des trahisons à foison, tous ces évènements parfois embrouillés enfin ordonnés avec une louable concision... ô joie ! De courte durée : le triste sire qui se fait appeler « Dictys de Crète » n’est qu’un impudent imposteur qui semble avoir vécu au temps de Néron (ou un siècle plus tard), en tout cas, et au mieux, plus de huit siècles après les batailles auxquelles il prétend avoir participé. Pour compliquer les choses, le texte de l’Éphéméride nous est parvenu en latin, langue ignorée des belligérants Achéens et Troyens (heureusement, la découverte de fragments de papyrus nous a prouvé l’existence d’un original grec, mais de même datation...) ; je n’en dirai pas plus sur cette nouvelle énigme littéraire (sujet qui me plaît en cette fin d’été), renvoyant à la préface savante et raisonnable (et rendant hommage avec humour à l’habileté du faussaire) de Gérard Fry, qui a traduit l’œuvre, ainsi que deux autres textes semblables, l’Iliade latine et l’Histoire de la destruction de Troie, réunissant l’ensemble dans un recueil cohérent et précieux : Récits inédits sur la guerre de Troie. Gérard Fry souligne à juste titre que ces textes (jusqu’alors introuvables en français...) ne sont pas que divertissement, ou commode abrégé : ils sont empreints d’un fort contenu idéologique (je ne dirai pas lequel), et ne sont pas neutres vis-à-vis de l’hégémonie politique de l’empire romain (d’où un intérêt supplémentaire à leur lecture). Il note aussi que, curieusement, l’action des Dieux, capitale chez Homère, est à peu près évacuée dans le récit du faux « Dictys », et sur ce point je veux insister : l’Éphéméride ainsi se sépare du mythe pour accéder à l’Histoire (ou le faire croire au lecteur dupé).
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Alain Moreau La Fabrique des mythes Vérité des mythes 256 p. 2006. 27 e
ette évolution a quelque chose de rationaliste – entre Homère et « Dictys » sont passés, entre autres, Platon, les stoïciens et de multiples écoles philosophiques, et l’évhémérisme –, et semble avoir alors cessé de fonctionner ce qu’Alain Moreau appelle joliment La Fabrique des mythes, titre de son essai que nous publions ce mois-ci dans la collection de Bernard Deforge Vérité des mythes. Je ne reviendrai pas sur l’opposition muthos-logos, que j’ai déjà abordée, préférant souligner la perspective nouvelle qu’ouvre (et démontre) Alain Moreau : le mythe (grec) est essentiellement souple, malléable, et manipulable. Si le mythe relève du sacré, ce n’est pas au sens où nous l’entendons pour les livres sacrés de religions diverses (Bible, Coran, Livre de Mormon...) qui sont révélation dictée par Dieu, donc intangible : au gré de l’évolution des sociétés et des hommes, le mythe, sans abandonner sa part fondamentale de divin, se modifie, subtilement ou radicalement, mais sans jamais perdre de sa force. Et cela même lorsque le mythe, comme l’expose Alain Moreau, rejette peu à peu (et dans certains cercles) les aspects anthropomorphiques des Dieux, lesquels vont, dès après Hésiode, se déshumaniser (ils cessent de commettre avec entrain meurtres, viols, adultères, etc.) pour tendre à l’abstrait du « tout » ou de l’« être » : « Qu’est-ce que le Dieu ? Ce qu’est le Tout », écrivait Pindare, ce que pour sa part Eschyle formulait ainsi : « Zeus est l’éther, Zeus est la terre, Zeus est le ciel. » alors qu’un peu auparavant Xénophane de Colophon avait été franchement radical : « Il y a un seul dieu, le plus grand chez les dieux et les hommes, qui ne ressemble aux mortels ni par le corps ni par l’esprit. »
