Chroniques 13/14

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LA CHRONIQUE 13/14

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Chaque vendredi, Michel Desgranges, Président des Éditions Les Belles Lettres, vous propose une libre promenade autour de livres d’hier et aujourd’hui. Cette Chronique est diffusée hebdomadairement par courrier électronique. Pour les amis des Belles Lettres qui n’utilisent pas cette technologie, nous avons souhaité leur proposer ces textes sous forme imprimée. 13 octobre 2006

Haut et bas ; Le lac de Mnémosyne ; Uriner face au soleil ?

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Hermès Trismégiste La Table d’émeraude Aux sources de la tradition Préface de D. Kahn XXX-146 p. 1994. 19 e

rai, certain, sans nul doute. L’inférieur appartient au supérieur, et le supérieur appartient à l’inférieur. » Le même texte, dans une autre version transmise : « Vrai, vrai, indiscutable, certain, authentique ! Voici, le plus haut vient du plus bas, et le plus bas du plus haut. » En citant ces lignes, j’ai conscience de m’aventurer sur un terrain dangereux, et de m’attirer des reproches de légèreté simplificatrice, d’approximation, et plus généralement d’incompétence, mais comme cette chronique est datée d’un jour faste (pour le service public marchand monopolistique de diverses loteries qui le promeut comme tel, et jour qui peut se révéler néfaste pour une assez vaste majorité de parieurs), c’est d’une plume guillerette que je m’apprête à aborder la connaissance initiatique. En relève la phrase proclamant que le haut est dans le bas (en vient), et réciproquement ; elle ouvre le document nommé Table d’émeraude, d’abord connu en Occident dans une version latine, avant que n’en fussent découvertes d’antérieures (et meilleures) versions arabes fournies avec un Secret des secrets d’un pseudo-Aristote. Notre édition, due à l’érudition de Didier Kahn, contient, avec la traduction de textes médiévaux nécessaires à sa compréhension, tout ce que l’on peut raisonnablement dire de ces pages énigmatiques fondatrices de la tradition alchimique, et dont l’auteur se désigne ainsi : « j’ai été nommé Hermès triple en sagesse ». Cet « Hermès » a donné les vocables « hermétisme », « hermétique » qui sont en langue vulgaire des équivalents d’« obscur », « impénétrable » ou même « abscons », mais qui, proprement, désignent (ou s’appliquent à) une doctrine secrète réservée aux initiés. Et d’origine divine : la connaissance initiatique est une connaissance révélée. En bonne méthode, je devrais maintenant, pour montrer ce qui sépare cette connaissance de la religion, définir cette dernière catégorie – j’en suis bien incapable. Nous connaissons aujourd’hui un certain nombre de religions (que nous rencontrons quotidiennement dans les media, abordées avec hostilité ou faveur selon les intérêts du jour, ou même persécutées sous l’infamante appellation de « sectes » lorsqu’elles ont un faible poids électoral et/ou financier) ; elles ont pour caractéristiques communes (et je néglige volontairement ici les religions/spiritualités asiatiques telles que confucianisme, bouddhisme, taoïsme, jaïnisme, qui posent – encore ! – d’autres problèmes) d’être issues d’un Livre donné par le dieu (Livre sujet à interprétations divergentes, d’où leurs divisions) et d’être structurées par un clergé professionnel plus ou moins strictement hiérarchisé. Rien de semblable dans le monde gréco-romain : la religion n’est que ce qui, selon son étymologie latine, relie l’homme au dieu (aux dieux), par un système de culte et de rites s’insérant dans un ensemble de croyances (qui ont un tronc commun et bien des branches diverses – ce sont les mythes, transmis oralement puis fixés par l’écrit, et toujours malléables, comme le prouve le brillant essai d’Alain Moreau récemment cité, La fabrique des mythes), et formant un lien social, plus ou moins fort et contraignant. Cette religion protéiforme n’a pas de canon, mais elle est commune à l’ensemble d’un groupe humain (généralement, les citoyens) : c’est une religion publique (encore que..., puisqu’elle intègre des mystères réservés à des sous-groupes), et s’y oppose la Table d’émeraude où le dieu énonce un secret destiné à une poignée d’initiés, qui devront le conserver (et le transmettre à des générations futures) sans le divulguer.

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’une des découvertes archéologiques les plus fascinantes (i-e : autres que celle de débris de vaisselle ou épées rouillées) se produisit du début du XIXe siècle, et se poursuivit jusqu’à nos jours : La Chronique des Belles Lettres

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l’on trouva dans des tombes situées en Calabre, Crète ou Thessalie de très fines lamelles d’or portant des inscriptions, en grec, telles que, traduites : « Je viens d’entre les purs, ô pure souveraine des Enfers (...) J’ai purgé la peine pour mes actions injustes (...) Pour l’heure, je viens auprès de la bienveillante Perséphone : Que dans sa bienveillance elle m’envoie au siège des purs. » ou : « Tu trouveras à gauche de la demeure d’Hadès une source, et près d’elle, se dressant, un cyprès blanc : de cette source ne t’approche surtout pas. Tu trouveras une seconde source, l’eau froide qui coule du lac de Mnémosyne ; (...) Et ils te donneront à boire de la source divine et de ce moment, avec les autres héros, tu seras souveraine. » La présence récurrente de formules ou symboles (le cyprès blanc, l’eau froide du lac de Mnémosyne, mère des Muses, un chevreau etc.) a permis de regrouper ces lamelles en un ensemble cohérent, qui a été édité, traduit et utilement commenté par Giovanni Pugliese Carratelli dans Les Lamelles d’or orphiques – Instructions pour le voyage d’outre-tombe des initiés grecs – et elles nous dévoilent une autre doctrine initiatique : l’orphisme.

Giovanni Pugliese Carratelli Les Lamelles d’or orphiques Vérité des mythes Traduit de l’italien par A. Ph. Segonds et C. Luna 160 p. 2003. 18 e

Si l’orphisme est précieux pour vivre agréablement la vie après la vie, quid de la vie avant la vie ?

La rencontre avec un certain maître apportait toutes les informations nécessaires : « Il amenait bon nombre de ceux qu’il rencontrait à se ressouvenir très évidemment et clairement de la vie antérieure que leur âme, avant d’être liée à ce corps-ci, avait un jour vécue (...) ». Ce maître, demeuré célèbre pour ses découvertes mathématiques – on lui attribue, entre autres, l’invention de la table de multiplication – est Pythagore, et l’essentiel de son enseignement se situe bien au-delà de ses travaux de mathématiciens (même si ses disciples construisirent une magie fondée sur les nombres, car : « au nombre toutes choses ont ressemblance ») ; accéder à cet enseignement exigeait une ascèse (propre de l’initiation), entre autres observer cinq années de silence..., au terme de laquelle on pouvait recueillir de la bouche de Pythagore lui-même des symboles (préceptes), tels que : « Crache sur tes rognures de cheveux ou d’ongles » ; « abstiens-toi de mélanure » (c’est un poisson, et ce n’est pas un interdit plus bête que celui du porc) ; « n’urine pas face au soleil » ; « avoir ses couvertures toujours liées ensemble ». Grâce à cette doctrine, Pythagore pacifia les cités d’Italie et de Sicile en proie aux guerres civiles ou étrangères, put parler aux bœufs pour les empêcher de manger des fèves vertes qui leur donnaient sans doute des coliques mortelles, réinventa la musique et fit vivre ses fidèles sous le charme de la tétraktys (harmonie) qui leur promettait de multiples existences heureuses : les pythagoriciens n’étaient pas seulement végétariens mais croyaient fermement à la métempsycose (tiens, voilà qui rappelle l’hindouisme...). J’ai extrait ces informations, partiales et partielles, du volume dans lequel Alexandre Hasnaoui a rassemblé l’essentiel de ce que la tradition nous a conservé sur le maître : Pythagore, un dieu parmi les hommes ; le lecteur y verra que les symboles sont à prendre comme des métaphores pour des règles de conduite (explicitées), et découvrira que « Pythagore est le premier à s’être appelé lui-même “philosophe”, et fut à l’origine d’un nom nouveau. »

Pythagore Un dieu parmi les hommes Aux sources de la tradition Préface et choix de textes par A. Hasnaoui 224 p. 2002. 18 e

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ous avons des Grecs (et des Romains hellénisés de l’Empire) l’image d’un peuple vivant sous le règne de la Raison et de la Loi forgée par les hommes, en opposition avec les superstitieux Égyptiens, Perses et autres barbares ; une excursion sur les champs de l’orphisme, de l’hermétisme et du pythagorisme (du moins ce qu’il nous en est parvenu...) nous montre que pour certains d’entre eux (quel pourcentage ? et de quels milieux sociaux ? impossible de répondre) l’existence d’une Vérité révélée par le dieu était une certitude (tout autant que les logiques démonstrations d’Aristote) ; j’ajouterai que pour ses disciples, le « premier philosophe » apparut comme un dieu et fut assimilé à Apollon, et me voilà bien incapable de dire s’il faut appeler ces multiples connaissances initiatiques « religions » ou « philosophies » – à moins d’admettre que dès qu’il y a croyance en un dieu, quel qu’il soit, nous avons affaire à une religion, cela simplifie le discours, sans rien résoudre. Tant pis pour la terminologie, je me contenterai de demander où situer hermétisme, orphisme et pythagorisme dans la pensée grecque (le logos) – et le lecteur aura sans doute remarqué que je me suis bien gardé de fournir la moindre datation, question insoluble, même si la tradition veut que Pythagore ait vécu au VIe siècle av. J.-C. Il existe sur le sujet un ouvrage fondamental, que nous rééditons ce mois-ci en un seul volume sous une très belle reliure pleine toile dorée au fer, et c’est un livre qui nous rend fier d’être éditeur : La Révélation d’Hermès Trismégiste d’André-Jean Festugière, qui fut l’un des plus admirables savants du siècle dernier. C’est une lecture indispensable à qui ne veut pas réduire le monde antique aux auteurs dits classiques, mais le connaître dans sa totalité ; elle permet de comprendre que nous ne sommes 2 La Chronique des Belles Lettres

André-Jean Festugière La Révélation d’Hermès Trismégiste Études anciennes, série grecque L-1700 p. 2006. 150 e jusqu’au 31 décembre 2006 puis 180 e


pas seulement les héritiers (intellectuellement) d’Aristote, mais aussi d’énigmatiques initiés, dont les connaissances (secrètes, mais diffusées) nourrirent le mysticisme des « néo-platoniciens » ; elle permet aussi de comprendre pourquoi l’acceptation de la possibilité d’une révélation divine par des groupes de plus en plus étendus facilita la propagation du christianisme. L’histoire des hommes, de leurs empires ou de leurs croyances, n’est pas une succession de ruptures, mais de mutations ; dans les premiers siècles de notre ère, le polythéisme traditionnel nourri de mythes avait déjà été supplanté par des doctrines révélées – le génie du christianisme fut de prêcher un message universel, et de faire de la révélation pour initiés une révélation pour toute l’humanité, ce qui s’avéra un bon plan marketing.

