LA CHRONIQUE 11/12
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Chaque vendredi, Michel Desgranges, Président des Éditions Les Belles Lettres, vous propose une libre promenade autour de livres d’hier et aujourd’hui. Cette Chronique est diffusée hebdomadairement par courrier électronique. Pour les amis des Belles Lettres qui n’utilisent pas cette technologie, nous avons souhaité leur proposer ces textes sous forme imprimée. 18 août 2006
Qui est Socrate ? Coupables Athéniens ; Un philosophe sur le ring.
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Aristophane, Comédies, tome I, Introduction – Les Acharniens – Les Cavaliers – Les Nuées Collection des Universités de France, série grecque Texte établi par V. Coulon et traduit par H. Van Daele. 14e tir. revu et corrigé par J. Irigoin. XXXVIII-410 p. (1923 & 1934) 2002. 42 e
ire que le mythe l’emporte sur le réel est un énoncé vide de sens : c’est nécessairement parce qu’il est parvenu à transfigurer le réel, et l’abolir dans une proportion incommensurable, que le mythe est mythe – et ce mythe est du réel, mais un autre réel que celui sur lequel il se fonde ; en ce sens j’acquiesce à l’expression vérité des mythes (et c’est le nom qu’a donné adéquatement mon ami Bernard Deforge à la collection qu’il dirige), en nuançant : le mythe a une fonction de vérité pour les humains qui en sont imprégnés, mais laisse désemparé l’historien qui cherche humblement à dire ce que fut le passé. Voici un mythe : l’homme Socrate. Que savons-nous de lui, conservé par ses contemporains ? Nous en possédons un portrait féroce dans Les Nuées d’Aristophane, joué en mars -423, et si Socrate avait succombé d’une quelconque maladie dans les vingt années suivantes, nous n’eussions conservé de lui que l’image d’un personnage de comédie, perché dans une corbeille pour mieux observer les astres et montrant son derrière aux passants, un marchand de fausse sagesse quelque peu escroc. Mais Socrate se portait bien et, au lieu de mourir d’un cancer ou de la peste comme tout un chacun, il périt, en -399, par une décision de justice, qui donnait raison à ses accusateurs Mélétos, Anytos et Lycon. Son procès et sa condamnation nous sont connus essentiellement par les deux récits semblablement nommés Apologie de Socrate (« apologie » signifie « défense » et non « éloge ») et dus à deux de ses disciples écrivains fameux, l’un génial, l’autre talentueux, Platon et Xénophon. Peu importent les divergences et contradictions factuelles entre les deux récits, c’est le Socrate forgé par Platon qui s’est imposé, le Socrate de l’Apologie curieusement enrichi de traits empruntés au Socrate des Dialogues, considérés bien légèrement comme une source fiable, un Socrate dès lors devenu mythe, annihilant toute possibilité de mémoire historique. Alors que le réel se contente paisiblement d’être, le mythe, lui, a une fonction – et, le plus souvent, des fonctions, simultanément, selon les individus, ou variables, selon les époques, les combinaisons sont multiples. L’une des fonctions les plus curieuses du mythe socratique, et des plus pittoresques, est son utilisation comme arme contre l’institution démocratique (cela, dès Platon) et, par ricochet, comme instrument de glorification du régime lacédémonien (toujours grâce à Platon). Soit ce syllogisme : En condamnant Socrate, la démocratique Athènes a commis une injustice ; Sparte, ennemie d’Athènes, n’a pas condamné Socrate et n’a pas commis d’injustice ; Ergo, le régime de Sparte est un régime juste. Certains remarqueront que le fait que A, ennemi de B, commette un certain crime n’empêche pas B de commettre des crimes autres, et d’être tout autant injuste, ou même plus gravement, et qu’en saine logique, la démonstration est un peu cavalière, elle a pourtant été acceptée – et a servi, aux XIXe et XXe siècles, à justifier intellectuellement les totalitarismes prônés ou advenus (les fascistes divers aimaient et louaient Sparte, une Sparte mythifiée, cela va de soi).
Revenons en l’an -399. Que s’est-il réellement passé pour que Socrate soit contraint de boire la ciguë sur ordre de l’Assemblée du peuple athénien ? Peut-on, en oubliant les parti-pris de ses disciples-témoins, et La Chronique des Belles Lettres
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