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ans un ouvrage audacieux, Paul Veyne s’était demandé : les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?, question évidemment sans réponse : des hommes, on ne connaît que des conduites, des actions ou des affirmations (ce n’est parce qu’un chef religieux proclame sa foi en un dogme qu’il y croit : toujours le mensonge est possible, et en ce domaine indétectable), mais ce qui importe, c’est que les hommes agissent comme si – et toujours les Grecs ont agi comme si ils croyaient à leurs mythes – d’autant plus aisément que, ces mythes, ils les firent évoluer au gré des circonstances (des besoins). Mais, écrivant ces lignes, un embarras me saisit : qu’est-ce donc qu’un mythe ? Voyons d’abord ce qu’il n’est pas. L’une des caractéristiques de la société occidentale moderne est son incapacité à créer des mythes véritables : la télévision ne fabrique que de la célébrité jetable et interchangeable – il suffit à un très quelconque individu d’être montré pour accéder à l’éphémère « quart d’heure de gloire » d’Andy Warhol et non de faire ou d’avoir fait, le cinéma produit des images mythiques La Chronique des Belles Lettres
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(Ursula Andress sortant de l’océan dans Dr No, et qui renvoie trop évidemment à la naissance d’Aphrodite), la littérature (et je suis ici en désaccord avec mon ami Pierre Brunel) n’engendre, dans le meilleur des cas, que des figures exemplaires, et c’est par abus de langage que l’on appelle mythes des impostures pseudo-scientifiques déguisées en certitudes : le mensonge n’a pas la dignité du mythe, ni la fable, ni la légende (le « mythe du Che » n’est qu’un beau mensonge). Des « mythes » qui encombrent aujourd’hui media et manuels scolaires (le réchauffement climatique, la bienveillance révolutionnaire de Mao ou Castro, les exemples sont légion...), nous pouvons dire qu’ils appellent une contre-enquête, menée en suivant les lois de la physique ou de la recherche historique – le mythe grec sera insensible à toute tentative semblable de critique ou de destruction ; il se situe hors des lois physiques et de la trame de l’Histoire (dès lors, peu importe que les héros de certains mythes aient eu une existence historique, et d’autres aucune), et il ne peut être ni mensonger ni faux – il est un récit, un récit qui est, au sens ontologique, tant que les hommes acceptent de le croire. À ces mythes, les Grecs, donc, ont cru, ou fait comme si – ce qui, dans le domaine de la croyance sociale, revient exactement au même. Car la fonction du mythe est de structurer une communauté d’humains et de la lier. (Pour comprendre la prégnance du mythe dans une communauté, détournons-nous de l’Occident, partagé entre religions diverses et exclusives, idéologies moribondes, agnosticisme mou et slogans, et regardons l’Inde, l’Inde où toujours sont aujourd’hui présents les grands mythes élaborés en récits dans le Mahabharata et le Ramayana – un exemple trivial mais significatif : dans les films masala, si le héros est condamné, injustement, à une peine de prison, elle sera de quatorze ans, c’est la durée de l’exil de Rama, et tous les spectateurs le comprennent, même les musulmans ou chrétiens —, nous y découvrirons à quel point le mythe modèle une communauté et pourrons y observer le rôle que jouaient pour les Grecs leurs mythes).
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ssentiellement, le mythe est un récit de transgression, transgression d’un interdit (tabou, ou loi de l’homme, ou de la nature), qui ne peut que mal se terminer (elle est punie). Pourquoi transgresser ? Alain Moreau montre à merveille que ce qui provoque chez le héros le désir irrépressible d’un tel acte s’appelle l’hubris ; son analyse de ce terme intraduisible (mais que l’on rencontre sous bien des plumes contemporaines), et pour lequel on propose de trop nombreuses équivalences, est essentiel pour comprendre que le mythe, d’Homère à Platon (celui-ci à la fois destructeur et créateur de mythes...), dit ce qu’est le destin de l’homme – et pourquoi il n’est pas de mythe comique. P. S. J’ai conscience qu’en écrivant si brièvement sur le mythe, je peux en fausser et le sens et la nature, donc, une question : peut-il y avoir mythe dans un système de croyance autre que polythéiste ? ou seulement d’apparence polythéiste ?
Marions les vieux politiciens ; La mort en face ; Otium et negotium.