20 octobre 2006

Pour les filles ; Tout enseigner à tous ; Slogan et métaphore.

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Fénelon Traité de l’éducation des filles Klincksieck Philosophie de l’éducation (10) Introduction et notes par B. Jolibert 100 p. 1994. 12 e

assant dans une rue parisienne devant un bâtiment de cet élégant et tourmenté style 1900 dit « nouille », et d’où s’échappent des hurlements de guenons torturées par une brutale privation et de mâles et de bananes, je remarque : – Tiens, c’est l’heure de la récréation, ce que j’ai conclu logiquement de la lecture de cette inscription surmontant le portail : « École de filles ». Et je me remémore cette affirmation, qui me semble pertinente tant souffrent mes oreilles : « Rien n’est plus négligé que l’éducation des filles. » Ce regret est la première phrase de l’ouvrage de Fénelon – « le plus bel esprit et le plus chimérique du royaume », selon Louis XIV – édité en 1687 et portant ce titre approprié : Traité de l’éducation des filles. Où se trouve cette mise en garde : « Mais ne craignez rien tant que la vanité dans les filles ; elles naissent avec un désir violent de plaire ; les chemins qui conduisent les hommes à l’autorité et à la gloire leur étant fermés, elles tâchent de se dédommager par les agréments de l’esprit et du corps ; de là vient qu’elles aspirent tant à la beauté et à toutes les grâces extérieures, et qu’elles sont si passionnées par les ajustements ; une coiffe, un bout de ruban, une boucle de cheveux plus haut ou plus bas, le choix d’une couleur, ce sont pour elles autant d’affaires importantes. » Suivie, après une attaque contre la mode – « l’humeur changeante qui règne parmi nous cause une variété continuelle de modes ; ainsi on ajoute à l’amour des ajustements celui de la nouveauté, qui a d’étranges charmes sur de tels esprits » –, de ce précepte : « Appliquez-vous donc à faire entendre aux filles combien l’honneur qui vient d’une bonne conduite et d’une vraie capacité est plus estimable que celui qu’on tire de ses cheveux ou de ses habits. » Je ne m’attarderai pas sur la relation causale qu’établit Fénelon entre la fermeture des « chemins de l’autorité et de la gloire » et la vanité des filles, puisque leur actuelle ouverture au sexe faible n’a guère ruiné les industriels de la mode et autres marchands de nouveautés, même si je veux noter que cette relation implique que les filles sont vaniteuses non par un effet de leur nature, mais d’une norme sociale..., si le Traité mérite aujourd’hui d’être lu, et avec attention, (comme l’ont fait naguère André Gide et François Mauriac) c’est parce qu’il complète la longue réflexion entreprise par le précepteur du duc de Bourgogne, réflexion qui ne se limite pas aux Aventures de Télémaque : c’est une « philosophie de l’éducation » que construit Fénelon (ce qui justifie que le Traité soit inclus dans une collection qui porte, justement, ce nom...), philosophie de plus d’ampleur et de profondeur que ne le laisseraient croire les quelques lignes que j’ai arbitrairement choisi de citer, et qui répond à la toujours essentielle question : pourquoi l’éducation ? – soit : quel est le but de l’éducation ?

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Coménius La Grande Didactique ou l’art universel de tout enseigner à tous Klincksieck Philosophie de l’éducation (9) Traduction de M.-Fr. BosquetFrigout, D. Saget et B. Jolibert 284 p. 2002. 23 e

ichelet l’avait surnommé le « Galilée de l’éducation » et le « génie de lumière », et pourtant, sa notoriété et son influence ont plus marqué l’Allemagne et l’Europe du nord (et, aujourd’hui, les Indiens miskitus du Nicaragua...) que la France ; on le connaît sous son nom latinisé de Coménius (1592-1670, nom vernaculaire : Jean Amos Komensky) et il publia, d’abord en tchèque en 1627-1632, puis en latin en 1657 « pour que tous puissent le lire », sa Grande didactique, ou l’art universel de tout enseigner à tous. À tous ? « Tous les enfants, affirme Coménius, nobles ou roturiers, riches ou pauvres, garçons ou filles de toutes les villes, cités, villages et hameaux doivent être admis dans les écoles ; voilà dont il faut se convaincre. » Et Coménius enfonce le clou : « Si on m’objecte : “Où allons-nous si les ouvriers, les paysans, les portefaix et pour finir les faibles femmes se mettent à l’instruction ?”, je répondrai qu’une instruction de la jeunesse en général, lorsqu’elle suivra la bonne voie, permettra à chacun de penser, de choisir convenablement et de bien agir ». La Chronique des Belles Lettres

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Fidèle de l’Église dissidente et assez persécutée des Frères moraves, dont il sera évêque, Coménius mena une existence marquée de malheurs qui n’ébranlèrent en rien sa foi en un christianisme millénariste et démocratique ; ce dernier adjectif explique sa récupération par certains idéologues qui oublient que pour Coménius l’idéal « démocratique » n’est qu’une conséquence de sa doctrine religieuse et que pour lui « la fin ultime de l’homme est au delà de cette vie ». Néanmoins, cette vie, il faut la vivre, et pleinement, et c’est pour cela que Coménius ne prêche pas le renoncement inculte mais, au contraire, l’acquisition du savoir le plus étendu dans tous les domaines. Sa didactique – ou « art d’enseigner », précise-t-il – est donc un art au sens où l’on parle de l’art de l’ébéniste ou du maçon : « Il faut reconnaître à la Grande Didactique une importance pédagogique exceptionnelle, écrit Bertrand Jolibert dans son introduction. En effet Coménius parvient dans son livre à rattacher l’une à l’autre les deux questions essentielles qui se posent à toute éducation, celle des finalités et celle des moyens qui permettent d’y prétendre, l’idéal et le réel c’est-à-dire la théorie et la pratique. » Lire Coménius, qui décrit étape par étape, année après année, comment dispenser un enseignement de tout à tous..., c’est comprendre et pourquoi enseigner et comment enseigner.

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a leçon agita les penseurs (dès Bayle), mais ne fut guère suivie, et certainement pas comprise du brouillon et fumeux Rousseau dont l’Émile marque une curieuse régression de la pensée sur le sujet..., mais l’idée (non la pratique) d’une « instruction pour tous » continua de faire son chemin et s’exprima de manière programmatique dans le Premier Mémoire sur l’instruction publique que publia en 1792 le marquis de Condorcet et qui s’ouvre sur cette affirmation : « La société doit au peuple une instruction publique », qui sera suivie de : « Il est nécessaire que les femmes partagent l’instruction donnée aux hommes. » Bien sûr, pour Condorcet, la finalité de cette « instruction publique » est de permettre aux humains (mâles et femelles) de parvenir à une pleine égalité de droits, et de l’assumer – mais il se garde de confondre instruction et propagande : « La puissance publique, écrit-il, ne peut pas établir un corps de doctrine qui doive être enseigné exclusivement » et « elle (la puissance publique) n’a pas le droit de faire enseigner des opinions comme des vérités. » ( Ces phrases devraient être criées aux farceurs misérables qui, aujourd’hui, légifèrent sur une vérité historique coercitive...). De même, comme tous les révolutionnaires, Condorcet se méfie des corporations qui se perpétuent par cooptation : « La puissance publique doit donc éviter surtout de confier l’instruction à des corps enseignants qui se recrutent par eux-mêmes (...) L’instruction qu’ils donneront aura toujours pour but, non le progrès des lumières, mais l’augmentation de leur pouvoir ; non d’enseigner la vérité, mais de perpétuer les préjugés utiles à leur ambition. » Le nom de Condorcet, gloire de la République, a été donné à maints lycées, rues et boulevards, mais je ne suis pas certain qu’aujourd’hui le corps enseignant soit recruté autrement que par ses aînés du même corps.

Condorcet Premier mémoire sur l’Instruction Publique Klincksieck Philosophie de l’éducation (5) Introduction et notes par B. Jolibert 70 p. 1989. 9 e

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énelon fut banni de la Cour, Coménius finit ses jours en exil et dans la misère, Condorcet mourut en prison victime de la Terreur, tous trois avaient en commun de se situer intellectuellement hors de la norme sociale dominante (Fénelon : quiétiste, Coménius : hussite, Condorcet : athée) et quelles que fussent leurs divergences philosophiques ou religieuses (et elles étaient profondes) leur réflexion avait pour même ambition la transmission d’un savoir permettant aux humains de vivre mieux et pleinement leur vie (cela peut se dire : humanisme) ; elle contribua à la mise en œuvre du programme éducatif de la Troisième République. Ce programme sombra, pour la pensée, dans l’idéologie, pour la pratique, dans la satisfaction des revendications corporatistes, et pour les citoyens, dans la démagogie des diplômes pour tous, aboutissant à l’absolue catastrophe de l’actuel enseignement (que l’on ne sait plus distinguer de l’éducation et de l’instruction, substantifs qui désignent des réalités différentes et devenus interchangeables, comme en témoigne la valse de dénominations de l’institution ministérielle au fil des décennies) ; cette catastrophe, décrite dans de nombreux best-sellers, fait l’objet d’innombrables débats (auxquels je ne me mêlerai pas) qui pataugent dans l’accessoire sans jamais aborder l’interrogation fondamentale (ce sont des débats sur l’accident, non sur l’essence) : que signifie enseigner ? Le philosophe américain Israel Scheffler, collègue de Quine à Harvard, traite pleinement le sujet dans Le Langage de l’éducation, ouvrage devenu dès sa publication, en 1987, un classique dans les pays anglo-saxons, alimentant un débat, authentique celui-là, et fertile ; il distingue entre définitions, slogans et métaphores et parvient ainsi à répondre à la question que j’ai posée : ce que signifie enseigner. Il est très révélateur que la publication de notre traduction du livre de Scheffler n’ait suscité aucun écho – mais peut-il en être autrement dans un pays où les écoles (lycées, universités...) sont devenues, avec la complicité de l’institution, des garderies permettant à des parents de se débarrasser d’enfants tant aimés qu’ils ne désirent que de ne pas en être encombrés, et encore moins responsables ? Le slogan mis en lumière par Scheffler l’emporte sur toute réflexion sur la nature de l’objet observé (l’enseignement) ; j’ai la conviction que l’on ne peut mettre en œuvre une technique si 4 La Chronique des Belles Lettres

Israel Scheffler Le Langage de l’éducation Klincksieck Philosophie de l’éducation (13) Présentation et traduction de l’anglais (États-Unis) par M. Le Du 148 p. 2003. 18 e


l’on en ignore la finalité (le potier sait qu’il doit produire un pot...), et qu’enseigner sans savoir ce que veut dire enseigner ne peut que perpétuer le désastre – je n’ignore pas qu’il existe des réalités quotidienne qui sont, pour les humains qui les vivent, des drames, ni qu’il demeure, grâce à d’admirables professeurs, des enclaves de transmission d’un véritable savoir (ce n’est pas la même chose que la connaissance), bref, je sais qu’il y a un monde réel, et je sais aussi qu’il est ce que les humains en font, et qu’il n’est pas inutile qu’ils s’informent sur, tiens donc..., ce qu’est ce qu’ils font.