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arvenu à un âge qui, selon ses propres critères, le faisait entrer en état de vieillesse – soit : une fois célébré son soixantième anniversaire –, Plutarque écrivit, vers l’an 110, un court traité, que les érudits aiment à citer sous ce titre latin : An seni sit gerenda respublica, commodément abrégé en An seni (je donne ces précisions pour qui rencontrerait ces mots, sans autre référence, dans son quotidien préféré), et que l’on appelle en français Si la politique est l’affaire des vieillards. Ce texte fait partie d’un ensemble usuellement désigné sous le nom latin (encore ! et pourquoi ? Plutarque écrivait en grec, et c’est en cette langue que nous le lisons...) de Moralia, corpus largement aussi volumineux que les Vies, mais assez négligé (sauf des spécialistes) alors qu’y figurent nombre joyaux de lecture fort divertissante (les divers recueils d’apophtegmes) ou édifiante (nous n’avons pas encore publié la totalité des Moralia, mais presque, et je renvoie au catalogue de la C.U.F. pour que chacun puisse y choisir les volumes dont les thèmes titilleront sa curiosité). Mais revenons à nos moutons cacochymes, en l’occurrence le grand Pompée, dont Plutarque nous narre, dans le An seni, une exemplaire répartie : « Pompée étant tombé malade, écrit-il, son médecin lui avait prescrit de manger une grive. Comme la saison en était passée et qu’on ne pouvait s’en procurer, quelqu’un déclara que 12 La Chronique des Belles Lettres
29 septembre 2006
Plutarque, Œuvres morales, tome XI, 1re partie. Traités 49-51 Collection des Universités de France, série grecque Texte établi et traduit par M. Cuvigny 208 p. (1984) 2003. 31 e
Lucullus en avait chez lui un grand élevage. Mais Pompée refusa d’en envoyer chercher une, car, dit-il, « Si Lucullus ne vivait pas dans les plaisirs, c’en serait donc fait de Pompée ? ». Glosons ce texte quelque peu énigmatique. Au temps que Pompée fut atteint d’une affection que pouvait guérir l’absorption d’un tendre volatile, il était âgé d’une cinquantaine d’années, ainsi que Lucullus, son presque exact contemporain. Tous deux étaient donc de « jeunes vieillards », mais je ne reprocherai pas à Plutarque cette légère entorse à la périodisation de notions somme toute arbitraires, et entorse nécessaire à sa démonstration : celui qui se retire de la vie publique, tel Lucullus, sombre dans la déchéance de la goinfrerie et autres vices, celui qui reste actif dans les affaires de l’État, tel Pompée, demeure sur le chemin de la vertu (où il pourra glorieusement déclencher de dévastatrices guerres civiles, ce qui, je l’accorde, est moralement supérieur à la dégustation de grives hors saison). Sans doute l’aura-t-on déjà deviné, c’est par l’affirmative que Plutarque répond à la question posée, justifiant sa position par les actions de Nestor, Agésilas, Caton, Sulla, etc. (tous les Grecs et Romains, plus quelques barbares, un peu célèbres et morts à plus de cinquante ans sont évoqués) et par un principe fort : l’expérience, apanage de l’âge, est bien utile, alors que la témérité, marque de la jeunesse, se révèle nuisible. De mauvaises langues noteront que quand Plutarque écrivit ce traité il occupait à Delphes de hautes fonctions politiques (municipales), qu’il conservera jusqu’à sa mort (survenue entre 70 et 75 ans), mais même s’il n’est qu’un plaidoyer pro domo, le An seni sera d’une lecture réconfortante pour tous les individus aujourd’hui montrés à la télévision et qui entendent bien conserver jusqu’aux portes du cimetière le mandat à eux (ou elles) octroyé pour servir la République.
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Le Pogge Un vieux doi-il se marier ? La Roue à Livres Traduit et commenté par V. Bruez. 176 p. 1998. 17 e
ais assez de politique, et abordons avec l’un de mes humanistes préférés, Le Pogge, une question d’un plus vif intérêt : Un vieux doit-il se marier ? Ce petit texte a été écrit en 1436 pour répondre à quelques propos ironiques, alors que Le Pogge, âgé de 55 ans et jusqu’alors célibataire (mais qui, bien que secrétaire apostolique au Vatican, avait déjà eu quatorze enfants de sa concubine...), vient d’épouser une aimable personne de 18 ans, de surcroît riche, noble, et « d’une beauté remarquable ». Comme Plutarque, Le Pogge répond par l’affirmative à son interrogation (sans éviter l’original topos : « attendu que la vieillesse excelle par l’expérience... »), avec un argument passé de mode en notre époque de parité : « Certes, la plus grande liberté consiste à vivre à sa fantaisie : c’est ce que le mariage seul garantit, car loin d’être esclave, tu domines (...) : tu commandes à ta femme qui apprend de son plein gré à t’obéir et à te servir. » Pour obtenir cette soumission, Le Pogge donne d’utiles recettes (dont les hommes mariés feront leur profit), quant à l’historien des mœurs, il relèvera que, derrière son apparente légèreté paradoxale, ce texte s’inscrit dans un débat né au Moyen-Âge avec les fabliaux et le roman courtois et opposant misogynes et féministes (j’utilise par commodité des catégories trop actuelles), et que son thème traverse avec obstination la littérature et l’histoire, comme le prouvent les extraits pertinents, de Rabelais à Dumas, en passant par Molière et Saint-Simon, qu’a réunis en un éclairant appendice Véronique Bruer, traductrice et ordonnatrice de cette édition. Les principes exposés par Le Pogge se traduisirent-ils dans les faits ? Il eut de sa jeune épouse six enfants, elle mourut avant lui, il la pleura sincèrement.