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e livre de Scheffler est publié, comme Fénelon, et Coménius et Condorcet, dans la collection « Philosophie de l’éducation » (on y trouve aussi des textes fondamentaux de saint Augustin ou Thomas d’Aquin) ; c’est une collection qui n’a guère de lecteurs – elle s’adresse prioritairement au groupe social qui est en France le plus élevé numériquement, et supposé le plus avide de connaissance. P. S. Sur les causes de la débâcle de l’enseignement, je note que les démagogues sont passés d’une égalité de droits (à laquelle je suis assez farouchement attaché) à une stupide égalité de conditions et une encore plus stupide égalité d’aptitudes – François Mauriac : « l’égalité des biches et des chiens a été proclamée. »

27 octobre 2006

Une imposture ; Science et finance ; Muray inédit.

Nous avions été extrêmement prudents. Et habiles, à la limite de la ruse.

Hanan Frenk & Reuven Dar Dépendance à la nicotine. Critique d’une théorie Médecine & Sciences Humaines Préface de R. Molimard. Traduction de l’anglais par J.-M. Mouillie XXVI-422 p. 2004. 25 e

Car nous savions que nous ne pouvions pas impunément publier un tel livre, dont les auteurs avaient été la cible d’attaques qui les rangeaient parmi les absolus maudits. Désireux de ne pas être rejetés dans les enfers, nous prîmes nos précautions, en commençant par ne pas éditer ce livre damné (au sens qu’utilisa Charles Fort pour son célèbre Livre des damnés) dans une collection au sein de laquelle il eût risqué d’être pris pour un pamphlet – ce qui eût été assez étrange en raison et de son contenu et de sa forme, mais mieux valait être paranoïaque que téméraire – et il fut placé, de manière appropriée, dans une collection de philosophie et d’épistémologie. Puis nous trouvâmes un honnête homme (dont je précise que les croyances sont à l’absolu opposé de mes convictions, mais cet homme est un savant d’une rigoureuse intégrité intellectuelle) qui accepta de préfacer et louer l’ouvrage. Et de dire clairement ce qu’est exactement ce livre, et ce qu’il n’est pas. Malgré cela advint le châtiment redouté : un silence total accueillit notre publication – il n’y eut ni injures ni anathèmes (je n’évoque même pas la possibilité d’un débat – je ne suis pas un rêveur), mais un vaste rien qui engloutit le livre. Quel est son sujet ? Et pourquoi, pour qui, est-il si dangereux ? Je vais, hardiment, commencer en citant quelques lignes de la préface : « En 1988, le Surgeon General, conseiller du gouvernement des USA en matière de santé, publiait un rapport fleuve sur la dépendance au tabac. Curieusement, le titre en était Nicotine Addiction. Cette prise de position officielle instituait comme dogme intangible que ce qui accrochait un fumeur à sa cigarette se résumait à la nicotine. Répétée à l’infini dans toutes les publications scientifiques ou de vulgarisation, dans tous les medias, elle a tellement ancré dans les esprits qu’il s’agissait d’une vérité révélée que tout contestataire est désormais voué sans jugement aux gémonies comme hérétique, ou pire, comme traître à la cause, agent de la satanique industrie tabagière. » Puis, après avoir évoqué des expériences qu’il a lui-même réalisées, l’auteur affirme : « Cette théorie nicotinique de la dépendance au tabac repose donc sur des bases si fragiles que je la considère comme une des plus grandes impostures de notre temps. » Ce préfacier intrépide est le professeur Robert Molimard, Président de la Société de Tabacologie (et, j’ajoute, un adversaire des amateurs de cigarette). Puisque j’ai commencé à lever un coin du voile, autant aller crânement jusqu’au bout : ce livre sulfureux se nomme Dépendance à la nicotine. Critique d’une théorie ; ses auteurs sont Hanan Frenk et Reuven Dar, deux savants israëliens de l’Université de Tel Aviv, qui ont consacré quelques décennies à ausculter les phénomènes de dépendance. Le résultat de leurs travaux sur le sujet qui nous occupe ici a été publié en anglais sous le titre A critique of nicotine addiction et leur a rapidement valu, dans les publications scientifiques anglo-saxonnes, de recevoir des tombereaux d’insultes ad hominem – mais guère de discussion scientifique. La traduction a été une tâche difficile, pour des questions de terminologie franco-anglaise (dépendance est-il bien addiction ?, etc.) ; elle a été menée à bien par Jean-Marc Mouillie, en collaboration avec les auteurs qui ont pu apporter certaines précisions et/ou corrections au texte original, si bien que l’on est en droit de considérer notre édition comme la version définitive de l’œuvre. La Chronique des Belles Lettres

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D’autant qu’elle est précédée d’un avant-propos dans lequel Frenk et Dar narrent les réactions à la publication anglaise, et fournissent, sans s’y attarder, d’utiles précisions sur certains de leurs adversaires – qui se trouvent être rétribués par des trusts de l’industrie pharmaceutique vendant des produits « pour arrêter de fumer ». (Pour ma part, je remarque seulement que la puissance financière des laboratoires pharmaceutiques est très, très supérieure à celle des manufacturiers de tabac, et je note, en passant, que du jour où il fut interdit aux cigarettiers de faire de la publicité, et que se multiplia en revanche celle des grigris anti-tabac, les salariés des medias se déchaînèrent contre la cigarette, alors que ces mêmes individus sont toujours très discrets sur les méfaits de l’alcool, les producteurs de spiritueux continuant de distribuer une copieuse manne publicitaire, mais assez de ces considérations monétaires vulgaires, et pourtant humaines, trop humaines.)

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uel est réellement l’objet du livre de Frenk et Dar ? Ils le définissent eux-mêmes ainsi : « Le présent ouvrage remet en cause la thèse de la nature addictive de la nicotine à partir d’un examen critique de la littérature de recherche dont on tient généralement qu’elle démontre cette addiction. » Il ne s’agit nullement, et d’aucune façon, d’une « défense » du tabac, ou d’un plaidoyer pour la « liberté de fumer », point que Frenk et Dar n’évoquent même pas, mais, pour reprendre leurs termes, d’un examen critique d’un certain nombre de travaux prétendument scientifiques, examen qui prouve le caractère invalide de ces travaux – ceux-là même que le professeur Molimard qualifie d’« imposture ». Oublions enjeux et implications de cette imposture (bien qu’ils expliquent la haine...), car le livre de Frenk et Dar est exemplaire bien au-delà de la question du tabac et de la nicotine : il montre comment une affirmation reposant sur des expérimentations menées hors des règles de l’expérimentation peut passer pour une certitude scientifiquement établie. Je ne cache pas que c’est un ouvrage d’une lecture ardue (pour le non-spécialiste) – c’est un livre écrit par des savants à destination de la communauté scientifique, et qui utilise donc une terminologie spécifique – et je sais que même l’honnête homme cultivé ne peut tout connaître dans tous les domaines. Il faut pourtant faire l’effort de lire Frenk et Dar : de la science contemporaine, nous sommes le plus souvent réduits à ne connaître que ce que disent vulgarisateurs et propagandistes, et ainsi conditionnés à accepter comme vérité établie ce qui est inlassablement répété comme tel, sans pouvoir nous forger notre propre jugement. Lire Frenk et Dar est une occasion exceptionnelle de découvrir que jamais il ne faut être crédule, et que les travaux de scientifiques reconnus ne sont trop souvent exempts ni de mensonges ni d’erreurs grossières – sur un cas précis (et qui pourrait être autre que la nicotine), c’est une leçon globale de rigueur scientifique que nous livrent Frenk et Dar, et l’ignorer, c’est se condamner à l’ignorance dans bien d’autres domaines.

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qui serait néanmoins rebuté par le caractère purement clinique de la critique de Frenk et Dar, je signale que le deuxième chapitre s’intitule : « Addiction, compulsion et habitude » et que sa lecture ne demande aucune connaissance technique particulière. Il relève de la « science du comportement » et montre que ce que nous appelons dépendance/addiction se produit sans la moindre présence de substances chimiques addictives (le cas de joueurs privés de poker et présentant des symptômes physiques identiques à ceux d’un consommateur d’héroïne brutalement sevré est frappant) ; découvrir à quel point nous, humains, devenons dépendants, au sens clinique et non seulement social ou individuel, de nos habitudes et routines, est fascinant.

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e l’admets, prôner inlassablement l’esprit critique, y compris contre l’excès de critique, en refusant a priori toute affirmation non prouvée (ou dont la preuve n’est pas accessible) est l’une de mes marottes, au point que je me résigne à être accusé d’un systématique esprit de contradiction ; je ne veux savoir si cela vient de ma nature, ou de la culture dans laquelle je vis, mais, de cette culture, parlons-en. Cette culture est constituée d’une masse d’information ; jadis, en simplifiant à l’extrême, cette information (sur tous les domaines : la rotation de la terre, les amours d’une voisine ou d’un prince...) circulaient selon deux niveaux : par l’écrit, pour une « élite », oralement, au niveau du village ou de la province, pour la masse, et, à ces deux niveaux, existaient des procédures de vérification simples (utilisées ou non, et qui, dans certains cas, pouvaient être annihilées par la violence des détenteurs du pouvoir, laïcs et/ou religieux). Aujourd’hui est diffusée uniformément, essentiellement par les medias audiovisuels et le prétendu enseignement scolaire, une information qui se fait passer pour connaissance, trop multiple pour que l’on ait seulement le réflexe de s’interroger sur son bien-fondé, elle n’est que slogan (désormais souvent conforté par la contrainte de lois), slogan enregistré ou ignoré, cela dépend de la disponibilité, et de la malléabilité, des cerveaux. Cette information n’informe pas : elle forme l’homme contemporain, ses conduites et ses mœurs – son psittacisme et son panurgisme. 6 La Chronique des Belles Lettres


Philippe Muray, On ferme Hors collection 720 p. 1997. 27 e

Ce contemporain qui a supplanté homo sapiens – et, malgré mes refus et ma méfiance, je crains bien d’en avoir quelques traits – Philippe Muray l’avait nommé homo festivus ; on le retrouve à l’œuvre dans Roues carrées, recueil posthume de trois nouvelles que nous venons de publier en partenariat avec Claude Durand, Président de Fayard, sous nos marques jointes (et diffusé par Hachette : on le trouve, outre les librairies, dans les maisons de la presse et autres kiosques de gare) ; ce sont des nouvelles, il y a donc une histoire (une fiction), ce sont aussi des tableaux de notre monde et de ses habitants dominants, tableaux tracés avec tout l’humour et la finesse d’analyse propres à Muray, et c’est drôle, vrai, et désespérant (mais Philippe, quoiqu’il pût voir, jamais ne désespérait). Autre heureux événement (dans le malheur de la disparition de Philippe...), la publication ce jour, toujours avec Fayard, du Portatif, où Muray avait, écrit-il « rassemblé et confronté quelques notions qui m’étaient chères, certains de mes concepts préférés, et même deux ou trois néologismes qui sont le fruit des cogitations de ma vie. » L’entreprise était restée inédite ; la voici maintenant disponible dans un format qui permet d’avoir toujours dans sa poche ou son sac à main son petit Muray, ce qui, dans les moments de trop grand dégoût du monde, revigore mieux que toute substance chimique. PS. Dès aujourd’hui est à nouveau disponible en librairie le roman essentiel de Philippe Muray : On ferme.