Cette chronique est datée du jour de mon anniversaire – me voici donc fier titulaire d’un an
Sénèque, Dialogues, tome II. De la vie heureuse De la brièveté de la vie. Collection des Universités de France, série latine Texte établi et traduit par A. Bourgery. XX-150 p. (1930) 2003. 23 e
de plus (selon l’idiote expression consacrée), et il me semble que cela m’en fait beaucoup, d’années vécues, et beaucoup moins, d’années à vivre, aussi m’étais-je tourné vers Plutarque et Le Pogge pour trouver quelque consolation à mon chef chenu ; c’était étourderie, puisque je n’envisage de briguer aucune prébende élective et citoyenne, et que je suis déjà, depuis des décennies, fort heureusement marié... Alors, pour me distraire de la vision de la Mort dont les doigts crochus, avides et implacables emplissent avec une grandissante intensité mon horizon, vais-je maintenant chercher l’appui du sage Sénèque, et particulièrement son réconfortant traité De la brièveté de la vie. « Ces espaces de temps qui nous sont donnés, écrit-il en prologue, courent avec une rapidité dévorante, au point qu’à l’exception d’un très petit nombre, la vie abandonne tous les hommes alors qu’ils se préparent encore à vivre. » On s’est beaucoup moqué de Sénèque, essentiellement parce que les leçons qu’il dispensa à son impérial élève semblent avoir été de peu d’effet, et je reconnais qu’être contraint au suicide par le tyran fou auquel on a enseigné la vertu, la modération, la clémence et toutes ces choses La Chronique des Belles Lettres
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peut faire douter des mérites du professeur, mais sur ce point, peut-être faudrait-il reconsidérer le règne de Néron, dont nous ne possédons que des évaluations partiales et hostiles aggravées par les calomnies des chrétiens, mais même si Sénèque échoua dans son enseignement, il eut le rare mérite d’être, outre un immense écrivain, un philosophe (un sage) d’une exceptionnelle honnêteté intellectuelle et qui, à l’opposé d’un Platon, ne laissa jamais nul dogmatisme tordre sa pensée (son stoïcisme fut souvent mâtiné d’épicurisme). Sénèque ne perd pas son temps, ni celui de son lecteur, à se demander par rapport à quoi ou à qui notre vie est brève – par rapport à celle d’une tortue des Galapagos ? et longue comparée à celle du papillon ? « bref » et « long » ne sont pas des absolus, mais des comparatifs, pour lesquels on omet généralement de spécifier le référent pertinent, et, ici, il n’en existe pas... – il ne perd pas son temps, donc, en considérations oiseuses et pseudo-métaphysiques, parce que, justement, son propos est que nous ne devons pas perdre notre temps : « Nous n’avons pas peu de temps, nous en avons beaucoup de perdu. La vie est assez longue et nous a été assez largement donnée pour achever notre haute destinée, si on en faisait toujours un bon placement. » Et Sénèque insiste : « Pourquoi nous plaindre de la nature ? Elle s’est bien conduite envers nous : la vie, quand on sait en user, est longue. » Ergo, pour Sénèque, la vie n’est brève que pour celui qui a gaspillé ses jours, généralement en négligeant sagesse et vertu ; je suis en désaccord profond avec une grande partie de ce qu’il désigne par ces deux notions (grosso modo, pour Sénèque, et Platon, et les « philosophes », et les chrétiens, surtout Paul et Augustin, relève du vice tout ce qui touche au corps et à ses plaisirs, relève de la vertu ce qui vient du seul esprit/âme, ou : ce qui est matériel est mal, et bien l’immatériel), mais je suis en plein accord avec le cœur de son affirmation : la vie est brève (appréciation subjective) parce que nous en usons mal. Lisons Sénèque, et peu importe de l’approuver ou le désapprouver sur ses conceptions du bien, car ce qui nous sauvera est de diriger notre propre vie en fonction de notre propre bien – là est la sagesse, et lorsque Sénèque critique avec force les hommes occupés, cet « occupé » doit s’entendre au sens où une ville est occupée par l’ennemi ; l’homme occupé est celui qui n’est pas maître de choisir ses actions, alors que l’est le sage – Sénèque nous aide à nous débarrasser du conformisme/panurgisme social, faisons cet effort, nous voici libres, et à l’homme libre, la vie est longue. La soumission au conformisme, Sénèque l’a ainsi dénoncée dans un autre traité, sans doute rédigé (ce n’est pas certain) une dizaine d’années après le De la brièveté... : « Nous sommes, en effet, tout entiers assujettis aux sentiments d’autrui, et les choses qui ont le plus de valeur à nos yeux sont celles qui jouissent de la faveur et des hommages du public, et non pas celles qui les méritent. Une route n’est pas, à notre compte, bonne ou mauvaise par elle-même ; elle l’est par l’abondance des traces qu’on y observe, et qui jamais ne marquent de retour. » Ce traité s’appelle le De otio, et j’hésite à écrire son titre français, tant otium manque d’exact équivalent en notre langue ; « otium » (opposé à negotium : travail, affaires) c’est tout à la fois le repos, le loisir, la retraite (des affaires publiques), l’inaction, la tranquillité..., mais je me résigne à donner le traditionnel De l’oisiveté retenu par le savant éditeur et traducteur de Sénèque, René Waltz, y ajoutant cette citation de La Bruyère (Caractères, II, 12) : « Il ne manque... à l’oisiveté du sage qu’un meilleur nom, et que méditer, parler, lire, et être tranquille, s’appelât travailler. » Quittons donc avec Sénèque les ornières tracées par la foule, méditons ses utiles conseils, et suivons notre propre chemin, pour nous épanouir dans une studieuse oisiveté (ce n’est pas un oxymore) ; pour moi, alors que le crépuscule s’abat sur la cime de nos chênes, et sur ma propre existence par le même mouvement, j’aurai consacré quelque otium à musarder en compagnie de Plutarque, du Pogge et de Sénèque et si, de cet emploi de mon repos résulte quelque intérêt pour leurs aimables livres (i-e : des actes d’achat), je n’aurais pas gaspillé mon temps, et pourrais dire que longue est ma vie...
P. S. 1. L’expérience commune me dit que je suis mortel, mais chaque jour j’ai la certitude que demain encore je vivrai – ainsi me sais-je mortel et me crois-je immortel, comme tout un chacun. P. S. 2. J’ai le soupçon d’avoir, dans mon dernier paragraphe, sacrifié au negotium, mais même lové dans l’otium, le sage doit manger, et je tiens particulièrement à mon épaisse tranche de pâté en croûte vespérale que me fournit, contre argent, le boucher du village voisin.
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Sénèque, Dialogues, tome IV. De la providence De la constance du sage De la tranquilité de l’âme De l’oisiveté. Collection des Universités de France, série latine Texte établi et traduit par R. Waltz. 224 p. (1927) 2003. 23 e
9 octobre 2006
Le nez de Cléopâtre ;Vertu du dérèglement ; Ignace et Confucius.