3 novembre 2006

Une vie de femme ; Gossip et pipoles ; L’empire-monde.

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Ctésias, Histoires de l’Orient La Roue à Livres Traduit et commenté par J.Auberger. Préface de Ch. Malamoud XX-188 p. 1991. 18 e

ardanapale surpassa tous ses prédécesseurs en débauches et paresse. Car non seulement il ne se montrait jamais au monde extérieur, mais il menait la vie d’une femme. Il passait son temps avec les concubines, travaillant la pourpre et la laine la plus fine, se vêtant d’une robe de femme, s’enduisant le visage et le corps de céruse et de préparations bien connues des hétaïres, et se montrait plus délicat que la plus voluptueuse de ses compagnes. Il s’efforçait même de rendre sa voix féminine et voulait profiter non seulement des plaisirs que procurent boissons et nourritures, mais il cherchait aussi les joies de l’amour des deux sexes. Il vivait librement ses liaisons des deux natures, ne se souciant pas de la moindre pudeur. » Avant de m’étendre, langoureusement..., sur ce sympathique trentième et dernier roi assyrien, quelques mots sur l’auteur de son portrait. Qui seront un aveu – et, en le formulant, j’ai une pénible impression de déjà dit : nous ne savons, de lui, pas grand chose, et, de son œuvre, nous avons tout perdu. Ce qui est (semble, paraît...) certain : il était grec, originaire de Cnide, se nommait Ctésias, fut prisonnier des Perses, médecin du roi Artaxerxés et protégé de la cruelle reine-mère Parysatis ; il demeura à la Cour dix-sept ans (ou sept ?), remplit des missions diplomatiques (?) et quitta la Perse en 398 av. J.-C. Ces faibles indications ont, selon l’usage, engendré d’innombrables pages de suppositions, dénégations, critiques et reconstructions biographiques auxquelles je ne m’attarderai pas, car ce qui a fait sa gloire est que, revenu en Grèce (?), Ctésias écrivit, beaucoup : Sur les montagnes, Sur les fleuves, Sur les tributs de l’Asie, des Périples, Voyages, Descriptions, un Traité médical, et, surtout, Sur l’Inde et une Histoire des Perses. Donc, ces nombreux ouvrages (liste non exhaustive...), nous les avons égarés (sans grand espoir de les retrouver sous quelque armoire normande d’un manoir de province), mais ils furent, des siècles durant, lus et commentés par les Grecs qu’obsédaient le monde perse, et qui se réjouissaient de le voir décrit par un témoin privilégié ; en ce temps où n’existait pas le droit d’auteur, Ctésias fut, heureusement, abondamment recopié et cité par nombre d’historiens et compilateurs, de Diodore à Photius, pages entières ou fragments de quelques lignes que rassembla l’infatigable Jacoby, et dont Jannick Auberger nous offre enfin une traduction française, et utilement annotée, avec Histoires de l’Orient. Que trouve-t-on dans ces pages reconstituées, et nombreuses ? Une description de l’Inde – qu’il est instructif de comparer aux Indica d’Arrien, de cinq siècles postérieures – et, pour la Perse, des intrigues de cour, des meurtres, des tortures imaginatives, et aussi une vie de Sémiramis, utile pour qui s’interroge sur ce que peut faire une femme quand elle se retrouve chef d’État..., mais je ne vais pas tout dévoiler des richesses de ces textes, je note seulement qu’ils sont aptes à combler nos contemporains avides de gossip sur les pipoles (pour les francophones attardés : de ragots sur les célébrités).

Revenons à Sardanapale.

Sa gloire demeure aujourd’hui grâce à un étonnant tableau de Delacroix, La Mort de Sardanapale (qui fut pour le peintre, avant La Liberté sur les barricades, une occasion de représenter des tétons dénudés), inspiré d’un drame assez oublié de Lord Byron, et illustration romantique de l’épitaphe que, selon Ctésias, le souverain composa pour lui-même : La Chronique des Belles Lettres

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« Sachant que tu es né mortel, ouvre ton cœur aux plaisirs en profitant des banquets. Quand tu seras mort tu n’auras plus de jouissance ; moi, je suis cendres, et j’ai régné sur la grande Ninive. Mais je possède tout, tout ce que j’ai mangé, tous mes plaisirs indolents et toutes les joies de mes amours ; je n’ai perdu que mes biens et mes richesses. » Ce Sardanapale nihiliste et jouisseur m’évoque le Rolla de Musset : tous deux choisissent de tromper le néant de la mort en se suicidant après avoir dilapidé qui sa fortune, qui son royaume, dévorés dans l’excès des plaisirs, avec plus de rapidité pour Rolla que Sardanapale – mais le héros de Musset est « venu trop tard dans un monde trop vieux ». Pour le citoyen grec ordinaire, Sardanapale incarne le décadent souverain oriental, entre le travelo et la tantouze (je sais, il y a aujourd’hui des lois qui interdisent l’emploi de ces vocables, mais du temps de Périclès, et d’Alexandre, et de l’empire romain, et même dans ma jeunesse, il était conforme à la norme sociale de dénigrer ses adversaires, et de les désigner en termes blessants, et les démocrates ne se sentaient pas coupables d’injurier leurs ennemis avec des inventions malveillantes, ce qui, bien sûr, ne se pratique plus), pour moi, il est un modèle de bon souverain, plus soucieux de ses plaisirs que d’agrandir son empire en exterminant ses voisins (même si, avec quelque incohérence, Ctésias nous le peint aussi en guerrier...), pour le savant – Sardanapale n’a pas existé. Est-ce bien embêtant ? Comme une telle question me fait effleurer les rivages de la métaphysique, je vais tenter d’y répondre sérieusement en trois points. Petit a : pour ce qui est de ma modeste personne, je constate par l’expérience que la problématique de l’existence de Sardanapale a une influence quasi-nulle (quasi seulement puisque je consacre ce moment à en discourir...) sur ma vie quotidienne, et que, pour la majorité de mes contemporains, il est licite de supprimer le « quasi » ; Petit b : pour les Grecs, le Sardanapale de Ctésias a fourni un modèle de mauvais roi, modèle parfaitement opératoire indépendamment de l’existence ou de la non-existence dudit roi ; Petit c, qui est une nouvelle question : et la vérité historique ? interrogation plus grave, qui devrait commencer par une tentative de définition de « vérité » – ce substantif a-t-il le même sens lorsqu’il est employé par Jésus : « En vérité, je vous le dis » ou pour le titre d’un film français : « la vérité si je mens » ? –, entreprise philosophiquement dangereuse dans laquelle je ne m’aventurerai pas, me contentant d’affirmer qu’il est impropre de parler de vérité historique.

L’

Histoire est un récit ; ce récit a un auteur qui, pour le rédiger, va classer, trier, ordonner un certain nombre de faits ; cette rédaction peut obéir à un projet idéologique, avoué ou non, (un exemple fameux est l’Histoire ab urbe condita de Tite-Live, et sur ce sujet je recommande vivement l’indispensable étude de Bernard Mineo Tite-Live et l’histoire de Rome) et en ce domaine, j’ai la conviction que la seule ambition de vouloir établir « la » vérité historique est un projet idéologique, et non scientifique (ce que montre en ce siècle le vote de lois énonçant, sur des questions de plus en plus éloignées dans le passé, « la » vérité historique, même s’il s’agit, pour les politiciens, de calculs électoraux bassement triviaux) ; tout ce que peut, et doit, l’historien honnête est rassembler un certain nombre de faits dont il aura établi qu’ils sont exacts (exactitude n’est pas synonyme de vérité) ou, du moins, qu’ils ont une plus grande probabilité d’exactitude que d’inexactitude ; ce rassemblement formera donc un récit (peu importe qu’il soit appelé « histoire », « essai », « biographie », « étude »...) nécessairement ordonné, et donc nécessairement subjectif (alors que le vrai est supposé objectif...). Contrairement à la Philosophie (pas la philosophie des sages mais la Philosophie des Philosophes) qui est commentaire sur des concepts arbitraires, l’Histoire se construit humblement sur le fait, ce dont je me contente, et j’accepte même que sur ce terreau elle se théorise... ; cette Histoire nous dit que Sardanapale a été inventé par Ctésias (à partir du nom d’Assurbanipal, peutêtre), et ce souverain avide de luxure ne serait qu’une fictive figure – que Ctésias fait exister.

Bernard Mineo Tite-Live et l’histoire de Rome Klincksieck Études et commentaires 380 p. 2006. 33 e

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t la Perse ? Ouvrons à la page 32, dans notre collection « Guide Belles Lettres des Civilisations » dirigée par Jean-Noël Robert, le volume La Perse antique dû à Philip Huyse ; on y voit une carte de l’empire de Darius Ier vers - 500, et elle provoque un choc : l’empire s’étend de la Libye et l’Égypte jusqu’à l’Inde, aux rives de l’Indus, et aussitôt on comprend que son impensable immensité ait fasciné les Grecs, entre hostilité et curiosité (répulsion et attirance) ; ce monde perse exista, par delà les avatars dynastiques, les défaites et les conquêtes ou reconquêtes, de l’arrivée des Mèdes, vers - 700, aux Sassanides, de 224 à la conquête islamique, en 651. Nous possédons sur lui une imposante masse d’information factuelle, et c’est légitimement que Philip Huyse nous fait pénétrer dans son intimité, de l’organisation du pouvoir à la cellule familiale, de son économie à ses religions, ou son art et ses littératures ; avec lui, nous partageons la vie des hommes et des femmes de ce premier « empire-monde » ; Huyse est plus exact que Ctésias, mais leurs deux œuvres se complètent : entre le témoin imaginatif et l’érudit scrupuleux, je refuse de choisir, et lis les deux.

8 La Chronique des Belles Lettres

Philip Huyse, La Perse antique Guide Belles Lettres des Civilisations 304 p. 2005. 15 e


10 novembre 2006

Visiteurs, immigrés, envahisseurs : vrais, faux, douteux.