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Éric B. Henriet L’Histoire revisitée. Panorama de l’uchronie sous toutes ses formes Interface / Encrage 416 p. (2004) 2005. 39 e
t si Napoléon l’avait emporté à Waterloo – en 1815 ? Et si Mahomet avait succombé à une crise cardiaque avant d’avoir pu rédiger le Coran ? Et si Attila avait conquis la Gaule ? Et si et si..., notre passé – sans parler de notre présent – eût alors été quelque peu différent de ce que nous savons (ou croyons savoir) qu’il fut, et la description de ce passé modifié par un évènement (ou non-évènement) originel autre que ce qui a été s’appelle une uchronie. Uchronie, le mot a été forgé, sur le modèle étymologique d’utopie, par le philosophe français Charles Renouvier (1815-1903), chef de l’école du néo-criticisme qui voulait renouveler Kant en rejetant Hegel, pour son ouvrage publié en 1876 : Uchronie (l’utopie dans l’histoire) : esquisse historique apocryphe du développement de la civilisation européenne tel qu’il n’a pas été, tel qu’il aurait pu être. De ce titre un peu long, retenons la fin, qui est programmatique, et permet de distinguer l’uchronie de la science-fiction ou du fantastique (même s’il y a de nombreuses passerelles et mélanges de genre). Et pose également la règle du jeu : ce passé qui n’a pas été (et modèle le présent du récit uchronique) ne sera pas n’importe quoi, mais va découler logiquement du fait fondateur (la victoire de Napoléon à Waterloo etc.) : voici ce qui serait inéluctablement arrivé, sur le plan des techniques, des arts, des rapports sociaux etc. si... De même que l’utopie n’est pas un non lieu mais un lieu autre (que les lieux existants et répertoriés), l’uchronie n’est pas un non-temps : elle est un temps autre (et se sépare des acrobatiques voyages dans le temps qui s’amusent des paradoxes temporels), et elle l’est seulement à partir de l’évènement divergent : l’uchronie est un récit à contrainte forte (amical salut à l’OULIPO...) puisque sa liberté créatrice est limitée par un passé immuable (dans notre exemple, tout ce qui est antérieur à Waterloo). L’exercice est intellectuellement excitant, et a tenté d’innombrables auteurs ; la quasi-totalité de ces uchronies – dont beaucoup sont antérieures à l’invention du mot par Renouvier – sont recensées, classées, analysées dans l’ouvrage exhaustif d’Éric B. Henriet L’Histoire revisitée, panorama de l’uchronie sous toutes ses formes, fascinante somme de possibles probables emblématiquement issus d’un plus court nez de Cléopâtre. Le lecteur y découvrira que le genre a été fortement pratiqué par des écrivains français (dont beaucoup méritent d’être redécouverts), et donc que les anglo-saxons (qui utilisent l’appellation limpide « alternate history », ou un générique « what if... ») n’en sont pas les seuls maîtres – écrivains sérieux ou tâcherons du roman populaire, il y en a pour tous les goûts et toutes les humeurs, du simple divertissement à la métaphysique lourde ou au didactisme idéologique, Henriet permet de choisir selon ses affinités ou curiosités. Avec lui, je retrouve les auteurs dont les oeuvres, publiées en Présence du futur ou au Club du livre d’anticipation, m’avaient jadis révélé de rationnels univers irrationnels, les Frederik Pohl, Fritz Leiber, Robert Heinlein ou Poul Anderson, et le van Vogt du Monde des non-A, et en découvre que jamais je n’ai lu et aimerais lire et sans doute jamais ne lirai-je (et aurait-il pu se produire un évènement tel qu’aujourd’hui je pusse tout lire ?) ; des romans que je connais, je veux, pour la seule raison que les évoquer me fait plaisir, en citer trois : un chef d’œuvre absolu (et une uchronie dans l’uchronie !), Le Maître du haut château (titre original : The Man in the High Castle) de Philip K. Dick, Pavane de Keith Roberts et La gloire de l’empire de Jean d’Ormesson (sans doute le meilleur roman de cet auteur, en raison de son aspect assumé de canular de normalien). Henriet note avec pertinence que, pour être comprise, l’uchronie doit partir d’un évènement supposé connu du lecteur (Waterloo pour les Français, et pour les Américains : l’assassinat de Lincoln, Pearl Harbor et Hiroshima, en étant généreux) ; j’ajoute qu’en raison de la diminution globale des connaissances historiques de nos contemporains (pour les jeunes Français de 2006, existe-t-il un évènement antérieur au coup de boule de Zidane ?), le genre ne touchera plus que les happy few, mais ni plus ni moins que tout livre autre que produit jetable pour hypermarchés.