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Michel Danino L’Inde et l’invasion de nulle part. Le dernier repaire du mythe aryen. La Voix de l’Inde 420 p. 2006. 25 e

e matin, j’observe d’un œil mécontent la chatière démantibulée du salon et, de ces dégâts qui me feront perdre une demi-heure pour les réparer, je suis enclin à accuser le noir visiteur qui, depuis quelques semaines, a décidé de venir chaque soir s’empiffrer des croquettes et pâtées destinées à nos minets. Cette présence furtive et obstinée soulève un débat sémantique et j’ai quelque soupçon de commettre une impropriété en nommant visiteur ce goinfre félin ; même si visiter a pour sens premier un neutre « aller voir », ce verbe (et le substantif dérivé) implique(nt) aujourd’hui une invitation préalable, laquelle, en l’espèce, n’a pas été donnée, et je crains que pour les légitimes occupants (à quatre pattes) de notre foyer, ce visiteur ne soit qu’un envahisseur prêt à se transformer en immigré. Conscient d’aborder un sujet délicat (dont la discussion est heureusement encadrée par des lois prohibant l’emploi de certains mots), je vais m’élever du particulier (une anecdote féline) au général (l’histoire de l’humanité) pour constater, platitude, que l’invasion est l’une des activités les plus ordinairement pratiquées par les humains, de tout temps, et aujourd’hui encore en Irak et en Afghanistan où de courageux militaires occidentaux massacrent quelques bergères indigènes et leurs enfants – ce qui, jadis, eût été nommé « victoire », et est désormais appelé « erreur », ou en français commun : collateral damage. L’histoire humaine, donc, n’est qu’une longue suite d’invasions, plus ou moins amples, plus ou moins violentes, et d’effet variable, aussi, lorsque, au milieu du XIXe siècle, deux savants indianistes, James Cowles Pritchard d’abord, puis Max Müller, entreprirent d’écrire l’Histoire de l’Inde en lui donnant comme origine une invasion, leur hypothèse apparut-elle aussitôt comme vraisemblable pour vite se transformer en vérité unanimement acceptée. Cette invasion était le fait d’un peuple appelé « aryen » ou « indo-européen » qui, surgi peutêtre de l’Asie centrale (la localisation de son point de départ donnera lieu à d’âpres querelles...), écrasa l’ancienne civilisation de l’Indus-Sarasvati (dont les plus grandes villes étaient Mohenjadaro et Harappa) pour se répandre dans tout le sous-continent. Comparée à d’autres invasions bien attestées et documentées (l’Amérique par les Européens, l’Afrique du nord par les Arabes etc.), cette invasion de l’Inde par les Aryens a une particularité : elle ne s’est jamais produite et il n’a jamais existé de peuple aryen – ce que démontre magistralement Michel Danino, historien français vivant en Inde depuis trente ans, dans L’Inde et l’invasion de nulle part – le dernier repaire du mythe aryen.

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a légende invasionniste est née d’une découverte remarquable, que Friedrich Schlegel fut le premier, non à relever, mais à formuler nettement dès 1803 : l’indéniable parenté du sanscrit avec le grec et le latin (ergo, avec toutes les langues européennes), au point qu’il écrivit : « en Inde se trouve la source de toutes les langues ». Si les linguistes postérieurs, et mieux informés, rejetèrent l’affirmation du sanscrit comme langue-mère, mais tentèrent de reconstituer un originel « indo-européen » d’où dérive le sanscrit (et les autres langues) en des travaux légitimes et raisonnables, une curieuse faute intellectuelle fit opérer un glissement de la langue plausible à la certitude d’un peuple : les aryens. Qu’il n’y ait, dans le texte le plus ancien de l’Inde (et peut-être de toute l’humanité), le RigVeda, nulle mention d’un tel peuple (« arya » signifie en sanscrit : « noble », « lettré » et ne désigne aucun groupe humain) ne troubla guère nos savants : nous étions au milieu du XIXe siècle et s’imposait le concept scientifique de race, aussi est-ce avec une belle assurance que le linguiste suisse Adolphe Pictet pouvait affirmer en 1859 (in Les Origines indo-européennes ou les Aryas primitifs – essai de paléonologie linguistique) : « À une époque antérieure à tout témoignage historique, et qui se dérobe dans la nuit des temps, une race entière, destinée par la Providence à dominer un jour sur le monde entier, grandissait peu à peu dans le berceau primitif (...) Privilégiée entre toutes les autres par la beauté du sang et par les dons de l’intelligence (...) cette race était celle des Aryas. » Conquérants de cette Inde si fascinante et mystérieuse (pour les Européens qui découvraient alors les textes sanscrits, comme Hegel ou Renan) et pères de tous les peuples européens (Hongrois et Finnois exceptés, et un point d’interrogation pour les Basques), les Aryens allaient connaître un belle fortune – qui s’effondrera en 1945 avec l’écroulement du IIIe Reich. En Occident. Car, en Inde, le mythe subsiste aujourd’hui, entretenu quasi-religieusement par les intellectuels et politiciens marxistes (et certains partis politiques « de gauche ») pour des raisons d’utilitarisme idéologique peu connues des Occidentaux, et que Michel Danino expose avec autant de clarté que d’objectivité. L’analyse de la survie actuelle du mythe aryen en Inde est précieuse (et assez pittoresque) pour qui veut comprendre les étranges arcanes de la vie politique de la plus grande démocratie du monde (notamment dans les états du sud), mais elle n’est pas l’essentiel du livre de Michel Danino, dont l’objet principal est de retracer ce que l’on connaît, avec une certitude raisonnable, des origines de la civilisation indienne, origines qui excluent toute invasion aryenne. La Chronique des Belles Lettres

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Michel Danino est exactement informé, et prudent – il n’affirme rien quand l’absence de sources, textuelles ou archéologiques, ne permet pas d’affirmer – ; à l’honnêteté intellectuelle il joint le mérite d’écrire simplement – « ce qui se conçoit bien s’énonce clairement » – et avec vivacité ; s’il critique les spécialistes, ce n’est pas à eux qu’il s’adresse mais à tout lecteur désireux de découvrir une double histoire : l’histoire réelle des Indiens, et l’histoire fantasmée qui engendra les plus cruels massacres que connut l’Europe.

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inalement, ils pénètrent dans Rome. Obéissant aux ordres d’Alaric, ils se contentent de la piller, mais n’y mettent pas le feu, ce que les nations ont coutume de faire, (...) puis ils s’en allèrent, commirent les mêmes forfaits en Campanie et en Lucanie (...). » Ces envahisseurs moins pyromanes que les autres peuples, et qui, en ce 24 août 410, adressèrent aux empereurs romains (logés, l’un à Ravenne, l’autre à Byzance) un signal fort demeuré célèbre, se nommaient les Goths, et se subdivisaient en Ostrogoths et Wisigoths. Leur histoire fut écrite en douze livres par Cassiodore (vers 485-578), patricien qui fut consul et préfet du prétoire au service du roi ostrogoth Théodoric, et entreprit de sauvegarder maints textes grecs et latins en les faisant copier (un grand merci) ; à ce sauvetage échappa malencontreusement sa propre œuvre, qui est donc perdue (air connu), mais dont, vers 550, un certain Jordanès, byzantin sans doute d’origine goth, entreprit de faire un résumé qui, lui, nous est parvenu, et dont j’ai extrait le bref récit de la prise de Rome. Le texte de Jordanès porte le titre traditionnel de Getica, et nous l’avons publié, enfin traduit en français par Olivier Devillers, sous le titre plus approprié de Histoire des Goths. Texte essentiel pour la compréhension de la formation de l’actuelle Europe : poussés par les Huns, luttant contre les Francs, les Vandales, les Alains (entre autres adversaires), les Goths conquirent (ou se firent octroyer) des royaumes en Italie, France du sud et surtout Espagne – devenus immigrés, les envahisseurs se sédentarisèrent, firent souche et se perdirent en des nations qui ne retinrent pas leur nom. Quoique... Dissous en tant que peuple, les Goths resurgirent dans l’art : l’architecture (les cathédrales, mais par dérision), le roman (d’Horace Walpole et Ann Radcliffe à nos jours), le cinéma (les films de la Hammer, les adaptations de Poe par Roger Corman...), la musique (le rock gothique), les attitudes (la tribu gothique – noir : les lèvres, les ongles, les habits ; blanc : le corps, l’argent des bijoux et l’acier chirurgical des multiples piercings, les dentelles des jabots...), définissant une esthétique raffinée et morbide – l’alliance délétère du Beau et de la Mort. De cela, nulle trace chez les Goths de Jordanès, mais l’on y trouve en revanche, avant le récit de leurs guerres et invasions du temps du Bas-Empire, avant même leur installation aux bords de la Mer Noire (d’où la confusion avec les Gètes, et, pour l’œuvre, ce titre de Getica), une longue généalogie du peuple et de son parcours, qui débuta par une émigration de leur terre natale : « C’est donc de cette île de Scandie [notre Scandinavie], pour ainsi dire une fabrique de nations ou en tout cas une sorte de matrice de peuples, écrit Jordanès, que, selon la tradition, les Goths sont jadis sortis sous la conduite de leur roi nommé Berig. » Ces lignes alimentèrent les théories hallucinées des idéologues racistes (et les travaux de beaucoup d’historiens sérieux, mais antérieurs à 1945...), qui, complétant le mythe indo-aryen par Jordanès, firent jaillir de la matrice des peuples le pur sang germain – et, même si les Goths ne connurent l’écriture que par les Grecs et les Romains, les Allemands n’utilisaient-ils pas la graphie gothique ? – sang des hommes qui conquirent les Indes et dominèrent une Europe impolluée. Nul ne peut aujourd’hui dire si les Goths étaient ou non originaires de Scandinavie, mais jamais les mythes fondateurs ne sont innocents ; ils ont pour fonction de justifier la supériorité d’un peuple, d’une tribu, d’une race, et d’établir leur droit à dominer les autres humains – aussi sont-ils sous des formes diverses sans cesse recréés. Et qu’au fil des ans et des siècles visiteurs, envahisseurs, immigrés et autochtones se mêlent pour former un peuple aux constituants humains toujours mouvants est une évidence ignorée, car l’impétueuse nécessité identitaire n’a que faire du réel.

Jordanès. Histoire des Goths La Roue à Livres Introduction, traduction et notes par O. Devillers 272 p. 1995. 22 e

La Revue de l’Inde n°5 192 p. oct.-déc. 2006. 11 e

P. S. 1. Que dit de l’Inde Jean-Marie Le Clézio ? Quelles sont les minorités hindoues persécutées ? L’Islam peut-il se reconnaître dans l’hindouisme ? Comment la médecine ayurvédique considère-t-elle le patient ? Quoi de neuf au Tibet ? Et le nucléaire pakistanais ? Réponse à toutes ces questions, et bien d’autres, dans le numéro 5 de La Revue de l’Inde qui paraît en cet aimable mois de novembre. P. S. 2. Me promenant la semaine dernière en compagnie de Ctésias, j’ai omis de citer notre édition bilingue de cet auteur, parue dans la C.U.F. en 2004, omission d’autant plus stupide que je considère cette édition, due à Dominique Lenfant, comme scientifiquement admirable.