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près l’Histoire-qui-aurait-pu-être, revenons à l’Histoire-qui-a-été, mais traitée autrement, une Histoire qui « par un dérèglement systématique (l’“estrangement”), cherche à déplacer, défamiliariser l’objet historique. » Création de deux historiens de l’E.H.E.S.S., Alain Boureau et Daniel S. Milo (tous deux sont devenus pour moi des amis proches et précieux, je les nomme donc selon l’impartial ordre alphabétique), cette Histoire novatrice a été baptisée « Histoire expérimentale » et, pour préciser son objet, voici une citation (encadrée par des préceptes de Nietzsche et d’Aristote) : La Chronique des Belles Lettres
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« Groucho Marx, devenu directeur d’un hôtel, ordonne le changement de numérotation des chambres. L’adjoint : But think of the confusion ! – Groucho : But think of the fun ! (Une nuit à Casablanca). » L’ordre donné par Groucho modifie et la perspective et l’objet, et telle a été l’ambition du groupe de chercheurs intrépides qu’avaient réunis Alain Boureau et Daniel Milo ; leurs premiers (et derniers) travaux ont été publiés dans Alter Histoire, essais d’histoire expérimentale. Le recueil s’ouvre sur un avant-manifeste ironique et historique (sur le groupe de complices) dû à Alain Boureau ; suit un manifeste absolument radical de Daniel Milo (qui contient en germe plusieurs éléments de la philosophie de rupture que développera Daniel dans Clefs, texte essentiel qui mérite que je lui consacre une Chronique, mais je suis retenu par la crainte de ne pas être à sa hauteur...) ; ce manifeste – volontairement provocant – contient un intéressant paradoxe : l’Histoire, contrairement à la physique, n’est pas une science expérimentale (on ne peut pas modifier son objet, mettre Louis XIV au XIXe siècle...), c’est donc une bonne raison pour la traiter expérimentalement. Et faire de l’Histoire, science passive puisque condamnée à la seule observation, une science active. Impossible ? « On s’engage et on voit », répond Daniel Milo, d’où les textes de ce recueil, donnés par des historiens qui ont accepté de s’engager (Hervé Le Bras, Aline Rousselle ou encore Christian Jouhaud) ; le pari donne d’intéressants résultats, et permet de comprendre pourquoi les habitants d’un certain canton breton ont majoritairement voté communiste en 1986, ou d’éclairer les rapports entre les Juifs et l’argent (et leur perception par les Gentils) par une relecture du Journal de Glückel Hameln, banquière du XVIIIe siècle. Ou de se faire une autre idée d’Ignace de Loyola quand sa biographie est narrée par un disciple de Confucius (contribution lumineuse du Coréen Min Soo Kang)... L’aventure d’Alter Histoire oscillait entre l’orgueil et l’humilité, l’orgueil de rejeter toutes les méthodes éprouvées et admises (des plus traditionnelles au structuralisme), l’humilité du refus de la gratuité (il ne s’agissait pas de se faire plaisir, mais de trouver un sens), l’aventure s’est éteinte, pour des raisons communes aux entreprises humaines, mais je soupçonne que les voies qu’elle a ouvertes ne sont pas restées sans explorateurs discrets. La séparation entre disciplines (et tout ce que cette séparation contient de mépris, d’hostilité, en fait : d’ignorance) est l’une de mes bêtes noires ; en invoquant dans son manifeste Claude Bernard, Thomas Kuhn ou Paul Feyerabend aux côtés de Huizinga ou Marc Bloch, et de Chesterton et Georges Pérec, Daniel Milo pose les bases d’une méthode cohérente de l’approche de l’objet historique (en notant que c’est l’historien qui est le seul « sujet plein »), et elle demeure absolument actuelle. En toutes sciences, les routines (le paradigme de Kuhn) assèchent et tuent ; à cette vérité n’échappe pas l’Histoire – Alain Boureau et Daniel Milo l’avaient irriguée d’un sang nouveau, et si le poids des académismes en bloqua la circulation, c’est là une bonne raison pour aller aujourd’hui s’y baigner. Michel Desgranges P. S. Le livre d’Henriet est publié sous notre marque Encrage, courageuse maison d’édition que nous avons reprise il y a une dizaine d’années, et toujours animée avec une rare vaillance par son fondateur Alain Fuzelier ; Encrage se consacre à la littérature dite populaire en publiant des textes (Ponson du Terrail, Boisgobey...), des études indispensables (sur Jules Verne, Simenon, Dick etc.) et des recensions exhaustives (L’année de la fiction ; L’année de la fantasy...). Son catalogue est une merveille d’éclectisme intelligent, et prouve que l’on peut publier avec sérieux dans les genres légers...
Alain Boureau & Daniel S. Milo Alter Histoire. Essais d’histoire expérimentale avec H. Le Bras, P.-A. Rosental, A. Rousselle, Ch. Jouhaud, M. Soo Kang. Histoire 240 p. (1991) 2005. 24 e
Daniel Shabetaï Milo. Clefs. Hors collection 208 p. 1993. 17,53 e
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© Michel Desgranges / Les Belles Lettres, 2006
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782251 140179
Impression IDG, Langres.