10 La Chronique des Belles Lettres

Ctésias de Cnide, La Perse L’Inde - Autres fragments Collection des Universités de France, série grecque Textes établis, traduits et commentéspar D. Lenfant CCVIII-640 p. 2004. 87 e


17 novembre 2006

Autobiographie avortée ; Enfin, tout sur…

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Emrik Gouneau & Léonard Amara Encyclopédie du cinéma de Hong Kong Hors collection XVI-560 p. 2006. 49 e

était il y a un peu plus de trente ans, une quelconque après-midi parisienne, et, dans un quartier qui n’était plus le mien, je sortis chancelant d’émotion du cinéma le Rex après avoir vu un film comme jamais je n’en avais vu de ma vie, et comme je n’imaginais pas qu’il pût en exister. Ce film s’appelait, en français..., La Main de fer, j’ignorais le nom de son réalisateur (Chung Chang-hwa), de même que ses titres anglais originaux (King boxer / Five fingers of death) et l’identité de sa vedette (Lo Lieh), mais je venais de découvrir le cinéma de Hong Kong, et ma vie de cinéphile frénétique en fut définitivement bouleversée. La Main de fer eut en France un succès financièrement suffisant pour que sortissent dans les semaines qui suivirent The new one-armed swordsman (« La rage du tigre », de Chang Cheh, avec David Chiang), The Heroic Ones (encore de Chang Cheh), The lady hermit (« Les griffes de jade », de Ho Meng-hua), et j’allais d’éblouissement en émerveillement. Aujourd’hui, je sais que La main de fer n’est qu’un honnête film de kung-fu, alors que les deux films de Chang Cheh sont, eux, de vrais chefs-d’œuvre, et je connais la vie et la filmographie des réalisateurs et de leurs stars, et les titres des films en mandarin ou cantonais, et les chorégraphes des séquences de combat..., mais, à l’époque, me suffisait ma joie d’avoir découvert un nouvel univers d’enchantement – et radicalement autre (ma recherche constante...). Puis les films de Hong Kong disparurent des écrans français (cela n’avait été qu’une petite mode, dopée par l’effet Bruce Lee, interprète génial de quatre films médiocres qu’une mort tôt survenue transforma, comme James Dean, en légende...) ; ce que fut alors ma quête pour m’en procurer, en VHS, en laser disc, je le garde pour des Mémoires que jamais je ne serai d’humeur à écrire, avouant seulement qu’il me fallut montrer quelque acharnement, récompensé par la vision d’innombrables merveilles ; aujourd’hui, avec la profusion des éditions DVD d’excellente qualité (essentiellement aux USA, en Angleterre et à Hong Kong, un peu en France grâce aux pionniers de HK video), la quasi-totalité des œuvres deviennent aisément disponibles (ainsi, Celestial Pictures a entrepris d’éditer la totalité des huit cents films, environ, produits par la Shaw Brothers et en a déjà sorti plus de quatre cents – qui commencent d’ailleurs à m’encombrer), et la chasse, avec son alternance de frustrations et de bonheurs, est devenue simple ramassage. Pas de Mémoires, mais encore un aveu : depuis quinze ans, je confiais à mes proches (collaborateurs, amis...) que mon rêve, ma secrète ambition d’éditeur..., était de publier aux Belles Lettres un livre rendant pleinement justice au cinéma de Hong Kong. Grâce à deux authentiques et savants passionnés, Emrik Gouneau et Léonard Amara, le rêve est devenu enfin une réalité qui pèse près de trois kilos, contient 562 pages grand format, reliées et illustrées (avec des documents très rares) : Encyclopédie du cinéma de Hong Kong, des origines à nos jours. Je pense avoir dans ma bibliothèque tous les livres (en anglais, plus quelques outils de travail en cantonais) consacrés au sujet ; beaucoup sont excellents, mais ce ne sont que des monographies, ou des essais – aucun n’est aussi complet, exhaustif, définitif que notre Encyclopédie. Complet ? On y trouve la liste, avec le genre, les noms des réalisateurs et principaux interprètes, des 9 463 films produits par des sociétés de Hong Kong, de 1909 (Zuang Zi tests his wife, de Li Beihai, que je n’ai pas vu) à juillet 2006 (Dragon Tiger Gate, de Wilson Yip et Donnie Yen, qui m’a déçu). Et, bien sûr, les notices indispensables sur les réalisateurs, les acteurs, les chorégraphes, les studios, des essais sur les genres, les rapports avec la télévision, la réception à l’étranger, l’actuel déclin depuis la rétrocession à la Chine en 1997, des documents aussi : le box-office (ce ne sont pas les films d’art martiaux qui ont le plus de succès, mais les mélodrames et les comédies), les Hong Kong Film Awards, etc. – je ne peux recopier ici le sommaire entier. Pour l’Occidental qui souhaite s’aventurer dans cette terra incognita, l’Encyclopédie a un caractère pratique qui lui permettra de frayer son chemin dans l’épaisse jungle des titres multiples d’une même œuvre (le titre « international » – anglais – ne traduit pas le titre original cantonais ou mandarin, et quand il existe un titre français il ne traduit ni l’un ni l’autre ; ainsi, l’un des plus célèbres films de John Woo s’appelle en cantonais « L’essence d’un héros », a pour titre international A better tomorrow et devient en français Le Syndicat du crime...), ou des pseudonymes, souvent anglicisés, de certains acteurs et réalisateurs – qui peuvent figurer au générique sous leur nom véritable.

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e cinéma de Hong Kong a fini par séduire, en France, une infime minorité d’amateurs, heureusement d’une fidélité éclairée ; le « grand public », lui, continue de l’ignorer, ayant, au mieux, vu l’ersatz réalisé à destination des occidentaux par le metteur en scène américain d’originaire taïwanaise Ang Lee et nommé Crouching tiger, hidden dragon (stupidement traduit en français par « Tigre et Dragon », alors que le titre original désigne deux figures d’arts martiaux, et non deux animaux, dont l’un mythique...) et le réduit à un méprisant « films de karaté » (lequel est japonais). Ce dédain (qui vaut d’ailleurs pour la totalité du cinéma asiatique : japonais, coréen, indien, thaï etc.) s’explique par ce qui me fait tant aimer ces films : leur total enracinement dans leur propre civilisation (ce qui vaut également pour les films japonais, indiens etc.). La Chronique des Belles Lettres

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Bien sûr, les réalisateurs de Hong Kong ont subi, et assument, de multiples influences étrangères : japonaise, américaine, française même – John Woo ne cache pas ce qu’il doit à Melville – mais, toujours, inlassablement, leurs films puisent leur essence même dans la culture chinoise, d’abord dans l’Histoire de l’Empire et les romans « classiques », surtout Le roman des trois royaumes (XIVe siècle), Au bord de l’eau (XIVe siècle) et le Voyage vers l’Occident (XVIe siècle), dont les épisodes picaresques ne sont pas seulement source infinie de scénarios mais définitions de codes (situations, personnages) puis dans une abondante et plus contemporaine littérature populaire de romans d’aventures (inédits en Europe), œuvres familières à tous les spectateurs qui, même s’ils ne les ont pas lues, en connaissent héros et péripéties. Visuellement, le cinéma de Hong Kong s’inspire de la tradition des arts martiaux remontant au temple de Shaolin (donc philosophico-religieuse, avec un peu de magie, et présente dans les romans « classiques ») et du Hueng Mei Opera (qui n’a rien à voir avec « notre » opéra) aussi bien que des canons esthétiques de la peinture (chinoise...), et c’est à ce fonds historique, littéraire et artistique que s’irriguent les films, d’où leur déconcertante étrangeté pour le néophyte occidental – mais un chapitre de notre Encyclopédie retrace cette tradition culturelle, permettant de comprendre, entre autres singularités, pourquoi les cinéastes de Hong Kong pratiquent aussi allègrement un mélange de genres (kung fu, horreur et comédie dans un même film, comme la série des Spooky encounters...) déroutant pour l’Occidental.

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endant quelque vingt-cinq ans, le cinéma de Hong Kong a été pour moi le meilleur du monde – cela signifie que, exceptés d’inévitables navets, le niveau moyen de ces films était d’une qualité inconnue ailleurs, et que donc l’on pouvait avoir la certitude a priori d’éprouver un plaisir même modeste à leur vision, et surtout, qu’il y avait une probabilité forte, plus forte que pour n’importe quel autre territoire producteur de films, de découvrir au moins chaque mois un chef d’œuvre d’une absolue originalité (depuis trois ou quatre ans, j’ai remplacé « Hong Kong » par « coréen »). La raison de ce succès, les chapitres historiques de l’Encyclopédie, sur les genres et les studios, permettent de la comprendre : le cinéma de Hong Kong a été l’expression ultime de trois mille ans d’une civilisation sans cesse vivante, sans rupture. Cette civilisation n’est pas la nôtre, mais elle est une civilisation humaine, cela suffit, je crois, pour que nous puissions (après une aisée initiation que fournit l’Encyclopédie) en apprécier sans préjugé les fruits les plus beaux. P. S. 1. Pour les amateurs, je recommande un film postérieur au bouclage de l’Encyclopédie : Gau ngao gau / Dog bite dog, de Soi Cheang, dont le nihilisme parfait prouve que le cinéma de Hong Kong n’est pas mort. Et je ne peux m’empêcher de mentionner un film d’une sublime beauté : Ye Yan / The banquet, de Xiaogang Feng, (qui sortira sans doute en France s’il obtient un Oscar à Hollywood l’an prochain...) – c’est un film chinois, de Pékin, mais qui n’aurait pu exister sans les films de Hong Kong. P. S. 2. Pourquoi le cinéma américain devint-il, très vite, universel ? Il ne disposait d’aucune culture propre et ancienne pour y puiser codes et représentations (le western est né d’un folklore alors vieux de moins d’un demi-siècle).

Profession de foi ; Cruels effets de la foi ; Sauvageons.

E

ntre les louanges que me vaut cette chronique, je sens parfois affleurer, à demi-mot, un reproche (autre que les plaintes d’auteurs dont je n’ai pas encore vanté les œuvres), celui de me complaire dans un passé dont il faudrait faire table rase, et de m’enfermer dans une bibliothèque qui n’est qu’une morgue. Pourtant, bien que la télévision soit bannie de notre foyer, je m’efforce humblement de m’informer sur le monde actuel : pour me tenir au courant de l’actualité de champs de connaissance heureusement délimités, je lis régulièrement Mad Movies, Sport Auto, Hot Vidéo, Stuff (dernier gadget japonais : un parapluie-caméra qui projette sur sa toile les photos qu’il prend) ou Le Débat ; pour la vie quotidienne : Haaretz, The Pioneer ou le Financial Times ; pour me frotter aux préoccupations de mes concitoyens : Public, Le Point, Marie-Chantal Figaro, Voici, Stars du X (Katsumi : « J’aime tout : les fessées, me faire étrangler... ») et Télérama ; je ne regarde pas que des films asiatiques, mais aussi des comédies françaises à succès – Camping, de Fabien Onteniente, Scoop, de Woody Allen, Les Bronzés 3 – Amis pour la vie, de Patrice Leconte, ou, plus ancien, La Doctoresse a des gros seins, de John Love/Alain Payet ; je feuillette les produits destinés à recueillir des prix littéraires et les essais éthiques-rebelles de philosophes médiatiques, bref, je n’ignore pas les faits pertinents sur Éric et Ramzy, Ségo et Sarko ou Chevallier et Laspalès, j’ai appris que Shanice, de l’Île de la tentation, et disciple de l’écrivaine pour magazines féminins 12 La Chronique des Belles Lettres

24 novembre 2006


Christine Angot, confie : « les préliminaires, moi, ça me gave », que se déroulera fin avril prochain un grand concours de pêche aux voix (qui se poursuivra en mai, entre les ponts), et que le Proche-Orient est théâtre de conflits. Bref, pourtant peu adepte du relativisme culturel, je ne néglige aucun produit de l’action humaine (ou presque : je suis très ignorant sur les vedettes de badminton et la physique quantique), rien de ce qui naît du désir, de l’intérêt, de la bêtise, de l’intelligence, de la naïveté de mes semblables ne m’indiffère, espérant toujours en tirer quelque enseignement mais, n’oubliant pas que la caractéristique du savoir humain est d’être cumulatif, je m’obstine dans la conviction que toute activité nouvelle ou sensationnelle découverte chantée par les medias n’est qu’une poussière de plus ajoutée à un très vieux tas de poussière accumulée depuis des millénaires, et que l’on ne peut lui trouver de sens qu’en allant regarder d’un peu près le vieux que recouvre le neuf.

U

Bernard Gui Manuel de l’inquisiteur Classiques de l’Histoire de France au Moyen Âge Texte intégral et bilingue, traduit du latin par G. Mollat avec la collaboration de G. Drioux LXVIII-368 p. 2006. 35 e

n homme du nom de Bernard Gui, mort il y a près de sept siècles et de son vivant de notoriété moyenne, connut soudain, vers l’an 1980, une sorte de gloire grâce à un roman roublard d’Umberto Eco d’où Jean-Jacques Annaud tira un bon film historiquement aberrant, roman et film tous deux intitulés Le nom de la rose, et dont Gui est le méchant-vedette. Malgré les fantaisies romanesques d’Eco, et surtout d’Annaud, nous sommes bien informés sur Bernard Gui, né en 1261 ou 1262 et mort dans son lit au château de Lauroux, dans l’Hérault, en 1331, dominicain et inquisiteur dans le Toulousain de 1307 à 1324. Surtout, nous lui devons un ouvrage fondamental, achevé en 1324, que nous venons de republier en édition bilingue, le Manuel de l’inquisiteur, dont le titre exact est : Méthode, art et procédés à employer pour la recherche et l’interrogatoire des hérétiques, des croyants et de leurs complices, ouvrage indispensable pour connaître et le fonctionnement de l’Inquisition et le contenu des hérésies de ce temps. Sur la procédure inquisitoriale elle-même, je renvoie mon lecteur au texte de Gui ; je note seulement qu’elle me semble plus prudente et soucieuse d’épargner l’innocent que son héritière en doctrine, l’actuelle justice pénale française ; et, pour la torture, dont la barbarie effraie, elle était dans la norme du temps – aujourd’hui où elle est considérée (dans le discours dominant) comme un crime contre l’humanité, elle vient d’être décrétée d’usage légal par les parlementaires américains et elle est routinièrement utilisée, avec des raffinements nouveaux, par les policiers ordinaires d’Inde, Pakistan, Chine etc., mais il est toujours plus confortable de condamner des mœurs médiévales que de regarder des atrocités actuelles.

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ui étaient ces hérétiques que pourchassait Gui ? Et d’abord, qu’est-ce que l’hérésie ? En grec classique, airésis signifie « choix », « action de prendre » (une ville) puis « doctrine », « école philosophique » et, avec les Pères de l’Église, « secte religieuse ». Et même s’il ignore tout de l’étymologie, l’hérétique est celui qui choisit sa croyance, hors du dogme canonique, et proclame une vérité qui ne peut donc être qu’erreur. Parmi les hérétiques examinés et décrits par Gui, je citerai les Cathares (aujourd’hui célébrés et devenus un argument marketing pour offices de tourisme languedociens : « faites un séjour sur les traces des Cathares ! ») qui professaient un mélange de manichéisme et christianisme primitif avec quelques aromates exotiques, et espéraient la disparition de l’espèce humaine créée par le « dieu mauvais », ce qui me les rend peu sympathiques. Je leur préfère les pseudo-apôtres : pour eux, écrit Bernard Gui, « tout homme et toute femme ont le droit de se coucher nus, ensemble, dans un seul et même lit, de se toucher quelque partie du corps que ce soit, de se caresser mutuellement et cela sans péché aucun. Quand on sent l’aiguillon de la chair, il n’y a point de faute à s’unir ventre à ventre avec une femme nue, afin de chasser la tentation. » (mes italiques, pour souligner l’impeccable logique utilitariste du propos). Quant aux Vaudois, prosélytes fanatiques (ou : « intégristes », « fondamentalistes ») d’une pauvreté apostolique fantasmée, ils rejetaient toute propriété, même commune (ils n’étaient donc pas des précurseurs du communisme...), sauf, bien sûr, exceptions justifiées par les nécessités de l’existence. Par leur choix, ces hérétiques (tous plus ou moins soucieux de restaurer un christianisme originel et pur, et hostiles à l’Église de Rome et sa hiérarchie) mettaient en péril et la communauté et le salut de leur âme, ils présentaient donc, selon la formule aujourd’hui consacrée, un danger pour autrui et pour eux-mêmes, et c’était donc faire preuve de charité (aujourd’hui : « altruisme », « humanitarisme », « justice sociale ») que les persécuter. Mais ces sales bêtes étaient rusées et dissimulatrices, et Gui consacre nombre pages à la rhétorique de l’interrogatoire, la formulation adéquate de la question devant entraîner une réponse auto-accusatrice, en attendant le recherché aveu. Pourtant, ces hérétiques divers prenaient un malin plaisir à se distinguer de leurs voisins par l’observation de rites bizarres, souvent alimentaires, ou le port de vêtements particuliers, et devaient se faire tout autant remarquer qu’une dame en uniforme de l’Armée du Salut distribuant la Bible dans un club libertin. Ou qu’un monsieur au teint basané et moustachu lisant dans un hall d’aéroport et le Coran et un manuel de chimie. La Chronique des Belles Lettres

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Mais, je l’ai dit, les inquisiteurs étaient prudents et, contrairement aux coutumes policières et judiciaires du XXIe siècle, ne condamnaient pas sur les seules apparences ; sur eux, et particulièrement sur Gui, je ne porterai aucun anachronique jugement, et si je dois défendre la liberté de conscience, ce sera pour 2006, et non pour 1324.

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ans Les Sauvageons d’Athènes, ou la didactique du rire chez Aristophane, Charalampos Orfanos effectue un exemplaire rapprochement entre Les Guignols de l’info et les comédies d’Aristophane (les hellénistes ne boudent pas l’actualité), montrant comment la construction des cibles est, dans l’un et l’autre cas, supposée flatter un public donné (c’est, écrit Orphanos, la marque du populisme). Et quoique la comédie construisît une cité imaginaire, elle révèle aussi comment les Athéniens géraient la crise de l’adolescence par l’institution de l’éphébie, par opposition à nos sociétés actuelles qui adulent tant la jeunesse qu’elles en viennent à nier son existence dans sa singularité – d’où l’émergence de banlieusards sauvageons. La lecture du livre d’Orphanos est ainsi plus qu’une initiation à l’œuvre d’un génie comique (ce qu’elle fait bien), mais une leçon sur la manière dont une société peut traiter ceux qui n’en sont pas (encore) membres (ainsi que les marginaux, proies de la satire), et cette leçon me conforte dans ma manie d’étudier l’ancien, où inlassablement se reflète le moderne.

Charalampos Orfanos Les Sauvageons d’Athènes ou la didactique du rire chez Aristophane Histoire 368 p. 2006. 35 e

P. S. Je viens de regarder le film anglais The road to Guantanamo (2006, de Michael Winterbottom et Mat Whitecross), plus éprouvant à voir que les films d’horreur très glauques et sanglants dont je suis friand. Il narre l’histoire, authentique, de jeunes citoyens britanniques musulmans, ramassés par hasard en 2001 en Afghanistan où ils se promenaient (imprudemment), et qui furent, pendant plus de trois ans, torturés par des militaires Américains avec des méthodes modernes évitant les dégâts physiques trop visibles (déjà Bernard Gui recommandait, pour la torture : « citra membri diminutionem et mortis periculum » – évitez les mutilations et la mort). Le but des bourreaux était, comme les inquisiteurs, d’obtenir un aveu, mais sans se soucier, contrairement aux inquisiteurs, du salut de leurs victimes. Les tortionnaires ont été, pour les soldats et leurs officiers, couverts de primes et de médailles, et promus ; leurs chefs et complices européens paradent à la télévision et vivent dans un luxe de satrapes – pour ma part, il me plairait qu’ils fussent écartelés en place publique, mais je sais que le film est fait pour me conduire, émotionnellement, à cette réaction. Et je sais aussi qu’un tel supplice surprendrait ces tortionnaires car, comme de tout temps, ils étaient (demeurent) persuadés que leur action était moralement juste et bonne. Sans cesse, nous condamnons d’innombrables horreurs du passé, et nous le faisons parce que nous nous disons plus civilisés – nous aurions effectué un progrès moral ; il arrive que cette prétention soit juste, mais elle n’est trop souvent que mensonge, et nous noircissons le passé pour absoudre un identique présent. Et, autre bonne raison de le lire, Bernard Gui est toujours vivant parmi nous – parce que nous ne cessons de le recréer.

Fantaisies rituelles ; Aveuglement ; Piété filiale.

«L

es gens de la chambre revêtent seulement la tunique ainsi que les spatharobiculaires, les protospathaires eunuques revêtent leurs habits de parade complets et portent leur pique, les protospathaires à barbe portent leur spekion et leur épée, mais pas la pique. Les spatharocandidats, les spathaires, le corps des manglavites (...) marchent de chaque côté derrière le cortège. (...) L’empereur, précédé des dignitaires de la chambre, des patrices et des stratèges s’en va dans le triclinos dit du Danube. Les protospathaires à barbe et le drongaire de la Veille se tiennent de chaque côté de la porte. Les patrices et les stratèges avec le sénat tombent à terre. L’empereur fait alors un signe au préposite et ce dernier au maître des cérémonies qui dit : “S’il vous plaît” et tous acclament : “Nombreuses et bonnes années”. « Précédé par eux, l’empereur passe, le maître des cérémonies étant au milieu et se retournant à chaque marche vers l’empereur, il ouvre ses mains à l’intérieur de sa chlamyde et dit à l’empereur : “Avancez, Seigneur” faisant cela afin qu’au passage il ne manque pas la marche. » J’avais pensé rapprocher ces nécessaires instructions de celles qui régissent le petit coup que l’on boit après une séance de « grand tir de l’arc » : « Le prince ordonne d’enlever les couvertures qui sont sur ses amphores. Alors le principal invité, les ministres des grands États étrangers, les ministres du pays, les grands préfets descendent tous. Au bas des degrés occidentaux, le visage tourné vers le nord, rangés de l’est à l’ouest par ordre de dignité, les plus honorables à l’est, ils saluent deux fois à genoux le prince, inclinant le front jusqu’à terre. Le prince leur fait dire par un chef de petits officiers de s’abstenir de le saluer au bas des degrés. Le prince à son tour les salue à genoux. Tous les grands préfets se retirent de 14 La Chronique des Belles Lettres

1er décembre 2006


Constantin VII Porphyrogénète Le Livre des cérémonies Collection byzantine (bilingue) Texte établi, traduit par A.Vogt Livre I 770 p. 2006. 65 e Commentaire du Livre I 460 p. 2006. 51 e

côté (comme pour éviter l’honneur que le prince leur fait). Les simples officiers s’offrent tous à boire les uns aux autres »... Etc. etc. Ce sont ces etcetera qui m’ont dissuadé de citer d’autres extraits du Cérémonial (I-Li) ou des Mémoires sur les bienséances et les cérémonies (Li Ki) composés (rassemblés ? rêvés ?) par divers lettrés chinois entre les IIIe et IXe siècles (?). Qu’il s’agisse du tir de l’arc, du banquet donné par un prince, des ambassades, des lamentations du soir (etc., encore), ces règles se caractérisent par leur extraordinaire volonté d’exhaustivité ; chaque geste, chaque mouvement, chaque position sont décrits avec une extrême minutie – soixantedix pages pour le cérémonial du grand tir de l’arc – et c’est seulement en les lisant dans toute leur extension que ces textes prennent du sens : c’est l’accumulation des règles énoncées qui les justifie, ils constituent ainsi un tout dont on ne peut dissocier une partie sans le vider de son essence même. La même loi régit l’œuvre dont j’ai recopié quelques lignes (in Ce qu’il faut observer à la fête et au cortège de l’Hypapante) en ouverture de cette chronique, œuvre que nous connaissons sous le titre de Livre des cérémonies, et qui fut écrite vers 950 (?) par Constantin VII Porphyrogénète (« né dans la pourpre », équivalent de notre « prince du sang »), devenu empereur à huit ans, en 913, et qui gouverna effectivement de 944 à sa mort, en 959. Le manuscrit qui nous a transmis ce texte est une sorte de fourre-tout dans lequel un copiste a inséré, ajouté, des chapitres ou parties provenant d’autres ouvrages, Constantin VII lui-même ayant cédé à la manie, coutumière en son temps, de la compilation, reprenant (sans les citer) des passages (ou chapitres ?) entiers dus à des auteurs antérieurs. Le commentaire de l’éditeur-traducteur, Albert Vogt, fait raisonnablement le ménage dans ce fouillis (qui n’est pas une entrave à la lecture), labeur nécessaire pour le philologue, et moins pour le sociologue-dilettante qui, tel que moi, s’attache plus à la pertinence d’une norme sociale qu’à sa précise datation. Pour cet amateur de signification des mœurs, le Livre des cérémonies (et les textes chinois similaires) est une lecture indispensable. Que les règles décrites aient été réellement respectées (et cela semble souvent au-delà du vraisemblable) ou non n’a guère d’importance ; laissant les philosophes du Droit disserter sur le statut d’une norme posée mais non suivie, ce qui m’ importe est que l’idéal énoncé ait été un modèle acceptable pour les humains concernés, ce qui nous informe assez bien sur leur société réelle. Ou du moins l’un de ses aspects.

L’

Psellos, Chronographie ou histoire d’un siècle de Byzance (976-1077) Collection byzantine (bilingue) Texte établi, traduit par É. Renauld Tome I. Livres I-VI 400 p. 2006. 51 e Tome II. Livres VI et VII, Index 392 p. 2006. 51 e

Histoire, elle, nous dit autre chose : non pas ce qui est et est supposé demeurer immuable, mais ce qui est effectivement arrivé – elle ne contredit pas le texte normatif, elle se situe sur un autre plan, qui est celui de la temporalité (oubliée par la norme). Si Le livre des cérémonies nous permet de voir, comme un peplum au décorateur scrupuleux, les fastes de la Cour et de l’Église, regardons maintenant un texte historique pour découvrir les heurs et malheurs des Byzantins : la Chronographie, ou histoire d’un siècle de Byzance (976-1077), de Michel Psellos (1018-1078), philosophe d’un prodigieux savoir encyclopédique, et intrigant qui joua un rôle de premier plan dans la vie politique mouvementée qu’il nous narre. La Chronographie de Psellos couvre les règnes de treize empereurs et deux impératrices (les humains n’avaient pas attendu l’avènement de la démocratie pour être officiellement gouvernés par des femmes ; officieusement, on ne compte pas les souverains qui n’agissaient que sur instruction de leur mère, ou de leur épouse, ou de leur maîtresse). Après avoir créé, au fil des siècles et en parfaite continuité avec l’Empire romain, une société admirablement hiérarchisée et placée dans une totale subordination à Dieu et sa Providence (rôle que tenaient mutatis mutandis, pour les Chinois, les points cardinaux), les souverains byzantins, avec leur foule de juristes, magistrats, hauts fonctionnaires etc., avaient bêtement omis d’instituer (erreur déjà commise par leurs « ancêtres » julio-claudiens) des règles de dévolution du trône suffisamment fortes pour qu’elles s’imposassent sans trouble. D’où une suite constante d’usurpations, guerres civiles, partages de l’autorité suprême, compromis et conflits sans fin qui chaque fois affaiblissaient un peu plus un pouvoir d’autant plus convoité qu’il semblait facile à saisir (en se vidant de sa substance...). Aux hostilités internes s’ajoutaient rebellions de provinces et invasions de voisins toujours plus hardis, essentiellement, parmi d’autres peuples oubliés, Bulgares et Turcs – dont l’Empereur quémandait parfois l’alliance pour lutter contre un usurpateur (cela s’appelle : introduire le loup dans la bergerie). À lire Psellos (qui fait de beaux éloges d’empereurs qui furent ses amis), ce n’est pas de la chute de Byzance en 1453 que nous nous étonnons, mais de ce qu’elle ne fût pas survenue quelques siècles plus tôt, puis notre raison nous dit que c’est parce que nous savons que Byzance a succombé que nous décrétons nécessaire sa fin (vieux débat : comment, nous qui connaissons le dénouement, écrire/penser une Histoire autre que téléologique ?).

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l y a, dans le récit du règne de Michel VI, une scène admirable de vivacité, dans laquelle Psellos fait attribuer l’Empire à son candidat, tout en entendant les voix de la foule « les uns vanLa Chronique des Belles Lettres

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tant mon éloquence irrésistible, les autres la puissance de ma parole, les autres la vigueur de mon argumentation. » ; je ne trouve pas de vanité dans ces lignes – elles sont dans le ton de l’époque, qui ignorait la fausse modestie, de même que le juste milieu bourgeois. Byzance, c’est, selon nos mœurs, le temps de l’excès : excès dans la somptuosité et la surcharge d’ornements, dans la cruauté – pratique routinière de l’aveuglement, dit « divine clémence de l’Empereur »..., et de la castration pour prisonniers et rivaux, ou nouveau-nés ennemis jetés dans des marmites d’eau bouillante –, dans les intrigues, trahisons et manigances diplomatiques, dans l’orgueil, et en même temps dans l’humilité et la pénitence – lire dans Psellos ces tableaux d’Empereurs portant le cilice, ou dormant à même le sol, la tête reposant sur une pierre.

«L

e temps, qui coule irrésistiblement et d’un mouvement ininterrompu, entraîne et emporte avec lui tout ce qui est en passe de devenir pour l’engloutir dans un abîme d’oubli (...) et, comme dit le tragique [Sophocle], il fait naître ce qui est caché, et ce qui est paru, il le voile. Mais la science de l’histoire est une digue qui s’oppose au torrent du temps. (...) C’est parce que j’en suis convaincue que moi, Anne, la fille des empereurs Alexis et Irène, née et élevée dans la Porphyra, (...) je veux, dans cet ouvrage que j’écris, raconter les actions de mon père (...). » C’est donc pour vaincre le temps que la très lettrée et savante Anne Comnène (1083-1148) entreprit d’écrire l’Alexiade, récit du règne de son père Alexis Ier Comnène, né en 1048 et empereur de 1081 à sa mort, en 1118. De culture grecque classique, et s’efforçant d’écrire en attique, Anne n’a rien d’un bas-bleu ; non seulement elle est d’une intelligence exceptionnelle, mais elle est un remarquable écrivain, souvent digne de ses antiques modèles ; même si son admiration pour son père, qu’elle ne cache pas, la rend ici ou là partiale, elle a le sens et de l’analyse et de la synthèse et nous fait comprendre les faits, complexes, dont elle est l’historienne. Surtout, elle qui fut si intimement mêlée aux drames qu’elle chronique, elle sait à merveille les mettre en scène, montrer, comme dans un tableau vivant, les hommes, femmes, peuples qui s’opposent ou s’allient et si, selon la formule bébête, l’histoire est un roman, avec Anne Comnène, c’est un excellent roman.

Anne Comnène, Alexiade Collection byzantine (bilingue) Texte établi, traduit par B. Leib Tome I. Livres I-IV 530 p. 2006. 53 e Tome II. Livres V-X 484 p. 2006. 51 e Tome III. Livres XI-XV, Index par P. Gautier 666 p. 2006. 59 e

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ai ici évoqué deux sociétés admirablement réglées et toutes deux rongées des mêmes maux – la byzantine s’est abolie à jamais dans le vainqueur ottoman, la chinoise a absorbé ses conquérants mandchous et perdure ; de cela, je ne tire nulle conclusion. Michel Desgranges N. B. Les textes de cérémonies chinois qui font partie de notre fonds sont depuis assez longtemps épuisés ; nous ne les réimprimons pas, de crainte d’une insuffisante demande. Ce sont pourtant de fort beaux ouvrages bilingues, donc, si une forte clameur se faisait entendre...

Tous nos ouvrages sont disponibles chez votre libraire. LES BELLES LETTRES 95 boulevard Raspail, 75006 Paris tél. 01.44.39.84.20 Fax. 01.45.44.92.88 www.lesbelleslettres.com

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© Michel Desgranges / Les Belles Lettres, 2006

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782251 140209

Impression IDG, Langres.


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